- de la revue Revue de la Presse', du No. No. 147, 4 aout 1918
- 'La Belgique Héroïque et Vaillante'
- 'Deuxième Sortie d'Anvers
- 9-12 Septembre 1914'
- Recueillis par le Baron C. Buffin
Récits de Combattants
- cartes postales
- Deuxième Sortie d'Anvers - 9-12 Septembre 1914
- Épisode de la bataille devant Over-de-Vaert à Haecht
- par le lieutenant L. Chardonne, du 14e de ligne
J'écris le récit de ce combat dans mon lit, à l'ambulance Elisabeth, souffrant depuis treize mois des blessures que j'ai reçues, j'écris sans prétention comme sans fausse modestie avec le seul souci de dire la vérité.
C'était pendant la deuxième sortie de la garnison d'Anvers. Ma compagnie, la 2e divisionnaire de mitrailleuses Hotchkiss de la 3e division d'armée, qui avait passé la nuit du 11 au 12 septembre 1914 contre le talus du chemin de fer Malines-Louvain, à 500 mètres de la station d'Haecht-Wespelaere, reçut à 4 heures l'ordre de se porter en ligne pour soutenir le 14e de ligne. Joyeusement, mes hommes gravissent la pente, franchissent la crête et bientôt les deux pièces de ma section, la 52e et la 53e, s'enchâssent dans les tirailleurs de la compagnie du commandant Magnette, encadrant, à l'extrême gauche, la dernière section d'infanterie.
Les tirailleurs ont occupé pendant la nuit une tranchée pour tireurs à genou, qu'ils sont en train d'approfondir. Vers ma droite, je vois leurs silhouettes se perdre dans la brume matinale. En arrière, les obusiers de 15, placés en deçà du chemin de fer, ont sonné le réveil, et aussitôt, sur la gauche, trois batteries de 75 de la 12e brigade reprennent le feu. Vers 8 heures, la brume se dissipe entièrement, découvrant le champ de bataille. Déjà nos pertes sont sensibles: le premier sergent-major Carlens, chef de section aux mitrailleuses, a été tué et Butjens, servant à la 52e, a eu la cuisse traversée. Je me suis réservé la 52e, que je pointe moi-même. Parfois, je crie aux lignards qui tirent au hasard: « Mais sur quoi tirez-vous? Ne tirez que quand vous voyez l'ennemi. » Cependant, pour leur donner confiance, je lâche de temps en temps une bande de trente cartouches sur des points que je suppose occupés, sachant combien le soldats se sent réconforté quand la mitrailleuse l'appuie.
Devant nous - mais où? - la fusillade est continue, les Maxims allemands ne cessent pas un instant leur taratarata. Ce n'est qu'à dix heures que j'aperçois enfin les tranchées e.nemies. Jusque-là et pendant six heures, j'ai fouillé le champ de tir avec d'excellentes jumelles sans rien découvrir. Une tête de Boche, émergeant d'une embrasure, me ré- vèle toute la position. Pir.cés! J'éprouve une joie féroce. Du coup je peux régler mon tir, et mon ordonnance, Hubert Massart, me servant d'observateur, je réussis, en trois bandes de trente cartouches, à taper en plein dans le parapet et sur la plongée. Je me hâte de communiquer ma trouvaille à l'infanterie et à ma 53e, et dès lors, notre feu devient plus vif, quoique toujours intermittent. La matinée se passe sans incident notable et j'en profite pour examiner notre position. Devant nous s'étend un glacis, semblable à celui de Saint-Privât, mais dix fois plus meurtrier, étant donné la puissance des armes actuelles. C'est un fer à cheval de feu, bordé de maisons basses et allongées, remplies de défenseurs invisibles et presque invulnérables, et dont le fond est constitué par deux tranchées allemandes, séparées par une maisonnette toute blanche, aux murs de briques lézardés, qui sert d'abri à des légions de Boches. Pendant la matinée, les canons de 75 et les obusiers de 15 s'en prennent aux maisons qu'on renseigne comme occupées par des tireurs de choix ou des mitrailleuses. Nos artilleurs pointent avec une précision merveilleuse, mais leurs obus traversent le premier mur, éclatent dans la première pièce et laissent indemnes les suivantes. Une fois sur trois, nos projectiles allument un incendie, ce qui vaut mieux.
Quant à moi, je suis installé derrière la première traverse d'une tranchée allemande abandonnée, légèrement en dehors et en avant de notre ligne, que je peux flanquer, le cas échéant, tout en faisant face à une attaque de flanc. Notez qu'à ma gauche il y a une trouée en face de l'artillerie, mais, de ce côté, on n'aperçoit aucun fantassin.
A midi, les braves lignards franchissent tout à coup le parapet de leur tranchée et s'avancent en rampant et en tirant. Tout de suite, la ligne appuie légèrement à droite, ce qui dégage mes deux pièces. A notre tour, nous nous avançons dans le cercle ardent, dont on ne sort que mort ou vainqueur.
Je décide de laisser la 53e en place continuer le tir et flanquer l'attaque, pendant que, profitant de la tranchée boche libre, je me porterai en avant avec la 52e et appuierai l'in- fanterie. « Enlevez le fusil, ordonnai-je au sergent Maréchal, fermez les boîtes à cartouches et suivez-moi. » Et je pars reconnaître le chemin à parcourir et l'emplacement de tir à occuper. Comme l'indique le croquis, je n'ai qu'à suivre la tranchée allemande, d'environ 200 mètres de longueur, dont je garde l'extrémité. Arrivé au bout, je constate, d'une part, que l'infanterie avance prodigieusement vite sous un feu de mousqueterie et de mitrailleuses des plus violents, et que, d'autre part, devant moi, sur ma droite, au delà d'un chemin de traverse, se trouve une seconde tranchée boche dont, chose curieuse, le faible profil m'a échappé. Je franchis les 25 mètres qui me séparent du chemin de traverse, dont je longe le fossé, et d'un bond j'atteins la seconde tranchée. Je cours à son extrémité qui forme un petit crochet et constate qu'elle offre une bonne position de tir. Je retourne au plus vite chercher mes hommes; ils étaient déjà parvenus au chemin de traverse. Malheureusement, il n'y a pas eu moyen de dégager le fusil du trépied de la Hotchkiss et, par suite de l'étroitesse du boyau, ce transport nous donne beaucoup de fil à retordre . En nous servant du fossé de la route, nous glissons vers la seconde tranchée allemande.
A moitié chemin, je vois à droite, en plein champ, le caporal Boreux, du 14e, qui se traîne, les jambes ensanglantées. « Ne pourrais-je être soigné, mon lieutenant?» me crie-t-il. - « Mon vieux, tu vois bien que c'est impossible, flanque-toi dans le fossé, tu seras pansé dès que le combat sera fini. » Les braves fantassins sont déjà à l'extrémité de la seconde tranchée boche, quand j'y arrive et mets ma pièce en batterie. « Mon lieutenant, dit Maréchal, voilà une mitrailleuse qui tire sur nous. » En effet, à droite de la maisonnette blanche qui nous fait face, une pièce allemande nous envoie sa mitraille, je pointe immédiatement, à 200 mètres. Dès le premier coup, je lui impose silence. Son rôle est fini. Je commence donc à arroser les tranchées boches, à droite et à gauche de la maisonnette ma pièce marche merveilleusement, mes hommes sont d'un calme absolu. Les braves du 14e nous dépassent bientôt; en moins d'un quart d'heure, ils ont franchi 450 mètres. La ligne continue à appuyer à droite. « Maréchal, dis-je, je vous confie une mission de confiance. Allez chercher la 53e et amenez-la.ici ». Je reprends le tir, neutralisant la tranchée de droite. Notre artillerie à dû en effet suspendre le tir de ce côté, mais elle arrose la partie gauche et bat de ses shrapnells les murs et les maisons de la grande route de Louvain à Malines.
Les Allemands n'ont pas d'artillerie, ce qui est singulièrement heureux pour nous. Cependant ma 53e n'arrive pas. J'étais résolu, dès qu'elle viendrait me relever, à rejoindre l'aile gauche de mon régiment, pour donner à ces braves, fût-ce au prix d'un sacrifice, le réconfort de la présence d'une mitrailleuse; je voulais les accompagner jusqu'au bout. Craignant d'arriver trop tard, je me décide à avancer: « Allons, mes amis, dis-je; le moment est venu de donner le grand coup. En avant! » J'empoigne le pied droit de ma pièce, Massart prend le gauche, Jaassens la bêche de crosse, Fraikin et Collard les boîtes à cartouches. D'un effort, nous sortons de notre abri et rous nous engageons en plein champ. C'est plus qu'une imprudence, c'est une témérité. Mais mon tir s'est révélé si supérieur à celui des Boches et l'élan de l'attaque me donne de telles espérances! Nous parcourons une dizaine de mètres, entourés d'un essaim de balles. En effet, à droite et à gauche, les tranchées allemandes ont recommencé leur tir; à 300 mètres, les tireurs spéciaux et les mitrailleuses nous prennent à partie. Tout à coup, Massart tombe, étouffant un cri de douleur. Tout le monde se colle à terre; sur nos têtes, le kiss, kiss, kiss bien connu sifflote. « Qui est blessé? C'est toi, Hubert? Où ça?
- Au bras, mon lieutenant. » Les autres mitrailleurs rentrent en rampant dans la tran- chée que nous venons de quitter. « Mon lieutenant, ne pourrais-je être soigné de suite?
- Par qui do c, mon pauvre Hubert? Sales Boches! je m'en vais les arranger; en atten- dant, traîne-toi près de la tranchée, appuie-toi la tête contre le parapet et ne bouge plus. »
Nous croyant morts, le kiss, kiss a cessé. Il a d'autres objectifs. Je me redresse et je recommence le tir, mais je suis seul au milieu d'un cercle de feu. Mon cousin, le lieutenant Fernand Marissal, qui a amené ses pièces sur ma droite, a cessé de tirer pour la seule raison possible: il vient d'être tué; des Boches, embusqués dans une maison, lui ont envoyé à bout portant, une balle dans la tête. Les tirailleurs n'existent plus: le brave commandant Magnette est tué à leur tête. Je dois donc faire face à trois côtés. Je commence par réimposer silence à la tranchée de gauche, et je reçois à la figure une balle qui m'érafle la joue droite et le nez. Choc violent. Mon visage est en sang, heureusement mes yeux sont saufs! Je continue le tir contre les maisons de droite, dont j'arrose avec précision portes, fenêtres et toits, puis je reprends la tranchée qui me tire dessus. Une balle me frappe à l'avant-bras droit, me coupe une veine et provoque une forte hémorragie. Je retrousse la manche de ma vareuse et ma chemise apparaît toute rouge: mes doigts bougent encore, mais difficilement. Je fais payer cela aux embusqués de la grande route. Mon pauvre Hubert s'est traîné jusqu'à la première tranchée et il dit à ses camarades, qui tirent maintenant au fusil: « Comment le lieutenant, déjà blessé deux fois, tire tout seul? N'y aura-t-il personne pour l'aider? » Ce furent ses dernières paroles; blessé mortellement, ce héros consacra son dernier souffle à exhorter ses compagnons au devoir.
Janssens sort de la tranchée et vient charger ma pièce; je vais tirer quand je reçois sous le genou un choc tel que je suis jeté à terre: « Tonnerre! Ils m'ont cassé la jambe! » En effet, elle a une position anormale, je la redresse et retends devant moi. Je tire la bande chargée et toutes celles qui restent encore dans la boîte près de moi. C'est tout. Janssens est rentré dans la tranchée. J'enlève mon éperon- droit, qui tord ma jambe brisée, et je me couche sur le dos, la tête sur mon shako, une carte sur le front pour me protéger contre les ardeurs du soleil. Il est 12 h. 30. Le ciel est d'une limpidité profonde, avec, cà et là, des nuages blanchâtres. De temps à autre, des corbeaux passent, d'un vol lent, poussant des cris stridents.
- « A vos ordres, mon lieutenant. » Je sursaute; c'est le brave Maréchal qui arrive avec le caporal Treize et le premier soldat van Herck de la 53e.
- Eh bien, et la 53e?
- Mon lieutenant, elle a refusé de fonctionner.
- Où est-elle?
- Nous l'avons mise complètement hors d'usage.
- Il n'y a donc plus rien à faire?
- Si, mon lieutenant, nous allons vous enlever.
- Non, mes amis; pendant l'action, on ne relève pas les blessés.
Je ne pouvais naturellement pas accepter, pour moi, et que j'avais refusé à deux reprises à des soldats.
- Mettez plutôt la pièce hors de service.
- Nous la sauverons, mon lieutenant. Profitant d'une accalmie, il saute avec deux hommes sur la pièce et parvient à la traîner dans la tranchée. C'est une joie pour moi. L'assaut a échoué. Derrière la première ligne massacrée, les soutiens se sont arrêtés. En arrière et à droite, la compagnie Darche, du 14e, occupe le chemin de traverse où les deux pièces de mon pauvre cousin ont été remises en action. Plus loin, et à gauche, la compagnie Moreau, en échelon, défend la tranchée Magnette. Les balles de cette com- pagnie, comme celles de l'ennemi, passent au-dessus de ma tête. Avant de s'éloigner avec ma 52e, mes braves insistent affectueusement pour m'emporter. Je refuse catégoriquement, ne voulant pas, moi officier, séparer mon sort de tant de braves soldats tombés comme moi à l'attaque. Je mets une huitième cartouche dans mon browning, décidé à me défendre jusqu'à la mort. J'entends bientôt mon pauvre Hubert Massart râler. Une significative crispation des dorsaux lui bombe la poitrine; son nez s'effile. J'assiste, impuissant, à sa mort.
Quant à moi personnellement, je suis heureux et très fier. Je saigne beaucoup et je n'ai pas de sachet de pansement. Heureusement, ma culotte serrante et ma jambière moulée font attelle et je lie, aussi vigoureusement que le permet ma dextre ankylosée, la courroie de mes jumelles autour de ma cuisse.
Le combat continue par intermittence. A 5 heures et demie, quelques obus boches tombent çà et là, dans le champ de tir. Un d'eux s'enfonce à quelques mètres sur ma gauche. Les terres projetées par l'explosion me recouvrent en partie. Je résolus de re- joindre la compagnie Darche et commence à me traîner sur le dos, à l'aide de ma jambe et de mes coudes, laissant derrière moi une traînée de sang. De temps à autre, je lève le bras, pour montrer mes galons aux amis et j'entends distinctement crier: « Attention au lieutenant. » J'atteins vers 6 heures et demie le chemin de traverse et je franchis seul, par un prodige, le premier fossé. Un tirailleur me prend par les épaules au moment où j'arrive au second et me traîne le long du fossé jusqu'à la gauche de sa compagnie. Là, se trouvaient déjà le caporal Boreux et d'autres blessés. Nous étions sauvés!