de la revue 'l'Illustration' no. 3825 / 24 juin, 1916
'Souvenirs de Douaumont-Vaux'
Texte et Croquis du Sous-Lieutenant D...
 

La Bataille de Verdun

 

La petite église d'un faubourg de Verdun. Un 380 en a fait disparaître tout un côté, la moitié du toit, fauché trois colonnes, secoué le jubé qui s'incline sur deux poutres branlantes, et menacé de précipiter dans l'énorme entonnoir mi harmonium criblé d'éclats.

Au fond du trou creusé par le projectile, un petit lac très calme où se mirent le désastre et la gaieté d'un ciel, sans autres nuages que les flocons blancs des batteries contre avions. Des soldats entrent, rscaladant les décombres laits de plâtre morcelé, des débris d'un chemin de Croix, de prie-Dieu cassés, de lambeaux de dentelles et de candélabres tordus. L'un d'eux, un vieux, se baisse lentement, tire de de chaos une pauvre tête de Mater Dolorosa aux yeux baissés d'où coulent deux larmes de pierre.

Il la considère; les caresses de ses rudes mains de laboureur dégagent la pureté d'un profil douloureux, la finesse de lèvres tristes ; ses gros doigts fouillent les plis du voile pour en épurer le contour. Son regard, errant un instant, a trouvé le corps mutilé, éraflé par la gerbe d'acier. Voilà le soldat escaladant l'autel, élevant de ses deux bras le visage calme qui semble revivre.

Il rétablit cette tête sur le cou gracile. La voici qui s'incline, s'immobilise entre les deux mains si bonnes que je vois trembler. L'homme fait cela doucement, comme s'il craignait de faire souffrir la pierre.

Il prie sans le savoir et son geste de pitié doit lui être compté là-haut.

C'est fait, il s'en va, et j'entends décroître le bruit sourd de ses gros souliers à flous.

Nous avons quitté notre faubourg à 19 heures. La nuit est noire et le brutal gronde.

En file indienne, les compagnies serpentent entre les trous d'obus, les canons culbutés, la flèche vers 'e ciel; parfois dans l'ombre une tache grise, d'une immobilité pénible où l'on devine deux gros souliers, des mains et un front de cire, un sac lacéré.

Le bruit des pas de cette multitude silencieuse fait un vaste murmure, un bruissement l'eau rapide dans la nuit. Parfois un peu de létal sonne : pelle, pioche ou baïonnette.

Les hommes vont toujours, le dos courbé sous les obus qui vrillent l'air avec un bruit d'express ou une clameur affolée, et trouent les ténèbres d'éclairs aveuglants.

Leur fumée a une odeur île mort qui se marie au relent funèbre des charniers .jue l'on devine proches.

Voici le carrefour. Les c hefs de section font hâter le pas, courent le long de la ligne. Derrière moi des musiciens portent sur l'épaule des brancards encore sanglants. Adieu, bugles, pistons et clarinettes. Ici, la guerre ne chante pas: elle hurle de toutes les gueules de ses canons, et ricane de la crécelle de ses mitrailleuses.

Voici le Ravin de la Mort, avec son interminable sentier, voici dans l'ombre des trous innombrables. Aux lèvres de quelques-unes de ces fosses des corps gisent, aplatis, comme aspirés par la terre. On enjambe. Là-bas se silhouettent les ruines d'un village. Non, ce sont les rebords d'un trou de 420.

Maintenant nous sommes au chemin de fer. On saute de bille en bille, le ballast n'existe plus. On franchit les plaies béantes du sol. on bute sur les rails tordus dont la double courbure dessine dans la nuit les défenses d'un gigantesque mammouth.

Arrêt. Des voix chuchotent, les agents de liaison se dispersent, reviennent, guident les escouades fantômes. On y est.

Nous prenons place en réserve dans des abris illusoires qu'ébranlent de lointains béliers. Ce sont des trous creusés verticalement, apparemment des trous de 210 aménagés. On y place les sections par groupes de deux ou trois hommes. Celui qui me rejoint dans mon terrier s'écroule sur moi et m'inonde de sang. Il est peu grièvement atteint, on l'emportera tout à l'heure, quand les brancardiers pourront venir. Pouf le moment, il n'y faut ] oint songer.

A l'aube, alerte. Nous sortons de nos trous et rassemblons la compagnie sous un intense tir de barrage. Au pas de course, les rails tordus et les trous encore fumants des projectiles sont franchis. Tout le monde se terre dans la tranchée.

Depuis trois jours nous sommes sous la rafale. Et quelle rafale! Une avalanche ininterrompue, d'une fréquence inouïe. Il est tout à fait inutile de chercher à reprendre son souffle entre deux explosions. Les pierres sautent et jaillissent en trombe, les flammes nous lèchent les vêtements, les déflagrations jettent les hommes restés debout d'un parapet à l'autre, enterrent les vivants que nous déterrons, déterrent les morts que nous avons enterrés. Les soldats sont accroupis ou couchés. J'en connais qui sont restés dans la même position pendant vingt heures, à genoux, la tête baissée, le sac sur la nuque. Morts ou vivants? Non, vivants! tellement vivants! Notre rôle est de tenir. La fièvre nous gagne. On a soif, faim, froid, chaud. Pas d'eau depuis trois jours. La tranchée serait intenable pour d'autres que nos chers soldats. Ils sourient, dorment et meurent en plein sommai. Aujourd'hui nous recevons un bidon d'un lit: v par section.

L'air est irrespirable. Les arbres du bois s'abattent avec fracas, ou sautent en l'air en tourbillonnant comme des cannes de jonc.

Là-bas, à gauche, les chasonrs attaquent à la grenade. A droite, un flammenwerfer crache un jet rouge. A notre première salve le jeu cesse. Les bandits aiment la sécurité. Drôles de gens !

Le bataillon repousse de violentes attaques. Les hommes se redressent, revivent. Ils font le coup de feu, joyeux.

Un gaillard de dix-sept ans bondit hors de la tranchée et va, à 15 mètres, chercher un Allemand dans un trou d'obus où il s'était blotti. Il a pris par la main le Fritz, aussi jeune et rosé que lui, et l'amène presque gentiment au milieu d'une grêle de balles. On dirait deux enfants.

Pendant ce temps, les autres tirent sur les Allemands tapis dans les broussailles : « En voilà un! Pan! Encore un, là! Pan! » Ils s'esclaffent, ils agissent, ils sont heureux. Rien n'a atteint leur énergie.

L'attaque est repoussée. Le bombardement redouble, ou plutôt on s'aperçoit qu'il n'a pas cessé.

 

 

Vaux brille dans le bleu du crépuscule. Les obus allemands font jaillir jusqu'au ciel l'eau de l'étang qui semble se vider.

La nuit, ces geysers s'illuminent de l’éclat livide des fusées et du rougeoiement des marmites. Sur les collines criblées et les forets de manches à balais, courent des lueurs mouvantes.

Un vacarme assourdissant, un chaos indescriptible, il semble que le ciel et la terre s'unissent en une zone de feu et de fumée.

Autour de nous le sol jaillit en gerbes rouges, éclaboussant dans l'ombre des formes vagues qui ont l'air de se casser en deux et s'affaissent.

D'énormes nuages roulent dans la vallée, escaladent les p.nies qu'on dirait frémissantes sous les coups de poing d'un géant invisible et formidable. Il n'y a de calme que, là- haut, vers l'Orient, la première étoile qui s'allume.

La nuit et le jour sont identiques. Pendant celle-là le ciel est lumineux, la; 105 jettent leur flamme brève, et les fusées leur clarté crue. Durant la course lu soleil les vapeurs des explosions, les fumées des incendies, obscurcissent ses rayons. De toute façon en y voit à peine.

Rien ne s'apaise dans le torrent d'obus nui fond sur nous de tous côtés. Los hommes ont acquis un mépris absolu de l'existence. Le transport des blessés a lieu à découvert dès la chute du jour. Du reste les tranchées ne font plus sûres. Bouchées, obstruées, avec des pieds qui surgissent des éboulis, des mains exsangues qui sortent des cailloux, ce sont des sillons à peine perceptibles et tout à fait superflus.

Là-bas, deux morts sont couchés. Ils ont des figures blanches, la bouche entr'ouverte. Une tranquillité, un calme sublimes, se dégagent de leurs traits détendus. Ils ont l'air de nous dire: « Voyez, amis, comme nous sommes bien, quel repos est le -nôtre, nous sommes loin ! si loin! »

Le 3, j'ai cru que nous y passerions tous. S..., mon adjudant, était près de moi. Nous nous sommes serré la main, fort. On n'avait plus le souci de se baisser; c'était inutile: les obus tombaient sur nous comme placés à la main.

Et, avec cela, un clair soleil, des oiseaux volaient et chantaient. Dans un buisson d'épine, rabougri, haché, atrophié, à 2 mètres de moi, une tauvette sautait gaiement de branche en branche et faisait tuit'! tuif!

 

 

Les hommes sont étendus au fond de ce qui reste de tranchée. On leur marche dessus sans les réveiller, sans qu'ils protestent; puis, à la moindre alerte, ils sont debout, comme poussés par un ressort.

Que n'a-t-on dit du soldat français? On n'a célébré sa fougue irrésistible que pour abaisser sa ténacité. Elle est immense, inépuisable, et nos ennemis l'ont durement éprouvée.

Sous un tel déluge on devrait être mort ou fou, en tout cas incapable de se ressaisir. Il en est bien autrement.

Le soldat ne dit pas emphatiquement entre deux rafales : « Ils ne passeront pas. Nous sommes là ! » II craindrait d'emprunter les propos de gazettes.

Non, mais il secoue la poussière et le sang de ses vêtements, se soulève lentement tandis que, de ses épaules, tombent en cascade les cailloux brisés et la terre qui a plu sur lui; ses yeux s'ouvrent, ses lèvres, ses pauvres lèvres sèches et pelées par la soif sifflotent doucement, et, sans se presser, il prend trois ou quatre paquets de cartouches, les dénoue avec soin, et, minutieusement, fait jouer la culasse de son fusil. Puis, un coup d'oeil rapide au-dessus du parapet. Fritz peut revenir.

Nous sommes au repos très loin, dans un joli village de Lorraine. Il fait bon, calme, frais. Le bataillon est cité à l'ordre de l'armée. Quoi de plus pour être heureux?

J. D.

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