- de la revue Revue de la Presse', du No. 151, 6 septembre 1918
- 'La Belgique Héroïque et Vaillante'
- 'Dixmude'
- Recueillis par le Baron C. Buffin
Récits de Combattants
Dixmude
- d'après une relation d'Ernest Collin, soldat au 12 de ligne
- complétée par Ernest Job, caporal au même régiment
Dès que l'ennemi entreprit l'attaque des forts avec une artillerie dont' la puissance devait triompher de toutes les fortifications permanentes, l'état-major se rendit compte qu'Anvers était perdue, et sa plus vive préoccupation fut de sauver l'armée de campagne.
La retraite, commencée dans la soirée du 6 octobre, fut admirablement organisée, mais imposa des fatigues excessives aux troupes, ce qui était inévitable. La 3e division, en particulier, qui couvrait le flanc exposé de l'armée, eut à accomplir des étapes de nuit continuelles, sans pouvoir prendre le moindre repos.
D'Anvers à Gand, notre bataillon subit des marches forcées, dont les difficultés furent encore augmentées par les combats qu'il eut à soutenir à Lokeren et à Oostacker. Aussi, à leur arrivée à Tronchiennes, le 9 octobre, les hommes étaient-ils exténués. Le lendemain, à 5 heures du matin le 12e de ligne et la plus grande partie de la 3e division furent embarqués en chemin de fer et arrivèrent dans l'après-midi à Nieuport. L'épuisement des soldats était tel qu'on fut obligé de leur donner deux ou trois jours de repos. Le 13, nous nous remîmes en route et le 14 nous prîmes position le long de l'Yser. C'était une très bonne ligne de défense, qui s'étendait de la mer du Nord à Boesinghe, longeant le fleuve jusqu'à Knocke, et, au delà de cette ville, suivant le canal de l'Yperlée. De Nieuport-Bains à Boessinghe, la ligne mesure 36 kilomètres, étendue qui n'est pas disproportionnée avec les effectifs de l'armée belge, réduite à 82,000 hommes, dont 48,000 fusils. Tout le pays est parsemé de fossés, de canaux et de rivières; enfin, suprême ressource, à Nieuport, un système d'écluses permet d'inonder le terrain sur lequel se développeront les forces allemandes.
Le 15 octobre, dès l'aube, nous sommes au travail; nous creusons des tranchées à Leke, à Pervyse, à Oudecapelle, où nous logeons tant bien que mal dans des hangars et des granges. Ces tranchées, ces mouvements de troupes nous laissent songeurs. Au loin, le canon gronde et sa voix sourde se rapproche à chaque instant. Que va-t-il se passer? Toutes sortes de conjectures naissent dans l'esprit des soldats. Depuis deux jours, ils sont privés de pain; heureusement des biscuits viennent calmer leur fringale; puis on leur distribue du pain français, qui malgré son boi goût ne remplace pas le « petit gris » national. Là-bas, dans une ferme abandonnée, quelques fricoteurs s'acharnent sur de pauvres cochons; quand ils en ont saisit un, en cinq sec, il est assomé, brûlé, dépecé et chacun emporte son morceau.
C'est le 19 que le 12e de ligne reçoit l'ordre d'occuper Dixmude. Jusqu'à ce moment, cette ville avait été défendue par une brigade de fusiliers marins qui, le 16 au matin, avait ouvert le feu pour refouler de fortes reconnaissances ennemies. D'après les ordres qui nous sont communiqués, la brigade B, qui comprend les 11e et 12e ainsi qu'un groupe d'artillerie, est mise à la disposition de l'amiral français Ronarc'h, à qui est confié la défense de la tête de pont de Dixmude.
L'amiral donne l'ordre à la brigade B de tenir la tête de pont sur la rive droite de l'Yser pendant que ses marins, rattachés à la 5e division belge, exécutent une offensive vers le nord.
Avant d'aller plus loin, je tiens à rappeler que nos chefs directs étaient le colonel Jacques, commandant le 12e régiment, et le colonel Meiser, commandant la brigade. Si je désire citer les noms de ces valeureux officiers, c'est pour dire qu'ils inspiraient toute confiance à la troupe et que sous la conduite de tels braves, on pouvait être certain que les hommes feraient leur devoir.
Nous étions en ce moment absolument responsables de la défense de l'Yser. Le Roi avait fait appel à notre abnégation et nous avait demandé de tenir pendant quarante- huit heures cette ligne que les Allemands chercheraient probablement à percer et nous avions fait le serment de mourir plutôt que de céder le dernier lambeau de notre territoire.
Le 19 octobre, par un clair et joyeux matin ensoleillé, le régiment se rassemble à Oudecapelle. Nous nous rendons compte qu'il se passe des choses graves, mais comme le colonel, le sourire aux lèvres, nous annonce une grande victoire, nous bouclons joyeusement nos sacs et nous partons, rêvant déjà notre retour dans Liège reconquise.
Lentement, nous approchons de ce malheureux Dixmude; nous y pénétrons entourés d'une population sympathique, mais combien inquiète. Déjà, de nombreux réfugiés se dirigent vers des cieux plus cléments; ces pauvres gens, fuyards des provinces envahies, cheminent ainsi depuis des jours et des nuits, errant à l'aventure, à la recherche de quelque région sûre et hospitalière. Alors, malgré moi, je suis pris d'une rage indicible contre notre implacable ennemi et je songe aux miens, à tous ceux que j'aime et que je ne reverrai peut-être jamais.
Nous traversons la ville et tout de suite, nous prenons position dans les tranchées sommaires, en avant de la tête de pont. Plus de doute, nous allons de nouveau combattre. Et quels combats! De notre résistance à outrance dépend le sort des alliés. Si l'ennemi passe, nous sommes vaincus.
Le cur résolu, nous améliorons nos positions.
Les fusiliers marins n'avaient fait qu'ébaucher les tranchées; il n'y avait aucune défense accessoire, ni fils de fer, ni abatis, et cette circonstance rendait notre défense infiniment plus pénible. En outre, certaines tranchées avaient été établies contre des couverts; la première chose à faire était de compléter leur parachèvement et d'opérer le dégagement du champ de tir dans la zone rapprochée. Nous nous mettons à l'uvre avec énergie. Il est 3 heures de l'après-midi; mon ami Job travaille à fortifier le parapet de notre abri; plus en avant, j'enlève ce qui gêne la vue. Tout à coup, je perçois un sifflement, un obus démolit la tranchée, plusieurs lui succèdent... je tombe à la renverse, me relève et cours m'abriter. Les obus pleuvent et font voler en l'air des débris de toutes sortes; je regarde du côté de Job; à ce moment un projectile s'abat en plein dans son parapet qui s'écroule et l'ensevelit. Pénible attente! Enfin, il se dégage et, le visage congestionné, se sauve dans une autre tranchée. Le bombardement continue; au bout d'une heure environ, le tir s'allonge et les projectiles éclatent dans la ville. Nous nous ressaisissons, chacun regagne son trou, ou s'en construit un nouveau; quant au nôtre, il n'en reste qu'un amas informe, dans lequel, malgré mes fouilles, je ne retrouve ni mes armes ni mon équipement. J'en suis réduit à prendre ceux d'un blessé.
A 18 heures, on nous avise que la 5e division d'armée, ainsi que les fusiliers marins sont obligés de traverser l'Yser et passer sur la rive gauche et que les troupes en position doivent protéger cette retraite. La nuit s'écoule assez tranquillement. Il pleut, même dans les tranchées. Les soldats sommeillent l'arme au pied, prêts à l'attaque; chacun fait sentinelle dans ces terriers incommodes. Enfin, après de longues heures d'angoisse et d'anxiété, l'obscurité s'enfuit et l'aube vient nous rassurer; nous éprouvons une grande lassitude et nous songeons à goûter un peu de repos. Hélas! l'ennemi avance menaçant... Dès 8 heures, le 20. octobre, commence le bombardement. C'est une pluie incessante de gros shrapnells et surtout d'obus-mines, sorte d'obus-torpilles qui éclatent avec un vacarme assordissant et en répandant une fumée opaque; leur effet moral est immense, quoique leur résultat matériel soit relativement moindre. Nous sommes là, Job et moi, l'un contre l'autre, à plat ventre contre le parapet, impuissants, hébétés, attendant la mort à tout instant. Durant des heures, longues comme des siècles, ce sont des sifflements sinistres, des éclatements formidables; les hommes sont attérés, ressemblant à des statues de cire. Personne ne bouge, personne ne parle, personne ne mange; seul le souffle oppressé des respirations rompt le silence de la tranchée. Et ce supplice dure jusqu'à deux heures de l'après-midi...
Touf à coup, nos sentinelles avancées signalent l'arrivée en masse des Allemands. Le bombardement prélude à une attaque d'infanterie qui se déclanche vers 14 heures et demie. L'artillerie allonge son tir et vise des points en arrière de nos lignes. Dixmude est bombardée à outrance, afin d'interdire tout afflux de réserves vers nos tranchées.
C'est alors un feu d'infanterie nourri dans les lignes allemandes, qui avancent progressivement, en utilisant le terrain et les nombreux couverts de la région, car le champ de tir n'a pu être dégagé sur une grande profondeur. Les troupes ennemies n'arrivent pas à la position d'assaut, le feu de nos hommes leur causant des pertes considérables.
A ce moment, mon chef de peloton m'envoie demander un renseignement au capitaine; j'y vais en rampant et, à mon retour, je trouve le chef blessé. Je veux l'emporter mais le capitaine me fait rentrer dans la tranchée. Nos canons tapent dans un bois d'où débouche l'ennemi: la bataille est engagée, la fièvre nous gagne, on tire de partout. Dixmude est ensevelie sous une pluie d'obus et de shrapnells. Rapidement les Allemands surgissent de tous côtés. Nous sommes menacés sur notre gauche; sous le feu intense et meurtrier, la compagnie qui nous joint a tous ses officiers tués ou blessés; la position est intenable. Ce qui reste d'hommes évacue les tranchées et se reporte à deux cents mètres en arrière.
Malgré son énergie, le major songe à se replier, lorsqu'une compagnie du 1er survient, suivie de fusiliers marins. Aussitôt, ces braves marchent en avant et réoccupent les tranchées perdues. Bien des camarades sont atteints, j'en emmène un, tout abasourdi par l'explosion d'un obus dans sa tranchée, puis je reviens, en me traînant dans les fossés pour éviter les balles. Les obus tombent un peu partout, on ne s'en préoccupe plus, c'est une chance. Job vit-il encore? Je ne sais, je ne l'aperçois plus.
La nuit s'approche. Nous sommes maintenant dans le parc, déployés en tirailleurs derrière une haie; devant nous sont les tranchées occupées par les nôtres ainsi que par les fusiliers qui sont venus nous renforcer. Les balles sifflent à foison. Couché sur le flanc, je creuse la terre avec ma pelle et me construis rapidement un léger parapet. La fusillade redouble d'intensité, les Boches renouvellent leur assant et on les entend distinctement pousser leur « hoch! » et crier: « Lebe der Kaiser! » C'est un spectacle oubliable. Dans les tranchées et dans le parc fourmille un étrange grouillement d'hommes, à la iueur des coups de feu, des ombres se faufilent, courent à gauche, à droite, en avant; Belges et Français sont confondus et les uns et les autres redoublent d'ardeur.
L'artillerie se tait. Le fusil et la mitrailleuse parleit. Quel concert diabolique! Vraiment on dirait l'enfer déchaîné! En livrant ses assauts infructueux, l'ennemi fait un boucan infernal; ces Boches hurlent comme des sauvages, leurs clairons sonnent, leurs tambours battent; le canon tonne à nouveau, les mitrailleuses égrènent leur chapelet de balles, les fusils déchargent leurs salves meurtrières.
Dans la nuit retentissent des cris, des appels, des commandements, des interjections; certains soldats français, malgré le danger, se saisissent de toutes sortes d'ustensiles et, quand les Boches s'enfuient, tapent ces ferrailles les unes contre les autres et ajoutent encore au vacarme indescriptible: c'est du tragi-comique; en plein combat, on rigole.
En vain, l'ennemi tente-t-il de prendre nos tranchées, ceux qui parviennent jusqu'à nous sont balayés: un vrai massacre. L'oreille tendue, j'entends les commandements impérieux des officiers allemands et le refus obstiné des soldats, révoltés devant la tâche qu'on leur impose.
Vers 23 heures, pendant une accalmie, nous sommes relevés en cachette; un peu rassurés, nous regagnons Dixmude.
Là, on nous ravitaille, puis nous passons la nuit, c'est incroyable à dire, dans le grenier d'une maison; personne ne dort, chacun a l'impression que nous ne sortirons vivants, ni de cette maison, ni de cette ville. La fusillade continue, renvoyée par l'écho; elle semble très rapprochée, on dirait que le combat se passe dans la rue; ensuite le canon reprend. C'est la tactique des Allemands de préparer des attaques d'infanterie par un violent bombardement.
Dans les premiers jours, ce bombardement durait trois heures, puis l'attaque se produisait. Si celle-ci échouait, le bombordement reprenait, mais au fur et à mesure, il augmentait d'intensité.
A la première lueur du jour, le 21, le capitaine nous rassemble sous le porche de notre demeure; par peloton, nous devons traverser en courant la grand'place où les projectiles s'éparpillent. Une seconde d'hésitation; la porte s'ouvre, un groupe s'élance. Au même instant, un obus éclate à côte. L'officier et douze hommes sont blessés.
Prudemment, je sors avec quelques copains par le jardin de derrière, nous nous faufilons le long des maisons éventrées et nous gagnons ainsi le pont à moitié branlant. De ce côté, dans la boue, sous la pluie, c'est un cortège pitoyable de femmes, d'enfants, de vieillards, de toute la population qui restait encore en ville et qui s'enfuit éperdue.
Quels soupirs de soulagement, quand nous sommes de l'autre côté! Nous traversons les ruines de Caeskerke, dont l'église brûle, et nous nous engageons dans la campagne. A trois kilomètres de la ville, en plein champ, le bataillon est reformé, puis les compagnies se séparent et se couchent dans la verdure pour échapper à la vue de l'ennemi. Il manque une quarantaine d'hommes à notre compagnie, qui en comprend encore le double environ. Un peu de soupe chaude nous remet de nos émotions; Job et moi nous sommes indemnes, nous l'avons échappés belle.
Tout joyeux, nous nous racontons nos impressions, nous nous communiquons des détails sur le combat, nous discutons nos appréciations, nos espoirs, nous oublions presque la fournaise et nous blagons. Puis on parle tristement de ceux qui sont restés là-bas.
Tout à coup, près de nous, des obus passent; leurs sifflements et leurs éclatements formidables nous annoncent que ce ne sont pas des jouets d'enfants. L'ennemi nous a sans doute découverts, car les projectiles nous suivent de près; nous devons souvent nous déplacer, traverser à la hâte les ruisseaux et les canaux, qui abondent dans ce pays. Ce n'est pas aisé et plusieurs prennent un bain forcé. Sur la route, derrière nous, les « Gros noirs » éclatent sans cesse; soudain un d'entre-eux vient exploser sur un caisson d'artillerie. Instant tragique! Du cars-son, du conducteur et des chevaux, nous ne revîmes jamais rien.
Enfin, après mille péripéties, le soir arrive. Nous allons cantonner dans le village d'Oostkerke. La nuit se passe sans incidents. Au loin, sans discontinuer, retentissent la fusillade et la canonnade.
Le lendemain, 22 octobre, pendant toute la journée, nous construisons des tranchées couvrantes dans la campagne avec des matériaux que nous cherchons dans le village à moitié abandonné. Nous nous y rendons par la voie ferrée, en évitant les canaux. Vers midi, arrive sur rails un train blindé, portant des canons anglais. Enfin, allons-nous avoir de la grosse artillerie pour repondre aux Boches? A ce moment, nous revenions du village, Job et moi, portant sur nos épaules une poutre qui nous empêche d'apercevoir le signal. Un coup de canon,... nous voilà par terre, sans savoir comment, la poutre étalée devant nous. Nous nous relevons tout abasourdis, et nous nous éloignons rapidement.
L'ennemi répond aussitôt à notre feu. Devant nous, en avant du chemin de fer, les « cigares à 15 » tombent sans cesse; chaque fois qu'un projectile arrive, dans un sifflement sinistre, nous relevons instinctivement la tête pour voir où il éclate; heureusement aucun ne parvient jusqu'à nous. Nous passons la nuit dans nos abris, étroits boyaux qui nous obligent pendant des heures à rester l'un contre l'autre, étouffés, encaqués comme des sardines.
Le 23, nous continuons nos travaux jusque vers 6 heures du soir, nous avions à peu près terminé quand un ordre est apporté: on rassemble de suite notre bataillon, puis, inquiets, nous reprenons le chemin de Dixmude. Nous retraversons les ruines de Caeskerke; la tour blanche de l'église flambe et jette dans la nuit des lueuis sinistres; nous marchons longtemps, allant et venant, sans instructions précises; enfin, nous recevons l'ordre de renforcer les troupes de Dixmude. Nous partons, en pleine nuit. Soudain, une salve de shrapnells éclate au-dessus de nos têtes; les hommes sautent dans le fossé qui borde la route et s'y terrent le mieux possible; quelques minutes après, le calme s'étant rétabli, nous continuons notre route.
Nous voici près de Dixmude, abrités dans des maisons; nous veillons l'arme au pied, car nous formons la colonne d'assaut; si les Allemands franchissent nos lignes, il nous faudra jouer de la baïonnette. Heureusement, ils furent sages ou plutôt impuissants.
Vers 4 heures du matin, nous relevons nos camarades.
Pour gagner les tranchées, nous repassons ce fameux pont branlant et nous nous avançons à la file indienne, le long des murs en ruines, dans des ruelles remplis de décombres et parfois de morts. A tout instant, des shrapnells de gros calibre nous obligent à nous jeter à plat ventre, n'importe où et derrière n'importe quoi. Un moment même, ils nous suivent et plusieurs d'entre nous sont sérieusement atteints. Après mille péripéties, nous parvenons, en rampant à traverser le parc et à occuper les tranchées; nos compagnons d'infortune, relevés, se retirent dans le plus grand silence et nous organisons la position.
Derrière nous, dans l'obscurité profonde, mystérieuse, surgissent de longues traînées sanglantes que suivent bientôt des explosions terribles. Ce sont nos canons qui vomissent la mort sur les lignes ennemies. Jamais je n'oublierai ces sifflements lugubres, ces grincements d'acier, ce bruit de l'air qui comble le vide, mugit comme une mer démontée et, dans le lointain, ces éclatements formidables qui grisent et donnent le frisson.
L'aube du 24 ne tarde pas à naître. Nous nous cachons de notre mieux; car il ne faut plus songer à sortir pour quelque motif que ce soit; tout doit se faire à la dérobée, car, là haut, dans le ciel, des ballons captifs allemands nous observent. Bientôt le bombardement reprend. La terre tremble. Par dessus nos têtes, les obus ronflent sans discontinuer, éclatent avec un bruit terrible, soit dans le parc derrière nous, soit sur la ville. Un d'entre eux entre par le soupirail dans la cave d'une grosse maison et explose au milieu de nos musiciens qui s'y étaient cachés. Quelques-uns sont tués, beaucoup sont blessés. Quant à nous, nous sommes toujours tapis dans les tranchées; certains observent, d'autres parlent, discutent, personne n'a le sourire; notre unique préoccupation est de scruter l'horizon vers l'ennemi, ou de regarder à quel endroit les obus détonent.
Parfois on nous vise; alors nous nous ramassons sur nous-mêmes, le sac sur le dos, attendant anxieusement que le sifflement passe par dessus-nous. Ce qu'il est tombé de projectiles au delà de nos positions, c'est inouï. En avant, c'est la mort; en arrière, c'est la dévastation.
La campagne qui s'étend entre nous et le bois où s'abrite l'ennemi est couverte de cadavres d'animaux, vaches, chevaux, porcs, moutons; parfois j'aperçois une de Ces bêtes qui remue encore; il y a même deux moutons qui broutent tranquillement. Hélas! ce qui reste de vie est voué à la destruction.
Pas la moindre accalmie. A 16 heures, une violente attaque d'infanterie se déclanche. Cette attaque est refoulée. Le bombardement reprend de plus belle. Pendant toute la nuit, ce n'est qu'une succession de bombardements des tranchées et de tout le terrain avoisinant, suivis d'attaques d'infanterie. Celles-ci cependant ne se dessinent plus avec la même netteté; j'ai l'impression qu'il y a quelque confusion dans leur conduite et que leur déclanchement se fait plus difficilement. Au bout de quelques instants néanmoins, elles s'allument, c'est une tiraillerie formidable sur toute la ligne, ensuite l'assaut. Chaque attaque en somme n'est pas de très longue durée, et à peine refoulée, le bombardement recommence. Il y a dans l'exécution de ces opérations une coordination admirable, de la part de l'ennemi, entre l'action de son infanterie et de son artillerie, et cette coordination est telle que, dès que nos troupes n'entendent plus la chute des obus dans le voisinage immédiat des tranchées, elles sont certaines de l'attaque de l'infanterie. Aussitôt que le bombardement cesse, c'est la fusillade sur toute la ligne, puis à mesure que la ligne se rapproche, éclattent les cris de l'assaut. A mesure que la nuit s'vance, la fusillade ne s'allume plus régulièrement, mais par petits paquets discontinus; on sent de l'hésitation.
Quant à la défense, toute latitude est laissée aux commandants de compagnie. Dès que l'assaut à échoué, leur a recommandé le major, reprenez autant que possible vos hommes en main et faites des salves. Ainsi dès que j'entends des salves, je suis rassuré et je me dis que l'ennemi bat en retraite sur tel point. A l'instant même où les salvent cessent, le bombardement reprend et notre infanterie, terrée au fond des tranchées, ne répond plus; les dégâts ne sont pas très importants, car il est difficile d'atteindre des lignes de tranchées très minces, aussi n'est-ce que de temps en temps qu'un obus ennemi les touche, ensevelissant quelques hommes et créant une solution de continuité dans la ligne. Aussitôt, on se met à l'uvre pour rétablir les communications et pour retirer les malheureuses victimes des éboulements, et parfois pour les enterrer à peu de mètres en arrières. On ne pourrait trouver de termes assez élevés pour qualifier l'héroïsme de nos soldats dans des circonstances aussi épouvantables.
Il faut considérer que nos faibles troupes avaient en face d'elles des masses d'infanterie d'une supériorité écrasante, qu'elles étaient exposées au feu d'une artillerie nombreuse, lourde et de campagne, et qu'elles ne pouvaient pour ainsi dire pas compter sur l'appui de nos batteries de campagne, maintenues en respect par les grosses pièces allemandes, dont la portée était beaucoup plus considérable.
En deçà de nos lignes, Dixmude brûle, le bombardement continuel ayant réduit les maisons en cendres. Dans les rues deve ues impraticables, s'élève un tel amas de décombres qu'il est de toute impossibilté, même à un piéton, d'y passer. Cette situation com- plique singulièrement la question du ravitaillement en munitions. De l'arrière, on avait signalé que les caissons ne pouvaient plus franchir le pont de l'Yser, situé à un kilomètre de nos positions. Des hommes étaient envoyés constamment à travers la ville pour chercher des sacs de cartouches et, par suite de la grande quantité de munitions nécessaires, ces allées et venues étaient continuelles. Ces munitions étaient apportées dans une sorte d'étable située à proximité et, de là, étaient acheminées vers nos postes de combat par les agents ravitailleurs.
Le 25, quand le jour paraît, le bombardement recommence plus violent que jamais. Avec des jumelles, j'observe la plaine; par-ci, par-là, j'aperçois des patrouilles ennemies, des tranchées; plus loin, à la lisière du bois, je vois des troupes qui se faufilent; il me semble même apercevoir un observateur allemand caché derrière la cheminée d'une maison; à un moment donné, une batterie d'artillerie légère ennemie vient prendre position à environ 1,500 mètres de nous. Elle commence à tirer et nous frôle avec ses projectiles. Nous prévenons notre artillerie qui répond faiblement, nous en sommes furieux. Hélas! nous ignorons que nos artilleurs manquent de munitions: nous avons perdu nos approvisionnements d'Anvers et le ravitailleme t français n'est pas encore organisé.
Et dire qu'avec ces faibles moyens nous avons résisté à des attaques en masse, préparées par une artillerie diabolique!
Ce jour-là, j'ai encore le courage d'écrire quelques mots sur mon carnet de campagne, pendant que Dixmude s'écroule sous les obus de 210 et de 280. Tout tremble, le ciel, la terre et ... les hommes. Les taubes nous survolent à tout instant, ils cherchent nos positions et les indiquent par le jet des fusées blanches; puis une pluie de shrapnells et d'obus nous apprend le résultat dé leurs renseignements.
Bientôt des plaintes s'élèvent parmi les soldats. Pour pouvoir fumer, d'aucun vont jusqu'à découper en fibres les montants en jonc de leur havresac; plusieurs en sont malades, entre autres l'unique lieutenant qui nous reste. Dès ce moment la vie devient pour nous un martyre. Surmenés, n'ayant rien pour réparer nos forces, nous les sentons décroître; plus de ravitaillement possible, plus d'aliments chauds, notre cuisine ayant été démolie par les obus dans Dixmude.
L'ennemi approche; enfin, nous allons être relevés? Hélas non! Il faut encore veiller, baïonnette au canon, et les « gros noirs » tombent sans relâche; près de nous, sur la route de Keyem, dans le parc, de gros arbres sont fauchés net, des entonnoirs énormes aux rebords calcinés sont creusés partout par ces engins meurtriers. Parfois des éclats d'obus sont projetés à nos pieds ou passent pardessus l'abri, dans un sifflement sinistre, pour s'enfoncer profondément dans la terre grasse; certains projectiles viennent fuser dans le sol sans éclater, nous laissant une .impression d'angoisse et de serrement de cur. Les gourdes sont vides depuis longtemps: les hommes meurent littéralement de soif. Notre commandant demande quelques hommes de bonne volonté pour chercher du vin en ville. J'y vais avec trois ou quatre copains. Dixmude présente un aspect lamentable, les rues bouleversées, remplies de décombres de toutes sortes, les maisons détruites, vides comme des coquilles d'ufs. Que restera-t-il là-dessous: des êtres vivants, des cadavres, des richesses, des uvres d'art? Sortant des débris, je vois le torse sanglant d'une pauvre mère, mis à nu, déchiré; ses yeux hagards, sa chevelure éparse, ses dents serrées convulsivement, tout en elle paraît reprocher aux Allemands leur guerre odieuse. Près d'elle, un jeune enfant semble dormir. Que de maisons détruites! Des meubles, des tapis, des tentures traînent sur le sol, saccagés par l'homme redevenu sauvage.
Si l'ennemi prend cette malheureuse cité, il n'aura conquis que des ruines. Au poste de secours, je trouve mon lieutenant étendu entre deux Boches; l'un se plaint sans cesse, l'autre est un tout jeune homme, âgé à peine de dix-sept ans. Ce rapprochement me cause une vilaine impression. Nous parvenons à nous procurer du vin et repartons pour la tranchée où la distribution du précieux liquide jette un peu de joie et d'espoir.
Chacun reprend son service avec ardeur.
Peu après, mon ami Job s'en fut avec d'autres faire une nouvelle provision de vin et de cartouches. Moins heureux-que nous, ils eurent des blessés: un camarade eut les deux jambes fracassées, un veinard eut seulement la bouteille qu'il tenait en main brisée par une balle.
La nuit vint, menaçante. Après avoir arrosé les tranchées de projectiles de tout calibre, l'artillerie allemande bombarde la ville pour empêcher les réserves d'arriver; ensuite l'en- nemi débouche du bois et se dirige un peu sur notre droite, vers le cimetière, où se trouve embusqué notre 2e bataillon. Les obus y sont tombés en grande abondance, endommageant les tombes et donnant lieu à une scène épouvantable; des caveaux sautent, des tombeaux s'ouvrent sous la mitraille et, horreur! des cercueils en sortent; et tandis que les nôtres, vaillants pioupious tombent dans la fournaise, on.voit ce qu'on ne verra jamais plus, les vivants ensevelis et les morts déterrés.
Dès l'aurore du 25 octobre, les Allemands, en masse compacte, débouchent d'un petit bois et progressent rapidement, tête baissée, en colonne par quatre, vers un canal qui nous sépare et qu'un seul pont traverse; à la faveur d'un petit fossé qui court le long de la rive, ils se déploient en tirailleurs et tentent de passer le pont; mais les nôtres veillent, arrosent de mitraille l'unique passage et y sèment la mort.
Le pont est bientôt obstrué, les cadavres s'empilent les uns sur les autres et ces amon- cellements atteignent la hauteur d'un homme. Malgré tout, ces bêtes immondes, car ce ne sont plus des êtres humains, rampent derrière leurs frères d'armes, escaladent le monceau de morts et s'abattent au sommet sous les coups de nos mitrailleuses. Les plus heureux, ceux qui ne sont pas atteints, roulent dans le fossé, et aussitôt, se ruant à l'assaut en poussant des cris rauques, ils viennent se faire tuer près de nous. Mais il en vient tellement et si vite qu'on ne peut les abattre tous, certains passent quand même à notre droite.
Fous, avides de carnage, trois ou quatre cents Boches ayant ainsi traversé nos lignes dévalent dans Dixmmde, poussant des cris de bêtes fauves, espérant semer la panique parmi nous. Mais la bande sauvage est arrêtée au pont de l'Yser par le feu de nos mitrailleuses.
Plusieurs tombent sous la rafale meurtrière et roulent dans le canal, les autres font volte-face et se séparent en plusieurs détachements. Alors se fut dans la ville une chasse à 'l'Homme terrible. Il y a de sanglants et mortels corps à corps entre les Boches et les nôtres. On fait cependant des prisonniers.
Cachés dans les caves, sitôt qu'ils aperçoient nos patrouilles, ils lèvent les mains, tremblants, implorant pitié; mais ceux qui offrent la moindre résistance sont passés par les armes. Peu après, les sentinelles avancées capturent quelques ennemis échappés au massacre et qui rampent le long du canal, afin de regagner leurs lignes. Ce sont les derniers. Malgré tous leurs efforts, les Allemands n'ont pas franchi l'Yser ni brisé notre résistance. Les Belges et les fusiliers marins sont vainqueurs. Les abords de nos tranchées sont parsemées d'équipements et d'armements ennemis; à quelques mètres en avant, des cadavres gisent pêle-mêle. Dessous ils vont les fouiller et rapportent un tas de choses qui sont remises aux chefs. Cependant, certaines sommes d'argent et de bijoux, des montres, etc. ..., trouvés sur nos ennemis, nous sont parfois restitués, car nous avons souvent la preuve que tous ces objets ont été dérobés à des Belges.
La nuit nous enveloppe à nouveau, mettant fin à des journées terribles; nos sentinelles, dans le plus grand silence, reprennent leur faction aux avant-postes et nous attendons les camarades qui doivent nous relever. Nos vivres sont épuisés; nous ne recevons ni à boire ni à manger.
On devient anxieux. Vers 11 heures enfin, les Sénégalais prennent possession de nos tranchées; ces braves soldats arrivent tellement silencieusement qu'ils nous surprennent presque.
Ce sont de grands et forts gaillards; dans la pénombre, seuls leurs yeux et leurs dents brillent et tranchent sur le noir. Nous sommes heureux de les avoir avec nous. A peine sont-ils là d'une demi-heure que l'ennemi les attaque sans succès d'ailleurs, car les braves Sénégalais courent au-devant de lui, et le repoussent à la baïonnette et au couteau. Quant à nous, heureux d'en être quittes, nous marchons à grands pas, malgré la fatigue.
Dans Dixmude règne un silence de mort; seuls la relève et les brancardiers qui évacuent les blessés donnent à ces ruines fumantes un peu de vie.
Nous repassons le pont branlant sur l'Yser, et nous nous, éloignons après avoir jeté un dernier regard apitoyé sur cet amas de décombres et de morts qui forment la ville.
En chemin, le major nous communique que nous allons au repos, que notre drapeau vient d'être décoré de la croix de l'Ordre de Léopold et que le mot « Dixmude » y sera brodé en lettres d'or.