- de la revue 'l'Illustration' No. 3844, 4 novembre 1916
- La Victoire de Douaumont
- Souvenirs - Enseignements
- par André Tardieu
les Combats à Verdun
Espoirs
Un après-midi de combat; une préparation d'un mois, complète et souple; un objectif précis et des troupes magnifiques sous des chefs désormais instruits des exigences de la guerre actuelle voilà la victoire de Douaumont.
On a dit et tout le monde a senti ce qu'elle représentait moralement: un échec infligé à l'arrogance allemande, au point le plus sensible.
Je voudrais, en invoquant des souvenirs, qui me sont communs avec des milliers d'officiers et de soldats, préciser son importance locale et le changement qui en résulte dans la situation militaire de ce que la presse allemande appelle « la poterne de la France ».
C'est entre le 31 mars et le 2 avril que nous avons subi notre premier échec dans le secteur largement reconquis la semaine dernière.
Le front qu'occupait depuis le 21 mars notre corps d'armée allait de la ferme de Thiaumont jusqu'à Eix. La seule partie que j'en aie connue s'étendait de cette ferme à l'étang de Vaux: c'est précisément celle que le général Mangin a reprise à l'ennemi.
C'était un sinistre secteur, que la perte du fort de Douaumont rendait inhabitable. L'ouvrage avait été évacué le 25 février, et, depuis lors, la redoutable terrasse qui termine face au Sud le plateau, arête de la région, fouillait nos positions et suivait nos mouvements. Notre tranchée de première ligne passait au bas du fort, dont les fils de fer fixes nous servaient de défenses accessoires. Elle englobait, face à la pointe Sud- Est, un de ces petits dépôts bétonnés, nombreux et précieux, qui nous ont offert pendant des mois le seul abri où pussent se maintenir nos éléments de contre-attaque. Les Boches de Douaumont avaient hissé sur les hauts du fort quelques minenwerfer, qui, réguliers et implacables, vidaient leurs torpilles sur nos positions, retournant, ensevelissant, abrutissant les unités.
Mais ce n'est pas la ligne avancée seule que Douaumont dominait ainsi. Quand, regagnant l'arrière du secteur, on marchait sur Fleury et sur Souville, soit en longeant la voie du chemin de fer Fleury-Vaux, soit en traversant le bois de Vaux-Chapitre, partout, toujours, grandie par le recul, apparaissait la crête de Douaumont. De là, les observateurs épiaient les lueurs de «nos canons et les déplacements de nos corvées. De là, les pièces lourdes innombrables en batterie dans le bois Chauffour et dans le bois d'Hardaumont recevaient les ordres de tir qui nous interdisaient tout mouvement de jour et rendaient si coûteux les mouvements de nuit.
En ce temps-là, le kronprinz, qui croyait tenir la décision et s'ouvrir le chemin de Paris, ne regardait pas aux munitions. Deux cuistots, un coureur bondissant dans le ravin du chemin de fer ou sur les pentes de Souville, suffisaient à déclancher le feu.
Pour mieux dire, c'était le feu continu, corsé par la détermination d'objectifs momentanés, maintenu par principe, sans arrêt ni trêve, de Thiaumont jusqu'à Damloup.
Douaumont est, sur la rive droite de la Meuse, la clef de la défense de Verdun. Nous l'avions perdue: nous venons de la remettre dans notre poche et nous la garderons, car, de l'avoir reprise, cela efface d'un seul coup la totalité des gains réalisés par l'adversaire entre le 25 février et le 18 juillet dernier.
Quand on écrira l'histoire de la guerre, on se demandera par quel prodige surhumain de ténacité nos divisions ont défendu pendant des mois l'étroite bande de terrain qui sépare Souville de Douaumont contre un adversaire qui tenait Douaumont.
On se demandera comment, dans ce secteur où la circulation était impossible 12 heures sur 24, où le moindre travail attirait des concentrations de feu sans précédent, des hommes ont pu résister, réagir, s'accrocher, interdisant finalement à l'agresseur sans cesse renforcé l'accès de ce fort de Souville, dont la perte nous eût condamnés à défendre pierre par pierre les faubourgs de Verdun.
On se demandera comment nos ai'tilleurs, sommairement installés dans les plis des vallons, sans abris de pièces, sans abris de personnel, ont pu, nuit et jour, donner à notre infanterie le réconfort de leur feu et fermer la route aux attaques par des barrages presque ininterrompus.
Tous ceux qui ont passé là et ils sont nombreux gardent au fond de leur souvenir l'impression que j'exprime ici. Tous ont senti ce que la perte de Douaumont a infligé à nos troupes d'insécurité et de souffrance. Tous, à quelque moment, se sont écriés: « Si- seulement nous reprenions le fort! » Tous ont compris qu'à l'abri de ce rempart, la défense de Verdun se fût organisée normalement, mais que le rempart aux mains de l'ennemi livrait cette défense aux hasards du combat dans la nuit, de la lutte inégale de l'aveugle contre le voyant.
La première conséquence était l'impossibilité de travailler.
Dans les derniers jours de mars, nous avions réussi, tant bien que mal, à organiser en première ligne deux tranchées réunies par des boyaux. Ces tranchées, faites de pièces et de morceaux, n'étaient pas mauvaises. On pouvait tirer et placer les mitrailleuses. Elles longeaient le fort, puis, par un décrochement vers le Sud, gagnaient l'étang de Vaux et le village.
Jamais, par contre, nous n'avions pu et je doute que nos successeurs, soumis au même régime, aient été plus heureux établir nos communications avec l'armée. Un embryon de boyau, où un homme debout était vu jusqu'à mi-corps, allait de la première ligne à l'abri bétonné, au Sud de la ferme de Thiaumont. Après, c'était fini.
Les relèves et "les corvées" suivaient au petit bonheur les défilements du terrain. Les pistes d'artillerie filaient droit devant elles. De pas en pas, on heurtait des cadavres, des caissons brisés, des chevaux éventrés.
Les troupes d'occupation, toujours en alerte, ne pouvaient pas travailler à une aussi longue distance de leur position de combat. Les troupes en réserve, épuisées par le service fourni, obligées d'être toujours prêtes à la contre-attaque, étaient hors d'état de construire ces kilomètres de boyaux.
Plus en arrière, les territoriaux, modestes et braves, préparaient les positions de repli. Pour mettre en état le secteur, il eût fallu une division de travailleurs. Or, où la prendre? Où l'abriter? Comment la ravitailler?
Les jours passaient. On nous reprochait de ne pas travailler. Nous faisions pourtant ce que nous pouvions, les unités en ligne absorbées sans répit par la réfection continue de leurs parapets qu'écrasaient les torpilles.
Alors on se résignait. On se disait que, sous ce feu d'enfer, les boyaux n'eussent pas résisté et on suivait sa chance. Les agents de liaison sautaient, couraient, s'aplatissaient. Beaucoup restaient en route. Mais quelques-uns arrivaient.
De téléphone, plus question. Pour communiquer avec l'artillerie, les fusées. Pour renseigner le commandement, le pigeon voyageur. Les colonels et les. commandants des bataillons de chasseurs devaient, par la force des choses, borner leur ambition à consolider leur secteur. Pour le reste, on s'en remettait à la division qui, ayant presque tous ses bataillons en ligne, forcée d'assurer toutes les corvées, n'était pas plus riche que les corps.
Et les heures s'écoulaient sous l'implacable feu, dont la continuité passait l'intensité.
Pendant quelques semaines, les Boches de Douaumont ne tentèrent que de petits coups de main. Je me souviens de l'un d'eux, qui eut lieu le 1er avril à l'aube.
Nos dépôts bétonnés les attiraient, et c'est sur eux que portait leur effort. Ce matin-là, après avoir ébranlé par une explosion de mélinite le mur extérieur de celui.de ces dépôts dont je parlais tout à l'heure (face Sud-Est du fort), ils attaquèrent avec quatre compagnies sur un front de 600 mètres environ. Pour corser leur attaque, ils firent sortir deux flammenwerfer. Très vite, les deux pompes à incendier furent hors de cause, l'un des pompiers tué, l'autre blessé et prisonnier, cueilli par nos soldats qui ramenèrent l'appareil.
Pendant dix minutes, les grenadiers ennemis réussirent à prendre pied dans notre première tranchée, à quelques mètres à l'Ouest de l'abri bétonné. Mais une contre- attaque immédiate leur rendit leurs grenades avec une telle usure que leur succès fut éphémère. Officiers et soldats, arrachés par la lutte à l'épreuve passive du marmitage, firent payer aux agresseurs quelques-unes de leurs souffrances. Ce matin-là, malgré la violence du feu, il y eut de la gaieté dans le secteur.
On avait tenu. On tiendrait. La ligne se stabilisait. Les fils de fer étaient renforcés. Les banquettes de tir étaient achevées. La position prenait figure. Sans doute on n'avait toujours pas de boyaux de relève: mais on s'en passait et, la fortune aidant, les mouvements des nuits précédentes s'étaient accomplis sans trop de pertes.
L'infernal chemin de Fleury était toujours jalonné de morts. Les trous de marmite du bois de Vaux-Chapitre se recouvraient les uns les autres. Les troncs d'arbres sciés et resciés dépassaient le sol de quelques centimètres. Les pentes
bouleversées du bois Fumin étaient couronnées d'éclatements incessants et les coups de 21, tombant dans l'étang de Vaux, rejetaient sur les occupants de ses bords de lourdes gerbes d'eau, mêlées de débris étranges. On avait confiance cependant et l'on attendait.
Le 2 avril au soir, la face des choses était changée et l'ennemi marquait un premier succès.
Toute la matinée, il avait bombardé frénétiquement de Thiaumont jusqu'à Damloup. Les hommes étaient fermes aux créneaux. Mais les barrages faiblissaient, une dizaine de pièces de 75 ayant été détruites par le feu.
Dans l'après-midi, l'attaque ennemie se déclancha sur tout le front. Pour qu'elle fût décisive, il eût fallu que la ligne cédât d'un coup. Pour qu'elle réussît partiellement, il suffisait qu'ici et là elle rencontrât des points de moindre résistance.
Ce fut le cas, les difficultés effroyables de la situation s'étant aggravées ce jour-là de quelques-uns de ces accidents qui, dans la guerre, changent le sort des batailles.
Du côté de Thiaumont, le Boche n'avançait pas et, au Sud de Douaumont, nous tenions. Echec allemand aussi au Nord-Ouest de l'Etang et sur les pentes de la Fausse-Côte. Mais entre ces deux secteurs notre front craquait.
A gauche, l'explosion de caisses de poudre noire, qui se trouvaient dans un des abris bétonnés et qu'on n'avait eu ni le temps ni la possibilité d'évacuer, avait enseveli les officiers, jeté le trouble dans les unités décimées et désorganisé la défense.
Plus près de la Fausse-Côte, une compagnie de chasseurs, réduite des deux tiers par la préparation d'artillerie de l'ennemi, avait été privée du secours des 75 chargés de la protéger : car, sur six pièces, quatre étaient hors de service, démolies par les 15 et les 21.
En vain, la compagnie de droite, formant crochet déf ensif, essayait de prendre de flanc les assaillants: le trou était fait et l'adversaire s'y jetait, battu par ses propres minenwerfer qui n'avaient pas cessé le feu et qui tapaient toujours sur nos tranchées.
Déjà les vagues allemandes déferlaient sur le ravin où passe le chemin de fer Fleury- Vaux. Mais là ce qui restait des chasseurs et une compagnie d'infanterie les arrêtaient en terrain libre par un feu bien ajusté qui, la nuit aidant, stabilisait les positions.
Le lendemain matin, par une attaque magnifique, un des régiments de la division Mangin, venue relever pendant la nuit, reprenait la plus grande partie du terrain perdu et, au prix de pertes sévères, rétablissait la situation.
Cela se passait le 2 avril. Depuis lors, quatre mois durant, les Allemands ont continué et lentement ils ont progressé.
Nous avons perdu tour à tour Thiaumont, Fleury, le bois de la Caillette, l'étang de Vaux, le bois Fumin, la plus grande partie du bois de Vaux-Chapitre.
Puis la ligne s'est établie au bas du glacis du fort de Souville, passant par la chapelle Sainte-Fine et la croisée des chemins, non loin de là. Verdun sans doute était sauvé. Mais combien précaires étaient les conditions de la défense!
De Souville, en dix minutes à pied, on arrive aux derniers escarpements qui dominent les casernes Marceau, les casernes Chevert et le faubourg Pavé. De là, les observateurs d'artillerie peuvent régler sur les ponts de la Meuse.
Sans doute la résistance restait possible. Sur l'ordre du général Pétain, les organisations successives enlaçant la ville s'étaient multipliées de mois en mois. Mais sur ces positions la défense de Verdun devenait une défense désespérée, capable certes d'éviter à la place la souillure de l'emprise ennemie, incapable en revanche de fournir à nos armées une base de manuvre.
C'est à cette situation qu'on a voulu mettre un terme, et c'est à s'en libérer qu'on a réussi.
Notre succès rétablit la protection de Verdun sur la ligne où la nature indique qu'elle doit être assurée. Il lui rend de l'air et de la liberté. Il lui permet de se transformer demain en offensive, si le commandement le juge utile. Il nous restitue tout l'essentiel de ce que le kronprinz avait conquis du 21 au 25 février.
Quand on compare ce que nous avons perdu du 2 avril au 20 juillet à ce que nous avons regagné le 24 octobre, on mesure, à notre profit, une inégalité pleine d'honneur pour ceux qui ont su l'affirmer, pleine de promesses pour le pays.
La victoire de Douaumont, avec ses 6.000 prisonniers et ses inappréciables résultats locaux, démontre en effet que nous sommes désormais en mesure de porter à l'ennemi des coups qu'il ne peut ni parer ni rendre.
C'est ce que les hommes appellent du « beau travail » et c'est en effet une uvre harmonieuse de prévoyance, de décision et d'énergie, où se manifeste avec éclat le progrès de nos méthodes offensives.
Le problème est posé dans ses termes avec une clarté parfaite. La solution est une question de moyens promptement réunis et sagement employés. C'est aussi une question de commandement, qui se pose non seulement à Verdun, mais sur tous les points du front et qui nous trace la route à suivre.
Pour mener de telles opérations avec la rapidité voulue, il faut que leur préparation soit réduite dans le temps au minimum. Pour que cette réduction soit possible, il faut que le travail soit, en grande partie, fait d'avance et que l'organisation du champ de bataille n'attende pas l'ordre d'attaque.
Ce que nous avons fait à Douaumont, nous pouvons le faire ailleurs. avec plus de profit encore, car l'ennemi, dans nombre de secteurs, est moins fort que sur la Meuse. Le « pilonnage » a du bon.- Mais la surprise en a aussi, à condition d'être bien montée.
L'armée de Verdun vient de prouver avec éclat qu'elle sait son métier. La France compte que la leçon portera ses fruits et que, sur d'autres terrains, par des moyens pareils, on obtiendra des résultats égaux.
André Tardieu
La Journée du 24 Octobre (Notes d'un Temoin Militaire)
Un premier récit, communiqué aux journaux dès le 26 octobre, a donné des précisions sur les troupes auxquelles le général Nivelle, commandant la deuxième armée, confia la tâche glorieuse de reprendre Douaumont. Ce furent, sous les ordres du général Mangin: 1 la division du général Guyot de Salins, composée de zouaves, de tirailleurs et de coloniaux, et renforcée du 11' régiment d'infanterie; 2 la division du général Passaga, où se rencontrent des contingents de presque toutes les régions de la France, du Nord, de la Franche-Comté, du Plateau Central, de la Savoie et du Midi; 3 la division du général de Lardemelle, composée de troupes de ligne et de chasseurs à pied recrutés dans la Franche-Comté et la Savoie. Un bataillon de Sénégalais prit également part à l'attaque. Le même récit a nommé le bataillon Nicolai, du régiment colonial du Maroc (division de Salins) comme ayant eu l'honneur de s'emparer du fort de Douaumont, et a signalé la présence, le jour de la bataille, du général en chef ainsi qu,e du général Pétain, commandant le groupe d'armées du Centre.
Les notes inédites que L'Illustration a la lionne fortune de publier contiennent des détails d'un autre ordre. Après les souvenirs de M. André Tardieu qui, comme capitaine de chasseurs à pied, fut, en mars dernier, un des combattants de ce tragique secteur, ce sont les impressions d'un autre « témoin militaire », à qui il fut donné d'assister, frémissant, à toute la bataille du 2i octobre, et, le soir de cette inoubliable journée, dé « voir » la Victoire:
25 octobre.
Des pentes de Souville, j'ai vu la Victoire escalader et couronner Douaumont...
Nos batailles modernes ne s'offrent guère en spectacle. Elles sont d'habitude cruelles et mystérieuses. De grands espaces vides parsemés de trous d'obus et coupés de longs sillons qui marquent la terre comme les veines marbrent la main; des colonnes d'éclatements qui montent; une ligne d'ombres qui rasent le sol, puis disparaissent; un reste de village ruiné qui flambe; un barrage qui s'allume comme une rampe de théâtre et laisse dans l'incertitude du drame qui s'accomplit derrière ce rideau soudainement tiré, et c'est tout. Ceux qui sont dans la bataille n'en connaissent jamais qu'un épisode. Elle se suit dans les postes de commandement, conduite jusqu'à leurs souterrains par les fils téléphoniques, transmise par les signaux optiques, volant sur les ailes des pigeons, portée par les coureurs. Mais la victoire du 24 octobre, je l'ai vue se dresser devant moi brusquement comme un être vivant.
La colline de Souville, seule de toutes les hauteurs qui entourent Verdun, atteint l'altitude de Douaumont. Entre les deux rivaux émerge la côte de Fleury qui joint, comme le bras d'une croix, la côte de Froideterre dont les I entes montent jusqu'à Douaumont. Des ravins se creusent entre la charpente de cette croix allongée. Le formidable fort de Douaumont occupe la crête, on forme d'un double créneau.
Ce paysage de ravins et de collines que domine le fort, je l'ai tant regardé qu'il me sortait des yeux, le 24 octobre au matin, quand je pris mon poste a Souville. Et mes yeux le cherchaient en vain devant moi. Une brume épaisse ne permettait pas de voir au delà des pentes rapprochées, toutes percées et meurtries, où quelque arbre mutilé tâchait çà et là de se redresser.
Cependant, ce brouillard n'était pas inerte. Il était comme remué, travaillé par le passage incessant et invisible des obus. Leur sifflement était si continu que, malgré soi, on levait la tête pour les chercher en l'air comme s'ils devaient former une voûte d'acier. Notre artillerie écrasait les positions ennemies. Et je me souvenais de ces journées angoissantes de la fin de février où le vol des obus venait s'abattre sur nous. C'était, cette fois, l'impression inverse, notre supériorité nettement affirmée. Les mille voix des canons formaient un prodigieux concert dans cette brume et je cherchais à décomposer leur savante orchestration, de la plainte stridente et sèche du 75 aux basses profondes des gros obusiers.
Attaquerait-on malgré cette ombre? N'était-ce pas une condition désastreuse pour le tir qui devait accompagner la marche en avant? Au contraire, le brouillard ajouterait-il à la surprise? Je regardais ma montre, connaissant l'heure de l'attaque, et, dans cette attente, une sorte d'inquiétude peu à peu me gagnait, celle de la partie remise, de l'espérance ajournée. Je savais l'opération minutieusement réglée, les troupes merveilleusement préparées. Mais je savais aussi la disproportion des forces, l'audace de l'entreprise: trois divisions char-
gées d'en déloger sept de leurs positions formidablement organisées. Entreprise audacieuse, mais proportionnée comme un chef-d'uvre, et qui devait se réaliser si exactement qu'une fois exécutée elle parut toute simple.
J'avais sur moi l'ordre du jour du général Passaga, qui commande l'une des divisions et qui stimule ses hommes en leur rappelant les prouesses de la division voisine. De ma poche je sortais cet ordre du jour et je le remâchais, comme un cheval son avoine. Il fut pour moi, dans cette longue attente, comme le chant que soutient l'orchestre des canons.
Officiers, sous-officiers, soldats,
II y a près de huit mois que l'ennemi exécré, le Boche, voulut étonner le monde par un coup de tonnerre en s'emparant de Verdun. L'héroïsme des « poilus » de France lui a barré la route et a anéanti ses meilleures troupes.
Grâce aux défenseurs de Verdun, la Russie a pu infliger à l'ennemi une sanglante défaite et lui capturer près de 400.000 prisonniers.
Grâce aux défenseurs de Verdun, l'Angleterre et la France le battent chaque jour sur la Somme, où elles lui ont déjà fait près de 60.000 prisonniers.
Grâce aux défenseurs de Verdun, l'armée de Salonique, celle des Balkans battent les Bulgares et les Turcs.
Le Boche tremble maintenant devant nos canons et nos baïonnettes, il sent que l'heure du châtiment est proche pour lui.
A nos divisions revient l'honneur insigne de lui porter un coup retentissant qui montrera au monde la déchéance de l'armée allemande.
Nous allons lui arracher un lambeau de cette terre où tant de nos héros reposent dans leur linceul de gloire.
A notre gauche combattra une division, déjà illustre, composée de zouaves, de marsouins, de Marocains et d'Algériens: on s'y dispute l'honneur de reprendre le fort de Douaumont.
Que ces fiers camarades sachent bien qu'ils peuvent compter sur nous pour les soutenir, leur ouvrir la porte et partager leur gloire!
Officiers, sous-officiers, soldats,
Vous saurez accrocher la croix de guerre à vos drapeaux et à vos fanions; du premier coup vous hausserez votre renommée au rang de celle de nos régiments et de nos bataillons les plus fameux.
La Patrie vous bénira.
Sur ce terrain que je connaissais si bien, je disposais les divisions prêtes à l'attaque: des carrières d'Haudromont sur ma gauche, jusqu'au fort de Douaumont en face de moi, la division Guyot de Salins avec ses zouaves, ses tirailleurs et le fameux régiment colonial du Maroc qui a repris Fleury le 17 août; à droite, les biffins.et les chasseurs de la division Passaga; plus à droite encore, du côté de Vaux et d'Hardaumont, les fantassins de la division de Lardemelle. Je les imaginais et je ne voyais pas à 50 mètres devant moi. Et j'imaginais aussi, non sans une angoisse secrète, l'ordre de bataille allemand, le nombre des bataillons en première et en seconde ligne, les lignes de tran- chées, les défenses accessoires, les redoutes, l'ouvrage de ïhiaumont, les carrières d'Haudromont, enfin et surtout le fort de Douaumont. Comment nos hommes viendraient-ils à bout de tels obstacles matériels et humains?
A chaque instant, je regardais ma montre: 11 heures, 11 h. 20, enfin 11 h. 40. C'était l'heure fixée. Cette attaque, que j'aurais dû voir partir et déferler dans le ravin pour remonter ensuite les pentes, avait-elle lieu en ce moment? L'artillerie avait-elle allongé son tir? Impossible de le savoir. Il est 11 h. 50. Mais qu'est-ce que j'entends, sur la droite? Le tac-tac des mitrailleuses. Si les mitrailleuses tirent, l'attaque est déclanchée. Si les mitrailleuses tirent, les nôtres ont été signalés et rencontrent de la résistance.
Je ne les entends plus. Le bruit des canons remplit l'espace. Et, de nouveau, (c'est l'incertitude, c'est l'inquiétude qui se prolongent. Au poste de commandement où je vais de temps à autre, les nouvelles, enfin, commencent d'affluer: le départ a été magnifique, le premier objectif serait déjà atteint, on s'organise, on va repartir, on repart.
Le moteur d'un avion ronfle au-dessus de ma tête. Il vole si bas qu'il va me frôler. Je l'aperçois, immense et grisâtre, dans la brume. Il descend encore. On m'a dit le soir que l'aviateur avait pu crier à nos hommes: « En avant! » et qu'un dialogue s'était échangé ainsi, de l'air à la terre.
Voici que, vers 2 heures, le vent, plus fort, commence de tourmenter les nuages. Il les poursuit, d'autres reviennent. Il redouble et les déchire "enfin, et les nuages se livrent à une fuite éperdue, comme en montagne au passage des cols quand souffle la tempête. Les nuages déchirés claquent comme des drapeaux. Dans les inteivalles de leur course, une pente, une crête apparaissent. Je vois, je vois, je reconnais la crête de Pleury, le ravin de Chambitoux, les pentes de Douaumont, Douaumont et son double créneau. Les nuages vont maintenant si vite qu'en un clin d'il leur troupeau s'est dispersé, et le paysage apparaît avec cette extraordinaire netteté qui précède ou qui suit le mauvais temps.
Avec les jumelles d'artillerie, je scrute l'horizon. Je pourrais compter les trous d'obus. Ils sont pleins d'eau. Comme nos soldats ont dû rencontrer de difficiles obstacles s'ils ont passé par là ! Mais ce paysage n'est point mort.
Là, sur la pente de Douaumont, des hommes couleur de la terre remuent. Ils marchent en colonne par un, à droite et à gauche, en ordre. Ils avancent, ils montent, ils approchent. En voici un qui se profile en ombre chinoise sur la crête, et puis un autre et un autre encore. Il y en a sur chaque créneau, d'autres descendent dans la gorge. Mais ils vont se faire voir, ils vint se faire mitrailler! Ne vous montrez donc pas comme ça : c'est insensé! Ils s'agitent, ils tournent, comme s'ils décrivaient une vaste ronde au- dessus de Douaumont conquis, une sorte de farandole de la Victoire. J'ai envie de crier. J'ai dû crier, mais je n'ai pas entendu le son de ma voix dans le fracas de la mitraille, car la riposte allemande n'a pas tardé et les obus éclatent dans mon voisinage. J'ai dû crier, car je mâche maintenant un peu de terre qu'un obus vient de faire jaillir jusque dans ma bouche ouverte. Douaumont est à nous. Le formidable Douaumont qui domine de sa masse et de ses observatoires les deux rives de la Meuse, est de nouveau français.
Je me souviens de ce soir triste du 25 février dernier où, dans la boue et la neige, nous apprîmes que Douaumont était perdui. Nous ne voulions pas le croire. Nous ne pouvions pas le croire. Et voici qu'en moins de quatre heures, ce Douaumont, avec tout un territoire qui va des carrières d'Haudromont au ravin de la Fausse-Côte, nous est rendu. En moins de quatre heures, nous avons aboli le travail allemand de huit mois. L'Allemand à son tour ne veut pas, ne peut pas croire que Douaumont lui soit ravi. Il ne tire pas dessus; il attendra plus d'une heure avant d'oser tirer dessus; et l'extraordinaire farandole de nos poilus continue de se dérouler d'un créneau à l'autre, dans la tranquillité et la joie, pendant que le soleil couchant, enfin dégagé, donne au ciel des tons d'apothéose et que, dans cette lumière du soir, la flotte de nos avions triomphalement s'empare des airs...
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