- de la revue Revue de la Presse', du No. 161, 15 novembre 1918
- 'La Belgique Héroïque et Vaillante'
- 'Nieuport en Ruines'
- Recueillis par le Baron C. Buffin
Récits de Combattants
Nieuport en Ruines
- par L. Qilmont
- directeur du parc d'automobiles, Ambulance Océan, La Panne
La bataille de l'Yser ayant pris fin, les hordes teutonnes arrêtées, Nieuport, poste avancé sur l'immense front qui s'étend de la mer du Nord aux Vosges, dut subir l'impitoyable destruction, rançon d'un effort impuissant qui s'est brisé, ces jours derniers encore, contre l'inébranlable défense de nos héros. J'ai assisté à son agonie lente et, appelé à m'y rendre fréquemment, je n'ai jamais parcouru ces ruines amoncelées sans éprouver un sentiment d'infinie tristesse et de révolte. Que de fois ses admirateurs fidèles ne m'ont-ils pas interrogé sur son sort! Mais aussi comme elle nous charmait de son archaïsme exquis, avec ses petites ruelles si pittoresques et ses rues taillées en angle droit - ses bicoques crépies à l'ocre jaune, aux volets verts - son église au parvis planté de grands arbres protecteurs, sa Tour puissante des Templiers, sa maison des Aîchiducs, si féconde en souvenirs, ses Halles aux Draps, surtout, de construction massive, fièrement campées sur la place du Marché. Quelle plume pourrait décrire fidèlement ce que dix-sept mois de guerre ont fait de la délicieuse cité flamande que nous avons tous connue et aimée?
Dès Oostdunkerque c'est une vision de guerre déjà: la population est évacuée; le long des rues, çà et là, des maisons éventrées. Puis, c'est la route serpentante à travers les champs déserts et nous voici au bois triangulaire, le bois néfaste où tant de brav.es tombèrent et où s'acharnent les obus avec une désespérante obstination. Maintenant c'est le silence morne, troublé seulement par les détonations rapprochées, le bruit d'un chariot qui passe ou le pas cadencé d'une troupe s'avançant à la file sur le bord du chemin. Au sortir du bois, l'horizon se découvre brusquement, le spectacle est poignant: au fond la ville en ruines, la route jalonnée de maisonnettes effondrées. De chaque côté un ancien bras de mer coupe la lande déserte, bordée de prairies incultes et d'une partie boisée. La plupart des grands arbres sublimes gisent là, tordus par la mitraille etse taisent à jamais. Quelques-uns restés debout élancent vers le ciel leur front dénudé comme en une vaine protestation. Nous traversons le pont et le passage à niveau, flanqué de la maisonnette du garde écroulée sur un wagon immobilisé là par cette charge inattendue. Et voici, avec le boulevard allant à l'ancienne station, parsemé d'énormes entonnoirs, les premières maisons de la cité. Les déflagrations sont maintenant cassantes, nous sommes dans la fournaise. C'est la vision de l'horrible et, par-dessus tout, cette odeur indéfinissable,- persistante, de plâtras, de poussière et de mort...
D'autres villes éprouvées laissent, au spectateurnon averti, le temps de s'accoutumer à l'affreuse vision: plus on avance, plusles blessures apparaissent béantes et cruelles. Ici c'est, dès l'abord, le chaos, la ruine complète. Nieuport partage avec Dixmude et Ypres le triste privilège d'une destruction absolue, systématique. Partout des murs décharnés, des décombres amoncelés, d'où émergent les débris les plus disparates de ce qui fut un mobilier cher souvent par tant de souvenirs. Plus une maison n'est épargnée. Les toits, les planchers crevés par les obus, font sur le sol des tas informes. Seules quelques façades restéesdebouilaissent soupçonner le tracé des rues.lugubrement désertes, où de rares soldats vont silencieux, semblables à des fantômes errants dans un décor fantastique. La place du Marché, attenante à l'église, spécialement visée, est rendue méconnaissable par un bombardement incessant. Dans un angle on perçoit, défigurées par de hideuses blessures, mais captivantes encore, les formes massives de la Halle aux Draps - un des monuments les plus intéressants de notre art flamand du quinzième siècle - dont les injures du temps et des hommes avaient respecté l'architecture primitive. La toiture, de technique si particulière, épargnée jusqu'ici, s'est effondrée, ces jours derniers, sous la ruée d'une avalanche de mitraille. Là près se dresse le spectre de l'église en ruines. Il me semble que je la vois encore dominant la cité de sa masse imposante, intéressante à contempler et à fouiller dans ses moindres détails; originale aussi par ses reconstructions successives, dont on trouvait la marque dans les styles différents qui la composaient, depuis le gothique primitif jusqu'aux styles Renaissance et Louis XIV. De tout cela que reste-t-il?
Une nuit, des obus provoquèrent l'incendie et la pluie de shrapnells qui aussitôt cernèrent le temple empêcha jusqu'au sauvetage du moindre objet. La voûte s'est écroulée. Des murs calcinés, criblés d'éclats de ferraille, encadrent des pilastres debout encore, soutenant les ogives gracieuses, souillées de l'odieuse agression. Des monceaux de matériaux en tas inégaux: çà et là quelques motifs de décoration défigurés par la chute; c'est pourtant dans l'ensemble un squelette imposant dans sa désespérance et qui semble vouloir témoigner après sa mort de sa grandeur passée.
Toutefois, une épave tragique en subsiste: la Tour! En dépit des projectiles innombrables, la massive construction, ravagée peut-être mais non vaincue, s'obstine à dominer l'horizon de Flandre. C'est que, conçue primitivement pour supporter une charge triple, elle nargue les obus qui la blessent sans l'abattre et, masse sombre, fièrement dressée au milieu des ruines entassées, elle lance comme un défi aux infer- nales inventions qui la visent.
Spectacle profondément impressionnant que ce cimetière adossé à l'église et dont des. mains amies sont parvenues à fleurir abondamment les tombes et à les entretenir. Elles sont bien nombreuses pourtant, gagnant même les sentiers. Nulle tombe n'est oubliée. Partout des fleurs, des vases, des statuettes, des bois anciens, voisinant avec des figurines en plâtre colorié. Tout ce qu'on a pu retirer des ruines a servi à honorer le souvenir de ceux qui ne sont plus. Il est une tombe que j'aurai toujours devant les yeux. Elle est encadrée du grillage d'un petit lit d'enfant démonté et tout autour,avec des soins délicats, une main habile a fait grimper de la verdure et des fleurs; au milieu, de la verdure encore, puis un crucifix et deux statues formant calvaire. Une nuit, nous traversions ce champ de repos, où tant de héros dorment leur dernier sommeil, lorsque nous fûmes témoins d'une scène émouvante: subitement, un bruit de pas se rapproche avec un murmure de voix. L'aumônier en surplis s'avance récitant les prières des morts; derrière lui, sur un brancard porté par deux marins, une forme allongée. Ils s'en vont lentement, au bout du cimetière où une fosse est préparée; quelques hésitations, car il faut attendre la lueur des fusées éclairantes pour la retrouver. Le corps est descendu; quelques prières encore, puis le son mat de la terre qui tombe, et c'est tout... Il règne un silence impressionnant, en dépit de la voix du canon qui crache la mort et du crépitement presque ininterrompu des balles. A quelques centaines de mètres, l'horizon, en demi cercle, s'illumine à intervales rapprochés; et les fusées qui montent, projetant dans la nuit leurs lueurs rougeâtres, éclairent la plaine morne sur l'écran de laquelle se détachent mieux entre la masse sombre de la tour et les lignes inégales.
Je me souviens avoir passé cette nuit au poste de secours des fusiliers où je trouvai un abri pour mes hommes et fus comblé d'attentions. Dans une cave attenante à celle où reposaient sur des couchettes leurs chers blessés, un lit fut dressé en un rien de temps. Les murs de cette chambre improvisée sont tapissés d'un papier rouge à rayures, des meubles confortables sont disposés çà et là, et je me serais endormi, ne songeant pas à la guerre, sans le bruit du canon, les détonations de grenades et le clapotement des balles qui de temps à autre venaient s'aplatir à l'extérieur sur la muraille.
A trois heures, mon chef d'équipe nous réveille et nous nous dirigeons vers l'hôtel de ville pour y exécuter un travail au jour levant. C'est maintenant le calme absolu|: pas le moindre bruit, pas la moindre détonation ne viennent troubler le grand silence.Nous arrivons rue Longue et je revois la jolie façade Louis XIV si caractéristique avec son perron à double volée d'escaliers. Elle est presque intacte sur un des angles des deux Jrues qu'elle décore. Nous montons à l'étage et pénétrons par une baie dans la salle du musée. Nous nous arrêtons devant un trou béant encombré de matériaux épars: deux 420 sont tombés là entraînant tout l'arrière du bâtiment. Le travail terminé, avant de quitter ce qui fut le musée, je regarde l'horizon découvert par la chute successive des pignons écroulés. J'aperçois la ligne de l'Yser et des canaux, les maisons éclusières détruites, et dans le fond, la grande dune. Puis mon regard s'attarde à l'endroit où était accroché le grand tableau documentaire du siège de Nieuport, que j'étais venu prendre en 1910, et devant lequel le kaiser, lors de sa visite à Bruxelles, s'arrêta longuement, intéressé et méditatif...
Et c'est le retour, la traversée de la ville qui s'éveille à sa vie de soldat. La fusillade a repris, de temps à autre une balle siffle. Un regard en passant à l'ancien poste des marins où nous vîmes défiler tant de souffrances et où vint mourir notre collègue Chopard, frappé non loin de là. Puis, c'est la traversée des campagnes dans le clair soleil de cette journée qui s'annonce radieuse. Des senteurs exquises montent des bois et des champs rajeunis par la rosée. Les oiseaux chantent...
Voici une ferme encore habitée. Des enfants jouent, insouciants. Le père va et vient, vaquant à ses occupations coutumières. Devant la porte entr'ouverte, la mère allaite son dernier né. Les heures vécues là-bas semblent maintenant un affreux cauchemar que l'on voudrait oublier. Mais en rentrant à La Panne, la cloche du couvent des Pauvres Claires de Nieuport, qui tinte dans la tourelle de la modeste chapelle de l'Océan, nous rappelle qu'elle aussi fut témoin des heures tragiques. Pauvre petite cloche! Il me semble que je la vois s'effondrant lamentablement de son campanile gracieux, sous la poussée brutale et monstrueuse de l'obus meurtrier, et je crois entendre sa chute rebondissante dans le fracas des murs écroulés s'achever, au milieu de la fournaise innommable, dans une dernière plainte, une dernière protestation contre l'odieux anéantissement. La petite cloche, continue à sonner timidement dans le calrae de cette claire matinée, troublée seulement par le fracas de l'uvre de mort. Bientôt ce chant sera suivi d'un autre. Tu lanceras à tous échos, sonnant à toute volée le chant de l'allégresse, le chant de la victoire, annonçant à la foule, étreinte d'une joie indicible, l'heure de la grande délivrance où nous.retrouverons notre héroïque Belgique enfin libérée et renaissante.