de la revue 'l'Illustration' No. 3820, 20 mai 1916
‘Notre Artillerie à Verdun’
Notes d'un Capitaine

les Combats à Verdun

 

Si grand et si magnifique qu'ait été l'effort fourni à Verdun par notre infanterie, la bataille de la Meuse restera surtout une bataille d'artillerie. Les Allemands nous ont donné l'exemple et nous leur avons répondu. Ils ont tiré, et nous aussi, plus abondamment et plus continuellement que dans aucune des batailles précédentes. Ce tir a été le fond du tableau. L'infanterie y a brodé d'admirables exploits. Mais à tout instant son action, heureuse ou malheureuse, est restée subordonnée à celle des canons.

L'ennemi paraît s'être approprié sans réserve la formule qui est depuis des mois sur les lèvres de tant d'officiers français: « L'artillerie attaque. L'infanterie occupe. « Jamais une troupe allemande n'est sortie de ses tranchées avant l'achèvement du travail d'artillerie. Toutes les fois que cette troupe a constaté que ce travail était inachevé, elle est rentrée dans ses tranchées. Les vagues d'attaques, presque toujours précédées de reconnaissances d'officiers chargées de vérifier l'état de destruction de nos défenses, n'ont jamais passé outre à la découverte de leur survivance. Si nous avons pu tant de fois infliger aux assaillants des pertes sanglantes, c'est que, grâce au sang-froid des cadres et des hommes, la vague allemande, trompée par notre silence, était arrivée à 30 mètres sans qu'un seul coup de fusil ou de mitrailleuse lui révélât que la tranchée restait tenue. Dès qu'elle s'apercevait que son artillerie avait laissé des vivants dans nos lignes, elle faisait demi-tour.

De notre côté, l'artillerie a joué également un rôle qui, pour être défensif, n'en a pas été moins capital. La pratique généralisée et parfaitement conduite du tir de barrage a été à la base de notre tactique. L'extrême précision des missions attribuées aux batteries leur permettait de tendre en avant de nos lignes un réseau serré de projectiles qui, plus de cent fois, a empêché les attaques ennemies de déboucher ou les a obligées à rentrer. Presque toujours les signaux ont bien fonctionné, rarement par téléphone, d'ordinaire par fusées, et l'on peut citer des exemples de barrages préventifs qui ont duré des journées entières, maintenant sous notre feu l'ennemi massé dans sa première ligne. Les officiers d'infanterie ont tous proclamé que les artilleurs avaient fait leur métier supérieurement, et les deux armes sont sorties de la redoutable épreuve plus étroitement solidaires que par le passé.

Il fut un temps où le fantassin tenait l'artilleur pour un homme heureux qui connaissait bien son affaire, mais qui, somme toute, « ne s'en faisait pas ». Quand la guerre de tranchées a commencé et que l'artillerie s'est installée dans les secteurs, elle a donné à l'infanterie l'impression d'un confort supérieur et à tout jamais inégalable.

Je me youviens des plaisanteries qui explosaient pendant les relèves à la traversée des batteries. Près de leurs pièces souvent silencieuses - car on tirait peu par économie - les canonniers étaient groupés au seuil de leurs profonds abris. Une bonne odeur de soupe bien cuite montait au nez de nos hommes qui, pendant leur temps de secteur, n'allaient connaître d'autres joies que celles d'une « bidoche » refroidie. La position de batterie, comparée à nos pauvres niches de tranchées, avait l'air d'une ville luxueuse, où des gens riches installés pour longtemps n'avaient pas regardé à la dépense.

Plus en arrière encore, l'échelon, c'est-à-dire les chevaux, les caissons, le personnel des conducteurs,, goûtait la sérénité d'un cantonnement ininterrompu. Au fond d'un vallon boisé ou à l'orée d'un village, les artilleurs avaient fondé un durable établissement. Familiarisés avec les habitants par un séjoui1 prolongé, ils étaient les seigneurs du lieu. A eux les granges bien closes! A eux les sourires des filles! Pour payer leur écot n'avaient-ns point leurs chevaux toujours prêts à rendre service à l'agriculture en souffrance? Le fantassin de passage, cantonné pour six jours, ignorait ces satisfactions stables et « ces cochons d'artilleurs » faisaient les Irais de ses grogneries.

Il y avait aussi la question des observateurs. Les artilleurs près de leurs batteries ont des postes d'observation d'où, avec de puissantes lunettes, ils suivent leur tir et ses effets. Les officiers d'infanterie ont longtemps soutenu que, si soigneuse fût-elle, cette observation à longue distance était insuffisante et que, pour bien voir un objectif, rien ne vaut la banquette de tir où le fantassin passe ses nuits et ses jours. Je crois que c'est, sauf de rares exceptions, la vérité. En tout cas, la présence d'un artilleur dans la tranchée de première ligne, au milieu des troupes de garde, produit sur celles-ci le meilleur effet moral.

Pendant des mois la question a été discutée, réglée par dés circulaires, que d'autres circulaires modifiaient ou rapportaient. Et c'est seulement l'hiver dernier que l'observateur de première ligne est entré dans les mœurs courantes. La première fois qu'on a vu des artilleurs, sous-lieutenants ou sous-officiers, s'établir près des commandants de compagnie et partager avec eux la quotidienne réception des « petits » et des « gros », une franche allégresse a régné dans les secteurs. On a eu le sentiment d'une revanche, d'une conquête.

 

 

Est-il besoin d'ajouter que les jeunes artilleurs chargés de cette mission s'en sont toujours acquittés avec une magnifique tenue, et qu'à mieux comprendre les besoins de l'infanterie, ses nécessités et même ses impatiences, ils ont notablement amélioré le service de leurs batteries? Des liens de cordialité se sont établis qui n'étaient point négligeables. L'âme des deux armes s'est rencontrée.

Il était réservé à la bataille de Verdun de changer en une intime fraternité ces sentiments de confiance réciproque. J'ai dit le rôle capital que la forme même du combat avait réservé à l'artillerie. Elle a tenu ce rôle depuis plus de deux mois avec un héroïsme incomparable. Si les artilleurs venus de secteurs tranquilles avaient pris des habitudes de confort et de relative sécurité, toutes les troupes qui se sont battues sur la Meuse sont unanimes à déclarer qu'ils s'en sont bien vite affranchis et que, devant des épreuves inouïes, l'artillene française a témoigné d'une endurance inlassable et d'une indomptable audace.

Mises en batterie improvisées, tir continu et furieux exécuté à découvert, absence d'abris pour les hommes et pour les munitions, travail physique écrasant, tension morale torturante, tel fut le régime de nos canonniers et de leurs chefs, sans trêve ni repos, pendant des semaines. Et quand, au moment des relèves, l'infanterie traversait les batteries, un cri s'élevait de toutes les poitrines, cri de remerciement et d'admiration.

Les pièces sont installées en demi-cercle à contre-pente. L'ennemi les a repérées approximativement, parfois même avec une grande précision. il « cherche » la position et il la trouve. Une averse de 21 et de 15 s'abat sur les canons, tombant en avant, en arrière, dans les intervalles, souvent dessus. Dans des trous de rats rapidement creusés, les hommes sont entassés. Seuls les observateurs sont debout derrière un mur en ruine ou couchés à plat ventre sur la crête.

Soudain, à 1.500 mètres en avant, une fusée monte au ciel... puis une autre. C'est l'infanterie qui demande le barrage. Un appel, un signe, et, de tous les trous, en plein feu, bondit la foule agile des servants. Comme des automates, avec une précision de machines, ils font, chacun, ce qu'ils ont à faire. Deux minutes passent et la batterie bombardée est tout entière en action. Un projectile tombe sur une pièce. Le tube est brisé. Trois morts sont sous les roues. Des blessés râlent. A droite et à gauche, le feu continue, nerveux, rageur, demandant au canon son maximum d'effort.

Ces hommes ignorent la passion âpre du corps à corps, et cependant chacun de leurs gestes est un geste de combat. On dirait qu'ils font de l'escrime. Ils savent que leur tir sauve des Français et tue des Boches: c'est comme s'ils étaient au parapet, et ils servent leurs pièces à la même allure que le fantassin, par un coup de pointe, enfonce sa baïonnette dans une poitrine allemande. Cela dure une heure, deux heures. Puis l'observateur signale une détente. On s'arrête. On se compte. On couche à l'écart ceux qui jamais plus ne tireront. On abrite, comme on peut, les blessés et on se repose, - jusqu'à une nouvelle fusée.

La nuit, même régime; vigilance redoublée; tir souvent ininterrompu: car la nuit l'artillerie attaque les communications de l'ennemi et creuse dans ses relèves les trous effrayants dont nous parlent les prisonniers. La nuit, c'est l'heure aussi du ravitaillement. Dans le fracas du canon, le sourd roulement des caissons annonce les projectiles qui montent. Les conducteurs poussent les bêtes qui se cabrent devant les cadavres, tombent dans les trous, se redressent en hennissant.

Parfois le barrage allemand oblige à de meurtrières attentes et, tout le long de la piste, s'entassent les sections de munitions. Si le Boche a de la chance et qu'il tape dans le tas, c'est un carnage: toute la route en est marquée. Cadavres de chevaux, cadavres de voitures, on dirait d'un calvaire de mort qu'il faut gravir chaque nuit et qu'on gravit chaque nuit parce qu'il faut le gravir. Pas une fois une batterie n'a manqué de munitions. Pas une fois les caissons ne sont restés en panne: quand les attelages sont tués, on en attelle d'autres, - ponctualité admirable faite d'un dévouement sans limites!

Si le canonnier souffre, que dire de l'officier? Au centre de la position, dans un trou, parmi ses téléphones qu'un obus coupe tous les quarts d'heure, voilà le commandant du groupement. Grâce à l'habitude et grâce à la fatigue, les hommes, dans cet enfer, arrivent à dormir une ou deux heures sur vingt-quatre, car ils se relaient aux pièces et ceux qui ne travaillent pas se couchent par terre, au fond de quelque entonnoir, où la mort viendra peut-être éterniser leur somme; le chef, non.

Le chef n'a pas de ces détentes, où la chair triomphe de l'esprit et lui impose le sommeil. Il est responsable, seul responsable de la sécurité de trois ou quatre bataillons. Si l'ennemi attaque et que le barrage tarde à se déclancher, c'est peut-être une tranchée perdue, une contre-attaque nécessaire. A lui, en outre, incombe le devoir de régler le ravitaillement en obus, l'entretien du matériel surmené, le remplacement des pièces hors service, de comprendre et de deviner même les intentions du commandement et les besoins de l'infanterie. Le chef ne doit pas dormir. Le chef ne dort pas.

Un chef d'escadrons à Verdun avait d'ordinaire sous ses ordres un minimum de trente pièces, car toutes les artilleries étaient renforcées. Faites le compte des hommes, des chevaux, du matériel. Pesez la tâche. Retenez que, l'infanterie? d'une division une fois relevée, l'artillerie souvent restait en ligne: vous mesurerez l'effort fourni par les corps et par les cerveaux.

En première ligne, dans chaque secteur de bataillon, un officier d'artillerie ou, à défaut, un sous-officier, était à la disposition du commandant. Avec des signaux optiques, ces observateurs s'efforçaient de remplacer le téléphone coupé et d'établir entre l'infanterie et les batteries un dialogue moins sommaire que celui des fusées. De nuit ou de jour, ils couraient dans les boyaux, cherchant le point favorable à l'établissement de la communication. Que de fois, sous un feu brutal, je les ai vus couchés à contre-pente, manœuvrant inlassablement leur lanterne et risquant de sang-froid leur vie pour renseigner leurs chefs!

Nous avions fini par connaître tous nos artilleurs. Les hommes disaient: « Aujourd'hui, c'est le gros rouquin. » Et, le lendemain: « C'est le petit brun. » Les artilleurs s'étaient fait une âme de fantassin et passaient des heures au parapet. J'ai vu un jour un tout jeune maréchal des logis qui se trouvait de service pendant une des attaques boches sur le bois de la Caillette. L'infanterie, décimée par un bombardement furieux, mal protégée par notre barrage - car la batterie qui l'assurait avait eu trois pièces démolies - avait dû, pas à pas, refluer dans les boyaux. Les restes d'une section, sans sous-officiers, avec un seul caporal, lançaient des pétards en reculant. Le petit artilleur se jeta en avant et prit le commandement. Les hommes, se sentant menés, retrouvèrent confiance. On tua du Boche en quantité. Le soir, le petit artilleur restait seul avec deux hommes. Mais, en tenant, il avait donné aux compagnies de soutien le temps d'arriver. Les chasseurs qu'il avait ralliés l'ont baptisé « le vieux frère ».

L'artillerie et l'infanterie ont connu dans ces dures journées ce qu'elles sont l'une pour l'autre, et qu'elles ne peuvent rien l'une sans l'autre. Et la fraternité du 75 et du fantassin s'est scellée pour jamais.

Il n'est pas jusqu'aux « lourds » avec qui, en quelque mesure, la liaison sentimentale ne se soit établie. Je me souviens des débuts de notre artillerie lourde. Les hommes, en voyant passer les grosses pièces, les regardaient d'un œil défiant. Un chasseur me dit une fois: « C'est des gens qu'on ne voit qu'au cantonnement. » Le fait est qu'en 1915 les lourds ne faisaient guère parler d'eux. On avait peu de projectiles: il fallait être économe. Aussi, dans les secteurs, quand le Boche envoyait du 21 et que nous répondions avec du 75, la troupe disait: « On reçoit du gros. On envoie du petit. »

A Verdun, l'infanterie a changé de sentiment. Quand nous regardions, couchés en haut du fort de Vaux, le travail du 155 sur le glacis où le Boche avait poussé ses tranchées, nous faisions amende honorable aux lourds, car c'était un joli travail. Où étaient-ils? Nous ne savions pas. Tapis en quelque coin de vallée ou là-bas, très loin sur les collines du fond, ils étaient invisibles et présents. Mais personne ne doutait de leur puissance. Réglés par avions, ils n'envoyaient pas dans nos rangs d'observateurs. L'imagination des hommes les voyait inaccessibles, divinité lointaine soustraite aux humaines curiosités. Mais on était content de savoir qu'ils étaient là.

Nuances subtiles et fugitives de la physionomie du combattant, ces impression résument pourtant dans la bataille de Verdun la réalité de la vie de tranchée. Nos hommes ont bien souffert. A Vaux, au bois de la Caillette, devant Douaumont, au Mort-Homme, ils ont subi des pertes sérieuses. Partout, toujours, la violence et la continuité de notre tir a été pour eux le meilleur dos réconforts.

D'entendre le claquement des 75 ou le roulement pesant des 155, les braves cœurs se sentaient égayés, soutenus, excités. De savoir que nous rendions coup pour coup et souvent deux coups pour un, ils supportaient mieux l'averse d'acier. Le bruit du canon français fait partie intégrante du moral du soldat. Jamais plus nous ne connaîtrons ces bombardements sans réplique égale qui, en d'autres temps, furent si durs à porter. Et cela seul est une grande joie dans cette longue suite de misères qui est la destinée du combattant.

Canons de Verdun, qui, sur les colonnes boches, en marche dans le bois d'Haudromont et le bois Feuilla, abattiez vos rafales soudaines; canons de Verdun, qui, devant nos tranchées éboulées de la Morchée et de Thiaumont, tendiez le rideau de fer de vos barrages; canons légers et canons lourds, canons de nos frères, les artilleurs, vous emportez dans le grondement de vos obus un peu de nos cœurs de fantassins!

XXX...

Back to French Articles
Back to Verdun
Index