de la revue 'l'Illustration' No. 3776, 17 julliet 1915
'Ypres-la-Silencieuse'
par Francis Dortet
 

Dans une Ville Morte

 

Un silence sépulcral, que rompt seule, par intervalles, la voix rauque du canon, règne maintenant sur Ypres. Quand on pénètre dans la cité muette, on se recueille soudain, et plus on avance à travers ces poussières, plus une immense désolation vous étreint. Ce n'est point, cette fois, le poids des espaces infinis, dont parle Pascal, qui accable l'âme, mais la douleur insondable que suscitent tant de beautés anéanties, alors qu'on s'était habitué à les croire presque éternelles.

La paix des cimetières est faite autant de tristesse que d'espoir, car, dans le culte de nos morts, nous puisons de suprêmes consolations. Au contraire, l'atmosphère qui enveloppe Ypres est d'une qualité tellement tragique qu'il n'y a de place pour aucun autre sentiment, que pour un deuil irrémédiable. On ne conçoit pas la possibilité d'une renaissance. Tout est fini, hélas! bien fini. Certaines villes ont été ravagées par le fer et lé feu. D'autres ont subi d'épouvantables cataclysmes. D'autres encore ont été bouleversées par les éléments. Il paraît douteux cependant qu'au moment le plus cruel de leur destinée elles aient offert au même degré qu'Ypres le spectacle de tortures systématiquement infligées!

Les carcasses des monuments qui faisaient la gloire de cette riche cité des Flandres en sont le témoignage direct. Elles restent tordues, disloquées, contorsionnées dans les affres d'une lente agonie. Chaque jour, sur les quartiers qui n'ont pas été totalement incendiés et émiettés, une grêle d'obus s'abat à heures régulières. Pas une maison épargnée. Le déchiquetage se poursuit avec une science qui révèle

la « kultur » des artilleurs germains. Ils usent d'une ingénieuse variété de projectiles pour éventrer les immeubles, raser Jes tours, incendier les églises, décapiter les clochers et les statues. Leur dilettantisme barbare leur a permis de broder une dentelle bien spéciale dans les murs de ces Halles fameuses dont la première pierre fut, dit-on, posée, en 1200, par Baudouin de Constantinople, comte de Flandre, et Tribald, alors grand bailli d'Ypres.

Déjà, sous les précédents bombardements, l'édifice avait terriblement souffert, et il avait été aux deux tiers détruit. Ce n'était pas suffisant... Il restait - perchées dans leurs niches - des statues de saints qui montaient une garde paisible autour du vaste quadrilatère qu'orna la puissante Corporation des Drapiers. Les Allemands, ne pouvant mobiliser ces saints de force, comme leur vieux Dieu, s'exercent à les exécuter. La Grand'Place est jonchée de leurs débris...

 

C'est là qu'il convient de contempler dans toute sa douleur Ypres-la-Silencieuse. De quelque côté que vous tourniez vos regards, ils s'accrochent à des ruines, à des silhouettes bizarres de constructions découpées par l'acier et patinéec par les flammes, à des décors préparés par un machiniste infernal. Partout des trous énormes d'obus, des toitures effondrées, des grilles arrachées, des maçonneries écroulées. Çà et là traînent des vêtements militaires, des armes brisées, des lambeaux d'équipement. Un caisson, dont le servant a été tué, est resté sur place en pièces. Les quatre chevaux, également foudroyés, n'ont pas été encore enlevés. Plus loin, un feu finit de brûler, consumant avec toutes sortes de vestiges des cadavres de chiens et de chats. L'odeur acre et fétide qui s'en dégage vous prend à la gorge.

Dans la rue qui aboutit à la gare, une enseigne pend lamentablement au-dessus d'un magasin détruit: « A l'Espérance ». Quelle ironie! Il y a ainsi quelques objets qui, par hasard, ont été sauvés du désastre. Eue de l'Appel, un hôtel particulier a sauté. Mais, au delà de la brèche, on découvre un jardinet verdoyant et une tonnelle sous laquelle médite une fraîche statue de la « benoîte Vierge » tant honorée par les Flandres.

Autre détail. Un vaste drapeau belge est demeuré intact dans un quartier littéralement criblé de projectiles. Tout a été haché autour de l'emblème national. Comment n'a-t-il pas été lacéré, brûlé, réduit en cendres? Miracle!

Et ces souvenirs qui survivent de la sorte à tant de souffrances endurées par Ypres, ces reliques échappées à la tourmente, ces riens deviennent des images touchantes et précieuses. Si l'on entre à l'aventure dans les nids abandonnés, on découvre toujours, parmi les ruines, une trace saisissante de la vie intime qui s'écoulait là quelques jours auparavant. Je me suis arrêté plein d'émotion dans la chambre d'une petite fille où ne reposait plus dans un minuscule berceau, au milieu des dentelles délicates, qu'une poupée sans égratignure ! Dans une autre maison, dont il ne restait qu'un pan de mur, se balançait le portrait d'un ancêtre au visage bien flamand, plein et satisfait, - honnête bourgeois qui n'avait jamais rêvé des horreurs de la guerre! Ailleurs c'était une bibliothèque qui, parmi le chaos d'un immeuble, apparaissait tranquille et méditative. De tels indices montrent qu'Ypres a été brusquement mutilée et taillée en pièces en pleine vie matérielle et morale. Ses morceaux épars conservent une actualité qui rend le malheur d'autant plus brutal.

Sauf une patrouille de gendarmes, un cavalier à toute allure ou un motocycliste qui traversent la ville, on ne rencontre plus âme qui vive. C'a été l'exode en masse de la population un instant revenue à ses occupations coutumières et la paralysie intégrale... Cette solitude est, avec le silence angoissant qui plane sur la cité, le trait dominant de la situation. Les seuls visiteurs réguliers sont les corbeaux, qui continuent à fréquenter les sommets croulants du beffroi!

Lors de la fuite en masse des populations civiles, ces jours derniers, je rencontrai, sur la route de Vla-mertinghe, un bon vieil habitant qui, sous les rafales d'artillerie, s'en allait en habits de fête. Il avait voulu sauver ses plus belles nippes, et, sous son bras, il portait soigneusement plié un drap blanc.

L'ayant abordé, je lui demandai ce qu'il voulait en faire :

- Ah! me dit-il, je préfère mourir loin de ma ville natale, où un ennemi impitoyable voudrait m'en-sevelir, et fermer les yeux en conservant la vision du passé. Ce drap me servira de suaire... A mon âge, je n'ai besoin de rien autre...

Puis il se retourna vers Ypres dont s'échappaient de lourdes colonnes de fumée:

- Vous voyez bien, reprit-il farouche, que les misérables sont en train de l'assassiner!

En effet. Les Allemands ont assassiné Ypres. Pour mieux satisfaire leur vengeance contre une ville qui croyait à la liberté, ils continuent à l'assassiner sans répit, même alors qu'elle est complètement inerte et sans voix!

Francis Dortet

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