de la revue belge ‘Le Patriote Illustrée’, no. 30 de la 36ieme année, 25 juillet 1920
'La Tranchée des Baïonnettes'
par Léandre Vaillat

La Bataille de Verdun

 

Le paysage meusien, dès avant la guerre était austère avec les lignes lentes de ses vallons qui s'ouvrent entre les coteaux comme un sillon derrière une couple de boeufs traînant la charrue; aujourd'hui il est consacré par l'histoire qui vient de s'y accumuler et qui n'a pas encore eu le temps de passer de la réalité imprégnée de larmes à la science dépourvue d'émotion. Terre désormais stérile, interdite à la culture, fouillée non plus par le laboureur, mais par les obus, saturée de métal et de gaz méphitiques, regorgeant de cadavres, elle est vouée désormais aux imprécations des mères douloai reuses, des fiancées solitaires, des fils orphelins, à l'éloquence, aussi, hélas! Terre urudite, elle exhale encore le matin, à l'heure de la rosée, avec cette odeur âpre si particulière au climat humide des campagnes de France, un relent de pourriture et de décomposition. A chaque pais vous foulez non une fleur,:nais une idée abstraite; vous devez faire effort pour comprendre que dans ce désert, il y a quatre ans, grouillait une multitude de damnés voués aux gestes de la destruction, que ce silence était bondé de cris et que les paisibles collines avaient peine à contenir tant de terreurs assourdissantes.

Il y a cependant un endroit où, même sans l'odeur particulière à cette immense nécropole, le paroxysme du dévouement et de la résignations vous est rendu sensible. Vous suivez la route qui s'en va vers la. ferme de Thiaumont. Sur la gauche s'élèvent les hauteurs dont les côtes, pour nous, à la faveur de l'angoisse que provoquaient les communiqués de 1916, sont devenues, en dépit de leurs chiffres, aussi suggestives que de vieux noms pittoresques: La côte 385, la côte 340. Vous gravissez la pente par un boyau de cheminement et, brusquement, vous vous trouvez en face d'un spectacle qui égale en horreur les cauchemars qu'a pu voir l'agonie des soldats, ou le songe de ceux qui les pleuent.

Imaginez mil talus long de deux cents mètres, d'où surgissent des canons de fusil, pointant vers le ciel. Le 11 juin 1916, deux bataillons du 137e régiment d'infanterie composé de Vendéens et de Bretons, tenaient cette tranchée. Le régiment avait perdu 37 officiers, 133 sous-officiers, 1,387 caporaux et soldats. Des sergents commandaient des fantômes de compagnie. Durant des heures, des obus de gros calibres pilonnèrent ce lambeau de terrain commis à leur garde; durant clés heures ces hommes serrés les uns contre les autres, dans leurs tiens sans cesse bouleversés, sentant monter à eux comme un sable mouvant la terre qu'arrachaient et que faisaient jaillir les éclats, ne trouvant pas la place de tomber quand ifs étaient frappés, les morts s'appuvant contre les vivants et les vivants contie les morts, ils demeurèrent quand même dans l'attitude du soldat qui attend l'assaut, sur cette position qu'ils n'avaient pas quittée et qu'ils détendaient depuis deux jours.

Debout ils moururent, les fusils droits entre leurs mains. Debout ils restent dans la mort, tenant encore leurs tu-ils entre leurs doigts crispéâ. La terre qu'ils aimaient tant, et qu'ils savaient bien cultiver, recouvre complètement les cadavres de ces paysans, ne laissant à découvert que le haut du canon de leurs fusils. Des pèlerins trop passionnés en ont, déjà détaché les baïonnettes qui donnaient à la tranchée comblée le nom qu'elle porte encore aujourd'hui, malgré tout. Il est temps de conserver au pays et au monde entier ce témoignage qui se disperserait vite dans le vent et la poussière, et d'affirmer, en le soulignant, la gloire de ce paysage. Un Américain, M. Rand, qui le visitait, en fut, tellement ému, que, sans tarder, dès son retour à Paris il déposa entre les main de son ambassadeur un chèque de 500,000 francs à l'intention de rendre à ces morts un hommage décent. Puis, car il était pressé, il rentra à Londres en avion et se tua en atterrissant. Mais le chèque était entre lies mains de l'ambassadeur des Etats-Unis. Celui-ci fit venir M. André Ventre, architecte en chef des monuments historiques, dont on connaît les beaux dessine- sur les sites de la guerre. M. André Ventre appartient à cette nouvelle et remarquable génération d'architectes français, formés à l'Ecole nationale des beaux- arts, mais qui estiment qu'avant de dresser un monument, il faut regarder le paysage d'alentour et que les murs, seraient-ils de marbre, ne trouvent leur excuse que s'ils s'ajoutent à la nature, avec une discrétion infinie.

Il commença donc par aller à Thiaumont, chose paradoxale à une époque où on construit tant sur le papier. Il regarda le décor, la tranchée, les fusils. Que lui demandait-on, en définitive? De commémorer un geste d'héroïsme? II fallait donc le rendre visible à tous ou du moins, puisqu'il l'était déjà, faire en sorte qu'il le demeturât. Sa tâche consistait' donc à proté ger une attitude magnifique contre les atteinte des hommes et du temps. Il pensa que la tranchée des baïonnettes devait rester intacte, les morts debout, les fusils verticalement. Elever un monument, pour lui, consistait d'abord à ne pas modifier la forme du sol, à consolider ce talus de manière qu'on pût en faire le tour comme les prêtres font celiui d'un catafalque, avec la sensation qu'on n'aurait qu'à étendre la main qu'à enfoncer les doigts clans l'humus pour toucher le cadavre. La première idée qui se piésente, quand on ensevelit un mort, c'est de l'écraser sous l'énorme poids d'une dalle; lui, au contraire, il se préoccupe de soulever cette dalle au-dessus des héros, et de la maintenir en l'air comme un toit, par des colonnes d'un style simple et dépouillé. De la sorte, les fusils continueraient à se détacher en silhouette aiguë et sèche sur le ciel de la Lorraine; la terre du talus, abritée contre la pluie, le soleil et le vent, mourrait peu à peu, sans être jamais bouleversée par le .travail obscur de la germination et s'immobiliserait, elle aussi, paur l'éternité. Le monument suivrait avec modestie le pli du terrain et viendrait se raccorder à la pente de la colline.

Aucune fioriture, aucun motif, aucun ornement. On sentirait l'inconvenance ici des festons et des astragales; pareillement on ne comprendrait pas que dans un pays dévasté, où les habitants vivaient si pauvrement, on amenât à grands frais, sous prétexte de commémoration, de la belle pierre blanche ou du marbre éclatant. Non- La dalle, d'une épaisseur de plus de deux mètres, les colonnesj le monument tout entier seraient en ciment gris, c'est-à-dire de cette matière avec laquelle les soldats construisaient leurs abris, leurs retranchements, et qui est couleur de la guerre.

A l'endroit où le terrain se dérobe soudainement et dévale, avec plus de rapidité, seule une croix énorme engagée dans le pylône qui termine cette double colonnade dirait la pe-siantenir du calvaire subi là, en 1916, par les nôtres. Là aboutirait le cheminement, qui se raccorde à la route de la ferme de Thiaumont. M. André Ventre, avec raison, estime qu'il faut laisser à ce cheminement ses marches, sou allure tortueuse, son étroitesse. de manière à créer une atmosphère de recueillement, à imposer aux visiteurs qui viennent de l'autocar une sorte de stage mystique et de retraite préliminaire, enfin à les amener en face de ce cercueil de deiux cents mètres, un peu à la manière dont les ruelles, jadis, nous conduisaient à la cathédrale. L'entrée du labyrinthe, sur la grand' route, serait marquée par un monolithe dans lequel un trou, noir comme une tombe, indiquerait l'unique issue du pèlerinage.

 

On sait qu'après l'armistice, des poilus lettrés gravèrent au Mort-homme ces simples mot«: « Français, arrête-toi et pense que quatre cent mille hommes sont morts pour te défendre! » Ils s'inspiraient sans doute de la fameuse inscription du poète Simonide sur le rocher deii Thermopyles: « Passant, va dire à Sparta que nous sommes morts en obéissant aux lois ». On voudrait, par analogie, que fût trouvée ici la formule lapidaire qui convînt à un tel héroïsme, qui appellerait la méditation religieuse, la pensée digne; dans le style sobre et concentré que connaissaient si bien les épigraphistes de la Renaissance. Que voilà donc de l'excellente besogne pour les membres de l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres dont le rôle officiel, au temps de Louis XIV, consistait à enfermer en quelques phrases précises, d'un galbe net comme un coin de médaille, la leçon des évènements contemporains. Ne pourrait-on pas leur demander, à ces savants, un « corpus inscriptionuni » à l'usage des commémorations publiques ou privées de la guerre? La Marne la Somme, Verdun, Ypres, ne sont-il pas aussi intéressants pour nom que les Thermopyles et Salamine? Et ne se lèvera-t-il pas un nouveau Simonide pour exprimer, en un distique plein et ferme comme le monolithe de Thiaumont. la volonté et la douleur qu'ensevelit la. tranchée des baïonnettes!

Figaro
Léandre Vaillat

 

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