de la revue ‘Revue de la Presse', du No. No. 145, 18 juillet 1918
'La Belgique Héroïque et Vaillante'
'Quelques Épisodes
de la Retraite de Namur'
Recueillis par le Baron C. Buffin

Récits de Combattants

 

Quelques Épisodes de la Retraite de Namur
par le capitaine commandant d'artillerie Paulis

Le bombardement de Namur commença le 21 août à 10 heures et s'adressa simultanément aux forts d'Andoy, de Marchovelette et de Cognelée, ainsi qu'aux intervalles. Le 22 août, dans la matinée, la garnison poussa des pointes vers les lignes des assiégeants; elles furent accueillies par une fusillade nourrie et par le feu des mitrailleuses. Vers 10 heures, à l'arrivée de trois bataillons français, on tenta une attaque sur Wartet, mais les troupes durent se replier et le bombardement se poursuivit sans relâche.

Le dimanche 23 août, à 3 heures du matin, après les rudes combats des jours précédents, accablé de fatigue morale et physique, j'avais fini par trouver un sommeil agité; un ordre qu'on apportait me jeta sur pied: les dernières batteries disponibles devaient être menées immédiatement à la citadelle, pour la défense du réduit de la ville.

C'était la fin de la résistance. Namur, écrasée par le canon, vivait ses dernières heures, la retraite des troupes mobiles allait commencer. Un nouvel ordre m'enjoignit de conduire mon détachement d'artillerie à Bois-de-Villers et d'y attendre des instructions.

Dans la radieuse clarté de ce beau matin d'été, tandis que crépitait la fusillade et grondait le canon, je dirigeai ma petite troupe vers l'Entre-Sambre-et-Meuse.

Mes hommes étaient silencieux et mornes.

Je voyais se refléter sur leurs visages les angoisses de mon âme.

Nous avions vu à Liège, après une défense héroïque, les nôtres obligés de reculer devant l'étranger. A Namur, l'histoire se répétait; là-bas, comme ici, jusqu'à la dernière minute, nous avions tant espéré l'arrivée de renforts amis! Cependant, quelle différence! De Liège, on se repliait vers le centre du pays, on restait chez soi, on allait glorieusement rejoindre les camarades de l'armée en campagne. De Namur, hélas! on s'acheminait vers la frontière, on s'éloignait de ses frères d'armes, de ses amis, de sa famille... Après Liège, dans notre détachement, tout le monde avait répondu à l'appel; en quittant Namur, nous pensions douloureusement à ceux des nôtres qui dormaient pour l'éternité à la lisière du bois des Grandes-Salles ou qui agonisaient, dans la douleur, sur des lits d'hôpital.

Allons! haut les cœurs! Jetons un voile sur le passé et regardons devant nous: il faut sauver les braves gens qui me sont confiés.

Les renseignements que j'avais sur l'ennemi étaient très vagues; on disait les Alle- mands d'un côté arrêtés sur la Sambre et d'un autre refoulés vers Dinant, loin de la Meuse. La vérité, telle qu'elle nous apparut bientôt, était toute différente. A Bois-de-Villers, où j'arrivai vers 9 heures, je perçus une fusillade nourrie dans la direction de Sart-Saint-Laurent; le doute n'était pas permis, les Allemands avaient forcé les passages de la Sambre.

Je poussai une reconnaissance rapide vers la vallée de la Meuse; les habitants m'y ap- prirent que les Français avaient placé des avant-postes jusqu'à Profondeville, mais qu'ils les avaient retirés la veille; des patrouilles ennemies circulaient sur la rive droite.

Il était donc impossible de s'engager avec une colonne sur la route de Profondeville à Dinant; cette route, courant le long du fleuve, est en effet commandée, à courte distance, par les hauteurs de la rive droite.

Il ne me restait qu'un parti: retourner à Namur chercher des instructions.

A une heure de l'après-midi, je me retrouvais à hauteur du fort de Saint-Héribert. Le commandant m'apprit qu'il n'avait plus de communication téléphonique avec le gouverneur de la position; il pouvait, toutefois, me donner des renseignements qu'il tenait de source personnelle: les Allemands avaient passé la Sambre par grandes masses et étaient contenus, en ce moment, entre Fosse et Saint-Gérard, par une armée française;

d'autre part la Meuse avait été forcée à Dinant.

La situation était donc des plus critiques pour la garnison de Namur; elle était menacée d'un encerclement complet et n'avait déjà plus qu'un seul chemin pour assurer sa retraite vers la France.

Je pris la résolution de me rendre à Ermeton-sur-Biert par Arbre et Bioul, et d'y attendre les événements.

En route!

Au moment où je faisais remonter à cheval, je jetai un dernier regard vers la ville. Le spectacle était grandiose et terrible. Dans Namur même, de nombreuses maisons brû- laient; la citadelle était auréolée par les éclatements floconneux des shrapnells; plus loin, les villages de Champion, Bonnine, Bouge étaient en flamme; de sourdes détonations, que se renvoyaient les échos, se répercutaient dans toutes les directions. Sur tous les chemins montant de Namur et de Flawinne apparaissent les têtes de colonnes des troupes de la 4e division, qui allaient tenter d'échapper à l'étreinte de l'ennemi.

Pauvre Namur!

Le cœur serré, nous commençâmes alors cette longue retraite qui, par les routes de Belgique et de France, devaient nous conduire jusqu'aux environs de Paris.

J'arrivai à Ermeton-sur-Biert vers 8 heures et demie du soir! je dépassai quelque peu le village et allai établir le bivouac dans un champ d'avoine. Une fusillade ininterrompue s'entendait vers le nord; sur la moitié du tour de l'horizon, les villages et les fermes en flammes jalonnaient la marche des troupes allemandes; dans la direction du sud-est, une immense lueur, tranchant dans la nuit noire, nous révélait le crime incroyable de Dinant.

Pendant que quelques-uns de mes canon-niers pansaient une demi-douzaine de blessés français que nous avions recueillis à Denée, pendant que les conducteurs ramassaient un peu de paille d'avoine pour leurs chevaux harassés, je me tenais anxieusement au bord de la route, interrogeant les ombres qui passaient dans la nuit. Les bruits les plus contradictoires circulaient; d'après les uns, les troupes britanniques avaient refoulé les Allemands entre Mons et Charleroi; d'après les autres, au contraire, nous étions déjà tournés par ces mêmes Allemands.

Je me trouvais depuis une heure à mon poste d'observation, quand des batteries françaises défilèrent au trot; elles se dirigeaient vers le sud. Plus de doute, les Français battaient en retraite.

Quelle que fût notre fatigue, il était indispensable pour nous de suivre le mouvement.

En route encore!

Il nous fallut trois heures pour parcourir les 8 kilomètres qui séparent Ermeton de Rosée; la route était encombrée de caissons, fourgons, de chariots d'émigrants, de véhicules de toutes formes, qui avançaient péniblement à trois ou quatre de front; des quantités de fuyards des villages voisins, hommes, femmes, enfants, se glissaient entre les voitures et les chevaux et ajoutaient à la confusion.

La nuit, particulièrement sombre, n'était coupée que par les lueurs lointaines des incendies et, de temps à autre, par les éclairs lumineux des phares du fort de Saint-Héribert, qui semblaient nous adresser un ultime adieu.

A 4 heures du matin, le lendemain, nous entrions à Philippeville.

Pendant la nuit, ma colonne s'était augmentée de soldats de toutes les armes ayant perdu leurs unités; ils avaient senti d'instfnct qu'ils étaient perdus s'ils ne ralliaient pas un groupement commandé.

La première personne que je rencontrai, en arrivant à Philippeville, fut le chef de bataillon français Duruy, que j'avais connu jadis comme attaché militaire à Bruxelles; il devait, trois mois plus tard, se faire tuer bravement dans les Flandres, à la tête d'un régiment colonial.

Je le mis rapidement au courant de ma situation, puis lui demandai des nouvelles de la bataille; elles n'étaient guère rassurantes; sous le flot envahisseur, les alliés avaient été écrasés; ils reculaient pied à pied.

Des instructions à notre sujet me parvinrent bientôt; l'officier général français, qui commandait dans la région, m'ordonnait de rassembler toutes les troupes belges qui se trouvaient à Philippeville et de les conduire à Rocroi. Nous devions être rendus à Rocroi dans la journée.

Trente-cinq kilomètres à faire avec des troupes marchant depuis 24 heures; mais l'ordre était formel, et j'en sentais d'ailleurs la nécessité.

En route encore une fois!

Avant de partir, j'allai silencieusement serrer la main à mon brave camarade Hankar, hier encore fringant sous-lieutenant de l'école d'application, gisant aujourd'hui le pied fracassé par un obus, au fond d'une voiture automobile. Je ne pouvais rien faire pour lui. Quelle terrible chose que la guerre!

Je fis également déposer, à une ambulance, les blessés français que nous avions recueillis à Denée.

Je ne raconterai pas ce que fut le calvaire de cette longue route et les souffrances de mes soldats exténués; il était 8 heures du soir quand nous arrivâmes à Rocroi; les hommes purent prendre leur premier repas de la journée.

Il fallait aussi songer aux chevaux et leur procurer de l'avoine.

Je m'accuse ici d'une incorrection qui, je l'espère, me sera pardonnée. A cette heure tardive, le magasin à fourrages était fermé et le préposé ne se croyait pas obligé de me ravitailler avant le lendemain.

Nécessité ne connaît pas de loi.

Fort de cette morale facile, mais indispensable à la guerre, j'ordonnai d'enfoncer la porte du magasin à fourrages et fis enlever manu militari, l'avoine qui m'était nécessaire. Honnêtement d'ailleurs, je laissai un reçu de ce que j'avais pris.

Je passai la nuit, au milieu de mes hommes, sur la grand'place de la ville, mais ne pus fermer l'œil. Trop de préoccupations \assaillaient mon esprit; ce que j'avais vu et entendu en cours de route me confirmait dans l'opinion que les Allemands seraient bientôt à Rocroi et qu'il fallait encore s'éloigner vers le sud.

Mais où aller? Comment faire pour rejoindre l'armée belge dont nous ne savions rien? Je n'avais même pas une carte de la région.

Dès qu'il fit jour, mon premier soin fut de me mettre à la recherche d'une carte; où la trouver dans une ville endormie? J'avais déjà frappé infructueusement à de nombreuses portes, quand je rencontrai un jeune cycliste, porteur d'une carte routière du nord de la France.

Je m'arrête un moment, car j'ai à faire l'aveu de ma seconde indélicatesse; je m'approchai hypocritement du jeune cycliste:

- Combien avez-vous payé votre carte?

- Trois francs.

- Je vous l'achète, voici cent sous.

- Je ne la vends pas, je ne pourrai pas m'en procurer une autre.

- Dix francs?

- Non!

- Dans ce cas, je vous la prends!

Et avant que le jeune cycliste fût remis de sa surprise, je m'emparai du précieux papier et filai comme un voleur, que j'étais. Après avoir examiné différents projets qui se présentaient à mon esprit, je m'arrêtai à celui de me rendre à Rethel: c'est un nœud important de chemins de fer et de routes; je m'y mettrais en relations télégraphiques avec notre attaché militaire à Paris et pourrais ainsi recevoir des instructions.

Nous partons.

Comme je l'ai dit, mon détachement se composait en ce moment, de soldats de toutes armes, dont la plupart étaient nécessairement à pied. Ma marche était donc assez lente.

Le problème de la nourriture de mon personnel me causait de sérieux tracas quand, à quelques kilomètres de Rocroi, je rencontrai, stationnant dans un petit village, une colonne de vivres. Un sous-officier, que j'envoyai en reconnaissance, revint me dire que l'officier commandant cette colonne avait reçu ordre de ne donner des vivres aux troupes belges que sur réquisition écrite du général commandant la 4e division belge.

J'ai déjà avoué un bris de clôture et un vol, il me reste à avouer un abus de confiance: je fis un « bon » pour des vivres, que je signai

bravement de mon nom, précédé de la formule. « Par ordre du général commandant la 4e division belge. »

Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net... mais j'avais des vivres et, comme on le lira plus ioin, le lieutenant général Michel en personne pn fita quelque peu de mon indélicatesse.

La scène se passe à Liart, où nous arrivâmes le surlendemain, voici dans quelles circonstances:

Instruit par l'expérience, je m'arrangeais toujours pour bivouaquer à proximité d'endroits où cantonnaient des colonnes de vivres; j'envoyais ensuite un sous-ordre qui établissait une liaison intéressée entre cette colonne et la mienne.

Une nuit donc, que nous logions à proximité de Liart, mon agent de liaison, en m'en- voyant des vivres, me fit savoir qu'un train de matériel devait retourner à vide, le lendemain, à Reims; il s'était arrangé avec le commandant militaire de la gare et je pourrais utiliser ce transport.

C'étaient des fatigues épargnées et du temps gagné; j'acceptai. Je n'attendis pas le jour pour me mettre en route et me diriger vers Liart.

Une surprise m'y était réservée.

J'y trouvai le lieutenant général Michel, à la tête de sa division. Il n'était plus question pour nous d'utiliser le chemin de fer; à juste titre, il avait été réservé aux troupes à pied.

Les armes montées devaient se rendre à Laon par la voie ordinaire; on en forma une colonne sous les ordres du colonel Iweins.

Pendant que les hommes mangeaient, je me souvins fort à propos de quelques beeîsteaks que j'avais en réserve; le général Michel, qui passait aux environs, voulut bien me faire l'honneur de s'asseoir à ma tabie et de partager notre repas.

Vous en souvient-il, mon général? Je ne vous ai pas avoué, à cette époque, que c'était vous qui m'invitiez, puisque c'était « par ordre » de vous que j'avais obtenu de la viande.

Il nous fallut deux jours pour arriver à Laon; nul incident ne vint troubler le voyage.

Une chose pourtant nous étonnait: nous ne rencontrions aucune troupe française. On croisait bien, de temps à autre, des colonnes de vivres ou de munitions, des voitures de services accessoires; mais de troupes combattantes, point.

Cet étonnement alla croissant après que nous eûmes dépassé Laon; ni à Soissons, ni à Château-Thierry, ni à Coulommiers, ni nulle part, sur cette longue route qui nous conduisit au sud-est de Paris, nous ne rencontrâmes d'infanterie, ni d'artillerie, ni de cavalerie. Et nous nous demandions: « Mais où se trouve donc l'armée française? Y a-t- il vraiment une armée française? »

Ce n'est que quelques jours plus tard, après la victoire de la Marne, que nous com- prîmes la merveilleuse manœuvre du général Joffre.

Mais n'anticipons pas, et revenons à Laon.

Nous y séjournâmes deux jours; ce temps fut mis à profit pour réorganiser notre colonne.

Les canons et caissons d'ancien modèle furent embarqués et expédiés vers le sud de la France; les chevaux furent répartis entre les unités existantes; le personnel en surplus fut dirigé sur Rouen.

On forma ainsi une colonne composée de cavallerie, d'artillerie, de gendarmerie et de services accessoires.

Je me trouvai dès lors sans commandement, mais comme on parlait en ce moment de participation aux opérations de l'armée française, il ne me convenait nullement d'être envoyé dans un dépôt.

Je sollicitai donc, et j'eus la chance d'obtenir, une place vacante d'adjoint à un com- mandement de groupe.

Nous quittâmes Laon assez brusquement, nous dirigeant vers Soissons. Mes nouvelles fonctions m'obligeaient à faire les avant-gardes; avec quelques'adjoints, j'arrivais inopinément dans les villages où nos uniformes étrangers jetaient, la plupart du temps, un grand désarroi: on nous prenait pour des patrouilles allemandes.

Afin d'éviter des méprises, je pris l'habitude de nous faire précéder d'un cavalier, chargé d'annoncer l'arrivée d'amis.

Le talpack d'astrakan, dont j'étais coiffé, avait le don de plonger certaines populations dans la plus profonde stupéfaction; c'est ainsi que, d'un groupe de villageois, j'entendis partir la réflexion suivante:

- Tu vois bien celui-là, avec son bonnet de fourrure; eh bien! c'est un officier de l'avant-garde russe.

A quoi un autre, sans doute plus renseigné sur les distances, répliqua:

- C'est impossible, les Russes ne pourraient pas être déjà ici!

Il est juste de dire qu'à cette époque tous les journaux annonçaient, en grands caractères, des avances formidables de l'armée russe.

Le lendemain de notre départ de Laon, nous arrivâmes à Sermoise-sur-Aisne; il s'y trouvait une patrouille anglaise commandée par un officier qui nous apprit que l'on signalait des forces allemandes au nord de l'Aisne.

Le colonel Iweins, qui précédemment avait reçu le même renseignement, dit à l'officier anglais que des escadrons avaient déjà été envoyés en reconnaissance et qu'on attendait des nouvelles avant d'autoriser l'établissement du bivouac. Il ajouta qu'il chargerait un officier de transmettre les renseignements qui seraient recueillis au général anglais en ce moment à Soissons. Comme je servais d'interprête et que j'étais arrivé en avant-garde au gîte d'étape, le colonel Iweins me désigna pour cette mission.

Il me fit savoir, en outre, que le détachement dont il avait le commandement devait s'embarquer par chemin de fer, le lendemain, à Soissons; j'avais à faire la reconnaissance de la gare et y attendre son arrivée.

Les escadrons revinrent bientôt sans avoir rien signalé d'anormal; le bivouac fut dressé et je me mis en route.

J'étais enchanté de ma mission qui me permettrait, lorsqu'elle serait remplie, d'abord de dîner avec autre chose que du lapin, qui faisait notre ordinaire depuis quelques jours, ensuite de me reposer dans un bon lit d'hôtel au lieu de m'étendre sur la paille du bivouac.

Suivi de mon seul ordonnance, le cœur léger, la cigarette aux lèvres, j'entrai dans Soissons, après une charmante promenade. Il commençait à faire nuit.

Personne dans les rues, un silence de mort planant sur la ville. Que signifie?

Je rencontrai enfin un peloton cycliste anglais dont le chef m'apprit que les Allemands étaient aux portes de la ville, de l'autre côté de l'Aisne.

Voyons! il doit y avoir erreur! Et le général anglais qui était à Soissons?

- Nous avons battu en retraite dans la direction du sud-ouest et nous formons l'extrême arrière-gauche, me répondit l'officier cycliste.

Je me rendis à la station, que je trouvai évacuée de tout son matériel roulant; je finis pourtant par rencontrer un employé.

Étes-vous prévenu de ce que des troupes belges doivent venir s'embarquer demain à Soissons?

L'employé semblait ahuri.

- Demain! mais les Boches sont là, de l'autre côté de l'eau. La gare est évacuée et...

Je n'en écoutai pas davantage et galopai jusqu'à la préfecture, où l'on me confirma que les avant-gardes allemandes étaient à proximité de la ville.

- Mais, enfin! il reste bien une autorité militaire à Soissons?

- Peut-être trouverez-vous encore le commandant d'armes; il habite par là, première rue à gauche, une maison à perron.

Je finis par trouver.

- Mon colonel, je viens de Sermoise et suis porteur d'une communication pour un général anglais que je comptais trouver ici; je suis chargé, en outre, de préparer un embarquement par chemin de fer pour des troupes belges.

- Mais, monsieur, vous ignorez donc que les Allemands peuvent entrer d'un moment à l'autre en villle; j'ai donné l'ordre de faire sauter les ponts quand ils seraient en vue, et je pars moi-même, immédiatement après, pour Reims.

Le quartier général anglais a été transféré aujourd hui à une quinzaine de kiiomètres d'ici; si j'ai un conseil à vous donner, allez-y porter votre communication et restez-y: la route n'est pas sûre.

A cet instant, j'entendis de fortes détonations; les ponts de l'Aisne sautaient.

- Au revoir, me dit alors le commandant d'armes en montant en auto, et bonne chance.

Je restai un moment abasourdi; la communication dont j'étais porteur était devenue sans valeur; bien plus, elle était dangereuse, puisqu'elle donnait des renseignements erronés; il ne me restait qu'à crever mon cheval pour retourner à Sermoise et prévenir mon chef du danger qui nous menaçait.

Une heure après, je pénétrais, tout essoufflé, chez le colonel Iweins; il était occupé à dicter ses instructions pour l'embarquement du le demain. Je le mis rapidement au courant de ce que je savais.

Le bivouac fut levé en toute hâte et un officier, le major Joostens, monta en auto pour aller prendre les instructions du quartier général français. Il revint bientôt, avec l'ordre de partir immédiatement pour Château-Thierry.

La grande route de Sermoise à Château-Thierry traverse Soissons; il existe un autre chemin, mais en terrain tourmenté, difficilement praticable à l'artillerie; on risquait de s'y attarder alors que les instants étaient comptés.

Le colonel Iweins décida donc d'envoyer ses cavaliers garder les passages de l'Aisne; pendant ce temps les batteries et les voitures des services accessoires traverseraient Soissons au galop; les escadrons, se repliant ensuite, protégeraient éventuellement la retraite.

Il fut ainsi fait; il n'était que temps. Le fourgon de la gendarmerie, qui était resté quelque peu en arrière, fut attaqué et capturé par les Allemands.

Sur la route de Château-Thierry, je vis se renouveler les mêmes spectacles de désolation que j'avais déjà vus en Belgique; je veux parler de l'exode des populations. C'est un entassement de gens et d'animaux qui se pressent et se heurtent, de véhicules qui s'accrochent, qui encombrent; dans leur affolement, dans leur hâte de fuir, les conducteurs entravent tout passage et augmentent la confusion. De toutes les misères de la guerre, celles qui atteignent des êtres inoffensifs et faibles sont certainement les plus poignantes.

Au cours de cette longue étape, je rencontrai des familles belges du Hainaut, qui, chassées par les barbares de leurs paisibles villages, erraient depuis des semaines. Partout où elles avaient trouvé asile, elles y avaient été traquées et elles allaient mainte- nant, résignées, vers l'inconnu. Quand donc, pour elles et pour nous, sonnera l'heure de la délivrance?

Nous nous arrêtâmes une nuit à Château-Thierry; le lendemain, notre colonne fut scindée; un détachement se dirigea yers Coulommiers, l'autre vers La Ferté-Gaucher.

Je faisais partie de ce dernier détachement, qui était commandé par le major Capilion, et comme d'habitude, j'en assurais l'avant-garde. Les batteries arrivèrent assez tard au gîte d'étape; il faisait nuit quand l'installation fut terminée.

Très fatigué, j'allais aller me reposer, qua d j'appris que les deux détachements devaient s'embarquer, le lendemain, par chemin de fer, pour le Havre. Des ordres ultérieurs devaient nous parvenir.

Quand tout le monde fut couché, avant d'en faire autant, poussé par je ne sais quel pressentiment, je me rendis à la gare.

Il était à ce moment 10 heures du soir.

Au moment où j'arrivai, le chef de station était au téléphone; ce que j'entendis, malgré moi, me fit sursauter: les Allemands étaient à Château-Thierry, que nous avions quitté dans la matinée; ils y étaient entrés dans l'après-midi, avaient bombardé la station, dépassé la ville et s'avançaient vers iSeulom-miers et La Ferté-Gaucher!

Je me précipitai au téléphone, demandai la communication avec Coulommiers et fit chercher un officier. Ce fut le major Joostens qui répondit à mon appel.

- Savez-vous que Château-Thierry a été occupé aujourd'hui par les Allemands et qu'ils ont dépassé la ville?

- Que me racontez-vous là? C'est impossible! Nous avons fait 80 kilomètres depuis Soissons; une armée ne marche pas à cette allure.

- C'est pourtant ainsi; informez-vous sans tarder, car nous risquons d'être enlevés.

- Attendez, je vais aux renseignements et vous téléphonerai aussitôt que j'aurai des nouvelles.

Un quart d'heure plus tard, le major Joostens me confirmait ce que je lui avais appris et m'annonçait qu'il faisait envoyer, d'urgence, des trains à La Ferté-Gaucher. Il me priait de donner l'alerte dans le cantonnement et de faire commencer l'embarquement la nuit même.

Jamais un homme, à lui tout seul, ne fit, je crois autant de tapage nocturne que j'en effectuai cette nuit-là à La Ferté-Gaucher. Nous croyant suffisamment loin de l'ennemi, les logements avaient été répartis très largement, dans toute l'étendue de la ville. Pour la première fois, depuis un mois, chaque homme avait un lit. On peut me croire quand j'affirme qu'ils n'étaient pas faciles à réveiller.

A minuit et demi pourtant, la première batterie arrivait à la gare et l'embarquement commençait immédiatement.

Par suite des installations défectueuses, les opérations prirent un temps considérable; à midi, nos éclaireurs nous signalaient l'approche des Allemands.

On prit des dispositions pour faire évacuer par la route ce qu'on n'aurait pas le temps d'embarquer, mais on ne dut pas en venir à cette extrémité; il y eut heureusement un temps d'arrêt dans la marche de l'ennemi, qui s'arrêta à quelques kilomètres de La Ferté-Gaucher.

J'avais été désigné pour commander le dernier échelon; à 4 heures, tous les caissons étant sur wagons, je fis replier et embarquer le peloton de gendarmerie qui me servait de soutien et le train partit.

Quel soupir de soulagement je poussai alors; nous avions maintenant la certitude de pouvoir rejoindre l'armée belge et de contribuer avec elle à la défense de la Patrie.

On sait que Coulommiers et La Ferté-Gaucher furent les points extrêmes atteints par l'invasion allemande sur le sol français.

Du Havre, des transports nous ramenèrent à Zeebrugge d'où nous rejoignîmes Anvers par voie ferrée.

Nous y retrouvâmes nos régiments d'infanterie qui nous avaient précédés; la 4e division se trouva dès lors reformée et contribua glorieusement, par la suite, à la défense d'Anvers et à celle de l'Yser.

Je dédie, les quelques pages qui précèdent aux soldats qui se trouvèrent sous mes ordres, pendant cette période de la guerre.

Ils se composaient d'hommes des plus anciennes classes (14e et 15e) et de jeunes volontaires.

Tous se sont conduits en gens de cœur.

Plusieurs semaines après les événements que je viens de raconter, alors que j'avais cessé d'être le chef direct de ces braves soldats, je reçus d'eux la lettre collective suivante, qui m'émut jusqu'aux larmes, et que je conserve comme ma plus belle récompense.

« Vieux-Dieu (fort 4), le 21-9-14

« A notre commandant Paulis,

« Les sous-officiers de votre ancien groupe vous prient d'accepter, en leur nom et celui de tous les brigadiers et soldats ayant été sous vos ordres, leurs respectueux hommages et l'assurance de leurs plus sincères sentiments de reconnaissance, en souvenir de la façon avec laquelle vous les avez conduits au feu et sauvés pendant les retraites de Liège et de Namur.

« Soyez persuadé, commandant, que nous garderons de vous un souvenir impérissable et que nous mêlerons intimement votre nom aux vœux ardents que nous formons tous pour notre Roi, notre Patrie et nos familles. »

(Suivent les signatures.)

Pervyse, le 15 octobre 1915

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