de la revue ‘Revue de la Presse', du No. 142, 28 juin 1918
'La Belgique Héroïque et Vaillante'
'La Retraite des 800'
Recueillis par le Baron C. Buffin

Récits de Combattants

 

La Retraite des 800

par le capitaine.....du 14e régiment de ligne

 

Parmi les épisodes de la guerre, il en est un qui, par le brillant résultat obtenu, mérite d'être mentionné dans les pages glorieuses de notre histoire : c'est la retraite exécutée par deux bataillons d'infanterie, l'un du 14e de ligne, l'autre de forteresse, huit jours après l'occupation de Liège par les troupes allemandes, alors que l'investissement de la place semblait complet.

Le 1er bataillon du 14e de ligne, après avoir organisé des travaux de défense à Werchet, dans le secteur Barchon-Pontisse, avait été envoyé dans la matinée du 4 août, dans l'intervalle Embourg-Chaudfontaine, avec mission de défendre la vallée de la Vesdre, contre les attaques qui se produiraient par la route de la Vesdre ou par celle de Ninane: aussitôt des retranchements sont élevés, des fossés creusés, de nombreux sacs de terre amoncelés, bref l'intervalle se transforme en une véritable forteresse. Le commandant, apprenant que l'ennemi s'avance vers Liège et a déjà lancé des reconnaissances dans la direction de Chaudfontaine, charge une patrouille d'explorer le bois de la Rochette, au nord-est du fort; cette patrouille rentre vers 16 heures, amenant prisonnier le baron von Zutfen, lieutenant au 2e chasseurs de Ziethen. Ce retour est acclamé, et c'est avec une vive curiosité que les soldats entourent le premier prisonnier allemand.

L'ordre de retraite donné le 6 août aux troupes qui combattent dans les intervalles de la position de Liège n'ayant pas touché le bataillon, les journées des 5, 6 et 7 août sont/employées à compléter la défense de la vallée. Dans la matinée du 8 août, la nouvelle se répand que les troupes allemandes sont entrées à Liège, et des mesures sont immédiatement prises pour repousser toute agression du côté de la ville. On espère encore que, si l'ennemi a pénétré dans la place, il n'a forcé que les intervalles de Fléron, d'Evegnée et de Barchon. Mais même dans cette hypothèse, la situation du corps belge est critique et son commandant s'étonne de ne recevoir aucune instruction. D'autre part, des bruits persistants circulent, annonçant l'arrivée par Waremme de l'armée de campagne, renforcée d'un contingent français. Que croire? Des émissaires envoyés au général Léman ne reparaissent pas; les journées se passent dans une attente anxieuse; à chaque instant des renseignements apprennent que le cercle se rétrécit. Officiers et soldats sont préoccupés et se demandent avec angoisse s'ils pourront se dégager. Déjà le 10, le 11 et le 12 diverses escarmouches ont mis aux prises des détachements ennemis, qui s'approchent en abusant du drapeau de la Croix-Rouge, et des patrouilles d'une compagnie retranchée sur la route de la Vesdre, à hauteur de la borne 2. Quelques prisonniers sont faits à l'ennemi. Le 12, à 16 heures et demie, commence contre le fort de Chaudfontaine un bombardement terrible qui ne cesse que vers 21 heures et demie. Le lendemain, dès 5 heures, la canonnade reprend avec une violence inouïe, le fort saute et l'ennemi, qui l'enveloppe, monte de toutes parts à l'assaut; puis le fort d'Embourg éprouve le même sort. Enfin le 13, vers 9 heures, un courrier apporte au château Nagelmackers, où cantonne le commandant, un ordre du général Léman appelant les troupes à Awans.

Au moment du départ, la 2e compagnie, qui garde les routes de Chaudfontaine et de Ninane, est enveloppée par une colonne ennemie et faite prisonnière. Les deux compagnies restantes grimpent la côte et gagnent le, château de Henné et la ferme de la Basse-Mehagne; arrivée là, la lre compagnie, qui forme l'arrière-garde, attaquée de flanc par un détachement venant de Chênée, exécute un tir à volonté sur l'adversaire, dont le feu, d'abord très nourri, devient de moins en moins intense, et qui bientôt se retire, laissant la petite colonne belge continuer sa marche vers Embourg, où elle rejoint la 3e compagnie ainsi qu'un bataillon de forteresse qui, également sans instructions, cherche à s'échapper. Ces diverses troupes, après avoir passé l'Ourthe, les unes en barquette, les autres au moyen d'une passerelle de fortune, jetée en face de l'île Rousseau, escaladent le Sart-Tilman, longent le fort de Boncelles, déjà surveillé par l'ennemi, traversent le village en ruines, repoussent les sentinelles qui occupent le bois de la Vecquée et, évitant un détachement de cavalerie, atteignent enfin les Communes. Nos braves soldats sont exténués, accablés par la chaleur, torturés par la faim, par la soif; heureusement la population, quoique ahurie de leur arrivée, fait tout son possible pour les ravitailler. La retraite continue vers le pont du Val Saint-Lambert qui, d'après divers renseignements, est défendu par une vingtaine d'hommes.

Bien qu'obstrué par un train et par des défenses accessoires, il peut encore être franchi à la file indienne. Toutes les mesures sont prises pour un assaut à la baïonnette, et, au milieu de la nuit, les lignards s'avancent en silence. O surprise, il n'y a plus personne! Que sont devenues les troupes qui avaient la garde du pont? Ont-elles fui? Mystère. Quoique ce passage ait pris beaucoup de temps, ce succès encourage, et la colonne repart, dépasse Flémalle et Mons-Crofteux, et après une marche des plus pénibles, à travers des embûches de toute espèce, arrive le 14 août, vers 2 heures et demie, à Awans-Bierzt où elle cantonne, attendant les ordres du général Léman. L'ennemi a été aperçu dans les localités environnantes, aussi les routes sont gardées et d'urgentes mesures de sécurité sont prises; néanmoins la journée ne se passe pas sans incidents, et l'on doit disperser des détachements allemands qui se sont approchés du fort de Loncin, ce qui nous occasionne quelques pertes.

Des renseignements recueillis de différents côtés annoncent que l'ennemi s'efforce de couper la retraite. Dans ce cas, il ne reste plus qu'à combattre jusqu'à la mort; les sol- dats et les officiers sont soucieux; ils craignent de n'avoir pas rendu à la patrie tous les services qu'elle est en droit d'attendre de ses défenseurs. D'autre part, le bombardement du fort de Loncin, qui a commené vers 15 heures, croît rapidement en intensité, et pour des militaires qui ont assisté à l'écrasement de Chaudfontaine, il paraît certain que Loncin subira le même sort. Une résolution s'impose: rejoindre, coûte que coûte, l'armée de campagne, dont certains éléments se trouvent aux environs de Huy. Après tant d'émotions et d'excitations nerveuses, après tant de combats et de marches pénibles, les hommes sont épuisés; mais les paroles enflammées de leurs chefs et le désir ardent de ne pas tomber aux mains de l'ennemi les décident à entreprendre un suprême effort pour échapper à l'étau dont les mâchoires se referment de plus en plus. Les postes sont retirés en grand silence, entre 20 et 21 heures, et la colonne, rassemblée derrière l'église, va tenter la fortune. Les commandants des forts de Hollogne et de Flémalle sont prévenus que des troupes amies vont passer sous leur rayon d'action, essayant de rejoindre l'armée de campagne. Un itinéraire quelque peu excentrique est choisi, de façon à éviter les routes les plus fréquentées: Awans-Bierzet, Hollogne, Mons-Crotteux, Horion-Hozémont, Haneffe, Chapon-Seraing, Villers-le-Bouillet et Huy. Malgré une fatigue qui rend cette marche de nuit excessivement difficile, pas un homme ne traîne, pas un n'abandonne. Chacun a la ferme volonté de réussir. Au petit jour, la colonne est en vue de Haneffe, qui doit être au pouvoir de l'ennemi, car un peloton de uhlans est aperçu patrouillant dans la campagne. Heureusement, c'est un détachement de peu d'importance, qui, après une faible résistance, est chassé du village, et la troupe belge continue sa marche vers le sud. A 7 heures, elle surprend une flanc-garde de même cavalerie au bivouac dans un champ. A environ 500 mètres, les éléments de tête de la colonne ouvrent le feu et les uhlans, sans avoir le temps de remonter en selle, s'enfuient dans toutes les directions: gênés par leurs bottes et leurs éperons, certains tombent, se relèvent et repartent au plus vite, ce qui excite nos hommes à courir à leur poursuite. Deux cavaliers, les moins agiles, sont attrapés et emmenés prisonniers. Affolés, les chevaux se détachent, galopent en tout sens dans la campagne, et, s'il n'y avait pas sur le sol des morts et des blessés, le spectacle provoquerait nos rires.

La vaillante petite troupe poursuit maintenant sa course vers Chapon-Seraing, où les soldats reçoivent quelques rafraîchissements, ensuite elle gagne Villers-le-Bouillet, indiqué comme le terme de ses peines, car, d'après les derniers renseignements, le 28e de ligne se trouve dans cette localité. Cruelle désillusion! Les troupes qui occupaient ce village sont parties depuis la veille! Heureusement, il n'y a plus que 8 kilomètres jusqu'à Huy. Encore un effort. Et lentement, les pieds en sang, épuisés de fatigue, mourant de faim, de soif, les soldats, appuyés sur des bâtons arrachés aux arbres de la route, se traînent le long de la chaussée poussiéreuse. Cette étape, la plus courte, est la plus pénible. Enfin, voilà Huy! Nouvelle désillusion. Le 28e de ligne a quitté la ville vers minuit. De la hauteur qui domine la rive gauche de la Meuse, on distingue les patrouilles ennemies. D'un instant à l'autre, des forces nombreuses peuvent surgir. Les hommes sont atterrés: par une chaleur accablante, en deux jours, ils ont accompli deux étapes de 16 heures chacune. Auront-ils la force de repartir, de continuer cette marche épuisante jusqu'à Couthuin, localité vers laquelle le 28e s'est retiré! Dans la gare, pas une machine, pas un wagon. Cependant, après des pourparlers, le chef de gare de Huy-Statte réussit à obtenir un train de Namèche, et à 12 h. 30 la colonne part en chemin de fer pour Namur.

Malgré l'extrême fatigue dont ces braves sont accablés, il est impossible de dépeindre la joie qui illumine tous les visages. Rien ne prouve mieux la ferme volonté que chacun avait d'échapper à l'ennemi que le résultat obtenu dans ce suprême effort: pas un de ceux qui ont quitté Awans le 14 au soir n'a abandonné la colonne et c'est au grand complet que la petite phalange est cantonnée à Namur, au collège de la Paix, où les médecins pansent rapidement les pieds ensanglantés.

Grâce à leur force de caractère, à leur endurance exceptionnelle, à leur courage extraordinaire, ces héros ont échappé à une humiliante captivité et, peu de jour après, nous les retrouvons sur les champs de bataille d'Anvers et de l'Yser, luttant avec acharnement contre l'ennemi, et prêts à sacrifier leur vie pour la Patrie.

 

 

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