de la revue 'l'Illustration' No. 3818, 16 mai 1916
‘La Reprise du Bois de la Caillette’

les Combats à Verdun

 

La reprise du bois de la Caillette, du 3 au 5 avril, par les troupes de la division Mangin, qui rejetèrent les Allemands à la lisière avoisinant le fort de Douaumont, fut un magnifique fait d'armes dont le compte rendu a été récemment publié. Les lignes qu'on va lire, extraites d'une correspondance privée, retracent quelques aspects de ces trois jours de lutte. Ecrites simplement, sans recherche littéraire, elles sont encore frémissantes de cette tension musculaire et morale prolongée, où pas un ne cède au découragement ou à la fatigue, où tous, depuis les combattants, officiers et soldats, jusqu'aux médecins et brancardiers, donnent le maximum de leur force et de leur abnégation. On y retrouvera cette mâle résolution, ce courage sans forfanterie, cette sérénité devant le sacrifice consenti, dont les permissionnaires, pourtant peu bavards, laissent à ceux de l'arrière l'impression profonde.

 

6 avril. - Ce matin, pour la première fois depuis trois jours, il fait presque calme sur nos lignes et je puis écrire. Dimanche dernier, nous reçûmes l'ordre de partir pour le front. Des autos nous embarquèrent et nous déposèrent à 8 kilomètres en arrière de Verdun. Ce voyage s'effectua dans la matinée, et nous passâmes l'après-midi au repos, le régiment rassemblé dans un bois. A 18 heures, en marche sur Verdun que nous traversâmes de nuit. Des quartiers entiers sont en ruines et, dans l'obscurité, les pans de murs aux fenêtres béantes prennent des proportions immenses.

Tandis que nous arrivons pour bivouaquer sur les premières hauteurs, deux bataillons du régiment se portent en ligne à la faveur de la nuit. Il s'agit pour eux de reprendre un bois dont les Allemands se sont emparés la veille et dont la prise compromet notre front. Nous passons la journée du lundi 3 à l'attente dans un chemin creux, notre compagnie, assez bien abritée, ne perdant que 2 ou 3 blessés. Nous sommes d'ailleurs à 4 kilomètres du front. A 20 heures, départ. Nous apprenons que l'attaque de nos deux bataillons a donné d'assez sensibles résultats; ils ont progressé derrière trois compagnies de mitrailleuses qui, se portant successivement en avant et crachant sans interruption, ont déblayé le terrain devant elles. Les deux bataillons couchent sur leurs positions improvisées. Notre bataillon s'installe en réserve.

Plus de boyaux ici. Notre relève s'effectue à ciel ouvert et le sol est terriblement labouré sur tout le parcours. Nous croisons d'assez nombreux blessés. Nous aboutissons au pied d'un haut remblai de chemin de fer le long duquel nous nous installons tant bien que mal. Le marmitage, dont les effets s'étaient fait sentir en route, redouble. Quelques tués. Affluence de blessés au poste de secours.

Temps splendide. Au jour, nous organisons des abris dans notre talus, heureusement bien défilé de l'artillerie ennemie, et nous assistons à un furieux bombardement de 150 et de 210. Les coups nous passent sur la tête, effritent le talus, font voler les rails, les pierres, les branches d'arbres et éclatent à 25 ou 50 mètres de nous. C'est un coup d'œil unique.

Cependant le spectacle des modestes agents de liaison s'élançant sous les obus pour porter des ordres, bondissant et s'aplatissant, nous soulève d'admiration. D'ailleurs, les exemples de courage et de solidarité sont innombrables et nous les voyons se multiplier sous nos yeux. Voici une grosse marmite qui, à notre droite, vient d'écraser un gourbi; et cela bombarde furieusement tout alentour. Le sentiment naturel, en pareil cas, c'est de se terrer un peu plus profondément dans son trou. Et pourtant voici que 6, 8, 10 hommes se précipitent hors de leurs abris, sans ordres, sans chefs. Fiévreusement, comme des fourmis, ils fouillent le sol, ils s'agitent en tous sens et voilà qu'une forme humaine surgit, s'enfuit. Un de sauvé. Deux ou trois minutes d'angoisse: un autre. Enfin les travailleurs s'arrêtent devant une troisième forme, inerte celle-là.

Au soir, notre commandant nous annonce que notre bataillon va recevoir à son tour l'ordre d'attaque. Mais ce n'est guère facile de diriger dans la nuit un front de troupes de 4 à 500 mètres. Au bout d'une heure, l'ordre est changé.

Hier matin, l'attaque, en plein jour cette fois, se prépare dans la matinée pour être ensuite, au dernier moment, contremandée. Elle est reportée à 16 h. 30. Les blessés de la veille et de la nuit s'en vont cahin-caha vers l'arrière. Ils ont à remonter derrière nous une côte labourée d'obus et sous la vue de l'ennemi. Appuyés sur des cannes, brinqueballant, on les voit retrouver la force « d'en mettre » pour franchir la terrible zone qui les sépare du bienheureux hôpital. Les brancardiers divisionnaires ont été appelés pour l'évacuation des plus gravement atteints, car on craint, avec notre attaque de l'après-midi, un bombardement de représailles, et les blessés ne seraient pas ici en sûreté. Alors la manœuvre de tous ceux qui circulent sous les obus - le système du bond précipité, de l'aplatissement à l'arrivée du coup - se répète, exécutée cette fois par un brancard et 4 hommes. Mais, dans la montée, une rafale couche un de ces groupes. La fumée, en se dissipant, laisse voir un brancardier fauché à la tête du brancard. Un autre, demeuré immobile, se relève au bout de quelques instants; le blessé, échappé par miracle, s'enfuit en rampant comme un animal mortellement atteint et qui cherche son trou. Et c'est encore la répétition du même spectacle. Un de ces petits médecins auxiliaires qui, dans chacun de nos bataillons, font des prodiges de courage en toutes ces occasions, s'élance avec deux équipes pour ramasser les blessés et les ramener. Il leur faut dix fois se coucher sous la mitraille. Enfin, ils reviennent sains et saufs. Vision inoubliable que ce court drame de la charité.

 

 

A 16 h. 30 exactement, notre bataillon se déploie sur les pentes d'où va partir son attaque. Notre commandant - très chic, très grand air - donne ses derniers ordres. On regarde avec émotion cette grosse masse d'hommes prendre le branle dans une direction que beaucoup n'atteindront pas. Je les observe. Ils sont graves, mais on lit sur leurs physionomies la résignation parfaite au devoir. Quand on a vu de près nos hommes, on peut dire qu'ils donnent vraiment tout ce qu'ils peuvent. Quand ils ne donnent plus, c'est qu'ils sont au bout des forces humaines...

Enfin, ce matin, le bataillon est installé sur le plateau, ayant sensiblement reconquis le terrain que nous avions à reprendre. Ce qui fut un bois n'est plus que terre labourée; la terre est tellement bouleversée qu'il est impossible de retrouver les traces des anciens boyaux. Les tranchées occupées maintenant ont été construites par nos hommes et les abritent à peine quand ils sont à genoux.

Les pertes sont lourdes en ces trois jours. Mais deux blessés allemands, soignés au poste de secours, ont déclaré que de leur côté les pertes étaient également très fortes. Je l'imagine volontiers. Sur ce champ de bataille qui est presque de la rase campagne, le 75 reprend sa supériorité; l'artillerie lourde, dont les Allemands font ici grand usage, cause moins de pertes. Les mêmes blessés ont dit en outre qu'à l'intérieur de l'Allemagne on croyait fermement à la prise de Verdun, mais que les troupes du front n'y croyaient plus.

7 avril. - Nous avons quitté hier soir notre position pour une tranchée moins exposée au feu de l'ennemi. Mais, avant notre départ, nous nous sommes encore, suivant l'expression du poilu, « fait sonner quelque chose ».

Une heure de bombardement qui dépassait de beaucoup en intensité celui de mardi: gros shrapnels noirs de 105, marmites tombant partout autour de nous. Mais nous étions difficiles à atteindre et nous n'avons eu que 2 blessés à la compagnie. Comme ce bombardement paraissait bien préparer une attaque, il nous fallut placer sur le talus des guetteurs chargés d'annoncer la sortie des ennemis. Il se présenta dans ma section un volontaire. Il s'installa la tête bien droite, regardant impassiblement Douaumont. Deux fois il lui éclata des obus qui le couvrirent de débris. Il ne fit pas un mouvement. Je le surveillais à deux mètres en arrière; je le crus tué: « Es-tu blessé, B...! » Il tourna légèrement la tête: « Non, mon lieutenant », et reprit une heure durant son observation.

9 avril. - Nous commençons à être à bout de forces et de nerfs. Ce matin les pièces lourdes ennemies ont commencé à nous viser, - plusieurs blessés dans ma section. Enfin, vers 9 heures, notre ordre de départ est arrivé.

10 avril. - C'est fait. Depuis hier soir nous sommes relevés. Ce dernier dimanche s'est donc écoulé en tranchée sur cette croupe du bois des Caillettes, ayant devant nous, de l'autre côté du ravin, le fort de Vaux, tas de sable qui émerge de cet autre grand tas de sable qu'est la colline qui le porte et dont les obus ont fait un monceau de poussière. De l'autre côté, Douaumont nous dominait. Des arbres fort beaux, broyés, désemparés, dressaient sous un soleil de printemps les vestiges de leurs fûts. Nous attendîmes parmi eux que la nuit vînt. X... me dit à un moment: a Dire que nous passons là un beau dimanche d'avril. » - « C'est vrai, c'est dimanche, » - les Champs-Elysées doivent regorger de monde... » Quelle évocation soudaine de l'arrière nous est suggérée par l'antithèse de ce champ de bataille saccagé, des morts abandonnés un peu partout, et de cette foule paisible et joyeuse qui devait hier à Paris goûter le soleil printanier!...

La nuit vint enfin lentement. Vers 22 heures, la compagnie qui nous relevait apparut. A cet instant, trois obus de 77 passèrent près de nous, - la position était repérée. Nos successeurs n'y auront pas la vie heureuse! Nous partîmes aussitôt. Le trajet pour rentrer à Verdun est fort mauvais, constamment battu. Nous le franchîmes à toute allure et personne ne se plaignait d'aller trop vite.

On ne peut s'imaginer le va-et-vient, la nuit, sur les 4 ou 5 kilomètres de parcours qu'il faut faire pour aller au ravitaillement! « Le ventre de l'armée », aurait dit Zola. Ce ne sont que corvées, grappes humaines pressées, chargées, se hâtant, se croisant. Tout se porte à dos d'homme, même les grosses torpilles de 17, de 20, de 43 kilos. Puis viennent les blessés, caravanes auxquelles on se heurte partout et qu'il faut faire garer: « Droite! Droite! Tenez la droite. »

Après le fort de Souville les arbres sont moins hachés, le sol moins labouré. On commence à descendre sur Verdun. Enfin, vers 1 heure, ce matin, nous avons fait notre entrée dans le faubourg où nous devions cantonner. Nous nous sommes endormis avec délices dans un lit! Jamais aucun lit ne nous a paru si bon. Nous avons passé là une journée de repos, rasé nos barbes de huit jours, passé pour la première fois depuis une semaine nos mains dans l'eau... Qu'elles étaient sales!

Les collines de Verdun présentent au soleil couchant des contours rappelant les collines d'Argenteuil avec leurs arbres fruitiers. Mais le canon qui ne cesse de nous assourdir de ses déchirements métalliques nous rappelle à la réalité de ce qui se passe là-bas derrière...

 

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