- de la revue Revue de la Presse', du No. 142, 28 juin 1918
- 'La Belgique Héroïque et Vaillante'
- 'le Fort de Chaudfontaine
- Aout 1914'
- Recueillis par le Baron C. Buffin
Récits de Combattants
le Fort de Chaudfontaine - Aout 1914
par le comte Gaston de Ribaucourt, sous-lieutenant au corps des obusiers lourds
Dès que la mobilisation fut décrétée, je courus au ministère de la guerre demander quels étaient les services que j'étais à même de re dre comme ingénieur électricien. 0n me co seilla de gagner aussi rapidement que possible la position fortifiée de Liège, dont la défense avait besoin de concours techniques.
Arrivé dans la soirée du 3 août, je fus désigné, dès le lendemai matin, pour le fort de Chaudfontaine. Restait à m'équiper. J'allai de suite à la citadelle, qui présentait l'aspect d'une grande ruche; tous les services fonctionnaient avec le plus grand ordre et la plus grande activité, et dix minutes plus tard, transformé es artilleur, me voilà en route, le sac à la main, les jumelles au dos, passant d'un train à l'autre, jusqu'au pied de la colline qui domine le fort.
Par une chaude et claire journée du mois d'août, je gravis la côte escarpée d'un pas rapide, sans même songer à admirer le paysage radieux qui se déroule autour de moi, et, au bout d'une heure, j'arrive à ce petit coin de défense que l'on nomme un fort, heureux de pouvoir mettre tout ce que j'ai d'énergie, d'intelligence et de connaissance au service de mon pays, symbolisé à mes yeux par le drapeau qui flotte au haut du mont.
Tout comme ce déjà à avoir un aspect belliqueux. De-ci, de-là, des arbres fauchés dans toute leur verdeur, des treillis de fil de fer barbelé tendu dans les passes les plus accessibles, des sentinelles jalonnées qui m'arrêtent, me questionnent et me lancent un amical bonjour, dès qu'elles appre nent le motif de ma venue. Me voici conduit aux officiers par le planton de garde, reçu, installé, accueilli avec enthousiasme, avec cette fièvre d'énergie et de gloire qui caractérisèrent les combattants de la résistance héroïque.
Et tout de suite, à la besogne. J'avais beaucoup à apprendre: l'observation du tir, le réglage des pièces, le mécanisme électrique intérieur des services accessoires, le repérage fougasses, des enchevêtrements de fil de fer, etc. Toutes ces études absorbèrent le reste de la matinée et ce ne fut que plus tard que je pus me rendre compte des fonctions qui m'étaient réservées.
Caché dans les collines qui dominent l'est de Liége, protégé en demi-cercle par un des méandres de la Vesdre, le fort de Chaud-fontaine, de forme triangulaire, était destiné à couvrir, avec les forts de Fléron et d'Évegnée, le plateau de Hervé. Par sa position, il semblait donc devoir attirer les premiers efforts de l'enemi. Derrière le fort, dans les escarpements brusques de la vallée, on voyait se profiler un coin de Liège, celui que l'exposition du 75e anniversaire avait rendu familier à tous les Belges. En avant-plan, un peu sur la droite, à distance de 2 à 3 kilomètres, se dressait l'abbaye de Chèvremont, puis, sur les pentes, s'accrochaient les villages de Romsée, Magnée, jetant une note gaie dans le tableau avec leurs toits rouges et leur vie intense de cités faubouriennes.
Un coup de téléphone vient brusquement rompre le calme, en signalant l'approche de l'ennemi: le village de Forêt, situé à l'est, devient l'objet de toute l'attention et bientôt, on aperçoit la sombre théorie des uniformes gris qui s'y infiltrent. Le commandant du fort réunit ses hommes sur les parapets, et, après quelques mots prononcés avec chaleur, il donne, devant sa petite garnison, l'ordre d'ouvrir le feu. Le premier coup de canon tiré, chacun regagne son poste en toute hâte. Désigné pour l'observation du tir, je me glisse dans la plaine et, à travers les bois environnants, j'atteins la place qui m'a été indiquée. Grâce au téléphone portatif dont je suis muni, je peux diriger ce premier tir. Déjà, au deuxième coup, les obus, et les shrapnells éclatent sur le village et, presque aussitôt, il devient évident que les feux accélérés du fort et des batteries produisent d'excellents effets. Avec mes jumelles, je vois distinctement l'ennemi s'arrêter, hésiter, puis finalement se retirer, impuissant à contrebattre un ennemi invisible.
Cette défense décidée préserva peut-être le fort des assauts terribles dont ses voisins furent l'objet pendant la nuit. Ce fut un des spectacles les plus impressionnants auxquels j'assistai durant la campagne, que cette attaque simultanée de tous les forts du secteur Vesdre-Meuse. Dès le soir, elle débute par un bombardement intense de l'artillerie légère allemande, auquel toute la défense de Liège réplique avec héroïsme. La canonnade incessante est dominée par la voix plus sourde des grosses pièces de forteresse. Par milliers brillent les éclairs blafards des coups de canon, et, jaillissant à travers l'obscurité, la lumière crue des projecteurs cherche les batteries ennemies. Puis, de temps en temps, quand se produit un moment d'accalmie, retentissent les cris et les gémissements des blessés allemands empêtrés dans les fils de fer et écrasés par les mitrailleuses. Tout cela donne au tableau un caractère à la fois grandiose et affreux.
Le lendemain, la matinée se déroulait plus calme, quand brusquement on signala qu'un régiment d'infanterie, se faufilant à travers bois, était venu occuper le château de Forêt. Posté sur le parapet, je règle le tir ouvert contre eux. La distance ayant été exactement repérée, c'est une proie facile, aussi le premier obus vient-il s'abattre sur le bâtiment. Comme d'une fourmilière qu'un passant aurait détruite d'un coup de pied, des myriades de Boches s'enfuient précipitamment et cherchent un refuge dans les bois du parc et dans un chemin creux voisin. Bien dirigés, les projectiles les suivent partout, les attrapent dans leurs cachettes et bientôt les pelouses sont jonchées de blessés ou de tués. De nouveau l'ennemi est contraint de disparaître, et l'on ne voit plus que des convois de voitures-ambulances qui s'avancent pour recueillir ceux que la mort n'a fait qu'effleurer.
La résistance devenait cependant plus difficile, des batteries étant parvenues à s'établir sur des points suffisamment rapprochés du fort pour l'atteindre sans se découvrir. ïl fallut alors chercher de nouveaux observatoires. Je fus désigné à cet effet et, accompagné d'un brigadier, je me mis en route et je m'avançai pendant près d'une heure en me terrant avant de découvrir les positions ennemies. Ce fut mon premier contact avec les shrapnells fouillant partout le sol pour empêcher l'observation. Les Allemands tiraient par salves de quatre coups et chaque fois qu'on entendait des projectiles arriver, il fallait se coucher et se redresser aussitôt après l'explosion pour chercher l'emplacement des batteries. Enfin, je les aperçus dans un jardin de Romsée, derrière une haie. Sitôt le fort prévenu, après quelques coups de repérage, les batteries allemandes furent arrosées d'un feu tel qu'en moins d'un quart d'heure la position, jugée intenable, était évacuée par eux. , Le cercle de fer se rétrécissait cependant. Après deux jours d'efforts héroïques, la 3e division avait dû se retirer, abandonnant les forts à leur sort; aussi, menacés de toutes parts, était-il indispensable pour nous d'établir un observatoire élevé qui suppléât aux renseignements faisant absolument défaut depuis le départ de l'infanterie de couverture.
A quelques kilomètres à gauche du fort, se profilait fièrement la flèche de l'église de Chèvremont. La vieille abbaye, vestige d'époque ancienne, allait aider aux puissants moyens de défense contemporains. Sur l'ordre du commandant du fort, je partis pendant la nuit afin d'établir aussi invisiblement que possible une ligne téléphonique reliant l'observatoire au fort. Tantôt insinuant le fil au travers des ronceraies abondantes à cet endroit, tantôt le traînant le long des routes, je fus assez heureux pour voir mes efforts couronnés de succès. Faire entrer le fil dans l'abbaye semblait difficile: heureusement je pus utiliser les poteaux servant à l'éclairage électrique. Remplacer le long d'un piquet le fil du paratonnerre par un fil téléphonique, puis en suivant les autres canalisations l'amener jusqu'à l'église, fut l'uvre de la matinée et dès 10 heures du matin, après avoir combiné tout un système de cordes et d'échelles, me voilà établi au sommet de la flèche. Grâce à une ardoise enlevée, j'observe le pays à l'est et au nord- est, et par l'intermédiaire des lignes téléphoniques souterraines, je communique le moindre incident à Fléron et à Evegnée et rends ainsi de précieux services à la défense. Pendant quatre ou cinq jours, je vécus dans cette flèche, en compagnie d'un sous-officier. Deux fois seulement une patrouille belge vint nous visiter. Le reste du temps, c'étaient les Allemands qui rôdaient autour de nous. Nombreuses furent les alertes qui nous surprirent. Un jour, douze hommes d'infanterie allemande consacrèrent une demi- journée à inspecter l'abbaye pour voir si réellement aucun soldat belge ne s'y cachait. Un autre jour, au moment où nous regardions par la fenêtre, nous aperçûmes une patrouille ennemie qui nous observait. Ce fut un moment émotionnant. Que faire? Se retirer, c'était modifier d'une façon quelconque l'aspect de la fenêtre; rester, c'était se trahir et s'exposer à la mort. Ce supplice dura une demi-heure. Un instant même, je vis les six hommes de la patrouille mettre la fenêtre en joue; heureusement se ravisant, le sous-officier n'ordonna pas le feu. Notre immobilité nous avait sauvés! Deux hommes qui avaient inspecté la tour, ayant rapporté à leur chef qu'il n'y avait rien ae suspect, les sept Boches s'éloignèrent lentement, en chantant.
Le 11 août nous devint fatal. Le matin, vers les 6 heures, bien que j'eusse eu la pru- dence de me cacher dans une chapelle fermée,, je fus remarqué par un homme des environs. Deux heures après, comme je me trouvais à mo poste d'observation, je constatai que l'abbaye, et surtout l'église, était devenue l'objectif de l'ennemi. Après trois ou quatre coup de réglage, un premier obus vint atteindre le toit de l'église et bientôt les salves se succédèrent rapidement. J'étais à ce moment occupé à rechercher une batterie ennemie qui, de Beau-Tilly, bombardait Fleron. Et tandis que je donnais des indications sur ce point, je fus contraint de grimper dans le clocher qui seul encore échappait aux coups. Des batteries cachées derrière la gare de Chenée détruisaient l'abbaye. Quels instants terribles je passai ainsi! Seul, dans ce clocher, car mon compagnon était allé chercher son repas et ne pouvait plus me rejoindre, je restai aussi longtemps qu'il me fut possible de donner des indications utiles. Pendant deux longues heures, les projectiles pleuvent sur l'abbaye. Bientôt le clocher lui-même est atteint; un brisant éclate dans la charpente au-dessus de ma tête, m'enlève mon bonnet de police et brise le téléphone que j'ai devant moi. Presque enseveli sous des monceaux d'ardoises et de bois, je suis comme assommé par la violence du coup et je crois ma dernière heure arrivée. Seulement alors, je songe à ma position tragique et, me retournant, j'aperçois le toit du chur en feu. Il est temps de me sauver. En descendant l'échelle je remarque que je suis légèrement blessé au genou, une large écorchure superficielle. Je rassemble ce qui me reste d'énergie; je dégringole rapidement et, fuyant au travers des débris qui tombent de toutes parts, je me dirige vers les caves que les Pères, les jours précédents, avaient transformées en abri.
Une scène impressionnante m'y attendait: au milieu d'un souterrain, deux Pères et mon compagnon d'armes étaient agenouillés autour du Saint Sacrement, apporté de l'église au début du bombardement, et priaient. Ce fut une joie pour eux de me revoir, car ils me croyaient mort depuis longtemps.
La journée du 12 août se passe tristement; plus d'observation possible. Les grosses pièces ont commencé leur tir et l'agonie approche. Lentes s'écoulent les heures où l'on tire sans aucune indication, avec les pièces restant en service, tant pour consommer les munitions que pour essayer dç nuire à l'ennemi: Chaudfontaine est du reste gravement atteint.
Vers 9 heures, tandis que je me trouvais dans la chambre de tir des officiers, une secousse accompagnée d'un bruit formidable ébranle toute la partie interne du fort. Un gros 38 est venu éclater dans la chambre aux poudres: le fort saute! Jeté contre le mur opposé, je me traîne vers la porte à travers les débris. Avec un autre officier, je traverse le vestibule, jadis transformé en caserne, et un affreux tableau s'offre à mes yeux. Au moment de l'explosion, cent quarante hommes de la garnison étaient là, étendus sur de la paille ou sur des matelas, et dans une tragique horreur, je vois toute jcette salle en feu. Paille, matelas, soldats, tout brûle! Dans ce brasier, des malheureux se débattent, les vêtements en flammes, véritables torches vivantes! A peine pouvons-nous en tirer un hors de la fournaise. Horrible mort, digne des martyrs de l'antiquité! Du milieu de l'incendie, dominant les gémissements, les plaintes, les hurlements de douleur, on entend retentir des cris suprêmes de: « Vive le Roi! Vive la Patrie! »