de la revue ‘Revue de la Presse', du No. No. 145, 18 juillet 1918
'La Belgique Héroïque et Vaillante'
'Fort de Loncin'
Recueillis par le Baron C. Buffin

Récits de Combattants

carte postale allemande de la prise du fort de Loncin
voir aussi : An American Journalist Visits Fort Loncin

 

Fort de Loncin

D'après les récits des médecins militaires: Maloens, de la 3e batterie d'obusiers lourds; Courtin, du 1er chasseurs à pied; Rotkam, du 14e de ligne; Defalle, directeur de l'ambulance de la crèche municipale à Calais; du maréchal des logis de gendarmerie Krantz.

Dans la matinée du 6 août 1914, le lieutenant général Léman se présenta au fort de Loncin: « Je viens d'être l'objet d'un attentat, dit-il au capitaine Naessens, commandant du fort, et je me retire à l'abri de vos canons. » Et comme le capitaine lui demandait ses ordres: « Je n'en ai pas à vous donner, déclara-t-il, dans le fort, vous êtes chez vous. Moi, je m'occupe de la défense de la position fortifiée. »

Le commandant du fort rassembla aussitôt ses hommes et leur tint ce discours, en français et en flamand: « Mes amis, le général Léman nous a fait le grand honneur de se réfugier parmi nous. Livrerons-nous le général? » Cris de toutes parts: « Non, non. » - « Alors, si nous sommes décidés à ne pas livrer le général, nous devrons périr ici. Car, ou bien le fort sautera et je sauterai avec vous, ou bien les Allemands monteront à l'assaut et, quand ils franchiront les défenses accessoires au-dessus des cadavres de leurs compagnons, nous formerons un dernier carré; j'aurai sept balles dans mon browning, six pour mes ennemis, la dernière pour moi, et tous ensemble nous irons au paradis. »

Petit, trapu, avec une tête très énergique et des yeux bleu d'acier, au regard scrutateur, le commandant Naessens était adoré de ses soldats, aussi son discours souleva-t-il un enthousiasme indescriptible. - « Vous allez tous jurer que vous ne vous rendrez jamais », cria-t-il au milieu du tumulte. Et un par un, les hommes défilèrent devant le commandant et prêtèrent ce serment solennel.

A partir de ce moment, Naessens eut ses soldats complètement en main; ils lui étaient dévoués jusqu'à la mort et sa plus grande fierté fut de pouvoir répondre au général qui lui demandait: « Êtes-vous sûr de vos hommes? - Comme de moi-même, mon général. » C'était vrai. Ils étaient absolument emballés; si l'on demandait des volontaires pour une expédition dangereuse, il s'en présentait le double du nombre exigé et tous suppliaient le commandant de les prendre. S'il refusait, ceux qui étaient éliminés se retiraient fort dépités.

Trois ou quatre de ces braves avaient formé une équipe surnommée la « bande Bonnot ». Armés de fusils et de carabines, ces lascars partaient chaque jour en automobile et servaient soit à établir la liaison entre Loncin et les forts qui résistaient encore, soit à patrouiller et à renseigner le commandant sur la présence de l'ennemi. Ils étaient d'une audace extraordinaire. Ainsi, un jour, le cheval du commandant, qui pâturait dans un enclos voisin, ayant été tué, ils se promirent de lui en amener un autre. Et, en effet, quelques heures après, ils revinrent avec deux chevaux d'officiers allemands, chargés de casques et de lances.

Après les combats qui se livrèrent autour de Liège, des soldats des 1er et 4e chasseurs à pied, des 9e et 14e de ligne, des hommes perdus, étaient venus chercher un refuge dans le fort; mais, dès le lendemain, le commandant chargea un officier de les conduire à Waremme, ne conservant que sa garnison qui comprenait environ 500 hommes. C'était d'ailleurs suffisant et pendant les terribles journées du 6 au 15 août, ces soldats furent admirables de calme et d'insouciance; au cours d'un violent bombardement, le général Léman étant entré avec le commandant Naes-sens dans le massif central, vit un tableau qui l'émut jusqu'aux larmes: les hommes, disséminés par petits groupes, jouaient aux cartes ou devisaient tranquillement; dans un coin, indifférent au vacarme, un soldat jouait des « cramignons » liégeois sur une flûte et des camarades qui l'entouraient reprenaient les refrains en chœur.

Le maréchal des logis de gendarmerie Krantz, attaché à la personne du lieutenant général Léman, et qui, après l'explosion du fort de Loncin, fut transporté au collège Saint-Servais, à Liège, atteint de huit graves blessures, a bien voulu me communiquer son carnet de campagne, dans lequel, jour par jour, il a noté ses impressions:

7 août. - L'infanterie de forteresse, envoyée en reconnaissance, nous signale une patrouille de uhlans se dirigeant d'Ans vers Loncin; elle est aussitôt dispersée par un de nos sous-officiers, à la tête de sa section. Nous avons appris par des hommes dévoués que l'artillerie de campagne allemande a pris position près du champ d'aviation d'Ans.

8 août. - Dans la matinée, des patrouilles allemandes s'étant avancées à Awans sont repoussées par notre tir à shrapnells et par notre infanterie. Après-midi: diverses escarmouches. A 3 heures, le fort ouvre le feu avec ses pièces de 12 centimètres sur le champ d'aviation d'Ans, où nos reconnaissances ont indiqué des batteries ennemies et des mouvements de troupes.

9 août. - Je vais à Liège et j'apprends que les Allemands amènent de l'artillerie lourde pour attaquer les forts. Je rends compte du fait au général, qui me charge de surveiller les mouvements et le passage de cette artillerie; il me donne également pour mission d'examiner si le tunnel de Nasproué, près de Dolhain, est hors d'usage, et je constate que la voie, détruite par nous, a été réparée par les Allemands, ceux-ci n'ayant pas d'autre passage pour leurs pièces de 420.

L'après-midi, le fort canonne diverses batteries ennemies; nous constatons qu'un taube a atterri au champ d'aviation d'Ans; aussitôt nous dirigeons contre l'appareil un feu violent de shrapnells. Dans cette même après-midi, sur la route de Tongres, nous faisons prison-sonnière une patrouille de uhlans. Pendant la nuit, nous bombardons une masse de troupes, cantonnées dans la direction d'Awans.

10 août. - L'ennemi fait un bombardement d'une trentaine d'obus de petit calibre, sans causer d'autre dégât que d'écorner une cheminée. Le fort riposte à ces batteries établies près d'Ans. Je suis envoyé pour découvrir les mouvements de troupes et je rapporte des renseignements importants, entre autres l'installation par les Allemands d'un poste d'observation dans le clocher de l'église du plateau d'Ans; nous avons exécuté un tir sur ce clocher et nous sommes parvenus à en abattre la tour, ce qui le rend inutilisable.

11 août. - Calme. Des reconnaissances sont effectuées en auto dans toutes lès direc- tions.

12 août. - Matin, bombardement foudroyant et rapide par les Allemands. Nous ripostons coup pour coup avec grande énergie et avec un tir très précis; malheureuse- ment une de nos coupoles de 12 centimètres est bientôt détériorée; pendant un répit, nous parvenons à la réparer.

L'entrée du fort est également endommagée. Nous capturons encore 4 uhlans. Pendant la nuit, bombardement réciproque.

13 août. - Nous constatons l'entrée en action de l'artillerie lourde allemande; nous subissons un violent tir de pièces de 150 millimètres, qui nous mettent deux coupoles hors de service.

14 août. - A 3 heures du matin, nous sommes bombardés par des obusiers de 280 et de 305. Le fort tremble jusque dans ses fondements, un ouragan de fer s'abat par avalanches sur la surface extérieure et les rafales perdurent durant des heures, de deux en deux minutes. Après chaque ébranlement, des fragments de béton fissuré, pulvérisé, dégoulinent sur notre tête. Une poussière .grise, mêlée de mille éclats de vitres, craque sous le pied, chatouille et dessèche la gorge et les narines. Le fort s'effrite peu à peu. Un obus de 305 milimètres pénètre dans l'infirmerie, tue et blesse plusieurs soldats; à 11 heures, le magasin d'habillement subit le même sort et successivement divers locaux sont détruits: matériel électrique, ventilateurs, pont roulant à l'entrée du fort. Dans l'après-midi, vers 3 ou 4 heures, un parlementaire demande à entrer en communication avec le commandant du fort. - « Nous préférons mourir plutôt que de nous rendre », répond le capitaine Naessens; fière réponse qui exprime le sentiment général. Vers le soir, le tir se ralentit; tout le monde peut se reposer. Toutefois, pendant la nuit, un officier d'état-major se glisse au dehors, emportant les diverses valeurs de la position.

15 août. - Quelle journée terrible! Depuis 5 heures du matin, le bombardement est continuel et par rafales; on entend quatre coups se succédant, puis les sifflements, les chutes, les explosions dans le béton. Les obus pénètrent à une profondeur de 50 centimètres et creusent des trous de 4 mètres carrés. Vers 8 heures, les chambres des soldats sont enfoncées, les lits renversés; les fenêtres, fermées par des poutrelles de fer de 18 centimètres d'épaisseur, sont brisées; l'infirmerie, la salle d'opération, la cuisine, le réfectoire, la chambre du général sont balayés. Tout est détruit, plus un endroit ne peut servir d'abri; le fort est bouleversé de fond en comble; nous sommes dans une obscurité complète, respirant avec peine, à cause de l'invasion des gaz toxiques et délétères; plus un ventilateur ne fonctionne. Il reste encore deux coupoles plus ou moins en état de riposter à la terrible avalanche de l'ennemi. Mais on ne tire plus; on ne connaît pas l'emplacement des batteries ennemies, d'ailleurs hors de portée. Dans la matinée, pendant une accalmie, nous recevons encore la visite d'un parlementaire non escorté, porteur d'un drapeau blanc. La sentinelle lui ordonne de s'arrêter et de faire demi-tour afin qu'il ne puisse communiquer aucun renseignement sur le résultat du tir adverse. Sur le refus du Boche, elle lui intime une seconde fois l'ordre de s'arrêter et, comme il n'obéit pas, elle fait feu. L'Allemand, qui a eu le temps de faire un signal avec son drapeau blanc, tombe frappé à mort. Nous croyons, et c'est l'avis de nos officiers, que ce pseudo-parlementaire venait traîtreusement repérer le tir des pièces de 420 et qu'il s'était sacrifié pour donner le point exact à l'artillerie. Immédiatement nous subissons un bombardement précis et serré de l'ennemi.

C'est ce jour-là, 15 août, que les Allemands ont employé leurs fameux obusiers de 420. Parfois, on voyait le général ainsi que les officiers se promener à découvert sur les glacis du fort et observer l'ennemi, avec un sang-froid admirable et un mépris complet du danger, et, chose surnaturelle et incompréhensible, aucun ne fut atteint par les explosions qui jaillissaient de toutes parts.

A 17 h. 20, le général Léman, le capitaine commandant Naessens, le lieutenant Mottard, leurs deux sous-lieutenants, divers sous-officiers et moi, nous étions au bureau du tir et, quoique le fort fût pour ainsi dire détruit, nos braves et vaillants chefs continuaient à donner des ordres; les autres se trouvaient assis dans le couloir central, attendant les événements. On entend le sifflement allongé d'un gros projectile. « Encore un », dit-on dans le couloir. Une gerbe de flammes, une secousse formidable qui nous projette tous contre le mur; puis plus rien... le silence!

 

Ici s'arrête le journai du maréchal des logis Krantz, qui s'est évanoui et n'a repris connaissance qu'à l'hôpital.

 

 

Le docteur Courtin, qui a eu la chance de sortir indemne de l'explosion, a retrouvé presque immédiatement sa présence d'esprit: « J'étais couché à terre, m'a-t-il raconté, sortant d'un évanouissement, la respiration coupée. Heureusement, un peu d'air me parvient par une fenêtre brisée. Je réussis à.me lever. A côté de moi gît le docteur Maloens, dont la figure est ensanglantée, et à qui je fais prendre quelques gouttes de cognac. Presque instinctivement les hommes ont protégé leurs yeux. Tous se souviennent de leur serment et refusent de se rendre. Un étonnant exemple d'héroïsme est donné par un petit soldat, retiré au fond d'un couloir. Noir de poudre, les vêtements en lambeaux, ayant des trous saignants en guise de prunelles, il continue à tirer dans le noir jusqu'à sa dernière cartouche. Quand on s'approche de lui, on constate qu'il a un pied coincé entre deux blocs de pierre et on doit l'amputer pour le dégager.

« Pendant ce temps, quelques rescapés s'échappent par la fenêtre, après en avoir enlevé les barreaux. Connaissant le couloir, je m'avance doucement dans l'obscurité; toutes les fenêtres sont obstruées. Tout d'un coup j'aperçois un rayon de lumière qui filtre à travers des morceaux de béton écroulés. En élargissant cette ouverture, je parviens à sortir. Tout autour du fort, des malheureux courent, en flammes, à moitié fous de douleur; d'autres, à genoux, récitent des prières. C'est un spectacle épouvantable! »

Dans la soirée, un colonel allemand vint annoncer à l'hôpital militaire de Liège qu'une explosion terrible avait détruit le fort de Loncin. Deux ou trois médecins, parmi lesquels le docteur Defalle, partirent immédiatement. « Déjà, m'a dit ce dernier, quelques blessés descendaient la route de Thier d'Ans, et au fur et à mesure que nous avancions, nous rencontrions plus d'autos, plus de piétons. Dans les villages, presque tous les habitants se tenaient anxieusement sur leurs portes. A Ans-Plateau, dont le clocher était rasé, nous croisâmes le général Léman, couché dans une charrette traînée par deux chevaux. Il était accompagné du commandant adjoint d'état-major Collart et d'un officier allemand. Le général, qui venait d'être retiré des décombres par un trou de l'escarpe était encore suffocant, son visage était bleu; mais il n'avait aucune blessure apparente et jouissait de toute sa connaissance. A mon arrivée, le fort était entouré de nombreuses troupes ennemies, appartenant à diverses armes, surtout au génie, et quelques soldats agitaient un grand drapeau de la Croix-Rouge, dans le but d'arrêter le tir du fort de Hollogne.

 

 

« L'explosion avait surtout atteint la partie sud-est, dont les fossés étaient comblés par des débris. Le massif central était bouleversé et encombré de gros blocs de béton; la coupole était renversée. Il y avait très peu de fumée; de temps à autre retentissaient encore des détonations, causées par des magasins à cartouches explosant par suite de la chaleur.

« De ces ruines sortent des gémissements, des cris inhumains. Ce sont des malheureux qui brûlent et qui supplient qu'on les sauve. Il faut soulever des blocs de pierre ou de béton, parfois scier un membre pour arriver à dégager ces braves, qui, aux trois quarts carbonisés, tout noirs, presque nus, sont transportés dans une prairie voisine, et de là dirigés vers la ville. Dans la contrescarpe, séparée par le fossé, se trouvent des coffres flanquants, dont les occupants n'ont pu rejoindre le massif central le souterrain étant obstrué. Après quelques heures de labeur, on parvient à enfoncer la grille d'aérage et à les retirer à moitié asphyxiés. »

Les habitants de Loncin contemplent, atterrés, ce spectacle épouvantable, craignant, le recrutement étant régional, de reconnaître un des leurs dans ces corps tuméfiés, méconnaissables, qui, les cheveux grillés, sont extraits des décombres. Ils aident les médecins à les panser, à pratiquer des piqûres de morphine pour atténuer l'ébranlement traumatique; ils leur donnent à boire et les installent dans leurs demeures: presque toutes les maisons contiennent des blessés, qui au fur et à mesure sont menés à Liège, à l'hôpital militaire, aux ambulances des Filles de la Croix, des Jésuites et de la rue des Rivageois.

Les Allemands semblent surpris de la grandeur de la catastrophe. Leurs officiers, sur- tout ceux du génie, s'efforcent de soulager les victimes. Quelques coups de fusil ayant été tirés du bois de Waroux, ils changent d'attitude, incriminent les Belges et parlent de représailles, mais nos médecins leur font remarquer que leur vie est également exposée et que cela ne les empêche pas de remplir leur devoir. Confus, les Boches se taisent. Vers 10 heures du soir, tous les blessés sont évacués.

« J'étais à l'hôpital Saint-Laurent, m'a confié le docteur Roskam, lorsque vers 9 heures du soir les blessés furent apportés: l'arrivée de ces misérables, aux cheveux crépus, aux mains et au visage noircis, aux vêtements roussis, fut épouvantable. Les Allemands les prenaient pour des Sénégalais! Dans la salle d'opération, se passèrent des scènes qui nous remplirent d'horreur: en enlevant les vêtements, nous arrachions des lambeaux de chair; les jambes, les bras se désagrégeaient. Des plaies horribles, des brûlures de tous les degrés apparaissaient. Dans l'atmosphère flottait une odeur affreuse de chairs et de graisses carbonisées. Et ce qui rendait ce spectacle plus poignant, c'était le courage, le stoïcisme de tous ces hommes, qui ne se plaignaient pas. A peine revenus de l'étour-dissement dans lequel ils étaient plongés et d'où les tirait la douleur causée par le lavage des plaies au savon vert, afin d'enlever la poussière, la fumée, les débris de toutes sortes, ils s'enquéraient de leur commandant et de leur lieutenant; beaucoup avaient les larmes aux yeux en apprenant que leurs chefs étaient sauvés, et ils exigeaient qu'on les transportât dans la salle où se trouvaient Naessens et Mottard, grièvement brûlés. C'est à peine si ceux-ci purent reconnaître leurs hommes sous la poudre, ia bouffissure des traits, les escarres, les bandages. Néanmoins, ils les encouragèrent et les félicitèrent. Et c'était justice. Pendant toute la période qu'ils passèrent à l'hôpital, ils furent admirables. Brûlés au dernier degré, parfois aveugles ou borgnes, souvent le tympan perforé et souffrant d'otite, ils enduraient leurs douleurs avec résignation, sans se plaindre, sans récriminer, sans protester contre le sort; c'étaient des héros. Au moment où les premiers guéris partirent pour l'Allemagne, Naessens et Mottard, qui s'étaient promis de ne jamais quitter leurs soldats et qui durent rester à Liège pour achever leur guerison, se firent porter dans la cour à dos d'infirmiers et ainsi ils purent, avant leur départ, étreindre une dernière fois ces braves qu'ils adoraient. »

 

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