de la revue 'L'Image de la Guerre' No. 80, septembre 1916
‘Deux Épisodes de la Grande Bataille’
'Autour de la Citadelle Invaincue...'
par André Tudeso

les Combats à Verdun

 

Autour de la citadelle invaincue, si ample est la bataille et si abondant l'héroïsme que, où l'on se trouve désormais en France, si quelque soldat de Verdun se mêle à l'entretien, c'est tout de suite un éclatant bouquet de hauts récits et de nobles histoires.

Je viens de rencontrer ce soir un ami cher qui revient du combat, blessé, mais glorieux. Aide-major aux troupes d'Afrique, mêlé depuis Charleroi à toutes ces grandes journées dont la moindre suffit pour illustrer un destin, il appartient à ce 3e zouaves qu'un ordre du jour célèbre jetait hier brusquement en pleine lumière de l'histoire. II m'a conté les exploits de ses compagnons, soldats d'.Oran, de Constantine et d'Alger, dont la division porte dans nos armées ce titre de qualité: « Troupes de choc, division volante. » C'est dire qu'où est le danger, elle s'y trouve; où la mêlée, elle se lance; où l'effort suprême, elle avance.

J'ai glané dans ces souvenirs deux anecdotes, d'une grandeur presque légendaire: connaissez-les.

La première, une histoire d'artilleur, remonte aux lourdes heures de la première attaque. Le lieutenant S..., groupe artillerie d'Afrique, est installé avec sa batterie de 75, sur le contrefort d'une crête, au flanc de Douaumont.

Depuis deux jours, 250, 305, 380 fouillent, mètre par mètre, cimes, ravins, bois. La position n'est pas de tout repos. La journée que voilà s'annonce, dès l'aube, comme fatale.

A six heures du matin, ouaté traîtreusement par une rafale de neige, un 130 de marine autrichien éclate sur le canon de tête de la batterie, qui, désormais repérée, reçoit en moins de vingt minutes une avalanche d'obus lourds qui émiettent pièces, hommes, chevaux.

Glissant son meilleur canon dans un entonnoir, le lieutenant S... continue à tirer comme si de rien n'était. Ses servants sont presque tous tués: il joue le rôle de servant. Ses pointeurs ne sont qu'une bouillie: il s'installe au tabouret. A huit heures, il lui reste quatre hommes; à neuf heures, deux seulement. A neuf heures et demie, il est seul. Mais il tire de plus belle.

Les Allemands ont déclanché une attaque à la baïonnette: ils avancent en masses compactes. A 400 mètres, il les voit surgir, boueux, fantomatiques, à travers la tempête de neige. // débouche à 0 en rafale, tire à mitraille, épuise ses munitions.

Pour un 75, 400 mètres, c'est véritablement tirer à bout portant. Des rangs d'Allemands sont fauchés. De vrais sillons s'ouvrent en éventail dans cette masse humaine. L'ennemi hésite, tarde, puis se replie. Il ne peut soupçonner que tout ce massacre est l'œuvre d'un homme seul. Profitant de cette surprise, en un clin d'oeil, le lieutenant a cloué ses deux canons blessés à mort: il attelle les trois mulets qui lui restent aux deux canons valides, puis, sur les caissons mêmes, charge son capitaine en agonie, le major tué, les blessés et les cadavres. Personne, rien ne demeure, A travers un tir de barrage qui l'épargne miraculeusement, à 400 mètres de l'ennemi, il s'enfonce tout seul, en bon ordre, masqué par le rideau de neige. Il se présente ainsi à l'état-major de la division.

Vous pressentez la suite: citation à l'ordre de l'armée, Légion d'honneur et Croix de guerre. Etait-ce assez gagné?

L'autre histoire est renouvelée des grognards de la Grande Armée. Elle a la simplicité tragique d'une lithographie de Raffet.

Cadre: l'étang de Vaux. Acteurs: deux compagnies du ... zouaves. Héros: le capitaine B... trente ans, Légion d'honneur, Croix de guerre à cinq palmes.

Sur les rives marécageuses de l'étang, les compagnies tiennent depuis vingt-quatre heures. Mais les boyaux de ravitaillement sont coupés. La lourde artillerie allemande s'acharne à droite, à gauche, balayant les moindres chemins et sous-bois. Téléphones anéantis: les quelques hommes de liaison que, à trois reprises, le capitaine essaya d'envoyer à l'arriére, ont été tués à 100 mètres, sous ses yeux. Les cartouchières vont être vides. On prend leurs cartouches aux morts. Ce pis-aller ne fait que retarder l'issue fatale.

Acculées à l'étang, flanquées par les tirs de barrage, leur deux compagnies, n'ayant en main que des fusils brûlants, se trouvent dans une situation désespérée. Les Allemands l'ont compris. Ils sortent de leurs tranchées et chargent de' front et de flanc.

« Formez le carré! » crie le capitaine B...

Le carré! mot prestigieux qui évoque la garde du grand empereur, à léna et Wagram. Pour la première fois, sans doute, en cette guerre, les zouaves vont avoir l'honneur de refaire à leur compte la phalange des grands Aïeux. Ils bondissent hors des tranchées: en rase campagne, à terrain découvert, baïonnette au canon, ils se groupent, face aux quatre horizons.

« Et maintenant, mes amis, se faire tuer, ou passer! » Un furieux corps à corps s'engage: il dure une heure et demie. Sur les deux compagnies, 150 hommes ont passé: le reste s'est fait clouer sur place.

Quant au capitaine B..., qui s'est battu comme un lion, épuisant les dernières cartouches de son revolver, puis chargeant lui aussi avec un fusil-baïonnette ramassé au bras d'un mort, il est tombé à 30 mètres en avant de ses hommes, vivant, mais percé de coups.

« Choses fort naturelles! » m'a déclaré, en me contant entre cent autres ces deux histoires, Paide-major aux troupes d'Afrique.

André Tudeso

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de la revue 'L'Image de la Guerre' No. 85, juin 1916
'Dans La Fournaise...'
par André Tudeso

les Combats à Verdun

 

Ce que dit un combattant de la cote 304 et de Cumières

Un officier, qui vient de prendre part aux luttes sanglantes qui se sont déroulées devant Verdun, notamment à la cote 304 et dans le bois de Cumières, fait en ces termes le récit de ces combats:

«Je ne croyais pas qu'une bataille pût atteindre un tel caractère de fureur. Tout ce que racontent les manuels, tout ce que les techniciens avaient prévu ne signifie plus rien; même noyée sous les obus, une troupe peut encore combattre, et, au-dessus du plus effroyable bombardement, c'est encore la volonté des combattants qui se manifeste. Les bombardements des Allemands ont dépassé toutes les prévisions; malgré cela, nous tiendrons quand même.

«Lorsque mon bataillon a été appelé en renfort, ies abris et les tranchées de la première ligne française étaient complètement bouleversés; les tirs de barrage allemands, qui avaient succédé au bombardement des premières lignes, battaient la route à plus de deux kilomètres de nos premières lignes; par instant même, les pièces à longue portée allemandes allongeaient le tir pour essayer d'atteindre nos batteries et leur divers échelons de ravitaillement.

« A vingt heures, lorsque nous arrivons en autobus derrière les deuxième ou troisième ligne, quelques obus parviennent même jusqu'à nos camions et nous tuent des hommes. Le moral excellent du bataillon ne s'en ressentit point. C'est ce qu'il convient de noter. Quand on est dans la bataille, il est plus facile de farder sa fureur et sa volonté que quand on s'en approche. J'ai lu bien des récits de bataille, certaines boutades me paraissent un peu exagérées. Je trouve que la vérité est assez belle par elle-même.

« Bien que bombardés à l'avance, les hommes sont entrés très fermement dans l'affaire. La canonade brisait leurs nerfs et leurs oreilles; elle grandissait à chaque pas que nous faisions vers elle, faisant trembler le sol et nous faisant danser le cœur dans la poitrine. Toutes les demi-heures, le sol se trouvait modifié par les obus intarissables. C'était une cataracte de mitraille.

« Nous marchions par bonds, en nous dissimulant dans les trous d'obus, et, parfois, un nouvel obus venait combler devant nous le trou d'obus choisi pour nous y blottir. Au nouveau bond, cent hommes du bataillon furent à demi enterrés, et nous n'avions guère le loisir de les aider à se tirer de là.

« Tout à coup, nous tombons dans ce qui restait de la tranchée de première ligne, juste au moment où les Boches arrivaient dans les fils de fer. ou, du moins, dans les quelques chenilles de fils de fer qui tenaient encore. A ce moment les tirs de barrage des Boches s'allongèrent, abandonnant notre zone, et la plupart des nôtres enterrés précédemment dans les trous d'obus purent se dégager et venir se joindre à nous.

« Les Allemands attaquaient en masse, par grosses colonnes de 500 à 600 hommes précédées de deux vagues de tirailleurs. Nous n'avions que nos fusils et nos mitrail- leuses, parce que le 75 ne pouvait tirer de face. Heureusement que les batteries de flanc réussissaient à prendre les Boches du côté droit. Il est vraiment impossible de faire comprendre les pertes que peuvent subir les Allemands dans ces attaques; rien n'en peut donner une idée.

Des rangs entiers sont fauchés, les rangs qui succèdent le sont également. Sous les rafales de mitrailleuses, de lebels et de 75, les colonnes allemandes étaient rayées de grands sillages de mort. Figurez-vous de l'eau dans laquelle on passerait un râteau (sic). Les vides se comblaient immédiatement.

« C'est vous dire avec quel dédain de la vie humaine sont poussées ces attaques-là. Les avances allemandes dans ces circonstances sont certaines. Elles étonnent le public, alors que, sur le front, les hommes n'y attachent pas la moindre importance.

« En effet, nos tranchées sont si proches des Boches que l'espace à parcourir d'elles à nous peut être franchi en quelques minutes quand les fils de fer sont détruits. Dans ces circonstances, à condition de consentir une perte de vies humaines correspondant à tout ce qu'il faut d'hommes debouts ppur couvrir l'espace entre les deux tranchées, on peut toujours arriver à l'autre tranchée. En sacrifiant les hommes par milliers, après un bombardement formidable, une tranchée peut toujours être prise.

« II y a des pentes de la cote 304 et du Mort-Homme où le sol est exhaussé de plusieurs mètres par les cadavres allemands. Il arrive parfois que les troisièmes vagues allemandes se servent des rangées de cadavres des deux vagues précédentes comme de remparts. C'est ainsi que nous avons vu les Boches se servir des remparts humains constitués par les morts de leurs cinq premières attaques, le 24 mai, pour organiser leurs bonds jusqu'à nous et s'abriter.

« Nous faisons des prisonniers entre les cadavres pendant les contre-attaques. Ce sont des hommes sans blessures qui ont souvent été entraînés par la muraille humaine de voisins tués et tombés ensemble. Ils ne disent pas grand chose; la plupart sont abêtis de peur et d'alcool; il faut plusieurs jours avant qu'ils se remettent. »

 
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