- de la revue Revue de la Presse', du No. 158, 20 octobre 1918
- 'La Belgique Héroïque et Vaillante'
- 'La Charge de Tervaete'
- Recueillis par le Baron C. Buffin
Récits de Combattants
La Charge de Tervaete
Par le capitaine d'artillerie M... C...
Accrochée à l'Yser, l'armée belge, haletante, lutte à corps perdu, disputant à l'ennemi le dernier lambeau de la Patrie. On lui a demandé de soutenir pendant quarante-huit heures ce combat gigantesque et par trop inégal; et voici cinq jours que la bataille dure: elle a décidé de mourir en ce point.
Mais cette lutte opiniâtre a tellement énervé la force de l'héroïque armée qu'elle ressemble à un lutteur pressé, à bout de souffle, et que seules soutiennent encore l'extrême tension des nerfs et la puissance de l'idée fixe. A court de munitions et de réserves, ce n'est plus qu'un mince cordon d'hommes éreintés, fourbus, exténués; et il est à craindre que, sous la formidable poussée des Allemands, un point ne vienne à céder, entraînant la débâcle de cette ligne trop tendue.
Or, à force de lancer sans relâche sur nos troupes harassées un flux sans cesse renouvelé de mitraille et d'assauts, les Allemands ont enfin réussi à percer à Tervaete. La brèche une fois ouverte, le flot a passé, en torrent déchaîné, sur la rive gauche du fleuve, refoulant en désordre nos bataillons désemparés. Avec d'affreux remous, tout cède sous l'effort de la masse. Une contre-attaque furieuse, muette, désespérée, s'est brisée et perdue dans ce gouffre de mort, écrasée sous l'étreinte, couchée comme une moisson par le fauchage mortel de deux cents mitrailleuses.
Il y a, sur toute la ligne, un moment de terrible angoisse. Nos troupes, pliant sans céder, se sont arc-boutées des deux ailes sur l'Yser, aux extrémités de la grande courbe où les Allemands ont rompu la défense. Mais ce nouveau front semble un frêle rempart de terre, construit en hâte devant un flot puissant, et qui se désagrège sous la montée des eaux, à mesure qu'on l'élève. Plus d'unité organisée: chacun luttant pour soi, ce n'est plus qu'un amalgame d'hommes horribles, couverts de boue et de sang, le visage noirci parla fumée des explosions, n'ayant plus d'apparence humaine, qui se battent, avec des gestes las et des yeux hagards, parmi les éclairs blêmes d'une vision d'enfer.
Que va-t-il advenir? Est-ce la fin de tout? Devant, l'attaque gronde, en vagues successives et toujours grossissantes, battant de toutes parts cette muraille croulante avec des chocs furieux; à ces assauts multiples, l'armée résistera-t-elle?
A ce moment arrive l'ordre à ce spectre de troupe de prendre l'offensive, et, par une contre-attaque générale, de rejeter coûte que coûte l'ennemi au delà du fleuve. Les instructions portent ces simples mots: « Que votre charge soit une ruée sauvage. »
Comme un courant, l'ordre se propage dans les rangs disloqués. Un frisson de gloire parcourt toute la ligne, redressant les fronts noirs, faisant blêmir les faces sous les masques sanglants et passer dans les yeux des éclairs d'au-delà.
Alors, on voit une chose splendide, inouïe et grandiose. Tous ces débris flottants se reforment en bloc; dans le rang renaissant chacun prend une place, au hasard de l'endroit où il s'est trouvé;les blessés se relèvent, s'incrustant dans la masse pour augmenter son poids; des secteurs les plus proches, des troupes accourent et se fondent aux autres. Puis tout s'ébranle, d'abord péniblement, d'un formidable effort, dans l'ouragan de fer; puis, d'un sursaut farouche, un élan les jette dans les lignes prussiennes: fantassins, cavaliers, pionniers, artilleurs, soldats et officiers, valides et éclopés, tous se ruent pêle-mêle sur l'énorme adversaire, fonçant droit devant eux dans les brèches ouvertes au bout des baïonnettes. Par. endroits, dans le chaos informe des troupes entremêlées, une ligne plus nette marque les points que les troupes voisines sont venues renforcer: là sous l'impulsion d'une énergie plus fraîche, se dessinent des saillants qui poussent en avant en entraînant le reste. Et de toite cette mêlée, couvrant les fracas grondants de la bataille, un cri monte, vainqueur, poussé par une seule voix dans trois mille poitrines, croissant, s'enflant sans cesse de son propre délire, courant sur toute la plaine comme une rumeur d'orage: « Vive le Roi! Vive la Belgique!... »
La première ligne ennemie est enfoncée d'un coup. Derrière elle, la seconde fléchit sous la poussée, puis, chaque vague refoulée refoulant la suivante, le désordre se met dans les troupes allemandes. C'est un carnage sans nom. Il n'est plus question de nombre ou de tactique: seule s'affirme maintenant, obscure et toute-puissante, dominant la matière, la force d'une volonté supérieure à la mort.
L'Allemand, déconcerté, se sent pris de panique; d'un choc, irrésistible, nos soldats haletants, vrais fantômes de mort, écrasent sous leurs pas toutes les résistances. D'un élan, sans arrêt, ils poussent jusqu'à l'Yser les masses ennemies, les pressent contre la berge, les culbutent dans le fleuve, et, mourant de l'effort surhumain accompli, réoccupent la digue: le dernier lambeau de la Belgique est sauf.
Une Reconnaissance
- du carnet de campagne du P. Henusse, S. J.
- aumônier de la 84e batterie
28 novembre 1914. - Ce matin, à peine avait-il commencé la lecture des ordres journaliers, que notre petit capitaine s'écriait: « C'est agaçant, à la fin. Cette passerelle tourne à la balançoire. On ne se moque pas ainsi de son public, voyons! » Et rejetant le papier sur la table, il sortit, nerveux.
Je pris la feuille et je lus que, contrairement aux renseignements fournis par les reconnaissances aériennes des jours précédents, il existait bien une p asserelle sur l'Yser, entre la borne 15 et la borne 16, à hauteur des cuves à pétrole, en face de la « Nacelle ». C'était bien la dixième fois que cette passerelle était affirmée, après avoir été autant de fois niée alternativement et tantôt on nous demandait de détruire la dite passerelle à obus brisants et tantôt on nous priait de suspendre le tir, l'objectif étant illusoire. Ce petit jeu avait le don de mettre le capitaine hors de ses gonds. Ce matin-là, il me parut plus dégondé que jamais et quand il entra peu de temps après, je lui vis sa mine des grandes décisions, une petite mine fermée, concentrée, silencieuse, et je me dis: « Ou le capitaine va fulminer une « note » ou il va aller reconnaître la passerelle lui-même. » J'avais deviné juste. Il se chaussait, se guêtrait, se collait le browning en arrière de la hanche et, les jumelles au sternum, attrapant son képi, filait sans même dire son fameux: « Au revoir, mes enfants. »
Il était 10 heures du matin, un vrai matin de novembre, gris, froid, humide, mais, à vrai dire, nous ne nous en apercevions pas. Toute la journée se passe à l'intérieur de cette infâme petite ferme que nous avons surnommée la ferme Tabou, parce qu'au milieu d'une plaine ravagée par les obus, seule elle est demeurée intacte. Deux ou trois marmites tombées dans la cour ont fait sauter toutes les vitres,maisc'est tout. Alors, on remplace les vitres par des planches et des paillassons et l'on vit dans la petite salle caverneuse, autour d'un poêle tout crevé, tout percé, où l'on ne brûle que du bois. Quant à mettre le nez dehors, merci! D'abord il y a la boue poldérienne, grasse, pro- fonde, tenace, vous mettant, au bout de dix pas, deux énormes gâteaux de vingt livres à chaque pied. Et puis il y a les cuves à pétrole, les deux énormes cuves, là-bas, au fond de l'Yser, dominant toute la région dénudée par l'automne, comme deux sentinelles de mort. Depuis lin mois, on les crible, le pétrole flambe. (Oh! la belle flambée, éclairant d'une gloire de feu la victoire de Dixmude!) Les cuves sont trouées comme des écumoires, l'une des deux s'est affaisée sur elle-même, mais l'autre reste debout, admirable poste d'observation pour l'artillerie ennemie, et nous ne nous soucions guère d'attirer sur la ferme Tabou les terribles marmites.
A midi, le commandant n'était pas là. Nous attendîmes jusqu'à une heure avant de déjeuner et puis l'on décida de ne plus attendre davantage. L'inévitable soupe aux poix conservés et le sinistre bifteck de pneu me goûtèrent un peu moins encore que d'habitude. J'étais positivement inquiet de ce retard. Deux ou trois fois déjà, j'avais fait voir à la batterie si le commandant n'y était pas et l'on rapportait toujours la même réponse: « Nous ne l'avons pas vu depuis ce matin, ou il est venu remettre le commandement de la batterie au lieutenant. » Enfin, vers 3 heures, la porte s'ouvrit avec fracas, et il entra! L'air vanné, les yeux brillants de fièvre, tout constellé de boue, moitié radieux, moitié fourbu, drôle enfin, il se laissait tomber sur une chaise et s'écriant: «Eh bien! je l'avais toujours dit: il n'y a pas de passerelle! Seulement, mes enfants, encore un peu, il n'y avait plus de capitaine...! »
- Quoi qu'est-ce! Dites! Racontez - nous l'entourions, le pressions.
- D'abord, un bifteck, n'est-ce pas? Je crève de faim. Et du café, là! une soif!...
Et se déchaussant, envoyant une bottine à gauche, l'autre à droite, ses guêtres au diable, il commençait son récit:
- Donc, j'en viens! J'en avais assez, à la fin, de cette plaisanterie-là. Alors, nous avons filé avec le lieutenant De Zaeytydt et le le brigadier Marteau, en nous disant: II ne s'agit pas de tout ça, ici; on ira voir jusque-là s'il le faut, mais on en aura le cur net! Jusqu'aux bords de l'Yser, vers la borne 16, ça va assez bien. Là, sont les dernières tranchées occupées par les territoriaux français, mais on n'y voit rien d'utile. En fouillant la vue, vers le nord, à hauteur des cuves, nous découvrons bien quelque chose qui ressemble à une passerelle sur l'Yser, mais ce n'est pas assez net et nous décidons d'avancer le long de la rivière. A ce moment, les obusiers français ouvrent le feu sur les cuves; tous les coups étaient trop longs de 80 à 100 mètres, puis tout à coup, c'est notre brave petite 84e qui a commencé de cracher. Vous ne sauriez croire le plaisir que ça fait de l'entendre ainsi tout près du but. Elle battait une maison en ruines et chaque coup était dedans. C'est le fameux cabaret où on nous disait qu'il y avait une batterie. Bonne blague! Pas plus de batterieque sur ma main. Mais,toutde même, on tirait bien...
Nous quittons donc les territoriaux et nous voilà, moitié rampants, qui progressons le long et au pied du chemin de halage. A 100 mètres en avant, deux sentinelles françaises, qui nous souhaitent bonne chance, puis deux sentinelles belges du 2e chasseurs, dont on ne voit que la tête émergeant d'un trou, puis plus rien. A gauche, la nappe d'inondation, à droite l'Yser, et au-delà des ruines désertes apparemment. Nous allons toujours, quand nous nous butons à un gros arbre renversé et barrant le chemin de halage; nous quittons donc ce chemin et, pour contourner l'obstacle, nous passons d'abord derrière les ruines d'une petite maison, sise au bord de la route. Nous nous avançons ainsi vers l'inondation. Terrible! Des ruines crèvent de-ci de-là la surface du lac, ou encore des cadavres de chevaux, de vaches. Tout à coup, un cadavre d'homme, un pauvre petit chasseur belge. Il doit être là depuis la bataille de Dixmude, un petit blond, enfoncé dans la boue, son fusil sous le bras, la tête renversée en arrière, la barbe en pointe vers le ciel, un lorgnon aux yeux... Nous regagnons le chemin de halage et avançons encore un peu, vers la fameuse passerelle. La voilà à 100 mètres d'ici. Nous nous arrêtons et nous comprenons! Comprenez bien. Regardons la carte! Il y a donc l'Yser: sur la rive gauche, les deux cuves à pétrole, contre le chemin de halage où nous sommes, sur la rive droite, la Nacelle, indiqués sur la carte, mais à cet endroit, à 150 mètres, en amont des cuves, l'Yser fait un coude et par conséquent ce qui est au bord de l'eau sur la rive gauche se voit, d'où nous sommes en projection sur la rive droite. Or, il y a à gauche, partant des cuves et surplombant la rivière, deux grands tuyaux par où les péniches viennent embarquer le pétrole et ces deux tuyaux, vus en projection sur la rive droite, voilà la passerelle sur laquelle nous tirons comme des imbéciles.
Plus loin, il y a une passerelle, là, en face du chemin de terre qui traverse sur la carte le dernier « e » de Oud-Stuyvekenskerke. Au moment où nous enre-gistrons cette observation, bzim! bzim! bzim! toute une collection de balles, qui viennent crever des mottes de terre autour de nous. A plat ventre d'abord, puis nous nous concertons. D'où viennent-elles? Pas moyen d'orienter ça! Mais indistinctivement, nous soupçonnons les cuves à pétrole et la terrible maison crénelée, à gauche des cuves, et la cuve bétonnée entre la maison et les cuves, où l'on voit la gueule noire des meurtrières, et nous décidons de traverser au galop le chemin de halage et de nous enfouir dans les tranchées abandonnées qui garnissent le talus dégringolant vers la rivière. Comme trois zèbres, nous filons. Bzim! Bzim! Bzim! et nous sommes dans nos trous, car ce ne sont pas des tranchées proprement dites, mais des trous pour tireurs individuels, séparés par des pleins.
De Zaeydydt est dans un trou, Marteau dans un autre, moi dans un troisième, et nous sommes distants d'un mètre à un mètre cinquante. Un petit moment pour laisser calmer l'haleine et, de nouveau, conciliabule sans se voir. On décide alors la manuvre suivante: comme il peut y avoir une vingtaine de trous chacun va bondir du sien, pivoter rapidement sur le ventre de manière à projeter les deux jambes dans le trou suivant et s'y glisser tout entier. Et en avant, au commandement: houp! Les Boches ont dû avoir un joli spectacle. Trois diables sortant de leur boîte, pirouettant sur l'abdomen et disparaissant dans la boîte suivante. Chaque fois du reste, c'était la salve: bzim! bzim! bzim! Lapins, mes frères, je connais maintenant vos états d'âme aux jours d'ouverture! A ce moment, je songe: « Et dire que je n'ai rien dit à l'aumônier, au brave petit père! » J'en ai un regret pénible, sans trop me rendre compte de ce que j'aurais pu lui dire.
Nous arrivons ainsi aux derniers abris, le lieutenant me rejoint dans le mien et nous nous regardons: il rit comme un fou, moi je ne ris pas. J'appelle « Marteau!... Brigadier Marteau! » Pas de réponse. « Non d'un chien! Est-ce qu'il aurait été touché au dernier saut? Marteau!... » Une voix lointaine, souterraine répond: « Capitaine! »
- « Tu es entier, mon garçon? »
- « Oui, mon capitaine. »
- « Bien joué! » Maintenant voici ce qu'on va faire. L'arbre en travers de la route est à cinquante mètres. Nous allons courrir jusque-là à toute vitesse, on le franchira, puis on se couchera derrière pour reprendre son souffle... Le lieutenant va partir.
Aussitôt dit, De Zaeydydt file le premier. Les balles sifflent et claquent. Il arrive à l'arbre, s'empêtre dans les branches et roule par terre. Je le crois touché et je frémis. Il se relève, franchit l'arbre et disparaît. Je me dis: « Mon petit, tu es trop petit pour cette esalade. Dégringole plutôt de l'autre côté et contourne de nouveau l'arbre et la maison. - Marteau, je file, suis-moi.» Et je m'élance, Marteau me suit. Les balles pleuvent. Mais, zut! On n'était pas encore marqué pour cette fois-ci.
- Bientôt nous étions aux tranchées françaises où les poilus nous accueillaient chaudement. « Ils n'avaient pas cru nous revoir jamais! » Savez-vous combien de temps avait duré le retour depuis la première balle jusqu'à la dernière? Une heure et vingt minutes... Ah! j'oublie encore de vous dire. Nous avons repéré sur la carte, au deuxième «e» de Kaesteelhoek, les lueurs d'une batterie boche. Elle aura son compte demain, celle-là!
Le bifteck et le café s'amenaient; le petit capitaine se jeta dessus comme un loup qui aurait langui quinze jours dans la neige. Maintenant, il dort et j'écris ce joli souvenir de guerre, au coin du feu qui fume, car il pleut... il pleut...
6 décembre 1914. - Grande joie à la batterie. Le capitaine est décoré de l'ordre de Léopold « pour sa belle reconnaissance du 28 novembre 1914 sur l'Yser».
l'Ironie du Destin
Par M. Sadsawska, garde civique, motocyliste au 1e de ligne
Nous occupons te secteur de Dixmude; nos tranchées sont creusées dans la grande route qui longe l'Yser et le régiment se terre au centre d'une vaste boucle en fer à cheval, tracée au gré de la rivière parmi les herbes des prairies. Le paysage est d'une morne tristesse. Au-delà d'une rangée d'arbres séculaires, ou plutôt de pauvres troncs pleurant leurs membres meurtris qui semblent monter la garde autour de nos abris, se profilent les ruines d'un pont de chemin de fer à demi immergé dans le cours d'eau, puis, sur le talus, entouré de poteaux télégraphiques brisés, tordus, de guirlandes de fils et de câbles enchevêtrés, gît une puissante locomotive renversée, les roues en l'air. La mélancolie du site ne trouble nullement notre âme; nous sommes pleins d'espoir, prêts à marcher vers l'assemblage de toits effondrés, de maisons éventrées, de murs branlants aux formes étranges qui forment Dixmude, l'ancienne cité flamande. Dans la brume des crépuscules, il nous semble quelaville tend vers nous ses bras mutilés et que le murmure du vent dans les ruines nous hèle: « Bon courage, venez. »
Hélas! les quelques cents mètres de verdure que nos pensées, nos désirs franchissent allègrement, cachent en leurs replis les retranchements de l'ennemi, ses redoutes. Chaque nuit, les plus braves d'entre nous partent en patrouille et tâchent de reconnaître le moindre réseau de fis de fer barbelés, les embûches, les pièges toujours possibles. Ainsi se distinguait par son audace et son sans-froid le sergeant Renson, esprit aventureux, dont l'âge mûr n'excluait point les qualités d'un bon soldat, et qui dès les premiers jours de la guerre s'enrôla volontairement sous les drapeaux.
Désireux de vérifier les renseignements apportés par une expédition précédente, renseignements qui par ces nuits d'encre auraient pu être l'effet d'une hallucination, il exprima le désir, la ferme volonté d'entreprendre seul, en plein jour, une reconnaissance vers les lignes ennemies. « Peu importe la mort, dit-il à ses chefs, j'ai toujours vécu à ma guise, aujourd'hui je me sens dispos, particulièrement décidé; je veux un résultat. Ne suis-je, ma foi, point libre de risquer ma peau et sont-ce mes quarante-deux ans qui susciteront des regrets? » Son insistance lui donna gain de cause.
Par un terrier long et étroit, il accède maintenant à la berge de l'Yser où quelques planches forment un radeau, transport fort précieux la nuit, mais inutilisable le jour, car l'ennemi veille. Renson ne sait point nager; qu'importe pourcebrave, il traverse le courant accroché à un câble. Pour ses membres aguerris, c'est un vrai jeu d'enfant; déjà il aborde, se glisse dans un grand sac couvert de gazon et de fleurs et sous ce manteau de verdure, il rampe avec souplesse.
En nos tranchées, l'émotion est intense, des yeux chacun le suit, point de créneau qui ne soit occupé; sous le soleil qui darde, des herbes mouvantes circulent à travers la prairie, avancent, reculent, tournent, s'arrêtent, paraissent ou disparaissent selon les ondulations du sol; de plus en plus, notre héros gagne du terrain: narquoisement il observe, semblant narguer la mort. Rien ne l'effraie, rien ne l'impressionne; tout à son aise, il se promène devant la ligne ennemie.
Nos curs battent à tout rompre; chaque fois que siffle une balle, nous nous sentons angoissés; leâ minutes semblent éternelles.
Enfin Renson fait volte-face, lentement, méthodiquement, il revient; quelques mètres encore, il sera sauf; le voici à la crête de la berge, il se laisse choir, repasse l'eau, se glisse dans le terrier et foule à nouveau nos tranchées, content, heureux, muni de pré- cieux renseignements. Et maintenant cet homme qui s'est joué de la mort, nous distribue en riant quelques fleurs des tranchées allemandes, Puis il regagne son abri, prépare un rapport, trace en détail l'itinéraire audacieux; voilà que le commandant l'interroge, il précise un endroit et pour mieux s'expliquer, ils s'approchent tous deux du créneau d'un boyau de combat; du doigt le sergent désigne dans le pré le point d'où l'ennemi surveille; quelques secondes encore, il se retire... Malédiction! Un sifflement cruel! Renson n'est plus: le crâne percé, il s'affale et le mur de terre se teint de son sang généreux.
A Alveringhem, dans un paisible cimetière de campagne, sous une tombe fleurie surmontée d'une grande croix, gît l'adjudant Renson, chevalier de l'ordre de Léopold II, mort pour la Patrie.
Une Patrouille
Par le capitaine commandant M... C...
Tout rit, ce matin, aux avant-postes: le grand soleil radieux qui sature l'azur fait miroiter gaiement la nappe d'eau qui court, avec de petites vagues pailletées d'argent, jusqu'aux lignes ennemies. Les restes des toits rouges et des beaux pignons blancs ont pris un air de fête et se mirent, jolis, dans le lac qui les baigne, étonnés de se voir entourés de ces prairies mouvantes au lieu des prairies vertes où ils dormaient jadis. L'horizon a des teintes de pervenche et de lilas et des nuances rêveuses qui paraissent sourire au bleu profond du ciel.
Pourtant le fond des choses est moins réjouissant que ce cadre charmant: les grands arbres violets qui sont beaux, là-bas, cachent des batteries qui tantôt vont vomir la mort autour de nous. Les joyeux pignons blancs ont de petits créneaux où sont pointés, méehants, fusils et mitrailleuses. Et sous les vagues d'or du grand lac verdâtre se cachent les cadavres et les moissons détruites qui pourissent dans l'eau. Malheur à qui voudrait s'aventurer dans les prés inondés! Il serait pris dans la vase, profonde et collante, dans les fils de fer à pointes, dans les canaux sans nombre qui sillonnent la contrée et se cachent traîtreusement sous les touffes de roseaux. Bientôt balles et shrapnells siffleraient à ses oreilles comme un avertissement avant-couceur de la mort.
Au bord de l'inondation, deux soldats discutent, en examinant la grosse ferme qui émerge à six cents mètres au nord du poste.
- J'te dis qu'y a plus personne dedans: y a plus rien dans les créneaux.
- On n'sait jamais, avec ces bougres!
- Yaqu'à aller voir.
- Le sergent dit que le major il voudrait bien savoir ce qu'y a dans la ferme...
- Eh bien donc! On y va?
- Allons.
Ils viennent trouver le lieutenant.
- Mon lieutenant, c'est-y qu'on peut aller faire une patrouille à la ferme N..., rapport, à voir s'y a des Boches dedans?
- Une patrouille? En bateau, alors?
- Ça, on tirera son plan, mon lieutenant.
Le lieutenant réfléchit, car lui aussi, la ferme l'intrigue, mais il est soucieux de la vie de ses hommes:
- C'est trop dangereux, fait-il; et il s'éloigne. Mes deux hommes se regardent:
- Il a pas dit non.
- Non, il a dit: c'est dangereux. Ça, on le sait bien.
- On va voir, hein?
- On y va.
Hs avisent une grande cuve qui traîne dans une cour, la vident, la mettent à l'eau, et, munis chacun de leur fusil et d'une perche, embarquent.
Le premier enjambe le bord et assure son équilibre. Pouf le second, c'est plus délicat: la cuve oscille dans tous les sens d'une façon inquiétante.,. Enfin, ça y est. Ou démarre; une perche pousse sur la berge, l'autre garde le fond; la cuve se met en marche, lour- dement, gauchement, s'incline brusquement sur sa droite, se renverse sur sa gauche, et... fait une pirouette autour d'un invisible axe de rotation. Voilà ma patrouille à l'eau, et cette sacrée cuve, toute fière de son exploit, qui danse sur les vagues avec un petit air satisfait.
Mes deux lapins se débattent, le fusil au-dessus de l'eau, atterrissent et se regardent en riant. Décidément, pas moyen de se mettre à deux là dedans: faudra trouver autre chose. On découvre un pétrin: c'est l'affaire. Le pétrin est lancé à côté da la cuve, chacun prend place, avec des gestes d'équilibriste, dans son embarcation, et voilà l'escadre en marche.
Les deux navires ont des mouvements effrayants: la cuve, non contente de pencher, avec des soubresauts de chèvre, vers tous les points cardinaux, prend un malin plaisir à tourner sur elle-même, avec une telle vitesse qu'elle ne semble plus devoir s'arrêter. Le malheureux marin pique au hasard sa gaule dans la vase: l'esquif revêche se calme, fait mine de stopper, réfléchit un instant, puis repart dans l'autre sens, plus vite encore qu'avant, en un horrible mouvement giratoire. La perche s'enfonce plus loin: la cuve s'arrête net, plonge dans un remous et disparaît dans l'eau!... Un cri part de chez nous. Ah! la voilà qui remonte: ce n'était qu'une feinte! Et elle se remet en route, tournoyant de plus belle, toujours plus rétive et plus incohérente.
Quant au pétrin, c'est encore plus affreux; j'ai le vertige rien qu'à le regarder: la perche du pilote sert à la fois de gaule, de rame et de balancier. Comme elle est absolument incapable de cumuler tant de fonctions, le pétrin a beau jeu; aussi il s'en donne à cur joie. Il se débat avec de tels ressauts de tangage que chaque fois il paraît se retourner sur lui-même et plonger sous les vagues; et le mouvement s'accélère, toujours plus capricieux et plus désordonné, si bien que la malheureuse perche frappe l'eau en tous sens, éclabousse et barbote, fiévreuse, éperdue, si vite qu'on dirait l'aiguille folle d'une boussole déréglée. Son pauvre capitaine - qui est bien dans le pétrin! - chavire à tout bout de champ et ne s'arrête de brandir sa vertigineuse perche que pour vider l'eau de sa périssoire à l'aide d'une casserole.
Pourtant, tous deux avancent, la cuve toujours tournant, le pétrin toujours tanguant, tous deux dansant une valse échevelée. La cuve, grâce à quelques vigou reux coups de gaule, a pris d'abord l'avance; le pétrin ne suit qu'avec peine; mais bientôt son pilote a trouvé le mouvement: à coups de rame énergiques, il regagne du terrain, rejoint son concurrent, qui paraît en détresse, et le dépasse, léger.
Ils sont loin maintenant; nous suivons leurs mouvements en retenant nos souffles; à tout instant l'un des deux disparaît, semblant couler à pic. Enfin le pétrin, qui décidément est le plus fort, approche de la « côte ». Encore quelques coups de rame... c'est cela, il atterrit au bord de l'îlot vert. Quant à la cuve, elle bondit, et oscille et pirouette à faire frémir un démon. La voici qui échou sur une langue de boue: l'homme met pied... à l'eau, s'empêtre et se dépêtre, renfloue son appareil, mais c'est un drame que de se rembarquer là dedans en pleine mer! Il repart cependant, et sa traversée s'achève enfin sans.encombre. Nous respirons.
Les deux patrouilleurs examinent le terrain, se consultent un instant, puis s'avancent vers la ferme mystérieuse: aucun indice de vie; mais nous tremblons pour eux, car on connaît la manière des Boches. En effet, ils sont arrivés à moins de cent mètres des bâtiments muets,quand les balles les accueillent, parties detrous invisibles. La ferme est occupée. Bon! le but de la patrouille est atteint, et nous nous attendons à vqir nos hommes revenir en rampant. Mais non: ils rampent, en effet, mais vers la tranchée allemande qui court à droite de la ferme, le long de la bande de terre. Ils ne prétendent pas avoir fait pour rien un si long voyage, et vont vérifier maintenant si la tranchée aussi est occupée. Ils approchent lentement, prudemment, levant parfois la tête pour voir si rien ne bouge; ils atteignent le parapet, s'y arrêtent un instant, l'enjambent et disparaissent dans le boyau. A côté de moi un homme murmure:
- Faut être enragé!...
Ping! Pang! Pétarade dans la tranchée! Cette fois les audacieux sont certainement touchés ou prisonniers... Mais non: comme deux diablotins, les voici qui surgissent, sautent pas-dessus le remblai et se mettent, à quatre pattes et ventre à terre, à courir avec une telle vélocité qu'on dirait deux lézards qui rampent dans les herbes. Seuls les fusils dépassent, avec de petits mouvements rapides de balanciers. Quant aux hommes, ils sont si bien aplatis et collés dans la vase qu'ils ont bientôt l'aspect de deux blocs de boue remuée par une main invisible. Parfois, après une salve, l'un d'eux reste étendu, inerte. Est-il touché?... Non, il fait le mort, car, au bout d'une minute, le voilà qui repart et se démène de plus belle.
Après un bon quart d'heure de cette chasse émouvante, ils parviennent à l'eau. Ils attendent cinq minutes, puis, se relevant d'un bond, chacun empoigne son récipient, s'y installe dare dare, et les voilà en route, de nouveau valsant, tournant et chavirant sous une pluie de balles: vingt fois ils trompent la mort; enfin, suants, trempés, couverts de limon et de mousse, plus beaux que Neptune, ils accostent en riant, et vont rendre compte au lieutenant du résultat de l'expédition:
- La ferme est occupée, et la tranchée aussi.
- Je le vois bien morbleu!
L'officier, partagé entre la colère et l'admiration, ne sait trop s'il doit réprimander ou louer. Il fait un peu les deux: et nos casse-cou, un peu honteux de l' « engueulade », mais contents de leur coup, vont laver leurs vêtements et se sécher au soleil qui sourit.