de la revue ‘Revue de la Presse', du No. 142, 28 juin 1918
'La Belgique Héroïque et Vaillante'
'Combat de Sart-Tilman'
Recueillis par le Baron C. Buffin

Récits de Combattants

 

Combat de Sart-Tilman

d'après le récit du P. de Groote, aumônier du 1er régiment des chasseurs à pied

 

Le 4 août 1914, les habitants de Charleroi, entassés dans la rue, aux croisées, sur les balcons, acclament le 1er régiment des chasseurs à pied qui, musique en tête, part pour défendre la patrie: « Vive le Roi! Vive la Belgique! Vivent les chasseurs! » Chacun crie ce qui lui monte aux lèvres. Et les petits chasseurs, l'œil brillant, le sourire aux lèvres, défilent fièrement sous une pluie de fleurs et de rubans tricolores. Écartant les rangs de soldats, une femme tend à un volontaire une fillette de trois à quatre ans, et le père, les larmes aux yeux, embrasse une dernière fois son enfant, aux applaudissements du public.

A ce moment, la foule, envahissant la chaussée, entoure les soldats et emplit leurs poches de tabac, de chocolat, de mille friandises. Les officiers, moitié riants, moitié fâchés, s'efforcent de rétablir l'ordre. Quant à moi, j'ai fort à faire: des inconnus m'agrippent, me serrent les mains, me recommandent leurs fils, me glissent de l'argent: « Prenez, prenez, c'est pour les soldats. » Je parviens à sortir de la cohue et je cours chez moi. Quelle contrariété! Ma nomination d'aumônier n'est pas arrivée. Que faire? Les soldats me réclament; dans un pareil moment, puis-je les abandonner? Tant pis, je me précipite à la gare et m'installe dans un wagon avec huit officiers.

Au bout de deux heures de voyage, le train s'arrête: nous sommes à Huy. Après avoir organisé la tête de pont et protégé la destruction des ponts d'Engis et d'Hermalle, le régiment, dans l'après-midi du 5 août, est transporté par chemin de fer à Liège, gare de Longdoz. Ici aussi les chasseurs sont ovationnés et l'enthousiasme redouble quand on voit un prêtre dans les rangs.

On nous place sur la route de Jupille à Bellaire, en réserve derrière la IIe brigade qui livre un violent combat aux environs du fort de Barchon. Les soldats forment les faisceaux et se couchent au bord de la chaussée. Passe un régiment de ligne: du haut de mon cheval, ja fais à ces braves un discours patriotique, qui semble leur plaire. Tous s'agenouillent devant moi et me demandent ma bénédiction. Que Dieu leur donne la victoire!

Vers le soir, nous retraversons Liège, gagnons Fragnée et faisons halte dans une prairie. Il est 10 heures. Je m'allonge dans l'herbe, à côté du commandant Henseval. Depuis trois nuits, je n'ai pas fermé l'œil, je tombe de fatigue. Le commandant, qui prépare son stylo pour écrire à sa femme, remarque ma lassitude: « Dormez tranquillement, me dit-il, je vous réveillerai s'il arrive quelque chose. » Je ne me le fais pas dire deux fois. Dix minutes plus tard, retentit un vibrant appel: « Aux armes! aux armes! » Que se passe-t-il? Je bondis sur mes pieds et m'im-forme. L'état-major allemand, ayant échoué à l'est, emploie une de ses manœuvres favorites et développe son action par son aile gauche, vers un secteur plus vulnérable, celui d'Embourg- Boncelles. Effectivement, de notre position de rassemblement de Fragnée, nous apercevons vers Boncelles les lueurs des shrapnells lancés de part et d'autre.

Nous sommes envoyés avec le 4e chasseurs à Ougrée. Je m'avance en tête de la colonne, derrière le général Massart. Une pluie torrentielle nous inonde; l'eau ruisselle, se déverse à flots sur nos têtes. N'importe! Nous continuons notre marche, le long de la route qui s'étend blanchâtre entre deux rangées d'arbres.

Lancée à toute vitesse, une auto survient. C'est le commandant Marchand, attaché à l'état-major du lieutenant-général Léman. « Les lignards sent débordés à Sart-Tilman, dit-il au général, il faut que les chasseurs défendent à tout prix le hameau. - C'est le sacrifice que vous demandez? interroge Massart. - Oui, mon général. - Eh bien, soit. En avant! »

Le commandant du régiment, le colonel Jacquet, parcourt rapidement les rangs, stimulant l'ardeur des soldats, proclamant son bonheur et sa fierté de marcher à leur tête. Voulant joindre l'exemple à la parole, il se place à l'avant-garde et s'avance prudemment à travers un terrain inconnu et accidenté, dans lequel auraient pu s'infiltrer des patrouilles adverses.

Sart-Tilman est la clef d'un plateau boisé, dont le débouché est couronné d'une série de redoutes et de tranchées hâtiyement construites et dont le champ de tir est incomplète- ment dégagé. Nous traversons le hameau vers minuit. Dès la sortie, le major du 1er bataillon déploie trois compagnies dans les intervalles des redoutes, face aux bois de Saint-Jean et de Sclessin, et en garde une en réserve. De ce côté, le vacarme est assourdissant. Tout gronde, fusils, mitrailleuses, canons: dans la nuit sombre, l'éclatement des shrapnells illumine le ciel de lueurs sanglantes. A droite et à gauche, les forts de Boncelles et d'Embourg semblent enveloppés d'une ceinture de flammes. Par intervalle, on entend dans la nuit claire le son lugubre des fifres sonnant le ralliement et la marche en avant. C'est un spectacle grandiose et saisissant. C'est la guerre dans toute sa tragique beauté!

Le déploiement des chasseurs s'opère comme sur la plaine d'exercices. Par pelotons, ils escaladent les pentes; de-ci, de-là, gît un cadavre de soldat belge. - « Halte! » Maintenant, établis dans une position avantageuse, abrités autant que possible, ils tirent au jugé et pour cause. On n'aperçoit aucun des soldats ennemis; cachés dans des tranchées, c'est à peine si leurs têtes dépassent le parapet.

Mais voilà que des lignards, traînant des mitrailleuses, fuient à toutes jambes, en criant: « Les Allemands sont là! Sauve qui peut! » Impossible de les arrêter, c'est une véritable débandade. C'étaient, nous l'apprîmes depuis, des Allemands déguisés en soldats belges, qui cherchaient à provoquer une panique. Une légère hésitation se produit; les officiers se jettent au milieu des tirailleurs pour les porter en avant et les entraîner vers les positions à occuper. Un violent feu de mousqueterie les accueille, particulièrement dans le bois de Saint-Jean, dont une parcelle n'a pu être abattue. Éparpillés, les chasseurs avancent en s'abritant d'arbre en arbre, malgré la fusillade ininterrompue. Les balles crépitent et, avec un claquement sec, coupent les branches ou pénètrent dans les troncs. Je vois encore un petit caporal, touché d'une balle à la tête, d'une autre à la poitrine, se diriger, rouge de sang, vers le major Le Doseray. « Major, j'ai fait mon devoir, n'est-ce pas? Êtes-vous content de moi? » A peine le major lui a-t-il serré la main, que le malheureux s'affaisse. Je cours à lui, il est mort.

La bataille se développe avec violence. Les éclaireurs allemands qui précèdent les lignes de colonnes sont chassés; mais la compagnie de droite (capitaine commandant Rochette) subit des pertes cruelles et demande du renfort. Bientôt la réserve du 1er bataillon et deux compagnies du 2e bataillon se fondent dans la chaîne; le combat se déroule jusqu'à l'aube avec des alternatives de calme et de violence; les Allemands se faufilent habilement à travers les fourrés, obligeant des patrouilles de notre réserve régïmentaire à explorer les flancs et même les derrières de nos positions.

Les chasseurs se félicitaient déjà d'avoir accompli leur mission et croyaient tenir la victoire, lorsque à la pointe du jour, devant l'aile gauche, des Boches agitent des drapeaux blancs, et des sonneries retentissent: « 1er chasseurs, cessez le feu », ce qui surprend les officiers et suspend un instant le feu de nos tirailleurs; tout de suite on comprend que c'est une nouvelle ruse, que les Allemands imitent nos sonneries, et le combat recommence. Peu après, des groupes ennemis, qui se sont glissés à la faveur de l'obscurité dans les maisons encore intactes de Sart-Tilman, prennent à revers nos tranchées et nos explorateurs de terrain. Il y a un moment de désarroi; un chasseur de la réserve tombe aux pieds du colonel, face contre terre, se disant frappé dans le dos par des camarades.

Pour faire renaître le calme et la confiance, le commandant du 2e bataillon envoie un peloton en reconnaissance vers la ferme de la Cense-Rouge; celui-ci revient sans avoir rien aperçu, mais ayant perdu des hommes atteints par derrière; un autre peloton visite le champ d'avoine attenant à la ferme; notre adjudant-major parcourt les jardins; dans les maisons, on voit des militaires dont la tenue ressemble étonnamment à celle des chasseurs. Le colonel les invite à descendre et à faire le coup de feu sur la ligne: ils refusent. On enfonce les portes, mais le tir à bout portant de ces faux chasseurs oblige à reculer. Les capitaines Fleuracker et Rochette, les lieutenants Sohier, Pereaux, Dufrane sont tués. Il faut se résoudre à retirer la réserve et à commencer l'attaque des habitations pied à pied, sans être munis des moyens incendiaires ou asphyxiants dont les Allemands sont si largement pourvus. Puis, les événements se précipitent, des mitrailleurs allemands, postés à 400 mètres nord-est de Sart-Tilman, et protégés par une haie de fils de fer, lancent leurs rafales dans le hameau et sur ses abords; le capitaine Vergeynst, suivi de quelques hommes courageux, s'élance au pas gymnastique vers eux et parvient à abattre le commandant boche ainsi que ses mitrailleurs; malheureusement, dans nos rangs les ravages ont été considérables. La réserve régimentaire, un instant dispersée, se rallie autour des officiers pendant que la première ligne exécute une furieuse contre-attaque, qui dure encore lorsque, vers 5 heures, le 3e bataillon avec le drapeau, les mitrailleuses et l'artillerie de la 15e brigade mixte, débouchent du bois Saint-Laurent et commencent l'attaque des tranchées abandonnées; celles-ci sont reprises. A ce moment, le capitaine Henseval, commandant la 3e compagnie du 3e bataillon, aperçoit un drapeau blanc au milieu d'un groupe d'Allemands qui lèvent les bras en criant: « Kamarades! Kamarades! » On leur fait signe d'approcher, mais, comme ils ne bougent pas, Henseval, accompagné d'une dizaine d'hommes, s'avance pour les prendre. Il est sur le point de les atteindre, quand les Alle- mands se jettent à plat ventre, démasquant une mitrailleuse qui fauche le petit groupe belge, y compris le capitaine, qui reçoit plusieurs balles en pleine poitrine: de ces braves, un seul échappe à la mort.

A gauche, vers Boncelies, des masses grises piétinent les champs de betteraves. Ce sont les 73e et 74e régiments d'infanterie allemande qui, en rangs serrés, poussant des hourrahs, montent à l'assaut du fort. Les obus, les mitrailleuses creusent des trouées dans les colonnes des assaillants. A la voix des officiers, les bataillons serrent les rangs et poursuivent leur marche sans arrêt. Trois fois, les lignes sont rompues, trois fois elles se reforment; enfin, décimées elles viennent s'effondrer près des fossés. Seuls, une centaine d'hommes restent debout; démoralisés, privés d'officiers, ils agitent un drapeau blanc. Le capitaine Lefert, coirimandant du fort, et le lieutenant Montoisy, grimpent sur les banquettes et, à leur vue, les Allemands lèvent les bras. En même temps, deux coups de feu partent on ne sait d'où; le capitaine tomhe, une balle dans chaque cuisse. Cependant, les Allemands se rendent et, à la file indienne, ils disparaissent à l'intérieur du fort.

L'assaut a échoué. L'ennemi se retire vers 7 heures et ne tente plus que de rares contre-attaques; les chasseurs restent maîtres du terrain; leur drapeau flotte devant Sart-Tilman.

Hâtivement, je parcours le champ de bataille. Quel abominable tableau! Autour des tranchées, des cadavres belges et allemands sont amoncelés et forment des parapets de trois mètres de haut. Je descends dans une tranchée: une mare de sang, un amas de corps enchevêtrés. Hélas! que de petits chasseurs sont là, pauvres garçons que des mères anxieuses attendent au foyer. Enjambant les cadravres, je panse et j'encourage nos blessés. Résignés, ils souffrent sans se plaindre, mais avec quelle angoisse ils me regardent de leurs yeux aux prunelles déjà troubles! Avec quelle ferveur se joignent nerveusement leurs mains pour une dernière prière!

Quand j'adresse quelques mots dans leur langue aux blessés allemands, éclate un tapage assourdissant. Ils pleurent, gémissent, se lamentent, et, me prenant pour un des leurs, me chargent d'adieux pour leurs parents, pour leurs femmes, pour leurs enfants. Ils s'accrochent à moi, me baisent les mains, me supplient de ne pas les abandonner. Je m'enfuis de cet enfer et, de nouveau, je sillonne le champ de bataille, à la recherche de blessés

à panser, de mourants à administrer. Là, devant moi, gisent plus de 5 000 soldats des corps de Brandebourg, de Hanovre et de Poméranie. Le sol est couvert d'un manteau gris, parsemé çà et là de taches sombres d'uniformes de chasseurs. De ce champ de douleur, des plaintes, des sanglots, des râles s'élèvent. C'est épouvantable! Couché sur le dos, les intestins s'échappant d'une affreuse plaie, un volontaire de dix-sept ans appelle lamentablement: « Ma mère, ma mère! Je voudrais te voir. » Je m'agenouille près de lui et le pauvre enfant me tend une pièce de cinquante centimes: « C'est tout ce que j'ai, c'est pour l'église où j'ai été baptisé. »

Je repars. Un commandant me défend d'avancer. « Aussi longtemps qu'il reste des blessés, protestai-je, j'ai une mission à remplir. » II cède et me donne deux soldats pour ma défense. La précaution n'est pas inutile. Un instant après, un officier allemand, qui semblait mort, me tire deux coups de revolver, sans m'atteindre heureusement. Je n'ap- proche plus les officiers ennemis qu'avec une prudence extrême. Quelle que soit la gravité de leurs blessures, tous, hautains, silencieux, ont la main crispée sur leur sabre, afin d'éviter l'humiliation du désarmement. « Je voudrais être enterré avec mon sabre et mes décorations », me déclare un hauptmann mourant; je le lui promets et il meurt satisfait. Avec un dévouement admirable, les infirmières transportent les blessés et bientôt, sur la route d'Angleur, chemine un long convoi d'ambulances d'où partent, à chaque cahot, des cris et des gémissements.

Vers le soir, je reste seul sur le champ de bataille. Un crépuscule sinistre enveloppe la plaine des morts. Des puanteurs animales se mêlent aux senteurs des bois; pas un murmure, pas un bruissement: partout la paix, le silence. Sur le sol raviné, creusé, tourmenté, se dressent des amoncellements de choses sombres, horribles, terrifiantes...

 

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