de la revue ‘Revue de la Presse', du No. 151, 6 septembre 1918
'La Belgique Héroïque et Vaillante'
'A Tournai'
Recueillis par le Baron C. Buffin

Récits de Combattants

 

A Tournai
Par le général Frants

 

A notre arrivée à Tournai, vers la fin de septembre 1914, nous y fûmes accueillis en sauveurs. On croyait que notre venue annonçait la reprise de toute la province du Hainaut. Et ce qui contribuait à faire entrer cette illusion dans le cerveau des braves habitants déjà éprouvés par une première invasion, c'est qu'en même temps que mon état-major, mes troupes et moi, étaient survenus des Français. Oh! si peu! Un bataillon de territoriaux qui n'avaient jamais vu le feu; un escadron de chasseurs à cheval, également territoriaux, commandé par un vieux capitaine âgé de 50 ans, deux escadrons de goumiers algériens de tout âge, de toutes tribus, à la mine superbe, des cavaliers à visage brun et à burnous blanc, le long fusil mince en bandoulière, dont les cheiks, qui avaient déjà combattu pour la France, étalaient fièrement sur leur poitrine la Croix de la Légion d'honneur.

Ces troupes ne semblaient pas en nombre suffisant pour défendre la ville, et le baron Stiénon du Pré, bourgmestre de Tournai, demanda, lors de son entrée, au commandant des troupes françaises « si c'était un soutien sérieux ou bien si c'était une apparition de troupes sans renforts, qui allait, à la première attaque, abandonner Tournai et ses habitants à leur triste sort... »

II faut savoir que lors de la première arrivée des Allemands à Tournai, la ville avait été frappée d'une contribution de 3 millions et que en attendant la réunion de cette somme pour laquelle il fallut quêter de porte en porte, le bourgmestre et d'autres notables furent amenés à pied comme otages à Ath d'abord, à Bruxelles ensuite, et emprisonnés pendant neuf jours quoique la somme requise eût été remise aux mains de l'ennemi.

Cette demande du baron Stiénon avait été interprétée par le commandant français comme un accueil peu sympathique, et, dès mon arrivée à Tournai, je demandai des explications au bourgmestre qui, devant moi, vint se confondre en excuses et protesta en son nom comme au nom de ses échevins d'un loyalisme ardent. Cet incident fut donc clos et les Français n'eurent pas à se plaindre de, la réception des habitants de Tournai. Néanmoins, le souvenir de leurs souffrances morales était trop récent pour que les notables n'en craignissent pas le renouvellement. Et l'on remarquait parmi les Tournaisiens une crainte, une appréhension provenant des mauvais jours vécus sous la botte prussienne. Ainsi tout le temps ces braves gens nous demandaient « si cette fois c'était pour de bon, si les Allemands étaient définitivemenf refoulés, etc.. » Et mes renseignements sur l'ennemi ne me permettaient malheureusement pas de leur donner plein espoir.

Pendant plusieurs jours nous vécûmes à Tournai sous la menace de l'invasion. Dès mon entrée en fonctions, j'eus soin de réarmer les chasseurs éclaireurs de la garde civique. Mais leurs fusils étaient dispersés en France et en Belgique et mes chasseurs éclaireurs, au lieu de recevoir leurs Mausers, furent munis de fusils Gras. Ceci n'était pas pour leur inspirer confiance. Toutefois, à part leur manque absolu d'initiation à la guerre, je n'eus pas à me plaindre de leur bonne volonté. Comme forces principales belges, j'avais une centaine de gendarmes de la province du Hainaut, sous les ordres du lieutenant-colonel Bloem, de la gendarmerie. D'emblée, je nantis mes hommes et plus tard mes volontaires de cinquante-sept bicyclettes neuves, que les Allemands, dans leur retraite précipitée, avaient abandonnées à l'Hôtel de ville. Grâce à ces engins éminemment pratiques, j'envoyai des patrouilles au loin, qui réussirent à rapporter des renseignements et à faire beaucoup de tort à l'ennemi en tuant ou en faisant des uhlans prisonniers. En même temps je donnai à l'ennemi la conviction que de nombreuses troupes étaient établies à Tournai et aux environs, prêtes à lui barrer le passage, et cette illusion retarda considérablement sa marche. Sur ce point, le fameux service d'espionnage allemand avait été en défaut, et nos ennemis furent si mal renseignés sur l'effectif des trouves qui s'avançaient vers Tournai, qu'en se retirant, ils ne crurent pas avoir le temps d'emporter leurs blessés et qu'ils en abandonnèrent un certain nombre dans les hôpitaux. Je me hâtai de les expédier comme prisonniers à Bruges.

J'arrive à la veille de notre retraite de Tournai, c'est-à-dire au 30 septembre 1914. Ce jour-là, d'après mes renseignements, des troupes de toutes armes, évaluées à 10 ou 15,000 hommes, avaient atteint Ath et avaient poussé dans l'après-midi leurs avant- postes à Ligne, presque à moitié chemin de Leuze. Nous devions par conséquent nous attendre à être attaqués le lendemain. J'adressai un appel de secours au lieutenant- général Clooten, qui m'envoya une centaine de volontaires d'Eecloo, dont l'instruction était assez rudimentaire, mais qui étaient animés d'un excellent esprit.

Comme nous n'avions pas d'artillerie, j'en demandai d'urgence au commandant de la division française de Douai, qui me put me venir en aide, menacé lui-même de trois côtés à la fois. Nous étions donc réduits aux gendarmes, aux chasseurs éclaireurs et aux volontaires d'Eecloo, augmentés d'un corps de cyclistes du lieutenant Gérard. Cet officier avait été chargé de détruire la pont de Thulin, sur le canal de Mons à Condé; malheureusement, les Belges, trahis par une femme des environs, étaient tombés dans une embuscade et avaient perdu 40 hommes sur les 120 dont se composaient leur détachement. Les autres s'étaient retirés vers Tournai. C'étaient tous des jeunes gens hardis, pleins de feu, prêts à remplir dans les lignes allemandes les missions les plus'dangereuses. Je me rappelle, entre autres, un soldat du 12e de ligne qui avait fait des lieues en transportant un camarade blessé dans une brouette. C'est la veille de la retraite de Tournai que, vers 10 heures du soir, le lieutenant Gérard vint se mettre à ma disposition: je le mis au courant de la situation et, la nuit même, il alla faire sauter plusieurs ouvrages d'art sur la ligne du chemin de fer entre Ath et Leuze.

A minuit, le lieutenant Gérard vint m'an-noncer qu'il avait poussé au-delà de Ligne et avait réussi son coup de main hardi. Grâce à cette audacieuse expédition, les premières patrouilles de uhlans ne se présentèrent à Tournai que vers la fin de la matinée du lendemain.

Comme nous étions menacés en même temps par le sud-est et par le sud, je dus répartir mes faibles forces de façon à barrer le passage à l'ennemi dans ces diverses directions et même vers le nord-est, route de Tournai-Frasnes. Dans les plaines, mes patrouilles de gendarmes et de volontaires battaient le terrain. J'avais pour principe de former de fortes patrouilles de 20 hommes, moitié gendarmes, moitié volontaires, et je leur donnais pour instruction d'attendre les patrouilles de cavalerie ennemies jusqu'à 100 mètres afin de tirer à coup sûr et que ni un cavalier ni un cheval n'échappe.

C'est ainsi qu'à la lisière nord d'un petit bois, à 2 kilomètres à l'ouest de Ramecroix, au sud de la route Tournai-Leuze, une patrouille de 20 hommes, sous les ordres du capitaine de gendarmerie Motry, laissa approcher une patrouille ennemie (composée de 7 hommes commandés par un officier) jusqu'à 100 mètres, et abattit d'une seule salve chevaux et cavaliers. Nos soldats prirent les mors des chevaux et les capotes des tués afin de me montrer le résultat de leur prise, et déguerpirent sans délai, car ils étaient tournés par le sud du bois, où une autre patrouille ennemie arrivait au secours de la première. Mal lui en prit du reste, car bon nombre de uhlans de cette nouvelle troupe mordirent aussi la poussière.

Néanmoins, nous ne pouvions résister à la poussée de hordes vingt fois, cinquante fois supérieures en nombre. Vers midi, les Français battirent en retraite et ce au milieu de l'exode des malheureux habitants. A hauteur d'Orcq, je montrai au major commandant un magnifique champ d'où il pouvait balayer tout le terrain jusqu'à la sortie de Tournai; il y prit position, mais peu après il reçut l'ordre de continuer son mouvement de retraite vers l'ouest, c'est-à-dire vers Lille.

J'oublie de signaler qu'en se retirant les Français avaient laissé en arrière, à la caserne Saint-Jean, tous leurs impedimenta: blessés, malades, chevaux, bagages, etc.

Avant de quitter Tournai, j'eus l'idée d'aller m'enquérir de ce convoi. Bien m'en prit: ces gens ne se doutaient pas de l'imminence du danger qui les menaçait, je n'eus que le temps de donner l'ordre au plus ancien maréchal des logis de rassembler tout, hommes, chevaux et bagages et de se diriger vers la route de Tournai-Lille où il retrouverait les troupes françaises. En même temps, j'ordonnai à mes patrouilles de garder toutes les issues, afin de permettre à ces goumiers et chasseurs à cheval de garder leur ligne de retraite vers le poste de Lille.

Ils furent sauvés!

Me voici installé avec mon état-major au couvent de Froyennes (route de Tournai-Courtrai), où un téléphone me permet de me mettre en communication avec les divers postes de gendarmerie, etc. Les Frères de la Doctrine chrétienne, presque tous Français, nous accueillent à bras ouverts et malgré nous, pendant que nous recevons des renseignements et que je donne des ordres, ils nous préparent une collation et nous comblent de prévenances. Leur couvent est converti en hôpital. Hélas! ce devait être pour les blessés boches qu'ils s'étaient mis en frais!

Car je reçus l'ordre formel - si les Français quittaient Tournai - de battre en retraite vers Courtrai et d'organiser la défense du canal de l'Espierres. Je partis donc et j'arrivai sur l'Espierres le jeudi 1er octobre; d'emblée je constate que tous les ponts-levis du canal se lèvent du côté sud, c'est-à-dire du côté de l'ennemi, et qu'il est impossible de déplacer le contrepoids et de faire en 'sorte que les ponts se manœuvrent de notre côté, c'est-à-dire du côté nord. C'est là une circonstance fort désanvantageuse et qui montre une fois de plus combien peu nous songions à la guerre!

J'installe mon état-major à Dottignies et je me mets en mesure de garder les nombreux points de passage sur le canal entre le village d'Espierres (Escaut) et le chemin de fer Herseaux-Tournai. Ceci malheureusement m'oblige à m'étendre et à répartir mes faibles forces; car il existe là de nombreux ponts et passerelles. Pendant trois jours, nous sommes en contact avec l'ennemi; nous refoulons ses patrouilles et nous faisons des prisonniers. Mes jeunes volontaires voyaient le feu pour la première fois, mais ils sont tellement valeu.

reux et avides de se battre, que le deuxième jour, je nomme caporaux sept soldats qui se sont bien conduits devant l'ennemi. Cela leur donne de l'ardeur: tous voudraient se signaler.

Le samedi 3 octobre, à la tombée du jour, l'ennemi, refoulé plusieurs fois, est revenu en force et repousse deux de mes postes à l'extrême droite, tandis que, d'autre part, il s'avance par Herseaux et Estampuis; je suis tourné sur ma droite et en même temps enfonce" à Espierres. Je n'ai que le temps de constituer une forte flanc-garde de gendarmes et de volontaires cyclistes pour m'opposer au mouvement enveloppant et de battre en retraite vers Courtrai. Nous étions toujours poursuivis et notre marche était entravée par l'obscurité. J'arrête un tramway vicinal venant de Courtrai et j'y fais monter les gardes civiques de Tournai, lesquels, soit dit entre nous, n'avaient pas la moindre notion d'un combat en retraite. A mi-chemin de Courtrai, je rencontre les gendarmes de la Flandre orientale qui viennent à notre secours et, sous leur protection, nous atteignîmes Courtrai.

En faisant l'appel de mes soldats, je constatai qu'il manquait trois de mes volontaires.

Je les crus tués, blessés ou prisonniers. Nullement, voici ce qu'avaient fait ces braves petits soldats: le dimanche matin, 4 octobre, deux de mes hommes manquants arrivent à Courtrai chargés chacun d'une selle de uhlan complètement paquetée. Ils ont porté ce poids (environ 40 kilogrammes) depuis l'Espierres, à travers les lignes ennemies, et ce, sur une distance de 20 kilomètres. Interrogés, ils déclarent qu' « ils ont bien appris qu'on battait en retraite vers Courtrai, mais qu'il leur fallait à chacun leur Prussien avant de rallier ». Poursuivis par des cavaliers, le long de la berge du canal, ils franchissent sur une planche le ruisseau boueux d'Espierres (qui, comme on le sait, coule parallèlement au canal; les cavaliers veulent en faire autant, s'embourbent et sont achevés par nos deux soldats qui dépêtrent les chevaux et s'emparent des selles afin de bien montrer qu'ils avaient atteint leur but. Un troisième soldat (le troisième manquant) ramène à Courtrai un chevai tout équipé dont il avait tué le cavalier. Il revient aussi tout seul avec son butin. N'est-ce pas superbe, et cela à travers une région envahie!

 

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