de la revue ‘Revue de la Presse', du No. No. 147, 4 aout 1918
'La Belgique Héroïque et Vaillante'
'Le 1er Régiment de Lanciers
à Termonde'
Recueillis par le Baron C. Buffin

Récits de Combattants

soldats belges à Termonde

 

Le 1er Régiment de Lanciers à Termonde
par le colonel adjoint d'état-major E. Joostens
 

Les opérations du siège d'Anvers commencèrent le 28 septembre. L'ennemi bombarda les forts, dont la résistance fut compromise par le tir des pièces de 42 cm; en même temps, il chercha à forcer l'Escaut entre Termonde et Gand, dans le but de couper la retraite à l'armée belge. Le fleuve fut défendu par la 4e division d'armée, postée principalement vers Termonde. Le 1er lanciers était à l'extrême droite de cette division. Plus à l'ouest, vers Wetteren, s'échelonnait la 1er division de cavalerie qui surveillait la rive gauche de la Dendre.

L'organisation de l'armée belge sur pied de guerre prévoyait un régiment de cavalerie pour chaque division d'armée. Les hasards de la campagne firent que seuls les 1er et 3e lanciers restèrent d'une façon permanente auprès des grandes unités auxquelles ils étaient organiquement attachés.

Alors que la majeure partie de notre arme s'attendait à garder des éperons chaussés bien haut et préparait ses fanfares, le 1er lanciers, au point de vue cavalier, ne pouvait émettre les mêmes prétentions puisqu'il était destiné à suivre le sort de la 4e division d'armée pendant presque toutes ses opérations.

Néanmoins, il y avait du bon ouvrage à faire et, dès le début, tant sur les rives de la Meuse qu'autour de Namur, des reconnaissances hardies firent voir ce que valait l'outil. Dans le secteur nord, le major adjoint d'état-major Lemercier, aujourd'hui brillant colonel du 5e lanciers, prend la direction des combats de Boneffe et du Moulin de Sauvenière. Au sud, notre regretté camarade, le lieutenant

Moreau, pousse une reconnaissance avec la plus grande hardiesse. A la tête de deux pelotons, il atteint Ciney, encombré d'Allemands. Au retour, sa petite troupe est complètement cernée, mais le lieutenant ne se laisse pas intimider, il bouscule son adversaire et, grâce à son énergique intervention personnelle, sauve la vie ou tout au moins la liberté d'un de ses camarades, entouré par des uhlans qui s'apprêtaient à lui faire un mauvais parti.

L'esprit de nos cavaliers est merveilleux; combien d'entre eux se livrent à des prouesses individuelles. Je me souviens, entre cent, de ce joyeux trompette qui s'était spécialisé dans la chasse aux Boches. Partant seul à l'affût, il était tout penaud quand il n'en portait que deux ou trois à son tableau journalier. Parfois pourtant, il en accusait une dizaine et, ces jours-là, son œil éveillé brillait un peu plus que de coutume.

Vint l'évacuation de Namur le 23 août: pénible et douloureuse retraite! L'étape était longue, les montures épuisées, la température très haute, les uhlans parfois un peu près, mais qu'importait tout cela? Il nous fallait avant tout rejoindre nos frères d'armes à l'armée de campagne. Et l'on arrive ainsi, après de nombreux incidents, à Coulommiers et à La Ferté! Puis c'est le Havre et les quelques jours de vie calme au milieu d'une population accueillante qui laissera tant de souvenirs reconnaissants dans nos cœurs belges, et enfin quatre steamers qui nous ramènent à la mère patrie.

Le temps de nous rééquiper et au bout de quelques jours passés à Contich, nous parti- cipons aux opérations autour du camp retranché. Ce sont alors des reconnaissances au nord de Malines, vers Louvain, Lippeloo, etc., etc.. Partout nos officiers rivalisent d'entrain et d'audace; la troupe n'a rien à envier à ses chefs. Au début d'octobre, les assiégeants prononcent l'attaque générale de la position organisée sur la rive nord de la Nèthe. En même temps, ils font des tentatives pour le passage de l'Escaut à Baesrode, Ter-monde et Schoonaerde. La 4e division d'armée et la 1re division de cavalerie les arrêtèrent.

Le rôle du 1er lanciers, pendant cette période, fut de lancer des reconnaissances au delà de Termonde, à Gyseghem etAudeghem; puis, quand l'ennemi devint par trop pressant, d'assurer la surveillance de l'Escaut et, le cas échéant, la défense du fleuve, entre Dyck et Schoonaerde.

Vers le 4 octobre, la situation devint assez critique. Voici un extrait d'une relation du capitaine commandant Cartuyvels de Collaert qui la dépeint fidèlement pour son escadron; les autres sont logés à peu près à la même enseigne:

« Une compagnie d'infanterie en première ligne et mon escadron en deuxième ligne devaient empêcher les Boches de passer le pont à moitié détruit de Schoonaerde.

» Le 4 octobre après-midi, nous subissons un feu des plus violents; vite j'évacue les chevaux, et une partie du hameau de Dac!, au sud de Beriaere, où ils se trouvaient, est littéralement broyée.

» Pendant le bombardement, le colonel adjoint d'état-major Joostens, alors major, arrive à Beriaere pour se porter au pont de Schoonaerde. Je suis arrêté par les obus aux dernières maisons au sud de Dael et me jette dans un fossé à deux mètres à l'est de la route, en avant d'une ferme qui reçoit bien quatre à cinq projectiles. Peu après, accourt le commandant adjudant-major adjoint d'état-major Yperman:

« - Où est le major? me demande-t-il.

« - Là, lui dis-je, en montrant l'Escaut. Et au même instant une salve d'artillerie salue son arrivée. A tout seigneur, tout honneur!

« - Je crois, me crie en riant le commandant Yperman, que tu veux me faire tuer!

« A ma droite, de l'autre côté de la route, se trouvait un champ cultivé, puis une petite ferme entourée de haies. Je vis là un effet de feu qui me parut extraordinaire: les obus pleuvaient; tout à coup un globe de feu, qui pouvait avoir trois ou quatre mètres de dia- mètre, s'avance avec vitesse parallèlement à la route, vers la petite ferme, en rasant la terre, et franchit la haie, en l'effleurant à peine, comme aurait fait un bon cheval de chasse c'était très joli!

« Nous n'avons pas eu de pertes ce jour-là. Hélas! ce ne fut pas la même chose le lendemain. A la fin de la journée, je reçus l'ordre de reculer et d'occuper avec mon es- cadron la lisière sud de Beriaere. Le lieutenant Roup reçut une balle de shrapnell dans la jambe, sans gravité heureusement. Le soir, nouvelle communication de service; mes braves lanciers devaient aller s'installer dans les tranchées que j'avais été reconnaître près du pont de Schoonaerde: les Boches étaient de l'autre côté du fleuve.

« Le lendemain matin, 5 octobre, nous devions nous trouver à 4 ou 500 mètres à l'est du pont pour permettre à notre artillerie de tirer sur schoonaerde. A cet endroit, l'Escaut fait une petite courbe à concavité vers le nord, donc de notre côté. A 5 heures, les deux artilleries ouvrent le feu. J'avais deux craintes; d'abord que les Allemands, couverts par leur artillerie, ne passent le fleuve sans être vus de nous, qui étions assez loin du pont; ensuite, je redoutais d'être pris à revers à cause du mouvement de l'Escaut, car les sentinelles boches étaient visibles sur une espèce de coupole qui surmontait une usine allemande, près de la station de Schoonaerde, usine qu'en avait interdit d'incendier huit jours auparavant. Aussi, vers 6 heures et demie, je me porte au pont, ayant bien recommandé à mes hommes de se cacher dans les petites tranchées faites la nuit dans le remblai de l'Escaut. En arrivant à hauteur de l'église, j'entends un roulement de canon... mon cœur se serre et je me dis avec effroi que leur cible sera peut-être mon pauvre cher escadron. En effet, deux minutes après, une formidable rafale écrasait, et cela pendant une demi-heure, nos misérables petites tranchées...

« Il ne restera pas un homme, pensais-je, et les projectiles passaient et passaient à vingt mètres devant moi avec un bruit d'enfer! Le sifflement des shrapnells, le ronflement des obus étaient épouvantables. L'air, comme déchiré, donnait des commotions terribles...

« Voici un épisode de ce qui se passait dans les tranchées, d'après une lettre que m'écrivit, quelques jours plus tard, le lieutenant de Burlet: « A Schoonaerde, j'ai perdu sept hommes de mon peloton, dont un sous-officier et mon infortuné ordonnance que vous avez vu près de moi dans la tranchée: un shrapnell a éclaté à deux mètres de nous, enlevant la figure de mon pauvre Tuitinier. Je me suis couvert de son cadavre de 6 heures et demie à 7 heures trois quarts, heure à laquelle, après avoir évité mille dangers, et senti tressaillir sous des éclats d'obus le corps qui me protégeait, j'ai battu en retraite à votre coup de sifflet! »...

« Enfin, continue le commandant Cartuyvels, vers 7 heures et demie le feu cesse. Je sors de mon abri et j'entends parler allemand de l'autre côté de l'eau... Pan!... Une balle m'arrive en pleine poitrine et, miracle, dévie sur un petit canif, puis une seconde me troue le genou gauche.

« J'avais pour instructions de rester aussi longtemps que je jugerais la chose possible. Estimant la situation intenable et voyant que nous ne faisions aucun mal à l'ennemi, je donne ordre à mon escadron de battre en retraite. Je tâche de partir comme je puis, à trois pattes; j'entre dans un premier, puis dans un second fossé plein d'eau. J'en avais jusqu'au coup et je me traînais sur l'herbe mouillée, quand une balle me casse la cuisse droite, près de la hanche. J'étais bloqué! Je fis le mort; malgré cela, ces « cultivés » continuaient à tirer sur moi... Quelle retraite morale on fait lorsqu'on reste pendant douze à treize heures sous les balles ennemies!

« J'écrivis sur mes manchettes à ma femme, à ma mère, leur disant « adieu », et j'attendis la mort! les obus continuaient à faire rage au-dessus de ma tête, les balles à siffler...; un fantassin rampait à quelque mètres de moi; une balle lui traversa la tête: il poussa un cri rauque et rendit l'âme; l'après-midi, je reçus une balle dum-dum ou de ricochet dans la cuisse gauche qui me fit beaucoup souffrir.

« A la nuit tombante, grâce à un petit sifflet dont je me servais pour donner des ordres, je fus retrouvé par le maréchal des logis de Looz-Corswarem et le cavalier Thibaut de mon escadron; aidés d'un civil et d'un soldat d'infanterie, nommé Ledent, je pense, ils me placèrent sur une brouette et m'amenèrent à Dael: j'étais sauvé!

« Sous la direction du docteur tjodenne, de Looz et Thibaut ramenèrent encore plusieurs blessés: ils furent décorés. Dix-sept hommes ont été tués ou ont disparu ce jour-là; sept ont été blessés et portés à l'hôpital. Sur trois officiers engagés dans le combat, deux furent grièvement blessés, un seul échappa en se faisant un bouclier du corps de son ordonnance.

« Le 4e escadron avait bien mérité de la Patrie ».

La journée du 6 n'eut rien à envier aux précédentes, les escadrons en réserve inter- vinrent à leur tour et tinrent à merveille; rien ne put les émotionner. Quels braves gens! Ils sont prévenus que si l'ennemi tente de les bousculer, ils devront se défendre avec la crosse de leurs carabines à défaut de baïonnettes! Ils acceptent cette perspective avec sang-froid et cette décision qui toujours fut leur caractéristique.

Le lieutenant-général Michel voulut bien leur adresser, le lendemain, par mon inter- médiaire, ses chaleureuses félicitations. Je les transmis à ma troupe par l'ordre du jour suivant:

« A la suite des combats livrés aux environs de Schoonaerde et Appels, le lieutenant- général commandant la 4e division d'armée a bien voulu me charger de transmettre ses plus chaleureuses félicitations à tous les officiers, sous-officiers, brigadiers et cavaliers du régiment, qui ont accompli pendant plusieurs jours consécutifs un service particulièrement pénible et exposé dans les tranchées. La tenue exceptionnellement ferme du 1er régiment de lanciers a provoqué l'admiration du lieutenant-général Michel et je suis infiniment fier et heureux de transmettre à qui de droit le témoignage de sa haute satisfaction.

« Nous garderons un ineffaçable et pieux souvenir de nos camarades tombés au cours de ces cruelles journées, ainsi que de tous ceux que nous aurons perdus depuis le début de la campagne, et nous redoublerons de courage et d'activité pour venger et honorer leur mémoire. »

La retraite devait ensuite nous conduire vers l'Yser, nous mettant souvent en contact très serré avec la cavalerie adverse, à Thourout, à Moerbeke, à Vladsloo, à Bovekerque, etc., puis, enfin, après la grande bataille, les escadrons, renonçant momentanément à leurs éperons, s'intercalèrent pendant de longs mois dans les rangs des fantassins pour participer avec eux à l'organisation et à la défense des tranchées.

Le Roi daigna estimer que le 1er régiment de lanciers s'était particulièrement distingué à Schoonaerde, à Selzaete et en avant de Dixmude, et récompensa de nombreux de mes braves officiers en leur accordant les distinctions suivantes:

Colonel A. E. M. Joostens; major A. E. M. Lemercier; capitaine commandant Cartuyvels: officiers de l'Ordre de Léopold.

Major A. E. M. Yperman; capitaine commandant Chr de Mélotte: chevaliers de la Légion d'honneur.

Capitaine commandant de Thier; Rossels: chevaliers de l'Ordre de Léopold.

Lieutenants Pulincx; Delfosse; Deboek; Laffineur; Orban: chevaliers de l'Ordre de Léopold.

Sous-lieutenants Dugardin; Cartuyvels de Collaert; Chrde Mélotte: chevaliers de l'Ordre de Léopold.

Médecins Brasseur; Hallez; Godenne: chevaliers de l'Ordre de Léopold.

Lieutenants Moreau; de Kerchove de Denterghem: chevaliers de l'Ordre de Léopold et cités à l'ordre du jour de l'armée.

Lieutenant Rolin: chevalier de l'Ordre de Léopold et décoré de l'Ordre de Sainte-Anne (3e classe).

Lieutenant Bertrand: chevalier de l'Ordre de la Couronne.

Commandant Bosquet: cité à l'ordre du jour de l'armée.

Médecin de régiment Evrard: cité à l'ordre du jour de l'armée.

Lieutenants Verhaegen; Roup; Fichefet; comte d'Ursel (Georges): cité à l'ordre du jour de l'armée.

Sous-lieutenant baron Sloet van Oldruyten-borg: cité à l'ordre du jour de l'armée.

Il serait trop long d'énumérer les palmarès des gradés de rang inférieur et des cavaliers, je ne voudrais cependant pas terminer ce rapide exposé sans leur dire toute mon admiration, leur tirant très bas mon chapeau, en répétant ce mot d'un grand chef:

« Ils sont à se mettre à genoux devant! »

Wulpen, octobre 1915

 

 

Le Pont de Termonde
par un officier du 4e d'artillerie

Le 28 septembre 1914, le 1er groupe du 4e d'artillerie (capitaine-commandant t'Serstevens), après s'être distingué dans les combats livrés au sud de Termonde, à Saint-Gilles, à Audeghem et à Weize, vint relever à Grembergen les batteries de la 4e brigade mixte. De toutes les positions devant Termonde, celle du pont même, occupée par une pièce destinée à le prendre d'enfilade, à bout portant, était la plus dangereuse; tous les chefs de section du groupe à tour de rôle y prenaient le service. Deux d'entre eux, les sous-lieutenants Hiernaux et Mayat, devaient y laisser la vie.

Le premier, Hiernaux, est tombé à sa pièce le 1er octobre, dans la nuit, au cours d'une attaque ennemie. Le pont de Termonde avait été détruit précédemment et un pont de bois avait été construit et miné par une section du génie qui se tenait là, prête à le faire sauter; nous occupions, avec le 13e régiment de ligne et une mitrailleuse, la rive gauche de l'Escaut, et les Allemands tenaient la ville elle-même, bâtie sur la rive opposée; le pont constituait donc un défilé commun et les organisations défensives, de part et d'autre, étaient pareilles et formidables: les rives n'étaient que des tranchées profondes et les maisons les plus proches des blockhaus pour mitrailleuses et petits canons. Nos guetteurs toujours à l'affût, cherchaient à surprendre les moindres préparatifs de l'ennemi dans les ruines déjà familières de la ville incendiée, dont les carcasses des maisons béantes avaient, la nuit, des aspects de squelettes sinistres. De temps en temps, entre les pans de murs, dans un rayon de lune, glissait une ombre aussitôt saluée par le crépitement d'une balle et qui disparaissait dans les décombres. Là-bas aussi, pareils à des feux follets, luisaient sans cesse de petites flammes bleues, coup de feu ennemis de quelques tireurs d'élite prenant comme cibles les têtes qui apparaissaient au-dessus de nos parapets.

Cette nuit du 1er octobre était une belle nuit étoilée d'automne; l'artillerie allemande, après un bombardement excessivement violent, qui dura plusieurs heures et qui obligea l'infanterie, très éprouvée, à abandonner la digue et à s'incurver à l'entour du pont, avait ralenti son tir; les troupiers, maintenant adossés aux abris, respiraient l'air frais dans un calme relatif.

Tout à coup, une sentinelle vigilante hèle son chef; elle vient de voir rouler une masse noir, épaisse, encore indécise dans la clarté lunaire, qui semble poussée vers le pont.

Plus de doute, l'ennemi essaye de franchir le passage. Au signal d'alarme, fantassins, mitrailleurs et canonniers sautent à leurs postes et, à l'instant, se declanche l'orage.

Sous la protection d'une fusillade nourrie, partie de la rive droite, une colonne d'assaut débouche de la rue principale de Termonde; les premiers portent des matelas, dont ils cherchent à se faire un bouclier, les autres suivent, en rangs serrés, sans aucun ordre, offrant l'apparence d'un troupeau plutôt que celle d'une troupe constituée. Ils chantent leur fameux cantique Gloria Victoria et semblent totalement ivres. Dès les premières décharges de mousqueterie, la pièce d'artillerie a son personnel hors de combat, à l'exception du sous-lieutenant Hiernaux et du chef de pièce, qui ouvrent à deux le feu sur les assaillants. La mitrailleuse entre également en action pendant que les soldats du 13e de ligne fusillent, presque à bout portant, les troupes allemandes, qui parviennent cependant à s'engager sur le pont.

L'officier du génie, qui avait miné le pont, possédait deux mises à feu. Voyant que les assaillants tués sont remplacés instantanément et que l'ennemi menace la rive gauche, ce brave établit le contact de la mise à feu électrique. Stupeur! nulle détonation ne re- tentit! Déjà les Allemands atteignent l'extrémité du pont; sans se troubler, l'officier a saisi la seconde mise à feu: une explosion formidable éclate, projetant au loin des débris du pont, des morceaux d'êtres humains, des objets d'équipement, qui retombent pêle-mêle dans le fleuve et sur les berges, couvrant de sang et de lambeaux humains les soldats qui y sont dissimulés. Devant le désastre, le reste de la colonne d'assaut s'arrête, horrifiée, puis elle reflue en désordre vers la ville, tandis que de grandes flammes s'élèvent deë piles du pont, qui avaient été imbibées de pétrole.

La surprise avait échoué; deux faibles essais furent encore brisés par nos obus. Ce fut alors la vengeance habituelle. L'artillerie ennemie concentra son feu sur les abords du pont; nos braves troupes vécurent là un de ces moments critiques où la puissance destructive de la machine humaine n'est vraiment comparable qu'à la grandeur des âmes prêtes au sacrifice. Pendant une longue heure nos soldats subirent une trombe d'acier qui, avec un fracas d'enfer, les menace d'un renouvellement d'attaque. Il fallait cependant vaincre la tension des nerfs, veiller sans cesse, scruter tous ces ouvrages qui se dressaient impénétrables et menaçants sur l'autre rive. Ce fut en examinant, par- dessus le bouclier du canon, les repaires de l'ennemi, que le sous-lieutenant Hiernaux tomba, dans le dénouement de l'action, frappé d'une balle entre les yeux. Et sa belle mort permit de constater une fois de plus tout ce qu'il y a d'énergie, de sang-froid et de courage dans notre cadre subalterne.

Le maréchal des logis Francotte, chef de pièce, fit porter le corps de l'officier dans un abri voisin, le couvrit d'une couverture et prit sa place au canon, y maintenant pendant toute la nuit un personnel harassé, alors que les tranchées voisines, envahies par le gaz des explosions d'obus et rendues intenables, avaient été momentanément abandonnées. Le surlendemain, le sous-lieutenant Mayat était de service au pont. Dans l'après-midi, le commandant du groupe et son adjoint vinrent examiner l'organisation de l'adversaire. Les têtes des trois officiers, le sous-lieutenant Mayat au milieu, dépassent un instant le bouclier du canon. C'est une cible de choix pour les bons tireurs d'en face. Une balle siffle, une des têtes s'éclipse; Mayat, sans un cri, s'affaisse sur son chef et un flot de sang rosé, jaillissant de la tempe trouée, inonde son visage subitement livide. Maintenant les deux amis dorment côte à côte leur sommeil de gloire dans le petit cimetière de Grembergen, où nous les avons pieusement enterrés. Un jour viendra où ceux qui connaîtront leur belle mort, et qui, plus heureux, auront été épargnés, pourront aller fleurir leurs tombes et témoigner ainsi leur reconnaissance et leur admiration.

Mais, de tous les hommages, aucun ne vaudra les larmes sincères de l'officier appelé à relever le sous-lieutenant Mayat, à la vue de son camarade gisant à son poste, dans la rigidité du dernier sommeil.

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