de la revue ‘Revue de la Presse', du No. No. 147, 4 aout 1918
'La Belgique Héroïque et Vaillante'
'A la Première Attaque
du Camp Retranché d'Anvers'
Recueillis par le Baron C. Buffin

Récits de Combattants

 

A la Première Attaque du Camp Retranché d'Anvers
par le P. Hénusse, S. J., aumônier de la 84e batterie d'artillerie

 

4 Septembre 1914

Ce jour-là, l'état-major de la 5e division avait décidé une reconnaissance offensive qui, partant de Willebroeck, se dirigerait sur Lippelo. Vers 7 heures du matin, nous apprenions que les Allemands arrivaient en force à Breendonck. Aussitôt le commandant C... transmet ce renseignement à l'état-major, lequel, sans doute, le fait vérifier par sa cavalerie, car l'heure fixée pour le départ est depuis longtemps passée et nous sommes toujours-là; les fantassins bâillent derrière les faisceaux, les artilleurs flânent le long des pièces... Enfin, vers 10 heures, l'ordre arrive de partir quand même; seulement l'itinéraire est modifié; on prendra par Sauvegarde et Pullaer, au lieu de sortir de Willebroeck en longeant le réseau des fils de fer barbelés. Et la colonne s'ébranle...

La 16e brigade mixte s'avance sur le chemin étroit qui débouche normalement à la ligne des forts; elle se dispose vers 12 heures et demie à prendre une position de rassemblement, quand, tout à coup, quatre détonations retentissent et autant de shrapnells s'en viennent éclater en tête de l'artillerie, tout autour du commandant du groupe, qui voit tomber son cycliste broyé, des hommes blessés, tandis que des chevaux s'abattent ou s'emballent.

Le saisissement est si grand qu'un léger trouble se produit. Presque aussitôt survient l'explication: l'ennemi pousse une attaque brusquée contre le double intervalle Breen- donck-Letterheide-Liezelle; suit l'ordre pour l'artillerie: aller occuper vivement les positions organisées pour la défense desdits intervalles. La 84e batterie avait le secteur limité par le canal de Willebroeck et Breendonck; le 83e le secteur compris entre Breendonck et Letterheide; la 82e le secteur Letterheide-Liezele...

- Demi-tour!...

Et sur ce chemin large comme la main, le demi-tour s'effectue, impeccable.

Pendant que les batteries gagnent rapidement les positions, les commandants se rendent non moins vivement à leurs postes d'observation. Celui du commandant de la 83e est merveilleux. A 9 mètres de hauteur, entre deux peupliers, une plate-forme a été dressée, protégée par un bouclier; une énorme échelle y donne accès; le tout vaste et solide, comme il convient à l'homme imposant qui doit s'en servir. Lorsqu'il y arrive, déjà les balles sifflent de tous côtés et les gros shrapnells éclatent au-dessus des forts. Il est évident dès lors que les Allemands brusquent l'attaque par masses et sans préparation préalable par l'artillerie.

Le commandant escalade vivement son perchoir et se met à scruter l'horizon de ses jumelles. Dans la direction de Breendonck, le champ de tir est dégagé sur une profondeur de 800 mètres environ, en avant de la ligne des forts; toutes les maisons, sauf une, ont été démolies. Plus loin, à l'arrière-plan, des fermes isolées, les voies d'accès du village, des meules, des bouquets d'arbres; à l'avant-plan, d'immenses champs d'asperges d'un mètre de hauteur. Tout à coup apparaît du mouvement sur la route débouchant du village: une colonne ennemie s'avance par là;... elle se fragmente en petits paquets qui gagnent les couverts... Ce serait le moment de saisir le téléphone et de commander le feu à la batterie là-bas, à 1 700 mètres en arrière... Mais, hélas! le téléphone a été relevé en vue de la reconnaissance de ce matin et le supplice commence pour l'infortuné commandant.

Avoir là, devant soi, une masse de plusieurs milliers d'hommes; là, derrière soi, les quatre cracheurs de fer qui pourraient semer la mort et le carnage dans cette masse et ne pouvoir leur faire signe, leur transmettre l'ordre! Tantale n'a rien enduré de semblable! Et les yeux du commandant vont, de l'ennemi qui s'avance, à la plaine où devraient apparaître les téléphonistes déroulant le fil, le précieux fil...

Mais il n'aperçoit lui non plus que l'herbe qui verdoie et le soleil qui poudroie...

A la fin il n'y tient plus, dégringole de l'observatoire, salué par un vol de balles, qui ne font de mal qu'aux branches des peupliers, court à son cheval caché dans le petit bois, derrière, et file à la charge au-devant des téléphonistes. Les voici; il les presse fiévreusement et du même train revient à son observatoire. Montera-t-il? ne montera-t-il pas? Les balles sifflent et ricochent sur les montants de la vaste échelle. Un! deux! trois! il s'enlève et monte. Le cœur est bien un peu serré... Tant mieux, il offrira d'autant moins de surface à la balle! Et de nouveau l'observateur est à son poste. Seulement, cette fois, il s'étend à plat ventre sur la plate-forme et nerveusement les jumelles scrutent l'horizon devenu familier. Que s'est-il passé depuis tantôt?... Derrière les fermes isolées, derrière les meules, des colonnes ennemies s'avancent en rangs serrés; à l'avant plan, des tirailleurs se glissent en rampant vers les champs d'asperges. Pour sûr, il y en a déjà par centaines qui grouillent là dedans, on le sent...

Le commandant rage. Il se rappelle ce soir de chasse où il tenait un superbe dix-cors au bout de son fusil, mais l'animal filait droit sur le poste de son voisin de battue, l'empêchant de tirer par crainte d'atteindre le confrère.

Décidément il est né pour jouer les Tantale!... Ces téléphonistes n'arriveront-ils jamais? Pauvres diables, pourvu qu'ils n'aient pas été touchés eux-mêmes!... Non! les voilà! Us franchissent le chemin de fer, à 500 mètres. Qu'ils se baissent surtout, maintenant, qu'ils rampent même, car les balles sifflent sans discontinuer. En attendant, le commendant repère tous les objectifs, note les distances sur sa carte, savoure d'avance la belle joie de massacrer les plus odieux ennemis qui furent jamais, de briser soudain cette attaque qu'ils se flattent encore de mener à bien... Les minutes sont d'une longueur interminable; le sang lui bout et lui bat au cœur, au cerveau... Enfin! les téléphonistes sont au pied de l'échelle, la communication est établie et le premier commandement court commel'éclair... Quelques secondes se passent et la réponse est là: quatre shrapnells rageurs qui éclatent au-dessus des asperges, à la bonne hauteur. Et maintenant, en avant les brisants et en tir rapide!

Les rafales se succèdent, arrosant, criblant les champs où fourmillent les Boches et, dans les jumelles, le commandant voit voler en l'air des choses hideuses qui sont des bras, des jambes, des têtes casquées. Il exulte; en même temps que ses commandements, le téléphone transmet à la batterie le résultat du tir et les canonniers croient voir de leurs yeux la magnifique œuvre de mort. Ils s'exaltent, ils rient, ils redoublent d'entrain et de célérité.

Après les plants d'asperges, c'est le tour des fermes.

Les obus brisants y tombent comme la foudre et les incendies s'allument. Cependant les balles continuent à siffler autour de l'observatoire. Évidemment il y a des tireurs embusqués quelque part et qui s'acharnent. A force de chercher, le commandant finit par découvrir leur poste probable; c'est cette maison unique que le génie n'a point démolie au bord de la route de Breendonck à Lippeloo et qui, depuis deux heures s'est subitement crénelée. Que faire? La bicoque est trop petite pour constituer un objectif de tir indirect; inutile donc de la renseigner à la batterie. Mais le fort de Breendonck pourrait sans difficulté la battre directement. C'est le petit téléphoniste qui vient d'avoir cette idée. Il la communique au commandant qui, de nouveau, a dégringolé de son perchoir devenu intenable. L'idée est excellente, mais comment arriver au fort? Il y a plus de 800 mètres à parcourir et presque tout à découvert... Le téléphoniste est déjà parti! Moins de dix minutes après, le fort ouvre le feu sur la maison et, au troisième coup, elle flambe comme une torche, puis s'écroule dans un immense bouquet d'étincelles...

Le commandant regagne son poste aérien, mais la fête est terminée; les routes sont vides, les plants d'asperges, qui toujours ra-pellent sur eux ses jumelles, sont inertes; les fermes incendiées achèvent au loin leur agonie fumeuse; le canon ne gronde plus que comme un orage qui s'éloigne et meurt. Là-bas, derrière le village de Breendonck, on devine la retraite désordonnée des Boches, sauvant leurs canons, entraînant leurs blessés, courant cacher leur honte...

Puis c'est la sortie de nos reconnaissances et de nos ambulances. Le bilan funèbre et glorieux de la journée va s'établir peu à peu.

Demain, nous apprendrons que dans les champs d'asperges on a récolté 1100 plaques d'identité allemandes et le commandant, qu'on félicite, serrera la main des deux soldats du téléphone en leur disant: « Tout ça, grâce à vous, mes petits! ».

 

 

La Reprise d'Aerschot
par le sous-lieutenant Ch, Dendale, du 7e de ligne

Les 7 et 8 septembre, le haut commandement apprit la diminution des forces assiégeant Anvers et il effectua avec toutes les troupes de l'armée de campagne une sortie destinée soit à infliger une défaite à l'ennemi, soit à l'obliger à rappeler sous Anvers une partie des forces dirigées vers la France. La sortie commença le 9 septembre et eut des débuts favorables; le 9, les débouchés du Démer et de la Dyle furent conquis, Aerschot fut prise; le 10, un peloton du 26 chasseurs à cheval pénétra dans Louvain, mais la 2e division fut arrêtée devant Wygmael et Putkapel. L'ennemi rappela alors la 6e division de réserve en marche vers la France. Le 11, la 3 division réussit dans une offensive sur Over de Vaart, la 6e division atteignit le chemin de fer de Malines à Louvain. Le 12, l'ennemi prit l'offensive à son tour, et refoula la 2 division à Rotselaer et Wesemael: ce recul entraîna celui de la 6e division, puis celui de la 3e division et le 13, l'armée se replia vers le camp retranché. Le but principal était atteint. L'adversaire avait été obligé non seulement de rappeler sur le front belge la 6 division du III6 corps, mais aussi de retarder pendant deux journées le IXe corps dans sa marche vers la France, précisément au moment où les armées allemandes, effectuant leur retraite sur la Marne, avaient un besoin urgent de renforts.

Ceci n'est pas le compte rendu d'un fait de guerre particulièrement glorieux, mais l'exposé d'impressions ressenties au cours d'un combat qui, tout en étant le moins meurtrier de ceux auxquels j'ai assisté, a pourtant laissé dans ma mémoire le souvenir le plus vivace.

Au cours de la deuxième sortie d'Anvers, le 27e régiment, débarqué à Heyst-op-den- Berg, dans la nuit du 8 au 9 septembre, reçut comme premier objectif: Aerschot. Tout le long de la route que nous suivons se détachent lamentablement sur le ciel bleu les ruines des habitations détruites par les incendiaires allemands. De ces débris fumants encore, se dégage une^odeur acre, spéciale, qui prend à la gorge, oppresse, étreint d'un malaise indéfinissable. On n'ose remuer les cendres dans la crainte de mettre à découvert des restes calcinés de martyrs, consumés avec tous leurs biens, sur le lopin de terre où ils ont vu le jour, ont grandi, lutté, souffert, où ils meurent enfin, les yeux emplis de visions d'horreur et d'épouvanté.

Nous approchons de la ville; les Boches n'ont pas encore donné signe de vie. Tout à coup, mon attention est attirée par un bonnet de police détachant sa bande rouge sur le vert de la prairie. Je me précipite et m'arrête interdit, troublé. Le bonnet coiffe une petite croix de branchage plantée sur un léger tu-mulus. Mon cœur se serre douloureusement à cette première vision de la tombe anonyme du brave, mort pour la Patrie. Hélas! com- bien en ai-je vus depuis. Je reste là, songeur, et ma pensée va du héros tombé en pleine vie, en pleine lumière, aux pauvres vieux qui là-bas tremblent pour leur enfant, aux pauvres vieux qui ne sauront jamais où repose leur fieu.

Nous entrons dans la ville, à la suite de l'avant-garde, qui n'a pas rencontré de résistance sérieuse. Ici, ce ne sont plus des ruines isolées, mais un amoncellement de décombres! Rien n'a échappé à la. rage destructive de l'envahisseur. Tout ce qui n'a pas été consumé par la flamme a été saccagé: les étalages vidés, les meubles éventrés, les glaces brisées, Ies effets jetés en un lamentable tas. Vraiment, on a dû s'acharner des journées entières à coups de bottes, à coups de crosses pour détruire toutes ces choses. Et ce qui étonne, c'est le nombre de bouteilles vides qui jonchent le sol, indice de « kolossales » beuveries. Peut-être, en accomplissant leur sinistre besogne, les soldats ont-ils manqué de courage, peut-être ont-ils senti se réveiller au fond de leur âme quelques sentiments d'honneur et de probité, qu'il a fallu étouffer en buvant jusqu'à en perdre la raison.

Petit à petit, un peu de curiosité se mêle à notre émotion. Silencieux, atterrés, nous visitons ces ruines, inépuisable et glorieux reliquaire d'amour et de vertu patriotique. Tout ici, depuis les tombes jusqu'à la moindre pierre, atteste que les Belges préfèrent la mort à une lâche soumission, préfèrent souffrir plutôt que de forfaire à la parole donnée. Une atmosphère d'auguste sacrifice sanctifie ces lieux.

Tout à coup, je pousse un cri. Là-haut, au frontispice d'un couvent, un grand drapeau allemand claque insolemment au vent. Je me précipite, déjà des soldats m'ont précédé et le colonel foule aux pieds l'emblème exécré. Nos yeux brillent de joie et d'espérance. Ce spectacle est pour nous un symbole, nous voyons la puissance allemande abattue, le bon droit triomphant! la Belgique libérée! Une confiance sans bornes nous emplit...

Pif! Paf! On se bat là-bas. Ces détonations exaspèrent notre énervèment. Spontanément, nous nous élançons en une course folle, désordonnée: « Vive le Roi! ». Les Boches occupent et défendent les hauteurs à la sortie de la ville. Ils accueillent notre avant-garde par une fusillade très nourrie, mais heureusement mal ajustée. Notre bataillon court à la rescousse. Au moment de tourner un coin de rue pour entrer dans la zone battue par les balles, les premiers rangs ont un instant d'hésitation. Alors - oh, je n'oublierai jamais ce spectacle! -le porte-drapeau se précipite, la hampe haute, les trois couleurs déployées. Électrisés, les hommes se ruent en trombe, les clairons halètent l'assaut, une clameur confuse monte et grandit: « Vive la Belgique! » et le flot irrésistible de nos troupiers envahit les hauteurs. Les hommes sont déchaînés, le spectacle des atrocités allemandes les a exaspérés. Ils courent le cœur débordant de rage. « Pas de prisonniers! Pas de quartier! A mort les bandits! » Ces malédictions éclatent de toutes parts; les regards sont durs, farouches, impitoyables! « On les soignera, leurs blessés, et comment! » Je me retourne, notre docteur menace, l'expression de ses yeux m'effraie. Une flambée de haine embrase tous les cœurs. « Oui, nous sommes prêts à tout, nous voulons nous venger! Pas de pitié! Plus de conventions! Tant pis pour eux! Ils l'ont voulu! Ce sera leur châtiment! » Une immense joie nous envahit et nous transporte, la joie d'arracher à l'envahisseur un lambeau du territoire national...

Le piteux troupeau des prisonniers allemands fait halte le long de la route. Le soleil darde. Nos hommes, ruisselants de sueur, les entourent curieusement. Mais que vois- je? Non, non, ce n'est pas possible! Les mêmes poilus tantôt ivres de carnage, de rage vengeresse s'empressent auprès des captifs. Celui-ci leur donne une cigarette, celui-là la dernière goutte du café de sa gourde. Notre « féroce » docteur, affairé, leur prodigue ses soins avec le plus grand dévouement et panse jusqu'à la moindre égratignure.

Subitement calmés à la vue de la souffrance d'autrui, nous sommes redevenus les bons Belges, simples, accueillants, compatissants, suivant la tradition de la race. Émus de pitié, nous mettons tout en œuvre pour soulager nos ennemis blessés.

Je considérais songeur cette scène poignante. Une émotion profonde m'étreignait, mes yeux se mouillaient de larmes, mon cœur se gonflait d'une joie, d'une fierté inexprimables, la joie, la fierté d'être Belge.

Hôtel-Dieu, hôpital Albert 1er, le 9-11-13.

 

 

 

Une Belle Capture
Par le capitaine adjoint d'état-major Courboin

9 septembre 1914. - Aerschot, dévastée et pillée par les Allemands, est tombée au pouvoir des troupes belges, comprenant la division de cavalerie et la 7e brigade mixte. Surpris par l'action rapide des nôtres, les occupants ennemis, telle une bande de moineaux, s'enfuirent vers Louvain; mais, au sud de la ville, des détachements, ignorant sans doute la direction de retraite, résistaient encore. Nos troupes s'étaient rassemblées sur les hauteurs vers Nieuw-Rhode, attendant des ordres; je m'étais éloigné de mon unité et me promenais sur la lisière du S'Hertogerheyde Bosch, lorsqu'un soldat du 27e de ligne me signala que, d'après les dires d'une patrouille, un cavalier du 2e guides était étendu blessé sur le pavé traversant la forêt.

Je demandai un fusil et des cartouches et proposai à un aumônier de m'accompagner... Aussitôt vingt soldats s'offrirent et j'eus de la peine à limiter la force de mon escorte à un caporal et à six hommes. Dix minutes après, le cavalier, mort malheureusement, était ramené dans nos lignes; mes hommes avaient essuyé un feu nourri, partant de la lisière sud du bois et attestant la présence d'au moins une compagnie ennemie. Mais les horreurs constatées à Aerschot avaient excité leur colère et ils me supplièrent de retourner en force, afin de venger nos malheureux compatriotes. Je n'aurais pu céder à leurs instances, si une circonstance imprévue n'avait justifié tant bien que mal notre escapade. Une auto-mitrailleuse de la 1re division de cavalerie, qui devait pousser une reconnaissance vers Nieuw-Rhode, réclamait une escorte d'éclaireurs. Je lui offris le concours de notre petite troupe et, peu d'instants après, nous nous aventurions à nouveau dans le Hertoger Heyde. Le bois paraissait évacué; mais, à notre arrivée à la lisière sud, un feu intense, provenant de la crête de Nieuw-Rhode, nous accueillft. Notre auto-mitrailleuse répondit avec usure, tandis que mes hommes fouillaient une à une les habitations bordant la route et s'embusquaient derrière les haies pour viser les têtes des Boches qui, très imprudemment, se profilaient sur le bleu profond de l'horizon.

Nous arrivons par bonds jusqu'à une centaine de mètres de la crête. Le feu ennemi a cessé et nous distinguons déjà une quinzaine de blessés, affalés dans un fossé et implorant du secours. Est-ce un piège? Il est trop tard pour être prudent; nous nous sommes aventurés à 3 kilomètres des lignes ennemies; mes hommes sont là, frémissants d'impatience! Il n'y a pas à hésiter: quatre habitations occupent les angles d'un petit carrefour et doivent abriter des blessés et des fuyards. Aucune fenêtre ne donne vers nous; les jardins paraissent exempts de défenseurs, un dernier bond nous permettra de voir ce qui se passe derrière la crête. Arrivé là, je n'eus pas le temps de réfléchir, un cavalier qui, je dois l'avouer, ne semblait plus maître de sa monture, arrivait sur moi à bride abattue. J'épaulai mon fusil... Le Boche mordit la poussière. Le cheval affolé bondit dans les champs; mes hommes tirèrent, la mitrailleuse partit toute seule! Ce moment d'énervement nous sauva; l'ennemi nous crut en force!... Un fusil sup- portant un mouchoir blanc, passa par une lucarne! ils se rendaient! Je criai à tout hasard, en me collant contre le mur de la maison pour ne pas essuyer traîtreusement un coup de feu de la lucarne: « Gewehren heraus! » Un flingot s'abattit sur le pavé, puis un deuxième, puis un troisième... mes hommes comptaient, consternés et ravis: « Vingt, cinquante, cent. » Enfin au cent sixième, arrêt! Un sous-officier allemand sortit en parlementaire et demanda, dans un français très correct, la vie sauve pour le lieutenant, les cinq sous-officiers et les cent six hommes cachés dans la maison.

Deux minutes après, le troupeau gris de fer et bleu était aligné sur la route, et un petit lieutenant, très prussien, me remettait son pistolet, qui rejoignit le tas de fusils entassés dans un fossé. Mes hommes n'avaient pas l'air ne se douter un seul instant de la bizarrerie plutôt inquiétante de notre situation: un peu d'énergie de la part de nos prisonniers et les rôles sont intervertis! Je me garde d'ailleurs d'y penser un instant et c'est sur un ton très énergique que je donne l'ordre à mon collègue boche de prendre le commandement de ses hommes.

Avec une autorité incontestable, tapotant ses bottes d'un petit stick, le lieutenant com- manda d'un ton très rogue: « Achtung. » Je me demandai à nouveau si, à une de ses injonctions, lancées sur un ton guttural en langue allemande, toute la bande n'allait pas nous tomber dessus!... et instinctivement je serrai la crosse de mon mauser... Mais non, décidément, ces soldats avaient une mentalité spéciale et, subitement, le petit freluquet, sanglé dans son manteau gris, qui marchait à leur tête, me parut répugnant. Je m'imaginais que nos soldats, commandés par un de nos braves camarades, ne seraient pas restés longtemps dans la situation de cette bande de couards qui, ridiculement nombreux, escortés de sept poilus belges, s'acheminaient vers notre quartier général à Aerschot! Prisonniers! ils étaient prisonniers et... heureux.

Je m'apprêtai à fermer la marche de la colonne, après avoir promis du secours aux blessés qui, sans discontinuer, gémissaient dans leur fossé: « Artz! Artz! » lorsqu'une grosse main calleuse saisit la mienne et la serra sans façon. C'était le caporal Dethier, du 27, un brave mineur liégeois: « Mon capitaine, me souffle-t-il, nous vous remercions tous! Quant à moi, je suis heureux, car je sens que j'ai été un soldat héroïque. »

 

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