de la revue 'l'Illustration' No. 3744, 5 decembre 1914
'Ypres Après l'Incendie'
par Gaston Cherau
 

Dans la Fournaise Glacée

 

Poperinghe, 25 novembre 1914

Je les avais vues si belles cet été, les campagnes des Flandres, avec leurs arbres chargés de fruits et leurs houblonnières, profondes et mystérieuses, pareilles à des forteresses qui auraient été envahies par la verdure, si touffues qu'en nul endroit on ne distinguait leur squelette, si élevées, si larges, si solides que, de loin, on pouvait s'imaginer qu'à l'intérieur il y avait des salles et de longs corridors, et des escaliers monumentaux pour atteindre la terrasse. Et voilà qu'elles ont disparu! A leur place, il n'y a plus que de hauts et maigres espaliers dégarnis, semblables aux échafaudages noircis d'une construction qu'on ne se résoudrait pas à entreprendre et, formant au pied de chaque fût un petit tas qui se réduit un peu plus tous les jours, les lianes qui ont glissé du sommet à la base, entreîacées, nouées et sèches. C'est le seul vestige de l'opulence verte de cet été.

Aussi loin que le regard peut porter, on ne découvre que de ces espaliers noirs qui ont l'air menaçant d'immenses pièges. Les grives et les étourneaux qui émigrent, les bandes de corbeaux qui tournoient, ne s'y posent pas.

De-ci de-là, une haie sombre, des arbres sombres et, sur le sol, la neige, - non pas cette neige épaisse et molle qui emmitoufle la terre, assourdit les bruits et rend gai, mais une neige avare et rude qui laisse voir la crête des mottes, la pointe des herbes et qui n'est pas parvenue à combler les sillons. La terre résonne sous les souliers; elle est hostile, elle aussi, comme la mare gelée sur laquelle vont et viennent des chevaux impatients de boire, comme la petite maison fermée d'où nulle fumée ne s'échappe, comme les moulins à vent qui fauchent l'air silencieusement, comme cette brume qui forme à cinq cents mètres de vous un mur qui arrête implacablement le regard. Où que l'on aille, où que l'on s'arrête, elle est là, cette brume, tenace, immobile, et la bise qui cingle ne peut soulever son rideau derrière lequel, sans discontinuer, ronfle la canonnade. Durant le jour, étalée sous un ciel bas qu'éclaire durement une lumière nickelée, fausse et fuyante, le pays a un aspect de haine contenue qui vous étreint.

La nuit... Ah! la nuit, c'est une autre chanson...

Il n'y a plus de brume, les étoiles sont astiquées et clignotent, les routes crissent et résonnent sous l'immense serpentement des convois et le canon tonne à ce point que dans la ferme qj^ l'on m'a cantonné les murs en sont ébranlés.

A certains coups, on jurerait que m» fenêtre est poussée par une main invisible qui voudrait forcer ma retraite; à certains autres, c'est la febêtre de la chambre voisine qui s'agite tandis que la mienne reste au repos. La maison semble fléchir à chaque instant; c'est comme si nous avions au-dessus de nous une bande d'endiablés qui danseraient silencieusement et bondiraient en cadence. •

Soudain, à l'éclatement d'une bordée, voilà qu'une pendule se met à sonner...

J'écoute attentivement si je perçois, dominé par les maîtres-fracas de l'artillerie, le crépitement de la fusillade qui, d'ici, me fait songer au bruit irrégulier et mat que rendaient les grains de poudre dont nous parsemions les cendres chaudes du foyer, quand nous étions enfants. Que c'était charmant, ce jeu de la petite guerre sous le manteau de la cheminée et que ce souvenir m'était donc bienfaisant, à cette heure où tout ce qui faisait notre intimité plus serrée et plus précieuse, où l'ancien charme de notre vie, s'était évaporé, où une terre nouvelle, défrichée, labo^ée, amendée de notre meilleur sang, s'ensemençait de graines nouvelles!

Jadis, dans mon esprit, la Patrie n'avait pas l'aspect qu'elle a subitement revêtu. Je me la représentais tantôt grave, tantôt aimable, mais toujours un peu débonnaire. Je ne m'imaginais pas qu'elle pourrait se lever du trône où elle était assise depuis si longtemps, je ne m'imaginais pas qu'elle ouvrirait les bras pour nous enfermer dans une seule étreinte. Je ne doutais pas d'elle, mais - comment dire? - je croyais qu'elle s'était déshabituée des grands gestes et qu'elle avait perdu le goût des grandes épopées.

Elle est si belle, aujourd'hui, tendue, souple, alerte, frémissante... Je la vois ainsi, dans ce Nord, sur un sol qui n'est pas le sien, mais où elle est plus belle encore qu'enfermée dans ses frontières, et j'ai revu la piètre et fausse image que je m'en faisais hier, il y a trois mois, il y a une éternité, avant que je ne parcoure les champs où l'on fait de l'Histoire et de l'Avenir.

Dans cette ferme des environs de Poperinghe, c'était le même crépitement de poudre que j'avais entendu tout enfant et qui me revenait à travers l'espace glacé et les murs de mon logement de fortune, si méticuleusement propre et si pacifique, avec ses murs de fin papier gris, son lit Restauration, son édredon de perse, ses cadres de gravures saintes et de photographies, accrochés haut et desquels pendaient des chapelets d'œufs de perdrix et d'œufs de caille.

Sans la canonnade, je ne me serais pas cru au seuil de cette effroyable mêlée dont aucune expression, dont aucun discours ne pourra donner une idée parce que pour représenter un objet nouveau ou une situation nouvelle, il faut avoir recours à une image et qu'il n'y en a pas. Ce sont les éta^s mêmes de cette guerre qui, plus tard, serviront d'image.

Le canon continuait de ronfler; il y avait de toutes les voix, lancées à toutes les distances, bénignes comme le roulement d'un orage « qui ne montera pas », ou gonflées, pathétiques, grandioses, ou nettes et déchirantes et furieuses.

Maintenant, les éclatements se dédoublaient, c'est-à-dire que le premier préparait le second, qui survenait, lui, plus impérieux, plus prolongé, et ma fenêtre s'agitait d'une autre façon: la main invisible ne se contentait plus de la pousser une fois, - elle la secouait.

Il ne fallait plus songer à dormir; je me levai pour regarder dehors. L'hofizon fulgurait et, par cette nuit glaciale, encerclant cette campagne blanche de neige, c'était un extraordinaire, un prodigieux orage dont les éclairs blêmes, rapides, courts et lointains ne correspondaient pas au fracas satanique qui semblait couvrir le monde entier et l'ébranler.

Et, soudain, en me retournant, je vis qu'une partie de l'horizon était embrasée. C'était du côté d'Ypres...

Ypres était en flammes!

Alors, je songeai aux villes que j'avais déjà vues brûler et mon cœur se serra. La canonnade pouvait continuer, je ne l'écoutais plus.

Le lendemain, des réfugiés nous apprirent que les Halles brûlaient, que la Cathédrale prenait feu, que les obus incendiaires tombaient sur les maisons de la Grand'Place et qu'ils se rapprochaient du petit musée de la Boucherie...

Une nouvelle cité martyre s'inscrivait dans le livre des fastes barbares de 1914.

Les réfugiés devinrent plus nombreux; ils arrivaient à Poperinghe, portant leur petite fortune sur leur dos ou la traînant dans une voiture à bras, et ils allaient droit à une maison, sans hésiter, comme si depuis longtemps ils s'étaient concertés pour s'abattre là quand le fer et le feu auraient détruit leur demeure.

Et ils s'y abattaient comme de vrais migrateurs à bout d'ailes.

Aussitôt, l'hôtesse improvisée faisait du café; on s'asseyait autour du poêle, qui est un four à tout faire, entretenu, soigné, brossé comme un animal de sang; et, sans grande façon, sans avoir l'air de parler d'une chose exceptionnelle, absolument comme s'il s'agissait d'un banal événement de la vie courante, le chef de famille commençait à rapporter leur aventure... « Aventure » ne convient pas: pour eux, ce n'est plus une aventure que de passer à travers les balles, que d'éviter le pan de mur qui s'effondre, que de risquer vingt fois d'être tué; cela se narre sans mine et sans ménager ses effets. On en discute avec simpficité, avec candeur, comme si, durant toute la vie, on n'avait fait que cela, comme si on n'avait été créé que pour cela.

Pendant ce temps, la femme, qui sans rien dire avait examiné les angles de la pièce, s'était levée, était allée dans un coin, avait placé son métier sur ses genoux, s'était installée commodément; aussitôt le clair bavardage et le jeu rapide des fuseaux avaient commencé.

Pendant que le canon grondait, j'ai vu des dentellières qui travaillaient sans perdre un lacis des yeux, tandis que l'hôtesse parlait doucement, comme si elle avait récité une cantilène.

Ah! les braves gens que j'ai rencontrés ici!

Le lundi soir, 23 novembre, de ma chambre des champs, je vis encore l'horizon rouge.

Ypres continuait de brûler!

Le mardi, l'ennemi bombardait encore avec tant de violence qu'il ne nous fut pas possible d'entrer dans la ville. Il pleuvait, il tombait de la neige... C'était un temps fait pour pleurer sur l'agonie d'une ville.

Enfin, le mercredi matin, nous avons pu aborder la Cathédrale: elle n'a plus de toitures; sa tour et ses murs sont écrêtés, écornés, labourés... A ses pieds, le fer et le feu ont ravagé les maisons qui s'abritaient dans son ombre...

Mais, à cette seconde, un autre désastre surgit devant nous, un désastre d'une noblesse déchirante, d'une tenue, d'une ligne insoupçonnée: c'est celui des Halles de Beaudouin de Flandre! Telles qu'elles m'apparaissent, du coin de la rue d'Elverdinghe, je crois avoir devant moi une réplique assombrie et matée du palais des Doges. La fine tourelle de l'Ouest est debout, le gros beffroi, écorné, défoncé, tient toujours, mais le haut toit pointu dont ils surgissaient n'existe plus et c'est, dans cette agonie des pierres, une transfiguration intraduisible, une analyse tragique de l'énorme bâtiment qui semble nous dire avec orgueil, avant de tomber:

- Voilà de quoi j'étais fait!

L'intérieur s'est volatilisé, la voûte de bois n'existe plus, les peintures, les fresques, sont anéanties, les voûtes du rez-de-chaussée sont trouées, les plafonds sont brûlés; ce qui demeure, c'est la ligne des façades et jamais, jamais cette ligne ne s'est montrée si noble! Elle aussi est pure comme une femme très belle et dont la beauté va nous échapper. Et elle va nous échapper! L'ennemi imbécile, que ne touche pas la grâce des choses qui parlent aux hommes depuis des siècles, ne laissera pas derrière lui ce lambeau. Il s'acharnera dessus, son vieux dieu réclame probablement ce nouvel holocauste, et un autre nom s'inscrira, dans l'histoire des peuples, à côté de ceux de toutes les villes, de tous les villages où la rafale des malfaiteurs aura passé.

Un habitant que je questionne me dit que, dans la nuit du dimanche 22 novembre, au plus fort de l'incendie, cela avait l'air d'une fête démoniaque: toutes les ogives étaient illuminées et, au-dessus de la crête, il y avait un tel échevellement de flammes que le beffroi disparaissait dans le brasier. Et pendant que les Halles aux Drapiers se consumaient, la Cathédrale s'incendiait, le Nieuwerk, l'Hôtel de Ville, la Halle à la Boucherie et son musée et les vieilles maisons qui voisinaient, brûlaient. C'était un formidable brasier; c'était le brasier dont on apereevait^les lueurs de la ferme de Poperinghe.

La Cathédrale et le Beffroi étaient entourés d'échafaudages; on restaurait avec la ferveur que l'on a pour ce que les regards de nos pères ont caressé et pour ce qui est sorti des mains des grands ancêtres... Mais nos ancêtres ne sont pas ceux de nos voisins, - c'est la gloire qu'il faut nous faire payer.

Aussi, la France et la Belgique étaient trop belles, cela ne pouvait pas être plus longtemps!

Je sais bien que nous devrions cacher notre douleur et notre colère, qu'en les avouant nous causons une joie nouvelle à ceux qui nous les valent, mais le moyen de se taire quand notre cœur éclate d'indignation?... Et puis, il y a d'autres peuples qui nous entendent et qui nous jugent.

Nous avions fait notre pèlerinage autour de grandes victimes, nous avions pénétré dans les Halles, puis dans le musée où les marbres du premier étage s'étaient abattus au rez-de-chaussée, se parant, pour leur agonie, de teintes humaines, et nous voulions poursuivre; mais à l'instant de franchir les décombres qui obstruaient la porte de la Cathédrale, la vilaine chanson des obus, qui avait repris depuis un instant, se fit plus insistante. L'un d'eux tomba sur ce qui était la conciergerie, un second sur le palais de justice, un autre sur la bibliothèque... Et celui qui nous décida à borner là notre chemin, ce fut « le gros noir » qui plongea dans l'église même, heurtant un pan de mur qui s'effondra dans le tonnerre magnifique et terrifiant des grandes choses qui disparaissent. »

En rentrant à Poperinghe, comme j'achevais de conter mon voyage au médecin principal qui me recevait à sa table, il me dit, d'un ton qui ne prétait pas à rire:

- Voyez-vous, moi, je voudrais être choléra! Je vous promets que je ne chômerais pas et que je ne me tromperais pas d'adresse!

Et ce n'était fichtre pas un sanguinaire qui parlait ainsi! C'était un savant très doux, très digne, très probe; il avait articulé cela le nez dans son assiette, les mains tremblantes et les yeux mouillés de larmes.

Gaston Cherau

 

 

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