de la revue ‘Revue de la Presse', du No. 142, 28 juin 1918
'La Belgique Héroïque et Vaillante'
'La Prise du Premier Drapeau Allemand'
Recueillis par le Baron C. Buffin

Récits de Combattants

 

La Prise du Premier Drapeau Allemand
D'après le récit du major adjoint d'état-major Collyns, du 12e régiment de ligne.

 

5 Aout 1914

En quittant Visé, je gagne Milmort, où je reçois, le 5 août, du général Léman l'ordre de me rendre immédiatement à Wandre et d'interdire à tout prix aux Allemands l'accès du pont sur la Meuse.

Dès mon arrivée, je fais une reconnaissance sommaire de la position: étant donné le minime effectif de mon bataillon - quatre cents hommes - la défense consiste princi- palement dans la construction de barricades et dans l'utilisation de maisons et de murs, donnant des feux croisés et obliques sur le pont de la Meuse, sur le pont du canal, situé à l'ouest, et sur les chemins d'aboutissement. Avec une activité fiévreuse, les soldats se mettent à la besogne; dans les maisons désignées, ils cassent les carreaux et disposent des literies et des sacs de terre sur les appuis des fenêtres, de façon à abriter parfaitement les tireurs; puis ils traînent des chariots, transportent des planches et des tonneaux, et amoncellent sur le pont de la Meuse des matériaux de tout genre, ne laissant qu'un étroit passage, à peine suffisant pour une personne.

D'autre part, une barricade coupe la route d'Herstal à Vivegnis, tandis que le cimetière, vaste rectangle placé en marteau entre la route et le canal, a ses murs percés de meurtrières et se transforme en véritable redoute. Bientôt, postés derrière les fenêtres des maisons, derrière les meurtrières du cimetière, derrière les barricades, les lignards attendent, le mauser prêt, l'œil aux aguets.

Ces préparatifs gênent évidemment les projets des Allemands et leurs espions mettent tout en œuvre pour m'écarfer. Par téléphone, un de leurs agents m'enjoint, au nom de l'état-major, de me retirer de Wandre. Surpris, puisque, j'avais l'ordre de défendre le pont à outrance, je demande la communication avec le quartier général. - « Jamais, s'écrie le général Léman, quand on lui transmet ma question, jamais je n'ai donné pareilles instructions. Croyez-vous que Collyns soit encora là-bas et que je peux compter sur lui? » Je fais assurer au général que je ne partirai que sur son ordre formel.

A mon retour au pont, mon étonnement est extrême: des individus enlèvent les véhicules composant la barricade. Furieux, je les interpelle; ils prétendent agir sur l'injonction du commissaire de police. J'apostrophe ce dernier et lui reproche sa conduite: « On ne sait plus à quoi s'en tenir, replique-t-il avec mauvaise humeur; le général vient encore de me téléphoner que le pont doit être débarrassé. » - « Monsieur le commissaire, lui dis-je, je vais donner l'ordre aux sentinelles de tirer sur tous ceux qui toucheront aux barricades et je vous rends responsable de ce qui arrivera ». Mon attitude énergique fait heureuse impression et personne ne tente plus de désobéir.

La journée du 5 août se passe sans autre incident. Prévoyant une attaque de nuit, j'inaugure un nouveau système d'éclairage et fais amonceler, sur plusieurs points, hors de la vue de l'ennemi, des tas de paille imbibés de goudron, que des sentinelles allumeront en cas d'alerte. Aucun renseignement ne me parvient, si ce n'est que l'ennemi bombarde violemment les forts. A proprement parler, ma position du pont de Wandre constitue une deuxième ligne de défense, car, en avant, à une certaine distance, des troupes de forteresse occupaient le terrain entre le fort de Pontisse et la Meuse. Je n'avais qu'une médiocre confiance dans la valeur de ces soldats, provenant encore de notre ancien système de recrutement, et qui, après avoir quitté le régiment pendant de longues années, avaient pris les armes depuis quatre jours. Mon appréciation était juste. A minuit, une fusillade nourrie éclate à l'avant, et peu après, les troupes de forteresse cherchent à gagner la ville par les voies que je défends. Je cours à leur rencontre et les somme de regagner leurs positions, menaçant de mort ceux qui désobéiront. Les troupes repartent; l'obscurité m'empêche de vérifier si elles reprennent leurs postes, et elles en profitent pour se glisser sur le flanc gauche.

Vers 1 heure, mes sentinelles tirent des coups de feu et, au même instant, les différents bûchers s'allument. Alors commence une fusillade intense, partant surtout de la route principale Herstal-Vivegnis, fusillade à laquelle répondent la mousqueterie et les mitrailleuses allemandes. Au bout de quelques minutes, le feu décroît, se perd dans l'éloigne-ment; en effet, l'ennemi est obligé de se retirer; mais il ne tarde pas à revenir en plus grande force par des rues parallèles. De nouveau notre tir l'oblige à la retraite; alors il se jette dans les jardins, traverse les maisons et s'avance par la rue qui coupe perpendiculairement la route Herstal-Vivegnis. Cette rue est balayée dans toute son étendue par les tireurs cachés dans les maisons bordant la droite de la place; après avoir subi des pertes épouvantables, les Allemands sont contraints de s'enfuir et de s'abriter dans les jardins. Déjà, d'autres troupes paraissent et tentent de forcer le passage. Les attaques se succèdent sans interruption. Aux commandements, aux ap- pels, aux cris de « Vorwaerts » se mêlent les détonations de la fusillade et le bruit sourd des corps qui tombent. Des groupes de fantassins allemands sont étendus dans les rues, à intervalles égaux, les mains crispées sur la crosse de leurs fusils, gardant leurs rangs même dans la mort. Ils sont là, étalant leur poitrine déchirée par les balles, leur éventrement hideux. Du sang gicle sur les trottoirs, sur les pavés, sur la façade des maisons, du sang partout. Des bûchers, une belle flambée illumine cette scène de carnage, les flammes dansent, sautent, s'enlacent en guirlandes d'or, faisant monter et courir le long des murailles des ombres allongées...

Peu à peu, la vigueur de l'adversaire faiblit, ses efforts s'amoindrissent, ses attaques ne se produisent plus qu'à de longs intervalles. Dès que les têtes des colonnes d'assaut atteignent le rayon de notre tir, elles sont fauchées; le reste se débande, s'éparpille et court se cacher dans les jardins et les caves. Pendant une accalmie, quelques-uns de mes braves explorent les alentours et, peu d'instants après, le soldat Lange me rapporte le drapeau du 89e régiment de grenadiers mecklembourgeois, qu'il a trouvé au pied des maisons faisant face à la route de Vivegnis. Autour du glorieux trophée, le colonel, l'adjudant-major, le porte-drapeau, de nombreux officiers gisent. Je saisis le drapeau et m'avance vers mes soldats en criant: « Victoire! Victoire! » Un enthousiasme inouï! Spontanément, tous entonnent la Brabançonne entremêlée de cris de « Vive le Roi! Vive la Belgique! Vive le major »! Des officiers courent à moi pour me féliciter et, pourquoi ne l'avouerai-je pas, dans une exaltation qui leur fait oublier toute hiérarchie, des soldats s'élancent sur moi et m'étreignent les mains. Ah! les braves garçons!

Le feu se ralentit de plus en plus et, vers 8 heures du matin, l'ennemi bat définitivement en retraite. Alors commence dans les jardinets des maisons une étrange chasse à l'homme. Des Boches sont cachés dans les buissons, tapis derrière des tas de feuilles; les uns lèvent les bras en criant: « Kamarade, nicht schiessen! » D'autres, au contraire, se défendent jusqu'à la dernière extrémité. Dans un jardin, une douzaine refusent obstinément de se rendre et sont massacrés. Après avoir confié le drapeau à l'ingénieur Hiard qui se charge de le porter au général Léman, je parcours les rues de la ville. Des brancardiers relèvent les blessés allemands et les pansent. Près de la place, j'assiste à une scène pénible. Voyant un infirmier s'approcher, un officier allemand lève son pistolet; l'autre le lui arrache, mais pendant qu'il appelle un de ses collègues à son secours, le Boche saisit un canif et se coupe la gorge. Des casques, des sabres, des fusils, des débris de toute espèce jonchent le sol et je ne peux résister à la tentation d'en envoyer un lot à l'Hôtel de Ville de Liège.

A ce moment j'apprends des nouvelles alarmantes: on m'annonce que le général Léman a été l'objet d'une tentative d'assassinat; que les Allemands ont pénétré dans Liège, que déjà ils occupent Herstal et menacent de me couper. Malgré notre succès, notre situation est périlleuse. Quoi qu'il en soit, j'ai donné au général Léman l'assurance formelle que je garderais le pont, je suis décidé à tenir mon engagement. Je préviens le gouverneur de ma position, je lui annonce que les Allemands se sont retirés et se tiennent vraisemblablement à une certaine distance de mes lignes, que je vois la possi- bilité de me porter en avant et de les rejeter sous le feu du fort de Pontisse; mais que je ne peux entreprendre cette attaque que si j'ai la certitude que les hauteurs de Wandre, situées sur la rive droite, sont encore au pouvoir de nos troupes, sans quoi je m'expose à ce que l'ennemi passe le pont et me prenne à revers. Successivement, j'envoie au quartier général un, deux, trois cyclistes; à mon grand dépit, je ne reçois aucune réponse et n'ose sortir de mes abris.

Vers 10 heures, survient le capitaine Gross-man, ancien officjer de mon bataillon, passé lors de la mobilisation au 2e bataillon du 32e de ligne: « Mon major, dit-il, j'étais établi sur la rive droite de la Meuse et j'ai reçu l'ordre de me retirer; mais ayant appris en même temps que vous étiez sur l'autre rive, je viens me mettre à votre disposition. Mon major, ne me remballez pas, utilisez mes 150 hommes. » Ce secours tombait à pic. « Grossman, répiiquai-je, je vous reconnais bien là. Je suis très content de votre démarche. Nous avons réussi à Visé, ici nous avons

pris un drapeau et fait de nombreux prisonniers, je vais vous donner l'occasion de vous signaler. Voici la situation: L'ennemi est en pleine retraite devant moi, mais mon flanc gauche et mes derrières sont menacés et je sais qu'une force allemande assez importante se trouve au cimetière de Rhèes et peut me tourner. Portez-vous par Basprial vers les hauteurs, déblayez le terrain des partis qui s'y trouvent, contenez à tout prix les troupes qui occupent Rhèes et cherchez à leur en imposer. J'ai dans l'idée, Grossman, que vous allez faire un bon coup. »

Le commandant partit immédiatement avec sa compagnie, et, vers 1 heure de l'après-midi, il repassait le pont, suivi de 400 prisonniers dont 7 officiers, parmi lesquels le lieutenant comte de Moltke, petit-fils du célèbre maréchal. « Je vous félicite de tout cœur, Grossman, lui dis-je, et, pour votre récompense, vous mènerez les prisonniers à Liège. »

Quelques instants plus tard, je reçus avis que le général Bertrand se transportait avec sa brigade sur la rive gauche, que je devais couvrir son passage par le pont de Wandre et former ensuite l'arrière-garde de ses troupes qui se retiraient vers Ans...

 

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