de la revue ‘Revue de la Presse', du No. 151, 6 septembre 1918
'La Belgique Héroïque et Vaillante'
'Les Derniers Débris d'Anvers'
Recueillis par le Baron C. Buffin

Récits de Combattants

illustration allemande de la retraite des belges et anglais

 

Les Derniers Débris d'Anvers
par le capitaine d'artillerie M. C.

 

La Retraite

On approche de la frontière... Derrière ces arbres, à 500 mètres, c'est la Hollande, la fin de la Patrie; si l'on passe cette ligne, c'est la fin de la résistance... Que va-t-on faire de nous? Songerait-on...? Ah non! A cette pensée, une révolte monte en moi et me raidit contre la force des choses. Passer la frontière, jamais! Et de nouveau, se fige dans mon cœur cette idée qui m'emplit depuis le départ d'Anvers: « Rejoindre le Roi ou mourir ». C'est bien, je me sens prêt à tout.

Autour de nous, c'est le désarroi. Tout s'enchevêtre dans un inextricable désordre. Dans les ruelles étroites du village frontière sont entassés, pêle-mêle, des hommes de toutes les armes et de toutes les unités que la retraite a fait affluer vers ce point. Des soldats cherchent leurs chefs, des gradés cherchent leurs troupes, et tandis que des officiers s'efforcent de ramener l'ordre dans ce chaos, des chariots de toute nature tentent de se frayer un chemin au travers de cette foule grouillante. Jamais je n'ai senti comme en ce moment l'horreur de la déroute et l'étrange impuissance dont elle frappe la troupe qu'elle atteint.

Ces débris lamentables sont les restes de la garnison d'Anvers. Assaillis de toutes parts dans l'extrême réduit de la place, ils ont tenu tête à l'ennemi victorieux jusqu'au dernier moment. Les canons, traînés à bras sur des kilomètres, ont été retournés et pointés, face en arrière, vers la ville d'où débouchaient déjà les Allemands. Puis ça a été la retraite, l'interminable et épuisante retraite, pour échapper à l'enveloppement, marche sans trêve parmi la poussière, le soleil, et la faim qui tenaille et la soif qui consume, et les partis ennemis qui nous harcèlent en flanc et menacent de nous couper...

Maintenant, nous voici acculés à la frontière, dans une impasse sans issue. La nuit tombe et nous sommes cernés. Nous sommes sans vivres depuis deux ou trois jours; les hommes sont tellement harassés qu'ils n'entendent plus les ordres. J'en avise un, qui erre de mon côté, et lui indique son unité; il me regarde avec des yeux hébétés. Je le saisis aux épaules et le pousse vers sa troupe sous l'impulsion de la force acquise, l'homme fait quelques pas, puis roule dans un fossé et y reste étendu, inerte.

Cependant, de vagues rumeurs circulent, sinistres et déprimantes : des troupes ont- passé en Hollande; nous allons suivre, caria retraite est coupée et l'ennemi est très près... Des coups de feu déchirent les ténèbres, toute hâte, je prends mes dispositions pou parer à une attaque, car je me trouve arrière-garde.

Tout à coup, dans le village, un bruit sou et prolongé... J'envoie une estafette et rends aux avant-postes. Le maréchal des logis Snytsers, un vieux, volontaire de guerre, m'accoste, l'air inquiet:

- Lieutenant, dit-il, est-ce vrai qu'on passe en Hollande?

- Mon cher, nous n'irons pas en Hollande si nous n'y voulons pas aller. Sommes-nous d'accord?

- Ah! bien alors! Car moi, vous savez... Et il esquisse un geste nerveux et énergique.

- Où sont les autres?

Les autres, ce sont quelques braves sous-officiers qui, avec mon ami Snytsers, m'ont promis de me suivre, quoi qu'il advienne, à travers tout, à travers l'ennemi, à travers la mort. Ils sont là, dans un coin, à m'attendre.

- Mes amis, leur dis-je, il me semble que cela va plutôt mal. Le moment va venir de montrer qu'on a du poil aux dents. Sommes-nous toujours décidés?

- Lieutenant, dit le grand Van Bastelaer, tout, mais pas prisonniers!

- C'est bon.

Cependant, mon courrier ne revient pas. Au village, la rumeur s'éloigne et s'apaise. Je vais voir: dans les rues pleines de nuit, silence complet... plus un homme, plus une ombre. Que se passe-t-il? Sur la place déserte, j'aperçois une petite troupe et, à sa tête, je reconnais le major S...

- C'est vous, L...? crie-t-il, puis, plus bas: Ils ont passé la frontière, nous restons seuls... Avez-vous encore des hommes?

- Oui, mon major; j'occupe les avant-postes.

- Rassemblez immédiatement votre personnel sur!a place.

Le rassemblement fait, le major nous adresse, gravement, ces paroles:

- Mes amis, nous sommes cernés par de grosses forces; il ne nous reste plus qu'à passer en Hollande. Ceux qui ne désirent pas me suivre sont libres.

- Bien, mon major, je le ferai jusqu'à la frontière, pas au-delà.

Le major a un mouvement de colère, puis se ressaisit.

- Que comptez-vous faire?

- Percer les lignes allemandes, ou me faire tuer.

- Mais c'est de la folie!

- Mon major, il ne me plaît pas de rendre mon sabre tant que je saurai m'en servir.

Il réfléchit un instant, puis me tend la main.

- C'est bien, dit-il, vous êtes libre. Adieu. Quatre hommes sont sortis des rangs: ce sont mes quatre amis, qui à la servitude, préfèrent une mort glorieuse.

- Garde à vous! - Par le flanc droit - droite! - En avant, marche!

Silencieuse et traînante, la troupe s'en va, s'éloigne et disparaît dans l'ombre...

C'est fait: nous restons seuls, séparés de l'armée par les flots ennemis, au sein desquels il va falloir nous jeter, pour passer ou périr. Haut les cœurs! Enfin le moment est venu où nous pourrons témoigner de notre amour filial à la Patrie aimée! Nous ne sommes pas vaincus, nous autres. Et malgré le désastre qui plane autour de nous, en dépit de la mort qui nous attend là-bas, nous sentons qu'en ce moment nos cœurs sont pleins de joie et d'espoir, et d'orgueil...

 

Dans les lignes allemandes

Avant de partir, nous tenons conseil, quelques secondes: les Allemands se sont étendus aujourd'hui depuis Saint-Nicolas jusqu'à la frontière; dans un mouvement aussi rapide, ils auront probablement laissé des trous entre ces deux points, par lesquels nous tâcherons de passer. Je prends la direction, et en route. Un grand signe de croix, je recommande mon âme et celle de mes compagnons au Dieu de justice; puis, munis chacun d'un bon fusil et d'une baïonnette, les poches bourrées de cartouches, nous nous mettons en marche, à travers champs, dans les ténèbres ennemies.

Au bout de 50 mètres, je suis forcé de m'arrêter; la tension nerveuse qui m'a soutenu tant que j'étais devant la troupe a soudain disparu, et, tout d'un coup, les fatigues des journées précédentes semblent refluer en moi et raidir mes membres;? en un vertige noir, la campagne tourne autour de moi, je tombe, le corps plein d'une immense lassitude... Et pourtant, il faut marcher. En avant donc, pour le Roi!

Halte! - Un croisement de chemins: derrière la haie, quelque chose a bougé; un de nous rampe vers le point, puis fait signe; ce n'est rien, le vent aura remué quelque branche dans l'ombre. On avance, on avance toujours, droit devant soi, dans l'immense polder, sautant les fossés pleins d'eau, butant à tous les pas dans les champs de navets qui se succèdent sans fin. Tout en marchant, j'arrache une betterave et la dévore à belles dents.

Au loin, un groupe de maisons se détache vaguement sur l'horizon: ce doit être la digue, qui donne passage sur la ligne d'eau. Si ce point est gardé - chose probable - il s'agira d'ouvrir l'œil. Nous approchons: les maisons sont éclairées; ce ne sont pas les paysans qui font de la lumière à cette heure: donc... Je m'approche à pas de loup d'une fenêtre et coule un regard avide par la fente du volet; une chambre pleine de Boches en manteaux gris, les uns ronflant, les autres discutant.

Nous nous glissons vers l'entrée de la digue: au coude, immobile, une sentinelle. Je me gratte le menton... Voyons. En longeant l'eau par le talus en contrebas, il doit y avoir moyen de passer, s'il n'y a pas là une seconde sentinelle. Retenant nos souffles, le regard scrutant chaque buisson, nous rampons lentement... Ça va; voici le bout de la digue, et personne!

Premier obstacle franchi sans encombre! Que Dieu protège le sommeil des Boches!

Et de nouveau, dans le désert sans fond, butant dans les sillons,' mordant dans les navets, nous allons par les champs, le regard fixé vers un vague point de direction qui recule à mesure qu'on avance, l'esprit figé dans la vision lointaine de l'armée qui, là-bas, attend nos bras et fascine nos cœurs...

Un hameau: pas de lumières. Si les Allemands n'y sont pas, peut-être y trouverons- nous un abri pour le jour. On y va: dans une cour, des fourbis et des armes; dans les hangars, des ronflements sonores... Passons, et en douceur. C'est plaisir de constater comme ces Prussiens se gardent mal. Si pourtant, ils savaient que cinq Belges bien armés sont occupés à se balader dans leurs cantonnements!

Et nou-s allons toujours. Maintenant ce sont des prairies, avec des haies et des clôtures en fil de fer à passer. Par-ci, par-là, des maisons isolées...! Attention! En voici une dont la fenêtre est éclairée. Nous faisons un détour pour l'éviter. Tout à coup, le gros Jeanjean, qui marche en tête, s'écrie:

- Par ici, lieutenant! Il y a un bon chemin!

A peine a-t-il terminé que j'entends le bruit d'un formidable plongeon et d'un corps qui se débat dans l'eau: le malheureux a pris pour un chemin un de ces larges canaux cou- verts de mousse qui sillonnent la région, et s'y est lancé avec une conviction digne d'un meilleur sort. Aussitôt un coup de feu retentit. Jeanjean se dépêtre et sort du bain; mais les balles sifflent à nos oreilles: nous sommes découverts.

Nous longeons en rampant le malencontreux fossé, nous en sautons un autre, nous nous faufilons le long des haies comme des renards traqués, toujours poursuivis par les balles. Devant nous, au bout d'un champ, se dresse une rangée de maisons: gare! A droite, le bâtiment éclairé que nous avons évité tantôt; à gauche, encore des maisons, au-dessus desquelles surgit un clocher. Diable! C'est un village: ce doit-être Saint- Gilles-Waes, et cela est plein d'Allemands! J'avise un massif de grands choux; nous y courons en rampant, et, le doigt sur la détente, nous nous tapissons dans les feuilles, attendant les événements.

Cependant, la fusillade s'apaise: les Boches auront perdu nos traces; mais il s'agit de filer d'ici avant que le jour se lève, et il est grand temps. Doucement, nous sortons de notre cachette, et, à 50 mètres d'une sentinelle, qui semble nous tourner le dos, nous rasons le derrière des fermes ou grouille l'ennemi. En passant devant la maison éclairée, je vois une ombre qui se penche à la fenêtre, puis la lumière s'éteint. Derrière- nous, le village s'anime: la poursuite commence.

Soudain, à 100 mètres devant nous, un groupe d'hommes débouche d'un chemin: une patrouille. A plat ventre, nous rampons le long d'un talus, puis, un à un, nous nous coulons dans un petit fossé que des coudriers couvrent de leurs branches. La patrouille passe et disparaît.

Mais le temps presse: déjà l'aurore pointe; mon pauvre Jeanjean grelotte de tous ses membres. Nous ne pouvons songer à passer la journée ici. J'avise une habitation, isolée du village, qui paraît bien tranquille. Peut-être n'est-elle pas occupée... Allons voir. A l'abri des fossés et des haies, nous arrivons derrière la maison. Dans la cour gisent des fusils et des sacs. Cela sent mauvais! Mais cet enragé de Van Bastelaer a déjà franchi la clôture.

- Lieutenant, dit-il, ce sont des havresacs belges:

On hésite un instant, on entre, et nous voilà tous les cinq dans la cour, les uns en train de fouiller les sacs, d'autres commençant à explorer la maison. Quant à moi, je vais jeter un coup d'œil dans la ruelle qui accède à la route. A l'autre bout, à 10 mètres de moi, se trouve un auto, et à côté ... un officier allemand!

Or, comme je regarde de son côté, lui tourne la tête du mien : nos regards se croisent. Je reviens vers mes hommes,.mais le Boche m'a suivi. Nous sommes à trois pas, les yeux dans les yeux; d'un geste fébrile, il saisit son pistolet et me met en joue; moi je dégaine mon sabre et lui en mets la pointe sous le nez... Jamais je n'oublierai ce que je vis alors: l'officier prussien pâlit soudain affreusement; je vis, l'espace d'un éclair, une indicible épouvante passer sur son visage; puis, brusquement, avant que je n'eusse le temps de le frapper, cet homme, qui avait tenu ma vie entre ses mains, tourna les talons et disparut dans la ruelle.

Mais, en même temps, branle-bas général dans les granges à côté; des têtes sortent de partout: cette fois cela va chauffer... Sans demander notre reste, nous sautons la palis- sade; le premier s'accroche et dégringole, le second tombe sur lui, si bien que tous les cinq nous roulons l'un sur l'autre dans le fossé, riant à faire enrager tous les Boches de la ferme.

Devant nous s'étend un immense espace découvert, plat comme un glacis; rien à faire, il faut passer par là: et au pas gymnastique, nous nous précipitons à travers les labourés. Nous n'en pouvons plus.

- Ce coup-ci, dit Snytsers haletant, je crois que nous sommes f...

- Oui, répond Jeanjean, qui souffle comme un phoque.

- Ça t' fera du bien pour ton rhume, lui lance le petit Gilissen, qui fait arrière-garde.

Et tous les cinq, toujours détalant, nous rions aux éclats.

Une route: Jeanjean s'y précipite, puis s'arrête et grogne:

- Attention, lieutenant!

Je regarde: à cinq mètres, près d'un petit bâtiment, une sentinelle allemande stationne, appuyée sur son arme... Ce n'est pas le moment de manœuvrer: je me tourne vers mes gars, et, tout en courant, je crie tout haut:

- Es geht wohl! Kommen sie hierduch! Nous traversons la route à son nez et nous élançons dans un petit bois qui borde l'autre côté: l'Allemand n'a pas bougé, trompé sans doute par le petit jour, par mes paroles, et aussi, peut-être, par l'audace même de la manœuvre.

O bonheur! A l'autre bout du bosquet, une ligne sombre apparaît, qui s'étend devant nous: c'est le labyrinthe, fouillis de sapinières, de hauts genêts et de taillis, qui borde le nord du pays. Nous traversons une clairière, puis un bois clairsemé, nous coupons le chemin de fer, où le poste ennemi n'a pas le temps de nous arrêter, puis de nouveau un bois; enfin, nous voici dans le fourré; derrière nous le bruit tombe, les coups de feu s'espacent et s'éloignent... Toujours courant, nous décrivons une série de zigzags et de courbes savantes, laissant derrière nous fossés, taillis, clairières... Enfin, au milieu d'un carré de jeunes sapins, je me laisse tomber; pour rien au monde je ne saurais me relever. Les quatre autres s'étalent près de moi, et nous restons étendus comme des morts dans les herbes mouillées.

Le jour s'est levé; une pluie fine tombe avec persistance et nous trempe jusqu'aux os. Nous grelottons de tous nos membres; Jeanjean tousse, ronfle et rêve tout haut; mes deux Flamands rigolent, sacrent et s'injurient, se traitant mutuellement de couards. Seul, Gilissen, le petit « rossai » de Liège, ne dit rien, mais tâche consciencieusement de dormir d'un œil tout en fouillant les abords de l'autre. Je lui rappelle le temps, où, en obser-Vation pour le fort de Barchon, il était resté quarante-huit heures perché sur son clocher, entouré par les Allemands, pour rejoindre ensuite le fort avec tout le matériel du poste.

Jeanjean, qui décidément, ne sait pas dormir, se met en devoir de dresser le menu: anchois, truites saumonées, poularde farcie, choux à la crème. Que sais-je encore? Je retrouve dans ma poche un demi navet, Gilissen possède trois bonbons, près de nous le sol est jonché de glands: cela va bien, on peut soutenir un siège en règle!

Je consulte ma carte - une vague carte du Touring-Club, qui seule me reste encore. - Horreur! Les péripéties de la nuit et nos trop multiples crochets nous ont fait décrire un immense demi-cercle, et pour l'instant nous sommes de nouveau à moins d'un kilomètre de la frontière, entouré d'Allemands de toutes parts!

Dans le bois, la fusillade reprend, s'éloigne, s'approche: c'est une battue en règle. Bien- tôt la poursuite se dessine, inquiétante; autour de nous, les balles cassent les rameaux; on nous déloge de-notre abri; nous longeons un fossé profond, au bout duquel nous débouchons... sur une troupe de Prussiens - à dix mètres; on se jette dans un fourré, et la chasse recommence.

Nouveau répit. Soudain, à quelque distance vers le sud, une vive fusillade éclate. Qu'est-ce? On dirait un engagement: y aurait-il encore par là quelque troupe belge qui, comme nous, tenterait de se dégager? Si extraordinaire que semble l'hypothèse, c'est la seule qui paraisse probable. Dans ce cas nous devons à tout prix la joindre et travailler de concert; peut-être notre intervention inattendue, si minime soit-elle, décidera-t-elle de l'issue du combat. Nous avançons: à peine avons-nous fait deux cents mètres, qu'un groupe de paysans débouche dans une clairière. Ils ont l'air terrifiés. On les interroge: ce sont les Boches qui sont en train de tirer dans les maisons du village, sous prétexte que les habitants ont caché des soldats belges! Oh! les brutes! Instinctivement, je me porte en avant. Mais bientôt de nouveau, les balles passent à nos oreilles, presque à bout portant. Cette fois il en vient de toutes parts: à droite, à gauche, les Allemands sont partout; c'est une fourmilière. De taillis ei taillis, de fossé en fossé, nous nous débattons sous l'étreinte, mais hélas! on recule, et derrière nous, c'est la frontière... C'est tait: voici la ligne; cette éclàircie, à cent mètres de nous, c'est la Hollande, et c'est le seul côté où ne fauche pas la mort! Snytsers blasphème comme un démon. Nous tenons conseil, à voix basse: trois parties s'offrent à nous: ou bien nous rendre aux Allemands; de cela, il n'en est pas question; - ou bien nous faire tuer ici, sur le dernier coin de la Patrie: c'est un geste tentant... mais ce n'est qu'un geste, et bien sûr qu'après cela nous ne rejoindrons plus l'armée de campagne; - ou bien... si l'on essayait, en longeant la frontière, d'échapper à la fois à la poursuite allemande et aux postes hollandais? Ce parti semble le plus sage: les cent mètres sont bientôt franchis. Une borne de fer au coin d'un bois. Allons! Un pas: nous sommes en Hollande.

 

Prisonniers

L'ennemi, ce sont maintenant les postes de surveillance, qu'il faut éviter pour passer. Nous nous engageons dans un chemin de sable qui coupe une sapinière épaisse. Nous n'avons pas fait cent mètres, que nous nous trouvons inopinément devant un grand ser- gent hollandais qui nous arrête du geste. Je jette autour de moi le coup d'œil circulaire du gibier dépisté: dans l'éclaircie d'où sort le sous-officier, une multitude de soldats à galons orange se promènent sur une route, mêlés à des civils! Diable! Nous sommes en pays neutre, il faut bien se montrer convenables: j'entre en négociations avec le Hollandais; j'essaie de lui faire entendre qu'il arrive à tout le monde de se tromper de chemin; je fais mine de m'éloigner en m'excusant, annonçant que nous repassons la frontière par le plus court chemin. Mais il ne s'agit pas de cela: le grand escogriffe, répond à mes discours par un sourire amène, et, très calme, nous invite à le suivre. Force nous est de nous exécuter, car déjà les soldats nous entourent, et ils ont tous l'air sérieux en diable! Je cache mon sabre sous un buisson, j'enlève mes insignes d'officier pour les dérober à la honte et pour être moins remarqué. Au poste, nous jetons nos bons fusils sur un monceau de butin, et on nous emmène...

Désarmés! Prisonniers! Ah! nous ne rions plus maintenant! Mes quatre loups, trans- formés malgré eux en agneaux, se rongent les poings, furieux; quant à moi, je me sens dégradé, et je voudrais pleurer de honte et de rage! Il me semble lire, dans les yeux de ces gens qui nous regardent passer un sourire de pitié et de mépris, et je sèche de douleur d'avoir exposé à un tel déshonneur le noble uniforme que nous traînons ici. Ah! combien je regrette maintenant d'avoir passé la ligne fatale! Est-ce assez bête de s'être laissé prendre ainsi! Aucun de nous ne dit mot; nous ne répondons pas aux questions qu'on nous pose; mais nous semblons des félins pris au piège, qui cherchent, l'œil en dessous, l'issue où s'échapper. C'est notre idée fixe: demain nous devons être en Belgique - nous y serons!

On nous joint à un convoi de prisonniers. Comment décrire la douloureuse étape de ce lamentable troupeau? Oh! l'humiliant cortège que celui de tous ces soldats sans armes! » - A un tournant de route, nous filons: on nous ramène aussitôt. A Terneuzen, deuxième évasion; avec un nouveau camarade qui s'est joint à nous, nous cherchons des vêtements civils; peine perdue! tous les magasins de confections sont fermés, personne ne veut nous fournir d'effets. Alors je mets mes hommes sur deux rangs, je reprends mes insignes d'officier, et, au pas, nous nous dirigeons vers la porte de la ville. Un poste nous arrête:

- Où allez-vous?

- Au Sas-de-Gand.

- Quoi faire?

- Prendre des attelages pour les voitures d'ambulance.

- Qui vous envoie? L'officier qui est au pont.

Le gradé n'a pas l'air trop convaincu...

- En avant, marche! Et nous passons.

A la poterne d'enceinte, nouvel interrogatoire. Comme nous avons l'air très assurés et très bourrus, le stratagème prend encore. Nous voici sur la grand'route de Selzaete: dans deux heures nous foulerons le sol belge, si tout continue -à aller bien; nos pieds ont des ailes... Hélas! à mi-chemin, un poste nous attend, prévenu téléphoniquement de notre escapade. Il a beau jeu, dans ce pays de canaux et de digues! Nous sommes arrêtés et ramesnés à Terneuzen entre deux rangs de soldats, baïonnette au canon. Une nouvelle tentative achève de nous mettre en mauvaise posture: nous sommes notés comme individus dangereux, jetés sur un ponton et étroitement surveillés. Puis une péniche, bourrée de prisonniers, nous emmène vers une destination inconnue.

Il fait nuit. Étendu sur le pont, par un froid glacial, je regarde les étoiles, tandis qu'à nos côtés les quais fuient derrière nous.

Pendant un temps, nous sommes en mer: nous passons sans doute devant Flessingue; puis de nouveau des canaux, qui se succèdent et s'enchevêtrent à n'en plus finir... Où allons-nous? Toute la nuit nous marchons de la sorte.

Au matin, on fait halte. Attention! Sur le quai, la foule accourue lance des pains et des fruits: bousculades, cris, cohue; c'est le moment. Nous enjambons le bastingage, sau- tons sur le quai et courons nous cacher dans d'énormes caisses à fumier entassées tout près .de là. Oi ne nous a pas vus: tout va bien. Déjà le remorqueur siffle pour le départ. Malheureusement, nous sommes trop connus: on remarque notre absence; recherchés, découverts, nous sommes, de force, ramenés à bord.

Et de nouveau, pendant des heures, on navigue dans d'immenses bras de mer, sans s'arrêter nulle part. De l'eau, toujours de l'eau! Comment parviendrons-nous à nous tirer de là? En tout cas, la première chose à faire, c'est de trouver des vêtements civils. Sur le bateau, certains prisonniers sont déjà en bourgeois. Nous parlementons dans les coins, troquons nos uniformes contre leurs hardes, et bientôt nous nous retrouvons dans les plus belles tenues de débardeurs qu'il soit possible d'imaginer. Nous ne pouvons nous tenir de rire, à voir notre mine sinistrement canaille sous ces nouveaux dehors: Snytsers est un véritable apache, Jeanjean exibe un tennis tout râpé, qui moule avantageusement son gros ventre, Gilissen a l'air d'un charbonnier, moi j'ai l'aspect chétif d'un mendiant miséreux; c'est encore Rolent, notre nouvelle recrue, qui, avec son chapeau mou, conserve l'extérieur le plus décent. Seul, cet entêté de Van Bastelaer n'a pas prétendu quitter son uniforme. Mal lui en pris: désormais il ne pourra plus nous suivre.

Enfin voici Dordrecht: on débarque le convoi pour faire manger les prisonniers à la caserne: après quoi, on nous dirigera sur Groeninghe, en Frise, pour y être internés. Groeninghe! Miséricorde! Il faut absolument nous échapper d'ici: c'est la dernière bonne carte qu'il nous reste à jouer.

On nous forme par quatre, et, entre deux haies de soldats, la troupe se met en marche. Les rues sont pleines de curieux qui demandent des boutons et des cartouches en souvenir. C'est ce-qu'il nous faut: l'un de nous, à un tournant de rues, se met à en distribuer tant et si bien qu'il se produit un rassemblement, du désordre, une rupture dans le cordon de troupes. C'est cela: sans avoir l'air de rien, nous faisons un quart de tour à droite, et, le plus simplement du monde, nous regardons défiler le cortège comme de braves spectateurs... 0 liberté! Il faut t'avoir perdue pour goûter ta douceur recouvrée! Avec quelle joie nous enfilons les rues étroites où nul ne nous connaît! Avec combien d'entrain nous discutons maintenant notre plan de retour vers la « Libre » Belgique!

 

Le Retour

Nous eûmes la bonne fortune de trouver à Dordrecht un brave batelier belge qui nous hébergea à son bord et nous fournit le moyen de regagner Flessingue. Là, confondus avec le flot des réfugiés, nous n'eûmes pas de peine à passer inaperçus. Maintenant, en route pour la Belgique: bateau, train, voitures, auto, charrettes, tous les moyens de transport furent successivement mis à contribution pour hâter le retour: notre air rébarbatif avait raison de toutes les résistances.

Enfin, voici la frontière: nos pieds foulent la terre belge! 0 bonheur! Aucun mot ne saurait peindre l'indicible sentiment qui nous prit en ce moment. C'est alors que je com- pris, dans sa plénitude, ce qu'est l'amour de la patrie: l'air nous semblait meilleur, la terre avait un autre aspect et nous reconnaissions ses senteurs et les herbes qui croissaient aux fossés de la route; les arbres nous faisaient accueil et les rameaux nous redisaient de vieilles choses connues avec des gestes familiers qui éveillaient tout au fond de nos cœurs d'adorables et mystérieux souvenirs. Oh! cette vie profonde éparse dans les choses, comme elle buvait, comme elle absorbait la vie de nos âmes! et avec quel bonheur celles-ci s'y épandaient pour s'unir de nouveau à elle! L'âme de la patrie s'ouvrait autour de nous en murmurant sa captivante chanson, et, avec son sourire tout ensemble joyeux et triste, elle semblait à la fois nous prendre sous ses ailes et implorer notre aide. Pauvre Belgique, mère de mon sang et de ma vie, j'aurais voulu baiser ton sol martyr. Mais ce qu'un brûlant baiser n'a pu te dire alors, mon sang, qui est à toi, te le diras un jour, en t'arrosant, joyeux, pour féconder en toi le germe de ta liberté!

Et nous marchions, heureux et pleins de fièvre, hâtant la course de toutes nos forces, pour prévenir le flot envahisseur qui allait atteindre la côte et pouvait nous couper une seconde fois. Enfin, à Ostende, nous trouvâmes l'extrême queue de nos colonnes serrées de près par les Allemands; avec elles, nous arrivâmes à Furnes où se trouvait le Roi.

On hésita à nous reconnaître, tant nous avions l'air misérable. Nous étions, tous les cinq, à bout de forces; certains ne savaient plus marcher, d'autres étaient malades. Mais nous avions puisé dans la lutte, avec la joie du devoir fait, une force infiniment plus grande et plus précieuse que les forces du corps: celle du cœur qui aime, et qui veut puissamment, et qui fera ce qu'il veut parce qu'il aime!

 

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