de la revue 'Le Noël' 1123, 28 décembre 1918
‘Les Derniers Jours du Fort de Vaux'
9 mars - 7 juin 1916
par Capitaine Henry Bordeaux

Dan la Fournaise

 

Le Chemin

11 mars 1916

Voici Verdun, pareille à une Florence du Nord, au milieu de son cirque de collines. Après des jours de froid et de neige, si cruels à nos hommes dans les tranchées bouleversées, et réduites à n'être plus que la jonction de trous d'obus, une douceur prin tanière est venue brusquement détendre les membres engourdis et la terre gelée. La surprise est si forte qu'elle fait courir sur les lèvres déshabituées ce nom charmant et bien inattendu de Florence. C'est l'heure du couchant: il baigne d'or et de mauve la ligne sinueuse des coteaux, il anime les eaux mornes de la Meuse débordée.

Au pied de la morose cathédrale, si différente de la gracieuse Sainte-Marie-des-Fleurs aux marbres colorés, on traverse un couloir sous des murs à demi démolis et l'on parvient à une terrasse qui donne sur toute la douleur de Verdun: maisons évenfrées, montrant leurs étages à nu et perdant leurs meubles comme des bêtes leurs entrailles, façades écroulées, portes ouvrant sur le vide, pans de murailles déchiquetés et dentelés, surmontés souvent de hautes cheminées inutiles, et tout cela qui n'est plus qu'un tas informe de décombres fut la rue Mazel, le quartier le plus commerçant, le plus brillant, le plus vivant de Verdun, et du Verdun de la guerre, autrement mouvementé, plaisant et gai que le Verdun de la paix. Le bombardement a dégagé d'anciens remparts, datant sans doute du temps des princes-évêques, qui encerclent la ville haute et auxquels viennent s'appuyer les ruines de la nouvelle ville. Un chien errant qui, seul être vivant, erre dans les rues désertes, pousse de plaintifs aboiements. Des obus tombent sur Jardin-Fontaine. Juste au-dessus de la ville, deux avions se poursuivent. On entend le tic-tac de leurs mitrailleuses: l'allemand regagne en hâte ses lignes...

 

J'habite une cellule blanchie à la chaux dans une caserne de Verdun. Plié dans une couverture, je dors sur un lit de camp, lorsque le commandant P... entre en coup de vent, et, d'un jet de sa petite lampe électrique, me réveille en sursaut. Au début de la campagne, il m'avait offert une hospitalité plus luxueuse dans les caves de Berry-au-Bac. Les caves de Berry-au-Bac étaient encombrées de tapis, de fauteuils, de glaces, de bronzes d'art. On y mangeait dans de la vaisselle à fleurs, on y buvait dansi de la cristallerie fine. Si les services étaient dépareillés, ils donnaient l'illusion de la profusion.

Nous passions l'Aisne en bateau. Parfois, les balles nous accompagnaient comme un essaim d'abeilles, et l'eau semblait prolonger leur plainte. Quand nous descendions, pour nous mettre à l'abri, dans ces fameuses caves voûtées, ornées comme des salons, dont les miroirs doublaient la perspective, nous nous épanouissions dans un bien-être inespéré.

- Voulez-vous aller au fort de Vaux? me demande à brûle-pourpoint le commandant. Occasion unique. Il faut trois officiers cette nuit, l'un au fort, l'autre au village de Vaux, le troisième à Damloup. Départ dans un quart d'heure.

J'avais exprimé le désir d'accomplir ce pèlerinage. Je suis servi à souhait: l'ordre est immédiat.

- Il est nécessaire, ajoute-t-il, de partir de nuit, afin d'explorer le terrain au petit jour.

Un quart d'heure après, nous montons en automobile, le capitaine L..., de l'état-major du Corps d'armée, et moi. Nous prendrons au passage le capitaine H... à l'état-major de la division.

Nous suivons la route d'Etain, puis laissons la voiture pour gravir à pied une pente boisée et gagner le poste de commandement du divisionnaire. La région de la mort commence. Au bord du chemin que nous venons de quitter, s'enchevêtrent, se mêlent des débris de chariots, des sacs ouverts, des harnachements souillés, des fusils et des corps gonflés de chevaux jambes en l'air, intestins dehors. Dans le bois, les branches cassées obstruent parfois le passage, les pieds s'accrochent aux souches ou trébuchent dans les entonnoirs. Quand les obus écrasent le sol dans notre voisinage, une colonne de fumée noire tache, comme une poussière de suie, la nuit claire.

Car la nuit est toute claire. Entre les arbres coule la lumière bleutée de la lune qui fait un jour adouci, délicat, pudique, comme si elle refusait de nous laisser approfondir les blessures de la terre.

Nous descendons maintenant dans un ravin par un sentier en lacets pareil à un sentier de montagne. La pente est forte et mieux vaut se hâter: l'endroit est repéré et copieusement arrosé sans répit. Un cadavre est là qu'il faut enjamber. Plus bas, devant le poste de commandement, un autre qui paraît dormir sous son casque. Une main pieuse a recouvert du casque le visage écrabouillé.

Nous entrons dans le sol creusé. Après un couloir, où dorment, serrés, les agents de liaison, une pièce boisée, avec un siège et une table, et, dans le fond, un lit de fer. Le maître de céans, le général de B..., est penché sur sa carte. Il se redresse en nous voyant. Il est jeune, allègre, la parole nette, les yeux lucides, Un seul signe de fatigue: les poches qui se sont creusées sous les yeux. Combien en ai-je vus, en pleine action, de ces chefs qui, dominant l'épreuve physique et le risque, et portant sans faiblir le poids de toutes les vies confiées à leurs ordres, quand leurs aides les plus fidèles succombaient au sommeil ou à l'inquiétude, employaient tranquillement leur cerveau à l'étude d'un plan et réglaient minutieusement, sans les mauvais conseils de la hâte et de la fièvre, les moindres détails d'une opération!

Les Allemands sont au pied du fort de Vaux et même ils sont à mi-hauteur. Les pentes descendent tout d'abord sans hâte, devant le fort, pendant un espace de trois à quatre cents mètres au plus, puis elles coulent brusquement jusqu'à la plaine de Woëvre. Cette descente rapide fait un angle droit que notre artillerie ne peut battre à cause de ses trajectoires. Les Allemands sont installés là. Il importe de les déloger. Quelle ligne suivenl-ils au bas d'Har-daumont, sur le village et, plus à l'est, aux abords de Damloup? Il faut, avant d'agir, la déterminer très exactement. On s'est battu ces jours derniers et la situation demeure quelque peu confuse. Notre caravane se coupera donc en trois; chacun de nous aura son objectif: Vaux, le fort et Damloup, chacun son guide. Et je me souviens de ces conciliabules en montagne avant d'entreprendre une ascension qui présentait telles ou telles difficultés, ou, dans la cabane de Lovitel en Dauphiné, de ces petits conseils de guerre, la veille d'une chasse au chamois: l'un prendrait tel sentier, l'autre tel couloir; attention, il y a un passage dangereux, il convient d'emporter un bout de corde. Après quoi, au petit jour, on se serre la main et l'on part chacun de son côté pour se retrouver au rendez-vous.

Nous remontons la pente du ravin et nous voici dans un bois de plus en plus clairsemé. Oui, c'est bien le départ pour une ascension difficile. L'air est vif, les étoiles sont à peine visibles tant la lune brille. Lorsque l'on gagne de l'altitude, la végétation se raréfie: les arbres se rabougrissent, quelques mélèzes tenaces, aux racines tordues, s'obstinent à croître, puis c'est la zone des arbustes étiolés et maigres, et enfin, plus rien que la terre nue. La même progression se retrouve ici: autour de moi, il v a bien des arbres, mais ils sont en morceaux, îes branches brisées, les troncs meurtris, les racines sorties du sol crevé, et bientôt ce ne sont plus que de lamentables balais. Le sommet ne doit pas être loin, ou la région des glaces et de la désolation.

La montagne a pourtant l'incomparable avantage du silence. On s'habitue si vite au régulier murmure des torrents qui roulent dans les fonds, et même ce murmure fait comme une chanson intérieure qui accompagne la rêverie. Ici, l'on est obsédé par ce continuel sifflement aigu, menaçant, inquiétant qui précède l'éclatement des obus. Et parfois il faut s'arrêter, se coucher ou plonger dans un entonnoir - on n'a que l'embarras du choix, - attendre pour laisser passer les rafales. Quand le barrage s'interrompt, on repart. La terre est percée comme une ecu-moire; aux carrefours, les cadavres, hommes on chevaux, se multiplient. La lumière nocturne les recouvre d'un mystérieux suaire. Arrêt à la carrière qui est le poste de commandement de la brigade. Là aussi veille un chef qui achève de préparer l'opération ordonnée. Grand, très jeune d'aspect, le verbe haut, l'abord franc, on refrouve pareillement en lui cette race d'entraîneurs d'hommes qui sajt unir la méthode à l'élan. Et quelle clarté ils ont tous dans leurs exposés et leurs prévisions! Quelle place occupe dans ces prévisions le souci des vies à ménager! Quelle franchise dans l'accent, quel art d'aller au but directement! Il n'y a plus ici ni flagornerie, ni vanité, ni désir de plaire. Une sorte d'élévation morale par le commandement s'est faite. Quand on connaît la question traitée, une simple conversation téléphonique est un modèle de précision de langage et de justesse de raisonnement.

Ainsi, d'un poste à l'autre, le dialogue se continue dans la nuit. On croirait visiter successivement des catacombes où le même office se célèbre à la chétive clarté de la lampe du sanctuaire. Et l'on emporte une impression de respect religieux.

- Bonne chance! me souhaite le colonel en me reconduisant sur le pas de la porte. Je vais me reposer quelques heures. Il est 2 heures du matin. Le plus mauvais passage reste à franchir: quinze à dix-huit cents mètres sur un plateau qui, de jour, est çà et là vaguement protégé contre les vues par des boqueteaux - quels boqueteaux! - mais la plupart du temps est en plein découvert. Au clair de lune, nos silhouettes ne se profileront guère sur le chemin de crête; le retour, si nous repartons après le lever du soleil, sera un peu plus compliqué.

Nous marchons à la file indienne, le guide, le capitaine P..., de l'état-major de la brigade, qui a voulu m'accompagner, et 'moi. Les obus tombent comme grêle. La terre qu'ils ont, remuée est devenue si friable qu'elle est pareille à de la cendre. Quinze à dix-huit cents mètres, c'est beaucoup plus long qu'on ne croit. On a le temps de presser chaque seconde de sa vie.

Ce sont encore des souvenirs de montagne qui me reviennent à la mémoire. Cette fois, c'est le passage d'un col, le Neuweisthor, entre la vallée de Fée et la vallée de Zermatt dans les Alpes valaisanes. Nous avions pris un chemin étrange; il fallait suivre une arête qui, de chaque côté, donnait sur l'abîme: a droite, on distinguait une crevasse peu attrayante; à gauche, tout au fond, la petite ville italienne de Macumaga apparaissait si directement sous soi qu'on avait l'impression de rouler certainement jusque-là, à deux ou trois mille mètres de profondeur, au cas où Ion trébucherait. L'arête était si étroite que les deux pieds ne s'y pouvaient placer côte à côte, et quon ne savait où poser son piolet. Pour aggraver a situation, si le guide de tête était solide le porteur qui marchait à la queue de la cordée T'était saoulé avant de partir. Nous étions à la merci d'un faux pas de cet ivrogne. Mais son honneur professionnel avait passé dans ses jambes. L'arête aboutit à une sorte de tour de pierre où l'on peut souffler en s'accrochant ù un sérieux point d'appui. Là, me retournant, je vis mon homme, ruisselant de sueur et les yeux hors de la tête: il avait éliminé tout son alcool et recouvré la plénitude de ses facultés de guide.

La piste que nous suivons n'est pas si ardue, mais autrement redoutable. A chaque instant ii faut franchir des corps jetés en travers. Tous les dix ou douze mètres, et bientôt tous les cinq ou six pas, nous sommes contraints d'enjamber un cadavre ou même des grappes de cadavres, les uns déchiquetés, les autres dans la position de la course, comme s'ils avaient été foudroyés en pleine action. La clarté de la lune atténue l'horreur de leurs blessures sans la voiler tout ù fait. Beaucoup d'entre eux sont de ces coureurs qui assurent les liaisons, portent les ordres, indiquent les itinéraires. Dans celte guerre, où toutes les qualités d'héroïsme rivalisent, il convient de rendre un spécial hommage à ces soldats qui, tandis que leurs camarades se terrent comme ils peuvent sous l'averse de fer, s'élancent à découvert pour suppléer à la difficulté des signaux ou ù la rupture des lignes téléphoniques. Par eux les efforts se coordonnent, l'enlente se réalise sur tous les points du front, la chaîne des unités se maintient. Si l'un tombe, un autre aussitôt le remplace. Ceux qui restent sont toujours dispos: ils offrent même leurs services avant que leur tour soit venu. Prêts aux plus dangereuses missions, ils composent une garde mobile autour de leur chef et sont le prolongement, le rayonnement de sa pensée qui, par eux, dirige au loin les volontés et règle ou rectifie les dispositions de combat. Ceux qui sont tombés là, ou du moins quelques-uns d'entre eux, semblent avoir pris dans la mort la pose des antiques éphèbes qui se transmet- taient la torche sacrée. Est-ce la lune qui m'aide à voir ces blanches statues brisées? Retrouverai-je au grand jour cette vision marmoréenne? Le jour cru n'est pas favorable à la beauté de la mort.

Le soldat qui nous sert de guide marche bon train. Il donne le signal des arrêts, quand un obus tombe trop près de nous, ou quand la cadence des éclatements indique un barrage systématique. Il ne choisit pas l'emplacement de ses haltes et nous fixe tout à coup le nez sur des cadavres, trop heureux si nous ne recevons pas au visage des éclaboussements de chair morte écrasée à nouveau par l'effroyable pilon.

Mais pourquoi s'arrête-t-il en ce moment? La cadence précisément semblait se ralentir. C'était le cas d'en profiter. Le voilà qui dépouille un mort. Il le soulève à demi et lui retire une à une les courroies qu'il portait en sautoir. Ainsi dégage-t-il quatre ou cinq bidons de deux litres qu'il débouche et flaire tour à tour, non sans inquiétude à cause des obus qui pourraient l'interrompre dans son opération. Sa figure s'éclaire: l'eau est potable. Celui qu'il a dépouillé avec tant de méthode portait un ravitaillement en eau, et l'eau, sur ce plateau desséché, est aussi précieuse qu'au désert. La source où l'on va puiser est au bas des pentes: on n'est pas sûr d'y arriver ni d'en revenir. Au fort, tant de lèvres soupirent après les fraîches fontaines!

Le guide, ceinturé de ses courroies de bidons, reprend hâtivement sa course, nous entraînant comme un chevreuil une meute.

A celle allure nous dépassons une caravane de porteurs chargés d'un lot de grenades qui cheminent aussi vite que le leur permet leur charge, sous la pluie de fer. Rien n'arrive ici qu'à dos d'homme. Pauvres petits hommes dont le cœur est encore la plus grande puissance militaire! - C'est une guerre scientifique, a-t-on proclamé. La victoire est au matériel. Le matériel écrase et détruit tout. - Et quand l'artillerie croit avoir tout détruit, la volonté humaine oppose encore des poitrines de chair: des hommes ont tout supporté, le feu, la faim, le froid, la soif, et surgissent du sol bouleversé. Aucune guerre n'aura donné de tels exemples de la supériorité humaine.

Le paysage est comme brûlé. Les laves d'un volcan, les secousses d'un tremblement de terre, tous les cataclysmes de la nature ne l'auraient pas davantage écorché. C'est un chaos sans nom, un cercle de l'Enfer de Dante. Je cherche dans ma mémoire des visions comparables: peut-être certaines solitudes alpestres dont les glaciers se sont retirés, où les moraines alternent avec les abîmes, et qui n'ont jamais entendu un chant d'oiseau ni subi un contact vivant.

Les entonnoirs se touchent, s'ouvrent comme des cratères béants. Des branches coupées, des blocs roulés, des détritus de toutes sortes et des débris humains se mêlent. Une odeur sans nom monte du sol convulsé.

Voici que devant nous se dresse une muraille recouverte de terre. Elle porte des balafres et par ces fissures les pierres ont coulé dans le fossé. Mais, somme toute, elle a subi l'avalanche sans fléchir. La porte voûtée est aux trois quarts masquée par une masse de béton qu'a détachée un obus de 380 ou de 420. C'est l'antre du Cyclope que bouchait une pierre et qui reçut Ulysse et ses compagnons. Dans l'intervalle libre nous nous glissons en hâte, car l'ouverture est spécialement battue par l'artillerie ennemie. Les cadavres, plus nombreux, l'attestent. Ainsi le Cyclope assommait-il les étrangers.

Quelle n'est pas ma surprise en trouvant l'intérieur du fort intact! Il fut construit avec de solides matériaux, pour avoir résisté à un tel martelage. L'escalier, les couloirs, les pièces sont encombrés. C'est un spectacle curieux qui grouille à la lumière des lampes électriques: dormeurs étendus dans toutes les poses, les uns couchés n'importe où, les autres, repliés sur eux-mêmes pour tenir le moins de place possible, tous rebelles aux bruits, refusant de se réveiller, goûtant cette détente ineffable du sommeil hors du risque; corvées chargées se frayant difficilement un passage à travers la cohue; hommes de garde redescendant ou remontant à leur poste; blessés portant sur leurs plaies des bandages blancs; sections groupées, isolés cherchant leur compagnie. On devine la cause de cet encombrement, auquel il faut porter remède. Le fort, sur son plateau, joue le rôle de ces refuges de montagne où les caravanes perdues viennent s'abriter contre la tempête. C'est le havre de salut: celui qui parvient à franchir la zone dangereuse respirera à l'aise sous l'arc des voûtes.

Peu à peu, le défilé s'ordonne, la cohue s'organise. La droite est réservée aux entrants, la gauche aux sortants. Voici l'ambulance, voici le poste et voici le commandement.

Notre guide obtient à l'arrivée un joli succès. Son harnachement de bidons lui vaut d'être acclamé. La soif ici fait des ravages. La source la plus proche est au ravin des Fontaines, et le ravin est sans cesse criblé de mitraille. Cependant on risque sa peau pour aller boire. L'eau crée des mirages si douloureux. Dans les sillons informes qui leur servent d'abris, les troupes, la bouche brûlée, attendent de l'eau avec fièvre: on en est réduit, parfois, à boire l'eau corrompue, l'eau pourrie qui stagne dans les trous d'obus; on en est réduit à pis encore. Qui dira jamais toutes les souffrances endurées pour Verdun et pour la Fiance qui est derrière?

Un soldat déjà vieux, un territorial sans doute, arrive avec des boules de pain sur le dos. Il s'affale, il souffle, il sue à grosses gouttes et sa face est toute blanche:

- Tu es seul? interroge le sergent de garde. Où est le reste de la corvée?

Il fait un geste vague. Le reste de la corvée n'a pas suivi, n'arrivera jamais. Cependant il faut chercher les approvisionnements qu'elle apportait. Où les trouvera-t-on? Loin d'ici? Nouveau geste de lassitude, d'indifférence, d'ignorance, on ne peut deviner.

- Explique-toi, à la fin.

Le soldat pose sa charge, se redresse: -- J'y retourne, dit-il simplement. Et il repasse le seuil, suivi de deux hommes désignés par le sergent.

Le commandant du fort me fait visiter son domaine, les casemates de Bourges, les observatoires dont l'un peut servir, la tourelle démunie de 75. Nous croisons le commandant du 3e bataillon de chasseurs, qui tient le secteur devant le fort jusqu'au village, et l'aumônier du bataillon, l'abbé C..., qui, sous le casque, avec ses traits patines et sa barbe longue, ressemble plus à un croisé qu'à un moine. Celui-ci arrive de la redoute voisine, petit ouvrage où il avait installé un poste de secours qu'il a dû déplacer.

Hier,, me dit-il, nos^ chasseurs y avaient ramené un prisonnier tout gémissant qui ne cessait de répéter d'une voix lamentable: Vier Kinden! Vier Kinden! Et pour ceux qui n'entendaient pas l'allemand, il montrait de la main une succession de tailles échelon- nées et comptait quatre sur ses doigts. Nos hommes l'installèrent à l'intérieur dans un coin de la redoute qui est très étroite, quand eux-mêmes, faute de place, restaient exposés sur la porte aux éclats d'obus. Le commandant qui passait a fait cesser cette anomalie.

Et, tout eh lissant sa barbe, il ajoute philosophiquement:

- Après tout, ce qui tombe vient de chez eux. Il est juste qu'ils en apprécient la qualité.

Le commandant du fort me conduit sur les parapets qui, sans cesse écrasés, sont rétablis sans cesse.

- Attention, pour y aller, il faut traverser au plus vite une zone que bat, une mitrailleuse ennemie.

Plus perfides que les sifflements d'obus, les abeilles nous passent au-dessus de la tête, mais lui-même ne se presse nullement. Là sont installés, dans la terre creusée, tant bien que mal, les guetteurs et, sous des abris à peine plus résistants, nos mitrailleuses.

Le petit jour commence à poindre, effaçant la lune. A demi couché sur le parapet, je vois se lever la plus radieuse aurore de printemps. Elle réveille les plaines de la Woëvre dont elle illumine les ruisseaux et les mares. Voici le village de Vaux à gauche, et voici celui de Damloup à droite. Plus loin, cet important agglomérat de maisons détruites, n'est-ce pas Etain? Leurs ruines blanches, au soleil levant, dessinent une dentelle de pierre, évoquent des cités d'Orient. Et voici les pentes sombres d'Hardaumont. Douaumont nous domine, Douaumont que l'ombre garde encore comme un mauvais génie.

Mieux que l'ennemi, la lumière gravit les pentes du fort. Elle est rapide et légère comme une messagère de bonne nouvelle. Souriante, elle me montre là, devant moi, à deux ou trois cents mètres en avant de la contrescarpe, sur le gazon qui descend, de nombreuses bosses verdâtres presque alignées. Ce sont les cadavres allemands, fauchés aux assauts du a mars. Ils sont tombés devant les fils de fer. On pourrait les dénombrer. Déjà le compte n'y est plus. Avec des crocs ou des cordes, leurs camarades, la nuit, les tirent à eux.

Le soleil s'est détaché de la bordure de la terre et monte vite à l'horizon. La matinée est d'une douceur exquise dont le contraste est étrange avec ces paysages tragiques. J'ai derrière moi un chaos et devant moi un charnier. Cependant, une alouette chante en battant des ailes et remuant les pattes sans changer de place dans l'atmosphère rosé. Je vois cette charmante petite chose vivante qui vibre sans se déplacer en face de moi, comme si elle becquetait la lumière. Un guetteur lève la tête pour la chercher des yeux. Il la regarde un instant avec tendresse, puis reprend son observation. Les obus qui passent ne la dérangent point.

Nous nous sommes longtemps attardés pour tout voir selon nos instructions. 9 heures du matin: le so.leil est déjà haut. Le ciel est clair, les vues sont bonnes, l'observation facile, et les ballons boches nous regardent. Il est plus que temps de repartir. La traversée de la crête risque d'être malaisée.

En effet, la sortie est difficile. Nous sommes aussitôt encadrés. L'existence tient à un fil. Les cadavres, maintenant indiscrets, exhibent de hideuses blessures. Quelques-uns seulement sont intacts: j'ai peine à retrouver les statues brisées du clair de lune. Et le sentiment de la mort revêt, dans une révolte de l'être, une horreur spéciale: celle d'être ainsi supprimé et volatilisé, celle de n'être même plus un mort, mais un amas anonyme, ou une poussière de chair. Cela, et aussi la pensée de n'être pas enterré.

Cette pensée n'est pas davantage venue d'elle-même. Nous avons franchi deux ca- davres: un petit soldat tout jeune, imberbe, classe 1915 sans doute, recouvert d'un peu de terre, deux ou trois pelletées qui ne réussissaient pas à le cacher, et, tout près de lui, un brancardier désigné par son brassard de la Croix-Rouge, la tête; fendue, tenant encore une bêche à la main. Le brancardier a été tué comme il esseyait d'accomplir son pieux devoir funèbre. Ici, les morts doivent être abandonnés. Il faut laisser la mort ensevelir les morts. Une légende rapporte que les âmes de ceux qui n'ont pas été déposés en terre sainte errent dans l'espace sans jamais trouver de repos. Mais le sol de la patrie envahie est une terre sacrée. Qu'ils reposent en paix, ceux qui se sont couchés sur elle en la défendant! Du rappel de l'Eglise: memenio quia pulvis es, qui accompagne la pose des cendres sur le front des fidèles, aurais-je imaginé jamais paraphrase plus éloquente?

Une dernière caravane de ravitaillement nous croise. Elle n'a pas pu atteindre de nuit son but. Le jour, on ne va pas fort d'habitude.

- Allez-vous jusqu'au fort?

- On essayera.

- Bonne chance...

 

Méditation Sur la Mort

18 mars

Il est 5 heures du soir. Je gagne une colline oui domine Verdun. C'est un triomphal soir de printemps. Les courbes de la Meuse étin-cellent au soleil couchant et dessinent sur la plaine pâle un chemin de feu, analogue au ruban des convois automobiles dans la nuit. L'air est chargé de caresses. Et dans ce paysage de paix rien ne remue qui ne soit destiné à la bataille, rien n'existe que pour la guerre. Sur Froideterre et sur Souville, les obus soulèvent en éclatant d'épaisses colonnes de fumée noire. Dans le ciel, une flottille de nos avions rentre au port. Les ballons captifs achèvent leur observation pendant que la lumière le permet. Sur la route qui monte, passent sans arrêt des caissons d'artillerie, des cuisines roulantes, des troupes. Tout ce monde, tout ce matériel se rapprochent des lignes afin de ravitailler ou de prendre position dans quelques heures à la faveur des ténèbres.

Je m'étends sur l'herbe pour échapper à ce contraste et ne plus respirer que la douceur du soir. Un peu plus loin, quelqu'un a eu la même pensée que moi. Il est couché de tout son long, il ne prête pas attention à ma venue. J'aurais préféré la solitude. Je le regarde mieux: sa figure n'est qu'une plaie. Je m'approche: c'est un mort. On ne vient pas ici pour s'isoler et rêver. Rien ne s'accomplit ici que sous le manteau de la mort.

Mais la mort, avec la guerre, a perdu beaucoup de son importance. Elle est devenue familière. Telle qu'elle se présente la plupart du temps, non glorieuse et choisissant ses victimes dans l'ardeur du départ, mais sournoise et effroyable sous la forme dîun bloc de fer lancé à des kilomètres de distance, elle inspire le plus profond dégoût, certes, mais on la subit comme on subit une vieille servante qui gouverne la maison. Si l'on ne se révolte pas contre elle, si l'on consent même à l'accepter, voici qu'elle se transforme à la façon des sorcières de jadis dans les contes de fées. Le hideux squelette se recouvre de jeunes chairs qui sentent les fleurs. Le visage qu'elle approche est d'une beauté lumineuse. Dans le baiser qu'elle donne, passe la tendresse de la Patrie pour ses enfants.

Oui, chacun s'est fait à l'idée de la mort. Que peut-il me rester si je survis à la guerre? De mon plus lointain passé à la minute présente, tant d'années dont je fais le compte tiennent dans mon souvenir comme un peu d'eau dans le creux de la main. Que je des- serre les doigts et cette eau s'écoule. Le passé rassemblé qui me paraît si court dépasse de beaucoup tout l'avenir que je puis espérer. Que cela est donc peu de chose! La mort ne fait que desserrer les. doigts du temps qui porte nos jours futurs. Et nos jours, en tombant, glissent comme des gouttes et ne font aucun bruit.

Détachement dangereux, sérénité endormante contre lesquels il faut se défendre. La mort ne doit qu'interrompre noire volonté de vivre, non la détendre à l'avance. C'est renseignement que nous a donné, sans le chercher, un de nos camarades, le capitaine D..., deux fois blessé, deux fois revenu au front, en nous racontant, un soir de Verdun, sa seconde blessure. Il gisait sur le terrain, la poitrine ouverte; son ordonnance, qui ne le quittait pas, avait été blessé lui aussi, mais légèrement, à l'épaule. Tous deux Bretons, tous deux croyants, ils avaient communié le matin ensemble avant de partir à l'assaut.

- Nous étions là, côte à côte, disait-il, et les coups de fusil s'éloignaient. Je pensais que j'allais mourir, et j'étais dans un état de .joie infinie. Mon amour pour ma femme et mon fils, que je devais quitter, n'en était nullement altéré. Je ne sais comment vous expliquer: rien ne me pesait plus, et de mes plus chers sentiments je me sentais délivré. Comment rencontrerais-je jamais pareille occasion do mourir? Tout en moi, autour de moi, était léger, facile comme un vol d'oiseau. Je ne souffrais plus. Dans ma difficulté à respirer même, je trouvais une sorte de béatitude. Je me sentais soulevé vers Dieu, comme une feuille par le vent. Alors j'ai dit à mon ordonnance:

- Tu vas t'en aller. Toi, tu n'es pas gravement touché. Moi, je resterai ici, j'y suis très bien pour mourir.

Il ne m'écoute pas, il veut m'aider à me relever, et, ne le pouvant pas, il cherche à m'emporter, malgré la douleur de son épaule. Je résiste:

- Laisse-moi, te dis-je, je veux mourir ici. Il s'est arrêté dans son travail, il m'a regardé comme s'il ne comprenait pas très bien, puis, un peu timidement d'abord et bientôt avec assurance, il m'a grondé:

- Pardon, mon capitaine, mais ce que vous faites là, ça n'est pas chrétien.

J'étais scandalisé, je l'avoue, moi qui m'estimais si près de Dieu. Il reprend:

- Pas chrétien du tout. Le bon Dieu n'a que la vie à nous donner. Vous n'allez pas lui faire affront.

- Mais puisque c'est lui qui m'appelle?

- S'il vous appelle, vous l'entendrez bien. Eu attendant, vous vivez encore, Et la vie qu'il nous donne, c'est pour nous en servir, tant que nous pouvons, et pour lui, bien entendu. Vous n'allez pas lui causer du tort, et je me suis laissé emporter pour ne pas faire du tort à Dieu...

Le soir est tout à fait tombé sur Verdun. Voici des brancardiers qui viennent chercher mon voisin. La ville est déjà dans l'ombre, quand la ceinture de ses collines semble flotter encore comme une écharpe dans la lumière. Il est temps de redescendre. Le sentiment de la mort ne nous demande pas en ce moment des méditations, mais de l'action...

Capitaine Henry Bordeaux

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