de la revue 'l'Illustration' No. 3791, 30 octobre 1915
'le Martyre d'une Infirmiere Anglaise'

Un Crime Germanique

dessin de l'execution - de la revue 'Le Pays de France'
 

Devant l'amas monstrueux des crimes accumulés, depuis le début de leur campagne, par les Allemands, l'esprit confondu hésite à décider quels furent les plus sauvages ou les plus bêtes. Il semble bien toutefois que le récent assassinat, à Bruxelles, de Miss Edith Cavell demeurera, dans la suite des temps, comme l'assassinat type, comme le crime germanique « en soi », - pour reprendre un mot de leur jargon philosophique: il fut féroce et accompli dans les conditions les plus hideuses; il est stupide.

Miss Edith Cavell, fille du révérend Frederick Cavell, vicaire de Swardeston, près de Norwich, était fixée à Bruxelles, depuis 1906, comme infirmière-major d'une grande clinique, l'Institut chirurgical. Elle était, dans sa profession, éminente, et jouissait dans les milieux médicaux bruxellois d'une légitime autorité. Aussi, en 1909, fondait-elle une école de nurses, d'infirmières qui, au début de la guerre, devint tout naturellement l'une des premières ambulances de Bruxelles, où, indistinctement, les blessés de guerre, belges, anglais, français ou allemands, reçurent les soins les plus dévoués. La reconnaissance des moins brutaux parmi les Allemands qu'avec ses élèves elle avait soignés porta, dit-on, la renommée de Miss Cavell jusqu'au delà du Rhin. « C'était, a-t-on pu écrire d'elle, un ange de charité. » Mais c'était aussi une excellente Anglaise et une fervente patriote.

Le 5 août dernier, Miss Cavell était brutalement mise en état d'arrestation. Son crime? On lui reprochait d'avoir facilité à des soldats anglais, français et belges, le passage de la frontière, le retour au feu, face à l'odieux ennemi.

Elle ne chercha pas même à nier, tant elle avait conscience de n'avoir rempli que juste son devoir de fille de la vieille Angleterre. Sans ses chevaleresques aveux, on n'eût pu articuler contre elle aucun fait précis; on n'eût pu la convaincre de ce dont on l'accusait sur des rapports vagues, des dénonciations obscures.

Elle fut incarcérée à la prison militaire de Saint-Gilles et gardée au secret. On conduisit l'instruction tout entière sans permettre à l'inculpée de se faire assister d'un avocat.

En vain, le ministre des Etats-Unis à Bruxelles, M. Brand Whitlock, chargé par la Grande-Bretagne des intérêts de ses nationaux, intervint-il de la façon la plus pressante auprès du baron von der Laneken, directeur des affaires politiques à Bruxelles pour le compte du kaiser, afin de connaître d'abord les causes de l'arrestation de la malheureuse nurse, puis d'obtenir qu'un membre de la Légation américaine la pût visiter dans sa geôle et s'entendre avec elle pour lui donner un avocat. On traita d'abord ses démarches par le dédain, négligeant même de répondre à sa première lettre; puis à son insistance on opposa une fin de non-recevoir.

Le 11 octobre, la Légation américaine entend dire que Miss Cavell a été, le matin même, condamnée à mort par la cour martiale, jugeant à huis clos. Il est probable qu'elle a été livrée, comme défense, à ses propres moyens. Un premier avocat, commis d'office, choisi sans doute avec soin, pourtant, par les autorités allemandes, M. Braun, s'est récusé. Un certain Krischen, qui l'a remplacé, semble mettre tout son zèle à éviter de rencontrer le secrétaire de la Légation américaine chargé de suivre l'affaire, M. de Levai, et, après avoir promis aux représentants des Etats-Unis de les tenir au courant,

manque honteusement, cyniquement à sa parole, et fuit, et se cache, et se terre, en homme qui n'a évidemment pas la conscience très nette.

La cour martiale a siégé deux jours, les 7 et 8 octobre, pour juger, avec Miss Cavell, trente-quatre autres prisonniers. M. de Levai n'en a connaissance que le 10 octobre, par la rumeur publique: voilà quels égards les autorités allemandes continuent de témoigner aux Etats-Unis et à leurs représentants. « De la lumière! de la lumière! » s'écriait Gœthe mourant. Tel n'est point le vœu des actuels tyrans de la Belgique.

Le 11 au matin - alors qu'il présume que le jugement va être prononcé, s'il ne l'est, et qu'il entrevoit déjà la possibilité de l'exécution - M. de Levai s'efforce, en vain, d'envoyer vers la captive un prêtre, le révérend Gahan. On lui oppose un refus, avec des mensonges: le jugement ne sera rendu que dans un jour ou deux, lui affirme' un des acolytes de M. von der Lancken. Ainsi la forfaiture est complète; le drame se prépare dans le plus grand mystère, le mystère des beaux crimes.

Or la sentence, si l'on ose dire, est rendue le jour même, à 5 heures du soir: M. de Levai l'apprend par une source privée.

De ce moment, le ministre des Etats-Unis, auquel s'est joint, de toute son énergie, le marquis de Villalobar, ministre d'Espagne, va multiplier les démarches les plus pressantes. Tout d'ailleurs semble conspirer contre la malheureuse condamnée. M. Brand Whitlock, malade, doit se contenter d'écrire, de son lit, la lettre par laquelle il tente, pour la sauver, un dernier effort. Un autre de ses collaborateurs, M. Gibson, de concert avec le marquis de Villalobar, qui se donne de tout cœur à la tâche, conduit les dernières négociations. Inutile zèle!

Le Lancken ment effrontément à ces deux diplomates, et, à 10 h. 15 du soir, a l'audace de leur dire qu'il « ne croit pas » que la sentence soit prononcée! Il va plus loin dans l'abjection: fût-elle rendue, assure-t-il, qu'elle ne saurait être exécutée aussitôt. Pressé par ses deux interlocuteurs, il se voit contraint de téléphoner à von Bissing lui-même, le gouverneur, le haut commissaire, le quasi-vice-empereur, investi des pleins pouvoirs du kaiser. Sur quoi il est forcé d'admettre alors la vérité et de confesser que Miss Edith Cavell est bien réellement condamnée à mort. Donc, le marquis de Villalobar et M. Gibson, qui ont l'intuition du proche dénouement de cette sombre tragédie, le pressent d'obtenir qu'il soit au moins sursis à l'exécution, afin qu'ils puissent tenter une intervention décisive. Ils essaient - quelle candeur! - de faire comprendre à von der Lancken quel effet peut produire sur l'opinion la mort de Miss Cavell dans des conditions pareilles.

Une demi-heure plus tard, au cours d'une nouvelle visite du marquis de.Villalobar, de MM. de Levai et Gibson, M. von der Laneken leur annonce que le gouverneur militaire a refusé de commuer la sentence: c'est donc sur cet homme, sur von Bissing, que doit retomber ce sang innocent. Pour lui, il se défend même d'accepter le suprême appel de M. Brand Whitlock, cette lettre émue, pressante, que le ministre des Etats-Unis a écrite de son lit. En vain M. Gibson et M. de Levai rappellent ce que les Etats-Unis ont fait pour les Allemands en Belgique, au début de la guerre et durant le siège d'Anvers, ajoutant que « c'est la première faveur que le ministre sollicite en retour ». Tout est inutile.

A 2 heures du matin, Miss Cavell était morte, assassinée.

Sans doute ne connaîtra-t-on jamais bien exactement les circonstances de cette mort profondément pathétique.

Par le révérend Gahan, qu'on s'était enfin décidé à laisser pénétrer auprès de la malheureuse victime, à 10 heures du soir, et qui lui administra la communion in extremis, on sait du moins que, jusqu'au dernier moment, Miss Cavell montra le plus calme courage. Elle était résignée à son sort: elle reconnaissait être coupable - coupable de trop de charité et de patriotisme! - elle jugeait, dans sa grande âme de chrétienne, le châtiment légitime, et se déclarait heureuse de mourir pour sa patrie. Elle pardonnait à ses bourreaux.

- Je n'ai ni crainte ni regret, dit-elle. J'ai vu la mort si souvent qu'elle ne m'apparaît ni étrange, ni horrible.

Et elle ajouta: « Je remercie Dieu pour les dix semaines de tranquillité qu'il m'a accordées avant la fin. Ma vie a toujours été bousculée et pleine de difficultés. Ce repos m'avait fait du bien. Tout le monde a été courtois pour moi ici. Et je dirai encore ceci: devant Dieu et devant l'éternité je comprends que le patriotisme n'est pas suffisant. tfe ne dois avoir ni haine ni ressentiment envers personne. »

L'heure vint où le révérend Gahan la dut abandonner: seul un aumônier allemand pouvait être le témoin du sombre dénouement. Celui-là, au moins, serait discret. On ne sait le reste que par un télégramme rapportant qu'en pleine nuit on conduisit la condamnée dans un étroit jardin. Là, un peloton de six hommes, sous les ordres d'un officier, devait exécuter la sentence. Miss Cavell refusa de se laisser bander les yeux. Mais quand elle vit s'abaisser les canons des fusils, la pauvre femme eut une défaillance. Elle s'affaissa, roula à terre: ainsi Jeanne pleura deyant le bûcher de Rouen.

Alors l'officier s'avança vers le lamentable corps inerte et accomplit l'affreuse besogne...

« Mieux eût valu, a écrit un journal américain, le New York World, commentant ce lugubre assassinat, mieux eût valu pour l'Allemagne perdre un corps d'armée que d'avoir fait ainsi exécuter Miss Cavell. » Et ce mot résume lapidairement l'opinion du monde civilisé.

 

Back to French Articles

Back to Nurse Edith Cavell

Back to Index