- de la revue Revue de la Presse', du No. 151, 6 septembre 1918
- 'La Belgique Héroïque et Vaillante'
- 'l'Auto Blindé N. 7'
- Recueillis par le Baron C. Buffin
Récits de Combattants
- autos blindés belges dans la presse anglaise
- l'Auto Blindé N. 7
- Par le sous-lieutenant G. Thiery, du 1er régiment des guides
- commandant le groupe d'autos blindés de la 1er division de cavalerie
Quelle agréable et facile besogne que de raconter les aventures d'autrui et de vanter les exploits et le courage d'un ami! Mais quelle gênante et délicate chose que de retracer ses propres actions! Pour celui qui s'estime récompensé par le sentiment du devoir accompli, dire: « J'étais là, telle chose m'advint » n'est guère uvre aisée. Enfin, puisqu'il faut que je parle...
C'est donc à Wommelghem, près d'Anvers, que je reçus le 4 septembre 1914 le commandement de l'auto blindé n 7, attaché à la division de cavalerie. Que je dise bien vite le mérite de ceux qui conçurent cet engin. On en construisit, qui restèrent six mois au chantier. Les uns sont des monuments inutilisables, les autres, merveilles inventées dans les bureaux, devraient être dépouillés des trois quarts de leurs perfectionnements pour être en état de servir au feu. Tandis que du premier coup, en trois semaines, les usines Minerva et les chantiers Cockerill livrèrent à l'armée belge ce que je crois être, encore actuellement, le meilleur auto blindé en usage: sûr, maniable, rapide, solide et efficacement protégé.
L'auto 7 m'amenait un lot de braves: d'abord le comte Guy de Berlaymont, qui est le courage et l'insouciance personnifiés; puis Constant Heureux, la bravoure et l'abnégation faites homme; enfin Dujardin et Gouffaux, deux bons et vaillants soldats. Tous, comme moi, volontaires de guerre.
De plain-pied, cette équipe entra dans le drame:
Le 5 septembre au soir, au Critérium, à Anvers, en une tablée joyeuse, le lieutenant Hankar, le comte Henri de Villermont, le prince Baudouin de Ligne, Misson, Philippe de Zualar, Berlaymont et moi étions réunis, discutant noire prochaine sortie.
Le 6 au soir, Berlaymont et moi, nous nous retrouvions au Critérium, et de grosses larmes nous montaient aux yeux, en regardant les places que la veille occupaient nos amis. L'après-midi même, patrouillant autour d'Herenthals, nous avions appris que leurs voitures étaient attaquées près de Zammel. Et tout ce que nous avions pu arracher à l'ennemi, c'étaient trois cadavres, quatre blessés, des armes et deux autos blindés.
Les Allemands venaient d'inscrire un gros article en tête du compte que nous avions à régler avec eux.
Dès le 8 septembre, nous avions notre revanche. Pour la seconde fois, l'armée sortait d'Anvers et la division de cavalerie, formant l'aile gauche, progressait vers Louvain. Les renseignements affluaient au quartier général et l'un d'eux frappa le général de Witte, ce chef dont je ne puis parler qu'avec respect et admiration. On mandait donc au général que le village de Werchter n'était gardé que faiblement. Un coup de main peut donc nous rendre maîtres du passage de la Dyle: il va être tenté.
L'exécution en est confiée au bataillon de carabiniers cyclistes, phalange héroïque, qui ne doit être présentée à personne. Chacun connaît nos « diables noirs », ceux de Haelen et de partout où il y eut des coups à donner et des lauriers à cueillir, bande de braves qui partait en riant, pansait en chantant ses blessures et retournait le lendemain au combat, son ardeur naturelle doublée du désir de venger les morts de la veille.
Mon auto part en tête de la petite colonne. Entre Schriek et Tremeloo, une compagnie de cyclistes est laissée, formant repli pour les deux autres qui marchent en avant. Nous voici à Tremeloo; dans le village dévasté et désert, le lieutenant Fritz de Menten et un demi-peloton du 2e lanciers nous attendent et nous confirment que Werchter n'est tenu que par une petite force. On leur a assuré que les fantassins boches, sauf quelques-uns qui font la cuisine sur la place, sont en train de s'enivrer de Jack-Op à la brasserie.
Quel entrain! Nos deux cent cinquante cyclistes savourent déjà la joie qu'ils auront tantôt à revoir leurs vieilles connaissances, les pillards, incendiaires et tortionnaires prussiens. En route donc en trois colonnes. Celle du centre, que je précède, prend la route directe; une autre oblique à gauche pour attaquer Werchter en descendant la Dyle; la troisième se répand dans la plaine à droite pour aborder le village par le nord. Le demi-peloton du lieutenant de Menten éclaire la colonne de gauche, et c'est au pas de course que nous nous ébranlons. Le pont sur la Laak, petit affluent droit de la Dyle franchi, les vélos sont laissés et les tirailleurs filent au trot, courbés dans les récoltes.
Avec l'auto en marche en arrière comme toujours pour combattre, j'arrive aux premières maisons de Werchter. Pas une âme qui vive! Ce silence, ce mystère ne sont pas naturels. A 100 mètres de nous, la rue principale est barricadée. Un habitant vient nous assurer que le peu de Boches qui occupe Werchter fuit déjà vers les ponts. Vite, nous sortons de l'auto la mitrailleuse, son pied de campagne et des caissons de cartouches, comptant portc-r le tout par-dessus la barricade que l'auto ne peut franchir et aller balayer de balles le pont, afin que la proie ne s'échappe pas.
Berlaymont, la mitrailleuse sur l'épaule, et un cycliste portant deux caissons, entrent les premiers dans la rue. Ils n'y font pas dix pas; une volée de balles les salue; on tire de toutes les fenêtres, le cycliste a le bras cassé. Comme si cette salve était un signal, tout le pourtour de Werchter se couronne de courtes flammes, une fusillade infernale éclate, entremêlée du tac, tac, tac sinistre des Maxims. Werchter est un traquenard et c'est à un contre quatre que nous avons attaqué l'ennemi, invulnérable derrière les murs crénelés des maisons. La retraite est obligatoire; mais la destruction du bataillon sera-t- elle évitée?
C'est dans ces instants tragiques que l'on juge de la valeur d'une troupe. Aux coups de sifflet de leurs officiers, les cyclistes en bon ordre se replient, tout en ripostant au feu ennemi. Comme à l'exercice, mes hommes remettent et sanglent dans sa boîte le pied de la mitrailleuse, tandis que le chef mitrailleur met sa pièce en batterie et attend l'ordre de tirer. Dans l'auto, chacun occupe sa place marquée d'avance: le chef mitrailleur debout à côté du chauffeur; celui-ci à son volant, chargeant la pièce tout en surveillant la marche du moteur; le second mitrailleur est assis à la turque, à l'arrière: il passe les chargeurs pleins et range les caissons vides; enfin, le chef d'équipe est à genoux à côté de lui, le buste hors du blindage. Il dirige le tir à l'aide de ses jumelles. C'est le poste périlleux, où les trois quarts de ceux qui sont morts en auto blindé ont eu le crame percé, et où moi-même j'ai été deux foix blessé en pleine tête.
Nos cyclistes commencent donc à repasser le pont de la Laak et nous ouvrons un feu rapide sur les limites de Werchter, d'où l'ennemi fait mine de déboucher pour nous pour- suivre.
Le feu attire le feu: c'est aussitôt une grêle de balles qui crépite sur le blindage ou passe à nos oreilles avec le bruit d'une grosse mouche furieuse qui volerait vite.
Notre brave Hotchkiss tire sans relâche. Le second mitrailleur la soigne comme une bête aimée, Aussitôt qu'elle a craché sa rafale d'une centaine de balles, vite, une pincée de vaseline sur le piston, et un torchon mouillé sur le canon. Cependant, en cinq minutes, voilà mille cartouches tirées. Le canon chauffe: de noir, il est devenu bleu et se marbre de taches. Il faut en changer. Nous avançons vers le pont de la Laak que tous les cyclistes ont maintenant passé, encourageant les blessés qui s'efforcent de ramper jusque-là, et faisons sous le feu la manuvre du changement de canon. Un verrou à ouvrir, quelques coups de maillet sur une grande clef, le canon est saisi dans des chiffons et plongé dans un bassin d'eau froide: avec un sifflement, un long jet bouillant s'élève. Tandis que le chef mitrailleur donne un rapide coup d'il au mécanisme d'entraînement, et le graisse, son aide retire le second canon de sa gaine et le met en place. Pan! Pan! Il est calé, quarante secondes sont écoulées et nous sommes prêts à tirer.
L'ennemi débouche de Werchter; je vois nettement les lignes de tirailleurs qui avancent dans les seigles et les betteraves. « Voyez-vous? - Oui. - A trois cents mètres, fau- chage libre, par rafales de 60 à volonté, feu » Et la Hotchkiss reprend son bruit de machine à coudre géante. Là-bas, on voit les bonshommes gris qui culbutent, qui courent, qui se cachent. Et les balles sifflent de plus belle autour de nous.
Les cyclistes se sont encore éloignés de 500 mètres dans leur retraite; mais notre canon s'échaufle de nouveau; de plus l'extracteur est sale et donne des ratés. Nous reculons une seconde fois, et, derrière une haie, la manuvre du changement de canon, compliquée du changement d'extracteur, se renouvelle. L'ennemi en profite pour approcher au pas de course: dépêchons-nous. Tout est prêt? La voiture recule; à 100 mètres du pont, voici un bel emplacement: 500 mètres de vue des deux côtés de la route, sur le cours de la Laak. Cette fois, c'est l'affût. Nous ne répondons plus aux coups qu'on nous destine; nous ne gâchons plus de ïriuni-tions au jugé. Le chef mitrailleur à droite, moi à gauche, nous guettons les groupes qui arrivent à la berge. Rrran! Un chargeur dans chacun. En est-il tombé, comme cela: du joli tir, avec résultat contrôlé. Et sans hâte: la pièce chauffe doucement.
Cependant, voici quarante minutes que le combat dure. Les cyclfstes doivent arriver à Tremeloo. Restent les blessés. Berlaymont et moi mettons pied à terre et ramassons six ou sept que nous asseyons sur les coffres, sur les ailes, sur la plate-forme arrière et jusque sur le capot. Cette opération exaspère les Boches, qui nous canardent furieusement. Filons, maintenant. Mais sur la route de Tremeloo, nous rencontrons une vingtaine de pauvres blessés, qui se traînent lamentablement et tendent vers nous des mains suppliantes. Impossible de les abandonner. De l'arrière-garde des cyclistes qui quittent Tremeloo se détachent six volontaires. Tandis qu'ils sortent d'une ferme une charrette et un vieux cheval, restés par miracle au milieu des ruines, la mitrailleuse reçoit quelques soins indispensables. Et l'auto repart, en marche arrière vers Werchter, suivi de l'attelage, transformé en ambulance. A 100 mètres en avant du pont, un blessé s'est couché au travers de la route: il veut être ramassé tout de suite. Nous l'attachons sur la plate-forme et n'y pensons plus, car voilà les balles qui re-pleuvent. Les Boches ont passé le pont, il nous faut les refouler, pour que, derrière nous, on puisse relever les blessés. Et nous avançons doucement, en faisant un feu d'enfer contre les ennemis, qui courent de haie en haie, tout près de nous.
Le lieutenant de Menton, fait prisonnier au début de l'action et libéré plus tard, nous a raconté cette partie du combat. Les Allemands - deux bataillons et un escadron - le traînaient après eux dans la poursuite et nous faillîmes le délivrer. Pendant un instant, il ne fut environné que de morts, et il dut s'aplatir dans un fossé pour ne pas partager le sort de ses gardiens. Nous n'étions plus qu'à 100 mètres: un officier allemand lui dit le soir que ce damné « nummer sieben » (nous avions, par forfanterie, peint un gigantesque 7 sur notre blindage) avait tué plus de 200 hommes en une heure.
Cependant, notre provision de 4 500 cartouches tirait à sa fin. Nous nous mîmes à céder du terrain, d'autant plus que les balles nous arrivaient maintenant de droit et de gauche.
Plus de blessés sur la route: les braves carabiniers ont bien travaillé. Bon" Dieu! Et celui qui est sur la plate-forme? Notre dernière rafale tirée, nous regardons, croyant le voir à l'état d'écumoire: eh bien non, il n'a pas une égratignure de plus que tantôt et pourtant tout l'arrière de la voiture est constellé d'impacts de balles. En voilà une veine! Nous n'avons pas à nous plaindre non plus, puisque notre équipe n'a subi aucune perte. Pendant cette seconde sortie d'Anvers, nous eûmes chaque jour de magnifiques occasions de nous signaler. Ainsi, le 10 septembre, nous partons de Rhode-Sainte- Pierre avec des pionniers, et, nous coulant entre postes et patrouilles allemands, nous parvenons à Cumptich, près de Tirlemont, à 15 kilomètres derrière les lignes ennemies. Pendant que les pionniers ruinent la voie du chemin de fer de Louvain à Liège, nous nous plaçons à l'affût sur la route. Arrive une petite auto rouge, une Pipe 12 chevaux 1912, menée par un soldat allemand, dans laquelle deux officiers se prélassent. Berlaymont saisit sa carabine et, à 100 mètres fait feu de ses deux coups. Chaque balle frappe un officier en plein front. L'auto stoppe, le chaufleur lève les bras; nous nous élançons, browning au poing: dans le fond de la voiture gisent les deux officiers, le crâne ouvert, la cervelle épanchée. « Quel malheur, dit tristement Berlaymont; ils ont sali la garniture. »
Après avoir ligoté le chauffeur, nous partons en auto le long de la voie; en approchant des sentinelles postées de distance, nous crions: « Kommen sie hier, oder du bist todt. » Pas un des cinq prisonniers que nous fîmes n'esquissa un geste de défense: du plus loin qu'ils virent l'auto blindé, ils jetèrent leurs armes et levèrent les mains. D'aucuns se mirent à genoux, en disant pardon. Au retour, l'auto capturée eut une panne, et c'est avec un empressement obséquieux, que le chauffeur prisonnier la répara. Et comme nous repartions, ce fut le comble: des cris affolés de « Hait! Hait! Du vergist mich » retentirent derrière nous; un de nos prisonniers qui s'était, à notre insu et pour raisons intimes, retiré derrière une haie, nous poursuivait en remontant à deux mains sa culotte!
Ce même jour, 10 septembre, j'eus encore deux gros combats: je pus d'abord progresser jusque dans Blauwput, fauboug de Louvain. Il m'en coûta la vie du caporal Royer, un tout brave, cité déjà à l'ordre de la division. L'après-midi, ce fut le combat de Pellenberg où l'enragée résistance des fusiliers marins allemands enraya nos progrès.
Jusqu'à l'Yser, mon auto fut engagé en moyenne trois fois par jour. Il m'est impossible de narrer toutes ces escarmouches et je me bornerai aux épisodes les plus intéressants:
Le 27 septembre, à Alost, mon auto était abrité dans la petite rue du pont de Morseel, derrière une barricade formée de tonneaux de harengs en saumure (voir aussi : Filming Street-Fighting in Alost, September 1914). Nous attendions sans rien voir, attrapant des obus tout autour de nous. Tout à coup, un projectile tombe en plein da.ns la barricade et remplit la voiture de harengs. Quelle infection! Jamais une odeur aussi désagréable n'a encore empoisonné nos narines. Tandis que nous pestons, en nous bouchant le nez, survient un grand diable d'Américain, porteur d'une boîte contenant un appareil de photographie cinématographique. « Captain, dit-il, I am operator of an american cinematograph. Shall I have the honour of taking views of your moto-car in fighting position? » Nous n'étions pas revenus de notre stupeur qu'un obus tombe dans la maison voisine, qui s'écroule sur nous ainsi que sur l'opérateur américain, au milieu d'un nuage de poussière et d'un fracas épouvantable. Avec le plus beau calme, Berlaymont me crie: « Attention, l'objectif est toujours bon à ramasser. » Il se relève et se met à la recherche de l'objectif. A ce moment, nous voyons l'opérateur de l'américan cinéma, qui avait reculé de quelques mètres et qui, avec un appareil encore sur trois pieds, prenait flegmatiquement des vues.
- tiré du film 'la Défense d'Alost'
- voir aussi : Filming Street-Fighting in Alost, September 1914
Entre 11 heures et midi, nous reçûmes l'ordre de reculer de 100 mètres pour appuyer le peloton du 5e lanciers du lieutenant van den Elschen, qui était retranché derrière une barricade de balles de tan. Aucun ennemi n'était visible et l'on ne s'apercevait de sa présence qu'à la chute des obus. Un de ces projectiles enfonça providentiellement la vitrine d'une épicerie Delhaize, ce qui nous permit de faire dans la véranda un copieux déjeuner à l'il, au son des airs de tango à la mode, joués sur le piano par le lieutenant Poncelet. Tout alla très bien jusqu'au moment où un obus renversa une cheminée sur la véranda, ce qui nous mit en fuite. Nous retournons à la barricade et trouvons l'opérateur du cinéma en train de faire répéter par des cavaliers la mise en scène d'une défense d'Alost. « Je n'ai encore pris qu'un bombardement, explique-t-il, et je voudrais assister à un véritable combat. » Amusés de cette idée, les officiers lui cèdent la direction des opérations et c'est commandés dans un français petit nègre que les cavaliers repoussent d'abord par le feu une attaque ennemie supposée et exécutent ensuite une contre-attaque brillante. Il fallait des victimes et c'est sur l'ordre: « Des morts, maintenant; que plusieurs cadavres jonchent le sol. » Mais l'entrain des troupes est tel qu'il faut les injonctions réitérées de l'Américain pour tenir les cadavres à terre jusqu'à ce que le film soit tourné. Ce vues, qui ont paru dans le Daily Mirror du 1er octobre 1914 sous le titre: « Défense d'Alost », ont été reproduites dans tous les cinémas de Londres. Peut-être mes lecteurs les verront-ils paraître sur l'écran à Bruxelles; ils sauront alors que, de toute l'histoire, il n'y eut que le bombardement qui fut véritable.
Le 6 octobre, notre auto faillit inscrire à son actif un bien bel exploit. Les Allemands avaient placé à Schoonaerde, sur la route de Wetteren à Termonde, une batterie d'obusiers de campagne qui bombardait nos tranchées de la rive gauche de l'Escaut. L'auto 7 et des lanciers étaient en observation à 3 kilomètres, vers Wetteren, au débouché de Wichelen. Entre Schoonaerde et nous, la route n'était barrée que par le hameau de Bohemen, faiblement gardé par l'ennemi. Nous décidâmes de tenter un grand coup. Tandis que Berlaymont, l'homme qui ne doute de rien, s'en va attaquer Bohemen par la voie du chemin de fer, avec trois tirailleurs, je fonce avec l'auto, dans le hameau, à toute allure. Des charrettes sont disposées pour barrer la chaussée, l'auto les culbute et nous voici à 600 mètres de la batterie ennemie en action.
Mon chef mitrailleur Heureux ouvre le feu: il faut voir dégringoler les artilleurs pris d'enfilade! Les survivants- bien peu - coupent les traits des chevaux, les .enfourchent et se sauvent. La batterie est à nous! Hélas! non. L'artillerie belge a vu un auto blindé dans un endroit où il ne peut y avoir que des Boches. Et elle ouvre sur nous un tir accéléré. Les obus labourent la route, le blindage est criblé d'éclats de shraonéils, Ils tirent trop bien, les Belges! Il faut que nous partions. Une demi-heure est perdue à téléphoner au commandant d'artillerie qu'il se trompe. Nous refonçons dans Bohemen, et apercevons de nouveau nos canons. - Joie!
Mais les Boches ont eu le temps de les couvrir. A notre droite, à 50 mèires, la haie du chemin de fer est tenue par des tirailleurs avec une mitrailleuse. Devant nous, une ferme et son verger, à cheval sur la route, sont occupés aussi. Et nous sommes accueillis par un feu épouvantable, à bout portant. J'abandonne mon volant - quand Berlaymont n'est pas là, je suis le seul sachant conduire - et j'engage le combat. Maniée par Heureux, tireur émerite, la mitrailleuse crache la mort à coup sûr. Le feu faiblit partout où nous dirigeons notre tir. Mais voici que je ressens un double choc au bras droit: la mitrailleuse boche vient de me gratifier de deux balles. Grâce à Dieu, je l'ai vue, et Heureux la fait taire en démolissant ses servants. Tout à coup, sans cesser de tirer, Heureux crie à son aide: « Chargez seul, je ne puis plus! » Je regarde: la moitié de sa main gauche vient d'être arrachée par une balle dum-dum. Et je reçois un nouveau choc terrible, à la tête cette fois; j'ai conscience de tomber de l'auto sur le pavé... puis, plus rien. Quand je reviens à moi, je suis au fond de l'auto et ma pièce crépite toujours, maniée par l'aide mitrailleur. Heureux, qui m'a ranimé, me dit simplement: « Maintenant que j'ai été vous ramasser, à votre tour! Il faut conduire la machine! » Ce ne fut pas commode. Mon bras droit était inerte et le sang qui coulait de ma tempe ouverte m'aveuglait. Tant bien que mal, changeant de vitesse avec mon pied droit, je pus faire partir l'auto. Il me fallut de nouveau, sous le tir plongeant des Boches, renverser les charrettes qu'ils avaient remises en place.
A Wichelen, Berlaymont enfin revenu trépignait de fureur de ce que nous avions combattu en auto blindé sans lui. Et tandis que l'ambulance nous"emportait, Heureux et moi, il prenait une mitrailleuse de réserve, s'installait dans la voiture déjà pleine de sang et allait tuer une vingtaine des Boches qui avaient si mal arrangé ses amis.