de la revue ‘Revue de la Presse', du No. 142, 28 juin 1918
'La Belgique Héroïque et Vaillante'
'l'Attaque des Bureaux de la 3e Division Liège'
Recueillis par le Baron C. Buffin

Récits de Combattants

le général Leman et son quartier-général à Liège

 

l'Attaque des Bureaux de la 3e Division Liège

D'après les récits du général-major Stassin, des commandants Vinçotte et Buisset,
des capitaines Lhermite et Renard, de l'adjudant Burlet, du soldat Poncelet.

 

6 Aout 1914

Quel spectacle inoubliable offre la rue Sainte-Foi, le 5 août 1914! Par les quais, par les rues Saint-Léonard et Defrecheux, des officiers et des soldats, couverts de poussière, se précipitent vers les bureaux de l'état-major de la position fortifiée. Agités, fiévreux, ils se faufilent hâtivement à travers la foule de jenes gens entassés dans la rue, qui, la cocarde tricolore à la boutonnière, criant et chantant, viennent offrir leur vie pour la Patrie. Partout régnent l'entrain, la confiance, la certitude de la victoire; gaiement d'un groupe à l'autre, on s'interpelle, on plaisante; des lazzis signalent l'arrivée et le départ des courriers militaires: « Rapporte-moi un casque! - Moi, je préfère une lance, j'en ferai une épingle à chapeau pour ma femme ». Et des rires éclatent au milieu de cette insouciante jeunesse, où riches et pauvres se coudoient, fraternisent, entraînés par un bel élan d'enthousiasme patriotique. Çà et là, faisant contraste avec cette joie bruyante, des fermiers, des marchands de bestiaux, en blouse, bâton ferré à la main, la mine inquiète, l'air anxieux, discutent âprement le prix des réquisitions.

« Place, faites place! » crie une voix autoritaire, et un gendarme tenant un pigeon blotti daris un chapeau de femme fend la cohue. A sa suite, se glissent une malheureuse en pleurs, les cheveux flottants, et un individu au regard fuyant qui se tasse, se rapetisse et répète machinalement: « Barton, barton. » « Mort aux espions! » hurle la foule, et des poings menaçants se tendent vers les Boches, qui déjà disparaissent sous le porche. Voilà que, sous la conduite d'un sous-officier, s'avancent des charrettes remplies d'armes et d'objets d'équipement. Et immédiatement circule la nouvelle que 15000 fusils ont été découverts dans une cave de la rue Sainte-Marguerite et plus de 50000 lances, selles, revolvers et mitrailleuses dans une maison de la rue Jonckeu, transformée de la cave au grenier en un véritable arsenal. Un frémissement de colère secoue la foule.

A l'intérieur de l'hôtel de l'état-major règne une activité fébrile. Sans trêve ni repos, jour et nuit, les officiers peinent à la tâche. Pourquoi ne pas l'avouer? Trop confiants dans la loyauté de nos voisins, nous avons été surpris par l'ultimatum. En quelques jours, il faut tout prévoir, tout organiser. Réquisitionner des automobiles, des chevaux, du bétail, du fourrage, détruire les maisons gênant le tir, construire des tranchées et des abris, enfin préparer mille choses pour achever, compléter, perfectionner la défense des forts. Sans cesse, résonnent les sonneries du téléphone; à tout instant partent des estafettes qui sillonnent les routes et portent vers les points menacés les ordres du gouverneur.

Vers minuit, la rue Sainte-Foi devient silencieuse. Dans le bâtiment de l'état-major les officiers continuent leur besogne; devant la porte stationnent encore une voiture-bureau et quelques automobiles.

Tout à coup, s'élèvent des cris et des vivats. Entourée d'une foule en délire, une automobile ouverte paraît. Debout sur les coussins, l'ingénieur Hiard brandit un drapeau allemand, le drapeau du 89e régiment des grenadiers mecklembourgeois, dont un soldat du 2e bataillon du 12e de ligne, Fernand Lange, vient de s'emparer au pont de Wandre, à Herstal. Les fenêtres s'ouvrent, des têtes aux yeux bouffis de sommeil se montrent, des bras nus agitent des mouchoirs. L'enthousiasme est indescriptible.

Peu à peu le tumulte s'apaise; le silence règne à nouveau. Le jour se lève et enveloppe la rue d'une lueur incertaine. De la brume surgit une automobile contenant deux lanciers qui crient à tue-tête: « Voici les Anglais, voici les Anglais! » Derrière, cinq officiers allemands s'avancent, précédant des soldats en uniforme gris, marchant sur deux rangs, fusil sur l'épaule. Des hommes et des femmes du peuple les accompagnent, leur font une joyeuse escorte et clament: « Vivent les Anglais! » Sur le seuil de la porte de l'hôtel de l'état-major, le commandant Marchand fume une cigarette. Il regarde le cortège avec étonnement. Sont-ce des parlementaires? Sont-ce des déserteurs? Hésitant, il fait quelques pas à leur rencontre.

A l'état-major, les officiers achèvent leur travail, insouciants des bruits du dehors. Par hasard, le commandant Delannoy, dont le bureau, situé au deuxième étage, donne sur la rue Saint-Léonard, s'approche de la fenêtre et aperçoit une trentaine d'Allemands éparpillés dans la rue. Il bondit sur le palier et vocifère: « Les Allemands sont là! » A ce cri, le commandant Vinçotte, qui se trouve au premier, dégringole l'escalier, en armant son browning; le commandant Buisset et le lieutenant Renard le suivent.

Cependant les cinq officiers allemands se dirigent à pas lents vers le commandaut Marchand, et, tout en avançant, ils glissent leurs mains derrière leur dos et s'arment, la main droite d'un revolver, la gauche d'un poignard. Parvenu à deux mètres du commandant, leur chef, un grand gaillard de forte corpulence, le major comte Joachim von Alvensleben, apprit-on plus tard, s'adresse en anglais à l'officier belge. Quels propos échangèrent-ils? On ne sait: « Vous ne passerez pas! » crie tout à coup Marchand. Et alors les officiers allemands, jetant le masque, font feu précipitamment. Les commandants Marchand et Vinçotte ripostent. Trois des officiers allemands tombent. Alvensleben se précipite vers la porte d'entrée, mais Vinçotte, à bout portant, lui tire quatre coups de revolver dans le flanc et le major s'écroule, la tête en avant: à ses côtés roule le dernier officier allemand, assomé à coups de crosse par le capitaine Lhermite.

A l'exemple de leurs chefs, les soldats ennemis ont ouvert le feu, la crosse du fusil à la hanche et leurs balles, mal dirigées, écornent les murailles. De la voiture-bureau, le commandant Sauber s'élance dans la rue, met le genou en terre et décharge son browning sur les assaillants. Un Allemand se glisse le long du trottoir, s'abrite derrière les automobiles stationnées et vise Sauber. Ses balles passent au-dessus du commandant et vont frapper Marchand qui s'affaisse, atteint à la nuque et à la poitrine.

A ce moment, une vingtaine d'Allemands tournent le coin de la rue Saint-Léonard et viennent prêter main-forte à leurs camarades. Dissimulés derrière une barrière Nadar, ils tirent dans les croisées et dans le couloir d'entrée. Le colonel Stassin, chef d'état- major, travaillait avec le lieutenant-général Léman dans une pièce d'arrière du rez-de- chaussée. Au bruit des détonations, il traverse le corridor, malgré une grêle de balles, et gagne la rue. Quel spectacle! Dans une mare de sang gît le commandant Marchand et autour de lui quatre officiers belges luttent intrépidement contre une trentaine d'Allemands. Le colonel n'hésite pas: avant tout, il faut sauver le gouverneur! Il rentre dans le bureau et entraîne le général dans la fonderie royale, qui est attenante; puis, aidé des capitaines de Krahe et Lebbe, les deux officiers supérieurs escaladent le mur de clôture et, par la rue Saint-Léonard, ils gagnent la gare de Vivegnis. De là, un wagonnet les mène au fort de Loncin où le gouverneur se retire.

Pendant ce temps, le commandant Vinçotte, afin de couvrir la retraite du général, rassemble les soldats et les gendarmes de garde et les mène à l'attaque, secondé par les capitaines Buisset et Lhermitte et par le lieutenant Renard. Ramassant un fusil dans la rue, le commandant Hautecler fait le coup de feu de son côté. Les Belges sont dix contre trente! Néanmoins ils soutiennent le combat avec avantage. A genoux sur le pavé, accroupis sur le trottoir, abrités derrière les portes, ils évitent les balles ennemies, tandis que leur feu bien dirigé frappe de nombreuses victimes. Une dizaine des assaillants tombent. Les autres, blessés pour la plupart, prennent la fuite. Seul, un dernier, plus acharné, posté vis-à-vis de l'hôtel de l'état-major, tire obstinément dans les fenêtres. L'adjudant Burlet l'abat du balcon. Indécis sur la direction à prendre, les Allemands s'arrêtent au coin de la rue Saint-Léonard. Quelques-uns agitent des drapeaux blancs. « En avant », crie Vinçotte, et à la tête de sa vaillante petite troupe, il s'élance à la poursuite de l'ennemi. Dans la rue Saint-Léonard, deux Allemands sont en- core massacrés; malheureusement les Belges ne sont armés que de revolvers, ce qui permet aux derniers Boches d'échapper à la mort.

Après avoir placé des postes aux extrémités de la rue, les officiers reviennent à l'hôtel de l'état-major et transportent le corps du commandant Marchand dans une salle du rez-de-chaussée. Le malheureux officier ne donne plus signe de vie. Il porte une affreuse blessure à la nuque et sur sa poitrine s'étale une large tache de sang. Une seconde victime, le gendarme Houba, est placée à son côté. Dans une pièce voisine deux soldats blessés sont rapidement pansés. Ensuite les cadavres ennemies sont relevés et fouillés. Dans la poche du manteau du major von Alvensleben on trouve une carte de Liège au 1/60 000 sur laquelle est tracé au crayon bleu un itinéraire de Hermée à Coron-Meuse. Les Allemands ont-iis suivi cette voie? Sont-ils parvenus à passer inaperçus dans les terrains vagues des Vignes et à s'introduire dans la ville. C'est possible. En tout cas, leur départ fut aussi mystérieux que leur arrivée et sur aucun point de l'enceinte fortifiée, on ne signala ni l'entrée ni la sortie d'une troupe ennemie. Aussi semble-t-il plus vraisemblable qu'ils-préparèrent leur expédition, cachés à l'intérieur de la ville, et la version suivante, qui courut dans le public, se rapproche sans doute de la vérité. Quelques jours avant la déclaration de guerre, raconte-t-on, des Danois louèrent un appartement à Thier à Liège; dans la soirée du 5 août, ils réglèrent leur note et déclarèrent à leur propriétaire, une brave femme sans défiance, que la ville n'offrait plus aucune sécurité et qu'ils partiront la nuit suivante. Vers 3 heures du matin, enîen-dant du bruit, la propriétaire se lève pour souhaiter bon voyage à ses locataires. A sa profonde stupeur, elle les trouve revêtus d'uniformes allemands. Sans s'expliquer, les Boches s'éclipsèrent. Etaient-ce Alvensleben et ses amis?.

Quels qu'aient été les moyens employés, le coup de main tenté contre les bureaux de la 3e division fut audacieusement combiné et sans l'héroïque résistance des officiers de l'état-major et des soldats de garde, les Allemands auraient sans doute réussi à capturer le gouverneur de la place fortifiée et à s'emparer des dossiers relatifs à la défense.

 

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