- du livre Souvenirs de 1914-1915
- 'La Prise de Dixmude'
- par Philip Gibbs
Un Journalist Anglais à Dixmude
combats dans les rues de Dixmude - carte-postale belge
Parmi les combats qui furent livrés tout récemment dans les Flandres, l'un des plus importants fut, certes, celui qui se termina par la prise de Dixmude par les troupes allemandes.
Le lecteur ne pourrait mieux se faire une idée de ce que fut cette bataille qu'en lisant la relation qu'en a donné un témoin oculaire, M. Philip Gibbs, un correspondant de guerre. Ce récit dramatique est extrait d'un des grands journaux de Copenhague: « LE POLITIKEN ».
Dixmude avant la Guerre
J'ai passé mes dernières vingt-quatre heures, dit M. Gibbs, à la frontière belge. J'étais au milieu du feu le plus violent. C'est là que j'ai vu se dérouler les derniers événements de la bataille des peuples.
Je me trouvais à Dixmude , lorsque le bombardement de cette ville eut atteint son maximum d'intensité et qu'une pluie de grenades et de shrapnells se répandit dans les rues désertes.
Voici comment j'allai à Dixmude:
J'étais à l'hôpital, avec le docteur Moray et le lieutenant de Broqueville, le fils du ministre de la guerre. Ceux-ci se concertaient sur les mesures sanitaires qu'il convenait de prendre d'urgence pour le jour très proche de la bataille.
Comme il était plus que probable que l'on aurait besoin de toutes les bonnes volontés, on fit appel à mon concours que je prêtai volontiers. Cela me valut de vivre, dans toute sa réalité, un jour de massacre inoubliable.
Nous partîmes à toute vitesse en auto et nous arrivâmes en plein champ, près du canal de l'Yser, au moment où une division de cavalerie belge passait sur le chemin.
Rarement j'ai vu un convoi d'aussi lamentables loques humaines. Les hommes paraissaient exténués. Les chevaux étaient si fourbus qu'ils tremblaient à chaque pas; ils étaient couverts de boue. Les pauvres bêtes étaient mortes de fatigue, après une journée de combat acharné.
Derrière la cavalerie venaient quelques divisions d'infanterie. Les fantassins offraient le même aspect que les cavaliers. Ils eurent encore la force de nous adresser un salut, tandis qu'ils pataugeaient dans la boue.
En traversant en auto une petite localité de la région , nous aperçûmes quelques soldats qui devisaient la porte d'un cabaret. Ils nous saluèrent et, comme nous nous étions arrêtés un instant, ils nous posèrent mille questions. Ces troupiers avaient pu se reposer quelques jours; aussi leur humeur s'en ressentait-elle favorablement.
Un problème se posait pour nous: Où aller?
Les combats de la nuit précédente avaient, en effet, eu lieu sur un front très étendu. Déjà, un grand nombre de blessés avaient été mis en sûreté; mais les autres?.... Il était presque impossible de leur venir en aide: le feu de l'adversaire était si violent que c'eut été courir à une mort certaine que de risquer d'aller plus loin.
Après avoir été forcés de faire halte pendant trois jours, nous reçûmes l'ordre de tenter d'entrer à Dixmude, où il restait plusieurs milliers de blessés à enlever.
Dans la Ligne de Feu!
Nous partîmes; mais bientôt nous nous vîmes forcés de nous arrêter dans la ligne courbe d'un chemin. Nous venions d'apercevoir les rangs des combattants. Nous nous trouvions dans la ligne de feu!
Les canons tonnaient sans discontinuer. A perte de vue, nous apercevions des localités en flammes. D'épais nuages de fumée flottaient sur toute la contrée.
C'était un spectacle d'une beauté terrible et grandiose.
Tout près de nous deux batteries belges étaient placées en position dans un retranchement, d'où elles tiraient sur l'ennemi.
Tout à coup, nous entendîmes un fracas épouvantable. Nous vîmes les canonniers étendus sur le sol, dans une mare de sang. Un obus allemand venait de réduire la batterie belge au silence. Les canons avaient été brisés.
Nous nous trouvions, à ce moment, entre deux feux. Des tranchées, la fusillade nous arrivait drue, tandis que les grenades allemandes sifflaient au-dessus de nos têtes. Ces grenades tombaient non loin de nous et, en explosant, creusaient des trous béants dans la terre.
Nous continuâmes notre route. Mais nous fûmes arrêtés par un nouvel obstacle.
Une grenade allemande avait frappé un wagon de munitions. Les chevaux avaient été tués, le wagon avait sauté et avait mis le feu à tout le convoi. Les cadavres des soldats, qui accompagnaient la colonne, gisaient, déchiquetés, sur la route.
Pour continuer notre chemin, nous dûmes ranger les soldats et les chevaux sur les bords de la route. Notre lugubre travail terminé, nous partîmes, en compagnie de deux chars ambulanciers qui nous avaient rejoints.
des fusiliers marins à Dixmude
Sous la Pluie des Balles
Nous fîmes halte dans un village, pour y attendre des ordres précis au sujet de l'endroit où nous devrions conduire les blessés que nous prendrions à Dixmude.
Tout le village était sous le feu de l'ennemi. Les soldats belges étaient couchés derrière des murs et tiraient sur les Allemands qui avançaient.
Une pluie de grenades tombait sans relâche sur le village: elle semblait venir de partout à la fois. Nous étions dans un véritable enfer, au milieu d'un feu qui nous entourait de toutes parts.
La canonnade incessante m'avait abasourdi; mais je me rendais cependant compte de mes actions. Dans ces moments-là, on marche presque automatiquement. Confusément, je tâchais de me représenter ce que serait mon sort, si l'une des innombrables balles qui tombaient autour de moi, me frappait, au milieu des malheureuses victimes dont les cris de douleur et les gémissements étaient étouffés par le bruit assourdissant des grenades qui sifflaient dans les airs.
L'officier belge, qui commandait le détachement et avait reçu l'ordre de résister dans le village, vint à nous et nous donna, avec un remarquable sang-froid, les renseignements nécessaires pour arriver, avec le moins de danger possible, à Dixmude.
Il nous indiqua, sur une carte, la route exacte à suivre, de façon à ce que nous puissions arriver à l'hôtel de ville sans demander le chemin.
Nous le remerciâmes et donnâmes à notre chauffeur l'ordre de partir.
Tout en roulant à une assez vive allure, je parlais à mon compagnon de notre entreprise. Nous commencions à voir plus clair.
Mon compagnon raisonnait avec calme. Il pesait le pour et le contre de notre dessein de venir en aide à des blessés.
Les grenades pleuvaient toujours autour de nous, avec un épouvantable vacarme. Les shrapnells labouraient le sol.
Aujourd'hui, en réfléchissant à ces faits, je pense que c'est par miracle que nous avons échappé à cette pluie de balles.
A Dixmude
Enfin nous arrivâmes à Dixmude, but de notre voyage.
Les rues que nous traversâmes étaient désertes et les maisons étaient détruites. A tout instant, de nouvelles grenades achevaient de détruire ce que les précédentes avaient laissé debout.
Comme nous arrivions à l'angle d'une rue, une maison s'écroula tout à coup. Nous fûmes enveloppés par un nuage de poussière. Heureusement, nous en sortîmes sains et saufs.
Nous vîmes quelques soldats belges qui nous aidèrent à enlever l'obstacle qui barrait la route.
Notre auto sautait littéralement sur des monceaux de décombres.
Enfin nous arrivâmes sur la grand'place, au moment où une maison, atteinte par une grenade, s'écroulait comme un château de cartes, ensevelissant plus de cinquante soldats. Nous n'avions pas, hélas! le temps de nous occuper de ces morts; nous devions notre aide aux vivants.
Nous nous arrêtâmes devant l'entrée principale de l'hôtel de ville où se trouvaient les blessés. Nous avions atteint le but de notre voyage.
Les canons tonnaient toujours, les grenades, en éclatant sur la grand'place, nous couvraient de terre. C'était par douzaines qu'elles tombaient près des petits groupes de soldats.
Nous entrâmes à l'hôtel de ville.
Dans le hall gisait un soldat jeune encore, un joli garçon aux traits fortement accusés. Il râlait, tandis qu'un flot de sang sortait d'une large et profonde blessure qu'il portait à la gorge.
Dans un coin, un soldat accroupi se lamentait doucement: il avait le bras brisé.
Des Morts et des Blessés dans les Caves
Un jeune officier vint à nous. Il était en proie à une crise de nerf intense. En haletant il nous raconta que des centaines et des centaines de morts et blessés étaient entassés dans les caves et sous les voûtes de l'édifice.
Nous descendîmes en toute hâte l'escalier au bas duquel s'offrit à nos regards le spectacle le plus lamentable qu'il fut donné de voir.
On avait amoncelé là les morts et.... ceux qui paraissaient morts. Ça et là, sous ce tas hideux, on entendait gémir.
Avec l'aide de deux soldats, nous pûmes retirer ceux des blessés dont l'état était le moins désespéré. Nous fîmes, tant bien que mal, les premiers pansements et nous plaçâmes les malheureux sur des brancards pour les porter dans le char ambulancier.
Notre tâche était terminée, nos blessés étaient chargés. Une question nouvelle se posait: Comment sortir vivants de cet enfer?
Le bombardement était devenu plus intense, les grenades tombaient comme une grêle de feu. Plusieurs projectiles avaient frappé l'hôtel de ville: le toit était troué comme une écumoire , les tuiles venaient se briser sur le sol.
Que faire?
Sans hésitation, un lieutenant se mit à la tête de notre convoi et nous partîmes. A peine avions-nous fait quelques mètres qu'une grenade éclatait au milieu de nous. C'est vraiment par miracle que personne d'entre nous ne fut atteint; mais par contre, pas un des carreaux des maisons d'en face ne fut épargné.
Une balle tomba, près de moi, sur la bâche de mon char. Je la ramassai pour la conserver comme un souvenir de notre course à la mort.
Enfin nous atteignîmes sans encombre la grand'route.
Tonnerre! grommela quelqu'un derrière moi, l'alerte a été chaude. Sortirons-nous vivants de cet enfer?
Au sortir de la ville, le lieutenant céda le commandement du convoi à un officier supérieur, puis il se retira en auto.
A une assez grande distance de l'endroit où il nous avait quitté, nous le perdîmes subitement de vue. Personne d'entre nous n'avait remarqué par où il était passé, personne ne pouvait deviner ce qu'il était devenu. Nous nous plûmes à croire que, victime d'une panne, il avait dû s'arrêter dans quelque ravin.
Nous n'avions qu'une chose à faire: retourner sur nos pas, à la recherche de notre compagnon, et s'il le fallait, lui porter secours. Nous nous laissâmes donc dépasser par le convoi, et nous nous dirigâmes de nouveau vers la ville.
après les combats
Dixmude en Flammes
Dixmude tout entière paraissait être la proie des flammes. Si notre malheureux compagnon se trouvait dans cette fournaise, nous pouvions désespérer de le revoir jamais.
Déjà le soir tombait lentement sur la contrée, tandis que les flammes qui dévoraient les villages environnants jetaient de sinistres lueurs sur l'écran sombre du ciel.
Le bombardement semblait avoir atteint son maximum d'intensité. Les batteries crachaient du feu sur la ville tout entière.
Nous entendions, au loin, le craquement lugubre des maisons qui s'écroulaient. Soudain, à la lueur des incendies, nous aperçûmes un automobile qui se dirigeait dans notre direction.
Il était occupé par deux de nos amis qui s'étaient avancés jusqu'aux murs de la ville pour retrouver le lieutenant et qui s'étaient résignés à revenir, ayant la conviction que le malheureux officier avait péri. Tous nous étions angoissés. Mais bientôt nous eûmes une heureuse surprise. Tandis que nous rangions notre char derrière un monticule, pour le mettre à l'abri des balles perdues, nous fûmes interpellés par une voix que nous reconnûmes aussitôt: c'était celle du lieutenant que nous croyions perdu.
Il nous raconta que, après nous avoir quitté, il était retourné sur ses pas. Il s'était glissé dans les caves des maisons pour y découvrir d'autres blessés.
La mort l'avait épargné, bien qu'elle lui eut arraché de nouvelles victimes.
Philip Gibbs,
Correspondant de guerre du journal
« Le Politiken » de Copenhague.