de la revue ‘Revue de la Presse', du No. 158, 20 octobre 1918
'La Belgique Héroïque et Vaillante'
'Huit Jours à Dixmude'
Recueillis par le Baron C. Buffin

Récits de Combattants

carte postale belge - les combats à Dixmude, octobre 1914

 

Huit Jours à Dixmude

Extraits du carnet d'un observateur d'artillerie
par le lieutenant d'artillerie F. de Wilde, de la brigade B ancienne 12e brigade mixte

 

19 octobre 1914. - Depuis trois jours, nous sommes à Nieuwcapelle. La guerre devient pittoresque: des burnous bleus ou rouges défilent sur la route; les chevaux sont petits, les cavaliers perchés sur leurs selles à la manière des singes. Toute la tribu a dû se mettre en branle, plusieurs générations voisinent, des adolescents côtoient des vieillards au visage parcheminé.

A 8 heures, ordre de rassemblement à Oudecapelle. Nous y retrouvons la horde des goumiers, piquant d'une pointe d'orientalisme le paysage morne des Flandres. Nos hommes fraternisent: des détails sur la vie arabe abondent immédiatement. Ces bédouins ont 3 francs de solde et droit de pillage en pays ennemi, aussi demandent-ils à tout bout de champ s'ils ne sont pas encore en Allemagne. Armés de grands couteaux, ils font continuellement le simulacre de couper des têtes, en découvrant leurs dents blanches. Ils ont aussi les oreilles en particulière estime. Parmi eux, un grand nègre, en très mauvais français, répète à qui veut l'entendre: « Francise, Belgise, Anglise, tous camarades. » Et il exhibe une main énorme en faisant le geste d'enfiler des gants, manière expressive d'en demander.

Le pays est mauvais pour eux, coupés de fossés larges et vaseux, où les .chevaux s'embourbent jusqu'au poitrail. Dans le lointain, la flotte anglaise canonne la côte et les colonnes allemandes venant d'Ostende. Les fusiliers marins, suivis de la 5e division, se dirigent vers Beerst. Un violent combat s'engage. Beerst pris, perdu, est repris par les fusiliers. Des renforts allemands, arrivés de Roules, obligent tout le dispositif à battre en retraite. Décision est prise de défendre la tête de pont de Dixmude; notre brigade et les fusiliers marins en sont chargés. Nous passons sous le commandement de l'amiial Ronarc'h. Maigre chère au quartier général de l'amiral. Nous trouvons finalement un biscuit et une boîte de viande conservée. Nous trouvons mieux: un sommier.

20 octobre. - Une attaque de la tête de pont est imminente. Nous recevons ordre de prendre position avec nos trois batteries, 40e, 41e, 42e à Kapelhoek. Dès le matin, la canonnade sévit violente, ininterrompue. Les shrapnells masqués de nuages blanc, les obus-mines s'entourant de bruit de ferraille et de fumée noire tombent sur Dixmude et y éclatent avec un bruit assourdissant. Nous campons dans une ferme abandonnée. Les chiens ont perdu la voix, le bétail erre à l'abandon.

A 11 heures, la 40e batterie (commandant Aerts) est expédiée au nord de Dixmude, près du moulin de Keiserhoek, et la 41e (commandant Huet) vers Eessen.

A midi, au moment où mijotait sur le feu un quartier de porc atrocement salé, on nous envoie avec la 42e batterie (commandant Schouten) prendre position à Keiserhoek, auprès de la 40e, afin de soutenir le 12e de ligne. Nous partons en avant, le major Hellebout, commandant l'artillerie de la brigade B, l'élève à l'Ecole militaire Hazard, un trompette-brigadier et moi. Nous trottons bon train sur les pavés, traversant sans mot dire le pont et les rues qui mènent à la grand'place. Quelques compagnies d'infanterie, rangées contre les maisons, nous regardent passer avec ahurissement. Arrivés rue d'Ouest, halte et pied à terre, à hauteur de la maison du notaire Baet, en ce moment abandonnée. Nous y laissons nos chevaux avec le trompette et nous continuons à pied la traversée de Dixmude vers Keiserhoek. L'aspect de la ville est terrifiant: les rues, absolument désertes, sont remplies de débris de toute nature et de trous d'obus, les maisons sont défoncées, les murs lézardées, les tuiles en morceaux, les carreaux brisés. Dans la rue qui mène à Keyem, d'énormes flaques de sang et des éclaboussures de matière cérébrale sur les murs frappent partout nos regards. Inutile de chercher le côté de la rue le mieux abrité, nous marchons dans l'axe même du tir. Tout à coup, sur un appui de fenêtre, nous apercevons, tremblant d'épouvanté, Max, jeune chien de berger malinois, adopté par nos soldats à Boom et qui, sur l'un ou l'autre caisson, nous a suivis partout. Nous l'emportons et continuons à avancer. Un caisson revient avec la moitié de ses attelages.

Toute la route est balayée par les shrapnells; pas moyen de passer. Nous prenons à droite par le canal de Handzaem et nous nous mettons à la recherche du lieutenant- colonel van Rolleghem, commandant du 12e de ligne. Grâce aux arbres de la rive, nous arrivons aux tranchées. Personne! « Voyez de l'autre côté du canal, » nous dit-on. Une barque s'offre, nous traversons sous le sifflement aigu des shrapnells et nous découvrons finalement le colonel à l'extrémité de la ligne tortueuse des tranchées de Blood Putteken. Impossible d'employer ici la 42e batterie. Déjà la 40e, qui n'est parvenue qu'à mettre deux de ses canons en batterie dans un verger, à notre droite, n'a pu rester à Keiserhoek;.elle a des chevaux tués et aurait perdu une pièce sans le dévouement du maréchal des logis Vivier. Les tranchées encaissent. Une erreur d'appréciation fait concentrer le tir allemand sur une I ligne de saules, dont la silhouette imprécise apparaît dans les projections de terre, à cent mètres des retranchements. Ordre nous est donné de retournera Kapelhoek. Nous repassons donc l'enfer de Dixmude.

Au moment ou nous nous engageons sur la grand'place, un gros obus de 21 centimètres tombe à vingt mètres, au coin de la rue d'Ouest, emplissant celle-ci d'une fumée grise opaque que nous traversons en courant, au milieu d'un amas de pierres, de briques et de poutres. Un autre projectile entre par le soupirail d'une maison et anéantit la musique du 12e de ligne, réfugiée dans la cave. Sur ces entrefaites, la 41e batterie, revenant d'Eessen, nous rejoint et les trois batteries franchissent le pont sur l'Yser, arrivent au trot sur les emplacements de Kapelhoek, et ouvrent un feu violent sur le terrain au sud du cimetière, d'où elles obligent les Boches à déguerpir. Dans la soirée, nous pénétrons dans une ferme et trouvons cinq défaits qui témoignent d'une fuite précipité; nous nous y jetons tout habillés. Au fracas alourdissant de l'artillerie se mêle le bruit sec de la fusillade; intermittente d'abord, elle devient de plus en plus nourrie et finit par être continue. Les mitrailleuses crépitent sans relâche; un soldat effaré vient nous annoncer l'attaque de la ville. Dans la nuit, c'est le tumulte du combat, le grondement du canon, le sifflement des balles, les clameurs sauvages.

21 octobre. Avec le jour, la fusillade diminue. Les Allemands se replient. Nos troupes ont été superbes: Trois assauts ont été repoussés. Une bande de prisonniers passe; presque tous sont jeunes et viennent de Bruxelles sans avoir combattu précédemment. A les entendre, beaucoup de leurs officiers auraient été tués hier; ils seraient mal encadrés et leurs gradés, inconnus pour eux, auraient été prélevés sur l'armée centrale.

On a arrêté un officier allemand porteur de balles dum-dum.Interrogéàce sujet, il déclare que ces baHes ne lui appartiennent pas. Comme il devient arrogant, on l'oblige à tourner le dos. Il profite du premier moment d'inattention pour essayer de s'enfuir. On l'abat à 150 mètres. Son revolver est encore chargé des mêmes balles d,um-dum, et son cadavre est enterré sur-le-champ. Nous tirons sur Vladsloo et Eessen, La riposte ne se fait pas attendre et nous avons quelques blessés.

La matinée est relativement calme. Vers une heure, la bataille reprend aussi âpre que la veille. C'est à nos chemins de retraite qu'ils en veulent cette fois. Le tir allemand est plus précis. Sur la route d'Oudecapelle, une masse de voitures stationnent. Aux pre- miers obus, elles partent au trot pour se garer. Trois caissons sont atteints, les attelages s'effondrent. Et la grande fête recommence. Le bombardement de Dixmude reprend avec vigueur. Un obus a mis le feu à la collégiale; la tour n'est qu'un brasier. Dans le caprice des flammes, on perçoit un instant une ogive et le campanile sombre dans une apothéose. Le soir tombe. A l'horizon, cinq incendies rougeoient. Dixmude s'emflamme par places. Un toit s'allume et jette une lueur vive et brève sur les pignons dentelés. Les Allemands tirent sans discontinuer, et l'éclatement de leurs projectiles soulève des nuées d'étincelles. C'est lugubre et grandiose.

La fusillade ne s'arrête pas. Dans un moment d'accalmie, étrange dans ce bruit infernal, nous entendons sonner la charge, suivie d'une clameur immense et féroce, à laquelle répond aussitôt une fusillade très vive. Brusquement, tout se tait. Ce silence dans la nuit est plus impressionnant que tout. Ont-ils réussi? Sont-ils repoussés? Silence. Le feu reprend plus intense et au même endroit. On respire, la ligne n'est pas forcée. L'angoisse qui nous étreint cesse. Angoisse atroce de gens entendant sans rien voir, sans rien connaître de précis, sachant uniquement que leur vie et celle de tant d'autres se joue là dans la nuit mystérieuse. Nous gardons toutes nos positions. Depuis trois jours, c'est un combat incessant. Nos infanteries sont à quelques cents mètres l'une de l'autre, et sur l'Yser, au nord de Dixmude, elles tiennent chacune -une des rives du fleuve. Nous nous couchons tout habillés depuis quatre nuits, on n'a plus aucune notion du temps, on mange quand on peut, quelquefois bien, souvent mal.

22 octobre. - L'aube fait ralentir le feu. Les Allemands se retirent. Nous ouvrant un feu violent sur leurs directions de retraite. Puis le silence. Auraient-ils changé de points d'attaque? Vers 10 heures, une canonnade ardente éciate vers la droite. Nos divisions de cavalerie sont de ce côté et les Anglais poussent vigoureusement dans la même direction. A 11 heures, la bataille reprend. Le gros calibre abonde du côté des Allemands, qui nous arrosent de 15 et de 21 dans toutes les directions; rien n'est épargné. La terre se laboure avec fracas, et les champs s'étoilent d'entonnoirs énormes. Jusque maintenant, il y a plus de bruit que de mal. Dans l'après-midi et la soirée, les Boches esquissent encore quelques attaques, toutes échouent. Nous tirons avec rapidité, nos rafales leur font grand dommage et arrêtent net leurs tentatives. Des prisonniers racontent que nous avons anéanti un bataillon et un parti de cavalerie réfugiés dans le château, au sud de Dixmude. L'armée française nous avait demandé de tenir deux jours sur l'Yser, voilà huit jours que nos troupes résistent, voilà six jours qu'elles sont attaquées avec une opiniâtreté sans égale.

23, 24, 25 octobre. Les attaques d'infanterie s'est pacant. Par contre, l'artillerie ne chôme pas. Les Allemands ont une proportion effrayante d'artillerie de tous calibres et c'est leur canon qui fait la forte besogne. La lutte continue comme hier, comme avant-hier. C'est la bataille de l'Aisne qui se prolonge. Les adversaires se retranchent. Devant Woumen, surtout, les Boches amoncellent les terrassements. En observation chaque jour sur les bords de l'Yser, je vois leurs tranchées sortir de terre comme par enchantement, s'allonger, s'enchevêtrer à vue d'œil. Ils ont une faculté de travail et une activité remarquables. Là où il n'y avait rien la veille, on trouve le lendemain tout un réseau serré de tranchées, toute une série de nœuds et de boyaux de communication. On tire à outrance, on bouleverse leurs taupinières; quelques minutes après, on perçoit le mouvement rapide de terres remuées, ou le bruit de fers de pelle qui remettent en état les endroits endommagés.

Dans le lointain, quelques patrouilles circulent; une batterie défile au trot dans un chemin creux. Dans les champs de betteraves, au sud de Dixmude, de longs corps gris gisent en avant des retranchements allemands. Zone neutre où personne ne peut pénétrer, rançon des combats de la veille, cadavres que l'on ne peut ramasser.

Le 23 au soir, dans les herbes, dans les champs, des râles, des cris en mauvais français s'élèvent. C'est la seule fois que j'ai entendu crier des. blessés. Quelques voix jaillissent: « A moi, à moi, Français... blessés! » Quel est ce nouveau piège? C'en est un, ruse cousue de fil blanc. Personne ne bouge et la tranquillité renaît. Mais l'artillerie ne se tait pas. Le nombre des munitions consommées est considérable. Les Allemands bombardent avec une énergie sans égale. Le petit calibre a disparu en grande partie, seules les grosses pièces jouent leur rôle. Les obus-mines éclatent avec un bruit de tonnerre. C'est de la rage. Les Boches doivent tirer sans beaucoup d'observation, car après avoir encadré les batteries, au lieu de tirera démolir, ils changent de but, allongent, raccourcissent, arrosent absolument tout le pays, sans grand dommage d'ailleurs. Ils ont beaucoup de suite dans les idées et lorsqu'ils se sont mis en tête de battre un point, ils tirent au même endroit avec un entêtement admirable..., n'y eût-il rien' au point yisé. Un obus vient d'éclater au pied de nos fenêtres, brisant les vitres et tachant de boue les papiers de l'adjudant-tnajor. Notre toit n'est plus qu'une écumoire. Un de nous est en permanence au téléphone. Les lignes sont brisées à chaque instant par les obus. Les téléphonistes courent le long des fils et la communication est rétablie; de jour et de nuit, la sonnerie stridente retentit. Un renseignement parvient, un ordre arrive, un des officiers se lève, court à sa batterie... un coup de téléphone commande de suspendre le feu. Quand le renseignement est important, tout le monde part. La voix sèche et rauque de notre 75 se mêle, précipitée, aux grondements sourds des coups de départ lointains, à l'explosion formidable des coups d'arrivée. Puis tout le monde se recouche, les privilégiés dans les lits disponibles, les autres sur la paille que l'on étend chaque soir dans la cuisine.

Voilà toute une semaine que nous sommes installés dans cette ferme. Nous avons trouvé quelques légumes pour notre cuisine, mais la viande se fait rare. Le premier jour, nous avons mangé des poules.Il n'y a plus de poules. Nous avons fait tuer un cochon. Aujourd'hui, nous . avons de la viande conservée, demain, je ne sais. La plus grande privation réside dans le manque de cigarettes; nous en sommes réduits à rouler d'informes cigarettes avec du mauvais tabac de pipe. On ne trouve plus rien. L'eau est salée, nous ne buvons que du café. Heureusement le lait ne fait pas ' encore défaut, les hommes vont traire de grand matin les vaches errantes, qui s'en donnent à cœur joie dans les betteraves. Pas un chien n'aboie. Ils rampent le long des bâtiments, la queu entre les jambes, et se précipitent éperdument, dans le premier trou venu, au moindre sifflement d'obus. Les projectiles ont fait de tous côtés une hécatombe de bétail. Toutes ces fameuses prairies de Dixmude et du Veume-Ambacht sont jonchées de vaches mortes, les pattes en l'air. Le gibier est affolé. La canonnade perdure; la fusillade, intermittente le jour, est continuée la nuit, et dans les accalmies qui parfois se produisent, le roulement prolongé du canon d'Ypres s'assourdit dans le lointain. Tout ce bruit crispe nos nerfs, atrocement tendus.

26 octobre. - Dixmude, Kapellehoek. A 6 heures du matin, nous sommes brusquement réveillés par une fusillade tirée presque à nos oreilles. Les balles s'écrasent contre nos murs. Alerte! Qu'est-ce? Un commandant rentre en criant: « Les Allemands sont à 400 mètres. » Surpris, nous nous levons précipitamment. Désarroi. Le nez dehors, nous sommes accuefllis par une grêlede balles. Elle semble venir de tous les côtés à la fois. Sommes-nous entourés? On se conserte rapidement. « Aux pièces et tir à schrapnells réglé court. » Impossible d'arriver aux batteries. Le brouillard du matin plane encore, on voit s'agiter des ombres confuses. La fusillade s'apaise un moment. Tout le monde court aux pièces. Le zèle d'un tireur est heureusement arrêté au moment où il tenait une de nos patrouilles au bout de la lunette, On interroge anxieusement: « Qu'est-ce? Où sont-ils? »

Une cinquantaine d'Allemands ont passé l'Yser et l'on est à leur recherche. Je cours au quartier général prévenir, ramener des secours. Je rencontre une patrouille de dragons, une autre de fusiliers, une troisième de carabiniers. L'éveil a été donné.

Au quartier général de l'amiral, tout le monde est debout, commentant l'incident. Un détachement ennemi a passé la rivière, jeté la panique par son feu, mais, à l'aube, les troupes se sont ressaisies, les positions'sont réoccupées, la chasse se fait. Je me dirige vers Dixmude. Dans un fossé, deux Allemands gisent le nez dans la boue. De l'autre côté, deux marins, la vareuse ouverte, perdent du sang abondamment. Une jeune fille, affolée, soutenant une vieille femme en larmes, se précipite sur moi: « Quelque chose pour transporter ma mère, monsieur; elle va mourir! » Je ne puis que leur indiquer d'un geste impuissant le quartier général. Une civière passe, portée par quatre fusiliers. C'est le cadavre du commandant Jeanniot. La figure est couverte d'un mouchoir, mais le bras pend déchiqueté et la cuisse porte une blessure affreuse, chairs en bouillie dans des morceaux d'étoffes et des esquilles d'os.

Sur le pont même de Dixmude, des cadavres s'amoncellent. L'un d'aux est accroché encore au garde-fou, qu'il étreint dans un spasme suprême.Tous ont des blessures multiples: poitrine trouée, cervelle jaillie, yeux vitreux agrandis dans uue vision d'épou- vante. Au-delà du pont des cadavres en tas forment une bouillie innommable, un enchevêtrement de membres crispés, de fronts courbés vers Je pavé où s'est coagulé un sang noirâtre.

Plus loin, des cadavres encore. Quelques Belges aussi dorment, sur le trottoir, de leur dernier sommeil. Des patrouilles circulent, fouillant les maisons, l'arme au poing, les yeux aux aguets. J'avance dans Dixmude: monceaux de décombres, murs calcinés, tronçons noircis, vitres brisées. Dans une maison, la façade s'est écroulée, laissant subsister tous les plafonds, comme un décor de vaudeville. Phénomène curieux, une maison intacte. La grande place est défoncée complètement, les entonnoirs s'y alignent dans une bordure de pavés.

L'hôtel de ville érige le squelette de son clocheton et ses meneaux pleurent leurs vitraux. De la collégiale, la tour décapitée et les quatre murs seuls sont débout.

En revenant, deux civières ramènent un viel officier allemand blessé mortellement et un autre, gaillard immense, large de carrure, aux lunettes énormes, cerclées de corne, que l'on porte avec peine. Rentré à la batterie, j'apprends que deux prisonniers ont été faits. Je visite le théâtre du dernier combat. Boueux, sanglants, une quinzaine de corps s'allongent dans un champ, quatre d'entre eux vivent encore. Le major qui les commandait gît sur le dos, la bouche ouverte, le crâne bleui, percé de part en part. Un lieutenant est tombé sur le côté, le bras déplié. Jeune, des traits fins, tenue très soignée, son linge est d'une finesse'extrême. Un marin s'approche, le retourne avec dextérité, plonge ses deux mains dans les poches: - « Ah! mince! on lui a déjà barboté les poches! » C'est tout l'oraison funèbre. Les autres sont couverts de plates, la baïonnette est une arme terrible. Un des blessés, par un trou de dimension, laisse s'écouler sa cervelle; malgré cela, il vit et agite d'un mouvement convulsif un doigt crispé devant son œil. Plus loin sont étendus les marins si lâchement assassinés. Leurs blessures sont épouvantables. Le menton et la lèvre inférieure de l'un d'eux sont complètement arrachés par un coup de feu. Après cette alerte, la matinée est presque tranquille. Dans l'après-midi seulement, l'artillerie reprend son tir énervant.

27 octobre. - Dixmude-Kapelhoek. Après leur insuccès d'hier, les Allemands semblent vouloir changer leur point d'attaque. Ils remontent vers le nord. Treize passerelles ont été jetées sur l'Yser vers Tervaete et une partie de leurs troupes a pris pied sur notre rive.

Une division française, de renfort, a permis une vigoureuse contre-offensive sans regagner tout le terrain perdu. La lutte d'artillerie reprend plus acharnée que jamais. Les pièces lourdes tirent presque uniquement. Leurs projectiles déchirent l'atmosphère, l'explosion est terrible, projette en l'air des masses de terre énormes et la fragmentation des obus est telle qu'à 800 mètres des morceaux arrivent en tourbillonnant avec un bruit sinistre d'abeille.

Nous ramassons un éclat de 45 centimètres, de long, sur 12 de large et 6 d'épaisseur. Des taubes nous survolent. Autour de Dixmude, le réseau des tranchées se complique; il se rétrécit peu à peu; l'encerclement commence.

Nous restons à Dixmude jusqu'au 6 novembre, jour où des batteries françaises viennent nous relever, jour où nous n'avons plus qu'un seul canon sur douze, les onze autres ayant été mis hors de service.

Nous voyons petit à petit l'étau se resserrer, la canonnade se fait plus violente, la fusillade plus intense, les assauts sont répétés. Quand la nécessité nous forcera à partir, nous aurons du moins vu l'inanité des attaques furieuses de l'adversaire et son recul devant l'eau montante et sournoise, devant l'inondation venue si à propos; nous aurons enfin, nous aurons surtout gardé intact le dernier lambeau de notre chère Belgique.

 

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