- de la revue 'Touring Club de Belgique' No. 10, octobre 1919
- Un Voyage à Verdun'
Après la Guerre en 1919
photo en couleurs original, voir : The Battle of Verdun in Original Color Photos
Un officier supérieur me disait dernièrement: « J'ai vu le front en feu, depuis l'Alsace jusqu'à Nieuport. La Marne et le Chemin des Dames, la Somme et la Bassée, Ypres et l'Yser ne donnent pas une impression aussi complète de la guerre que Verdun: c'est à Verdun qu'il faut se rendre compte de l'épouvantable massacre; c'est là que les Allemands n'ont cessé d'attaquer, c'est là qu'ils ont usé leurs meilleures forces et qu'ils ont déployé toutes les ressources de leur génie militaire; c'est là aussi que les Français ont subi les pertes les, plus sensibles. Verdun résume toute l'horreur de la guerre ».
Je reviens de Verdun et je consigne ici quelques impressions, quelques indications aussi qui pourront servir à ceux de noa sociétaires que ce voyage tenterait.-
Les Belges ont le choix entre deux lignes de chemin de fer, celle de la Meuse par Namur, Givet et Charleville ou bien celle par Arlon, Longuyon et Conflans-Jarny. On pourrait choisir cette dernière à l'aller et revenir par l'autre, après avoir jeté un coup d'oeil sur Reims.
En quittant Arlon par le train de 4 h. 56, on arrive à Verdun vers 1 heure après-midi. Aussitôt dépassée la frontière, l'on 'a le sentiment très net qu'il y a quelque chose de changé depuis 1914. C'est d'abord le service du chemin de fer qui semble anormal: dans certaines directions, il n'y a plus qu'un ou deux trains par jour; les trains partent ou arrivent avec des retards; ils circulent d'ailleurs lentement. Cela s'explique: le service des transports a énormément souffert; le matériel manque, les voies ont été détruites ou endommagées en maints endroits; on les a rétablies tant bien que mal, on a remplacé des ponts de pierre ou de fer rompus par des ponts en bois sur madriers; on comprend que les trains n'avancent, aux endroits particulièrement dangereux, qu'à l'allure du pas d'homme.
C'est ensuite l'aspect du pays qui est modifié. Jusque Athus, la région traversée par le chemin de fer n'accuse pas de ruines, mais dès Longwy la dévastation apparaît. Longwy se compose de deux parties: Longwy-Haut et Longwy-Bas. Toute l'agglomiration haute est rasée. Les immenses usines et ateliers de la Providence, qui occupaient des milliers d'ouvriers, sont vides: la destruction a été systématique, rien ne'subsiste des installations industrielles le long de la voie ierrée; les machines; l'outillage, tout a disparu, les toitures mêrlies ont été enlevées. Les ouvriers, que j'interpelle, m'affirment que plus de vingt-cinq fourneaux étaient en activité avant la guerre et que, malgré l'énergie remarquable de la Société, quatre ou cinq seulement ont pu être remis en exploitation.
photo en couleurs original, voir : The Battle of Verdun in Original Color Photos
Gonflans-Jarny. - Le train de Nancy laisse ici les voyageurs pour Verdun. Entre deux trains, il est possible de déjeuner et de visiter rapidement Jarny et Conflans, très éprouvées l'une et l'autre; nombre de maisons sont en ruines, des hôtels ont gardé leurs enseignes, mais les bâtiments, à moitié démolis, sont inoccupés. Et malgré ce bouleversement la vie suit son cours naturel: les cultivateurs font la fenaison, la rivière continue à couler sous le vieux pont de pierre et la population circule dans les rues tortueuses de Conflans.
Le train part avec quarante minutes de retard, il arrive cahin-caha à Etain, où rien n'est resté debout: nous sommes dans la zone de feu, on a édifié des baraquements provisoires pour remplacer la gare; la voie ferrée n'est séparée de la route, par aucune clôture, les voyageurs montent dans le train des deux côtés, d'autres descendent et se promènent parmi les décombres jusqu'au signal du départ. On a l'impression que, par crainte d'un déraillement, la vitesse du train ne doit pas excéder quinze kilomètres à l'heure. Et cette allure modérée, coupée par des arrêts en pleine campagne, permet de voir superficiellement la région jusqu'à l'arrivée en gare de Verdun.
Quelle désolation! A perte de vue les champs de bataille, creusés par d'innombrables trous d'obus et par d'interminables tranchées, hérissés de chevaux de frise et de sextuples réseaux de fils de fer barbelés, protégés par des abris bétonnés. Les entonnoirs se succèdent à quelques mètres les uns des autres; tout ce sol a été arrosé de bombes, pas un pouce de terrain n'a été épargné par la mitraille et partout le sang a coulé... Partout l'on voit des débris, des casques, des chaussures, des masques asphyxiants, des gourdes, des obus, tout un fouillis d'objets disparates, réunis en tas ou épars et isolés; des amas considérables de fils de fer déjà arrachés du sol, des masses de fonte ou d'acier en forme de cloches pour servir à la construction d'abris; des galeries souterraines, en partie écroulées, des camouflages de haies, et aussi de mddestes croix de bois éparpillées sur toute la surface de l'immense plaine ou des ossuaires provisoires. Et parmi ces traces de la plus épouvantable saignée que le monde ait connue, croissent les chardons et les épines, comme des symboles de ruine. Les collines, jadis couvertes de sapinières, ne sont plus que des crêtes pelées, des terres flues et chauves où çà et là se dressent encore quelques troncs d'arbres squelettiques: c'est tout ce qui reste des bois qui entouraient Verdun.
Ce spectacle émouvant ravive les souvenirs de la grande offensive allemande, les combats autour de Douau-'mont, la prise du fort de Vaux, le siège du fort de Tavannes que l'on aperçoit avant d'entrer dans le tunnel de ce nom. Comme nous avons suivi anxieusement ces combats où se jouait le sort de la France et le nôtre! Comme nous avons vécu passionnément ces heures tragiques et angoissantes! Comme tout cela, loin déjà de nous, est encore présent à notre pensée!
Verdun même est plus qu'aux trois quarts détruite: des rues entières, telle la rue conduisant de la ville basse à la citadelle, ne sont plus que des pierres écroulées; ailleurs, quelques pans de murs subsistent, mais il faudra les abattre pour reconstruire; la cathédrale a été relativement épargnée: la nef droite est à peu près intacte. Sous le soleil brûlant d'un jour d'été la ville, toute blanche parmi ses plâtres et ses gravats, où accèdent des escaliers et d'étroites rues, donne l'aspect d'une ville du Midi, Grasse, par exemple, ou mieux'Arles ou Avignon, fameuses par les vestiges de leurs monuments romains.
La ville, si'détruite soit-elle, est très animée,, elle est l'objet! d'un pèlerinage pieux de la part de toutes les familles françaises qui ont perdu un de leurs membres: père, fils, frère, fiancé... On voit des foules endeuillées se rendre aux lieux où leurs-chers héros sont tombés, où ils dorment leur glorieux repos. Ce que l'on voit, en France, de gens portant le deuil de leurs parents est inimaginable! Dans cette fantastique boucherie, la France s'est sacrifiée sans compter: elle a subi le poids de la guerre plus qu'aucun peuple, elle a saigné par mille plaies sans un moment de défaillance: vaillante à l'heure des périls, elle ne désespère pas de ses ruines après la victoire. Les veuves, les mères et les jeunes filles en vêtements de deuil, les officiers et soldats. mutilés, - combien nombreux, - les civils, qui furent mobilises et qui ont repris le travail, ne parlent que de la grande guerre: ils se racontent les épreuves, les combats meurtriers, les morts de parents ou d'amis, telle revue passée par le général Pétain, telle visite faite au front par Clemenceau, et aussi les jours de victoire et d'allégresse. Dix mois après l'armistice, la guerre n'a pas cessé d'être l'objet principal de leurs conversations. Mais tous concluent unanimement: « Il faut maintenant organiser la paix, défions-nous des Boches et prémunissons-nous contre leur désir de revanche. Ayons foi en l'avenir, mais n'oublions point le passé ». La France a trop souffert pour oublier. L'oubli n'est facile qu'à ceux à qui la guerre n'a rien coûté.
On fait un louable effort de reconstitution, on débarrasse les champs de batailles des engins non exploses, on comble les boyaux et les entonnoirs; on extirpe les fils de fer barbelés, on crée des baraquements en bois, des huttes, on répare les désastres autant que possible. A ces travaux on emploie dé nombreux prisonniers allemands: juste retour des crimes qu'ils ont commis!
Le Conseil municipal de Verdun, réuni à Paris, le 20 novembre 1916, a commémoré la gloire de la ville par la création d'une médaille, due au ciseau de Vernier et figurant d'un côté un poilu, l'épée à-la main, et la légende: « On ne passe pas », et au revers la forteresse de Verdun avec la date: 21 février 1916. La délibération est ainsi conçue: « Aux grands, chefs, aux officiers, aux soldats, à tous,
« Héros connus et anonymes, vivants et morts, qui ont triomphé de l'avalanche des barbares et immortalisé son nom à travers le monde et pour les siècles futurs, la ville de Verdun inviolée et debout sur ses ruines, dédie cette médaille en témoignage de sa reconnaissance ».
Pour faciliter le tourisme aux zones de bataille, les buffets-hôtels des gares de chemin de fer se rouvrent, tel celui de Verdun. Bien entendu, les logements ne sont pas adéquats à l'affluence des voyageurs: la plupart de ceux-ei doivent se léger aux environs: à Commercy, à Toul, à Bar-le-Duc, etc., où les hôtels sont pleins chaque soir, mais à peu près vides chaque matin; il est donc possible d'y trouver place en y arrivant tôt ou en retenant sa chambre. L'alimentation ne laisse rien à désirer; sans doute, le pain est gris, les pommes de terre sont rares, mais c'est encore toujours la bonne cuisine française et les prix sont moins élevés qu'en Belgique, puisqu'un repas composé de hors-d'uvre ou de potage, de deux plats, avec fromage et dessert, ne coûte, vin ou bière compris, que de cinq à huit francs.
De Verdun à Commercy, le chemin de fer remonte la rive gauche de la Meuse: partout, les villages sont anéantis, on traverse un pays de décombres. Saint-Mihiel est en ruines aussi. L'aspect dévasté du pays ne change qu'en arrivant à Commercy, où quelques maisons seulement ont subi les effets du bombardement. C'est une détente des nerfs que de voir enfin des rues bordées de maisons et des habitants. La petite ville est propre et jolie, elle possède un beau palais ,le château Stanislas, converti en caserne et une agréable promenade le. long de la Meuse. Elle possède aussi -- s'en doute-t-elle - un organiste distingué en la personne d'un prêtre, aue j'eus la bonne fortune d'entendre jouer des études de musique française sur les orgues de son église où j'étais entré par hasard: ce fut un concert artistique que j'écoutai avec ravissement.
De Commercy, des trains express permettent le retour par Nancy ou par Châlons-sur- Marne d'où on peut se diriger sur Charleville après un arrêt à Reims.
D'Union
photo en couleurs original, voir : The Battle of Verdun in Original Color Photos