de la revue 'l'Illustration' no. 3816, de 22 avril, 1916
'La Bataille (Verdun)'
par François de Tessan
 

La Bataille de Verdun

les champs de bataille de Verdun

 

— Alors, vous arrivez de Verdun?

— A l'instant même...

— Vite! renseignez-nous. Vous devez avoir vu tant de choses! Il paraît que là-bas notre résistance est magnifique. Allons, contez-nous les péripéties de la bataille…

Devant cette question, comment ne pas demeurer interdit? La bataille! Qui donc oserait se vanter d'en dessiner l'exacte physionomie? Quels yeux pourraient en mesurer l'étendue, en fouiller tous les détails, en découvrir le mécanisme compliqué?

Ceux qui n'ont jamais marché au combat s'imaginent volontiers qu'un soldat a la faculté de rapporter des impressions panoramiques de la mêlée. Voir la bataille. En vérité, ce serait un tour de force si prodigieux que, dans les conditions de la guerre moderne, il est inutile d'y songer. Même les chefs les plus rapprochés de la lutte à leur poste de commandement, même les observateurs qui, du haut dé la nacelle des « saucisses», scrutent attentivement le terrain, même les aviateurs qui croisent dans le ciel n'ont aucune idée d'ensemble de la bataille. Us n'en distinguent que des épisodes pins ou moins importants.

La mémoire de ceux qui sont retenus loin du front est gâtée par les récits d'autrefois, par les tableaux qui représentent nos victoires passées, par les synthèses qui permettent de ramasser un ensemble précis d'opérations de courte durée dans un chapitre ou sur une toile. Or, les espaces sur lesquels se meuvent le» armées, le temps nécessaire à leurs évolutions, les effectifs appelés à combattre, le matériel requis sont tels que l'imagination des prophètes d'avant-guerre les plus audacieux a été de beaucoup dépassée. A plus forte raison l'éducation historique des contemporains de l'actuelle bataille, auxquels il n'est pas donné de l'étudier de près, risque-t-elle de les induire en erreur au lieu de les aider à saisir les réalités!

Une bataille comme celle de Verdun est à ta fois si formidable et si fragmentée que l'homme qui pourrait s'écrier: « J'ai vu! » serait un personnage idéal qui — maître de l'espace et du temps — assisterait à tous les combats qui se livrent sur la ligne de feu, discernerait l'importance de chaque engagement et en analyserait infailliblement les résultats. Ce témoin au regard innombrable connaîtrait, bien entendu, tous les ordres du général en chef (qui, lui, dirige l'ensemble des opérations sans les voir) et il suivrait sans effort leur exécution à travers les étapes du commandement. Enfin, ce spectateur imaginaire surveillerait l'enchaînement des services depuis l'arrière jusqu'au front et nous rendrait familiers tous les rouages qui assurent en pleine action le transport des troupes et du matériel, le ravitaillement en munitions et en vivres, les évacuations. Il fierait partout à la fois, entendrait tout, distinguerait les moindres alternatives de la lutte. A la science tactique il unirait les dons du reporter et du peintre. La psychologie du « poilu » lui serait aussi familière que la profonde connaissance des grands états-majors. Et cet homme-là pourrait ensuite revenir vers nous et nous dire: « J'ai vu! »

Malheureusement, ce génie multiple aux infinies ressources n'existe point et force nous est de nous contenter de visions plus fugitives et d'aperçus moins complets. De même qu'au théâtre les auteurs alimentent notre curiosité avec de simples « tranches de vie », ainsi la guerre n'offre plus à celui qui veut voir que des « tranches de bataille ».

La ligne de combat qui part de Nieuport pour finir à la frontière suisse est divisée en secteurs étroitement reliés entre eux, secteurs qui peuvent être remaniés selon l'intérêt tactique et qui, en raison de l'extrême variété des régions traversées, ont des physionomies très diverses.

Au sein de chaque secteur, où la nature du terrain peut également changer, on utilise les formes géographiques et les ressources du sol en vue d'une fortification adéquate à la défense du moment et à l'attaque future. Les procédés de combat sont pareillement adaptés au terrain tandis que l'unité d'action dans tous ces secteurs est assurée par le haut commandement.

Partout, le but à atteindre est le même : refouler l'envahisseur, porter le fer et le feu sur son territoire. Bien des gens s'étaient figuré que l'on ferait la guerre sans voir l'adversaire, que les combats à longue distance suffiraient pour le repousser et que l'artillerie, par sa seule puissance, permettrait de gagner des victoires. La plupart des hommes de métier, certes, n'en croyaient rien, mais c'était là un préjugé populaire très répandu.

Or, il a élé une fois de plus démontré que l'unique intervention de l'infanterie assure la décision... Tant que l'infanterie n'occupe pas les positions pour lesquelles on se bat, le but essentiel n'est pas atteint. Jamais les luttes de grenades, les corps à corps, les duels d'homme à homme n'ont été aussi fréquents. Seulement, pour aboutir à cette phase suprême de la bataille, grâce à laquelle se règle définitivement une affaire, on use de procédés en rapport avec l'effet terriblement meurtrier des armes perfectionnées dont nous disposons. Les avenues immédiates du champ de bataille, les cheminements défilés, les savants réseaux de tranchées permettent aux troupes de s'approcher et de franchir une zone où fusils, mitrailleuses, torpilles, bombes, canons, fauchent, démolissent, abattent à, peu près tout ce qui apparaît à la surface. On s'est ingénié, grâce à des boyaux, à des couloirs souterrains, à des tunnels dissimulés aux vues de l'ennemi, à réduire les dangers des parcours les plus difficiles.

C'est pourquoi les lignes sont poussées aussi près de celles de l'adversaire que la situation l'exige, parfois à quelques centaines de mètres, au contact absolu quand c'est nécessaire. Il importe de surgir de la tranchée et de sauter à la gorge de l'Allemand dans les conditions de célérité et de commodité les mieux calculées, dès que l'attaque est ordonnée. Cet instant-là doit arriver. Aucun dénouement n'est satisfaisant tant que la position adverse n'a pas été enlevée de vive force, nettoyée et rendue inexpugnable.

Les plus formidables préparations d'artillerie, les mines qui bouleversent les tranchées d'en face, le bombardement par nos escadrilles des voies d'accès de l'ennemi, de ses dépôts de munitions, de ses gares de ravitaillement sont des moyens propres à faciliter la besogne de nos fantassins, mais simplement des moyens. Le rôle de l'infanterie reste le rôle principal. Son titre de reine des batailles n'a jamais été plus mérité.

En vue de l'ordre général d'attaque la situation de chaque secteur est constamment à jour, et la moindre opération offensive ou défensive est montée avec un soin minutieux. De la tranchée on étudie nuit et jour le terrain en avant de soi et les obstacles qu'oppose l'ennemi. Sans doute l'horizon est limité ! Mais tout détail a son importance et le champ où évoluera un bataillon ne doit plus receler le moindre piège quand l'heure de sauter par-dessus le parapet a sonné.

Toute unité de combat a son objectif : c'est selon le cas une simple bahde de tranchée de 200 mètres, — ou un élément moins important, un saillant, un mamelon, un blockhaus... Rien n'est laissé au hasard. Pendant des mois et des mois on a guetté les mouvements de l'ennemi, on a noté les améliorations de sa ligne, on a surpris les secrets de son organisation. Des photographies prises par les avions ont apporté aux chefs tous les renseignements que l'on ne pouvait recueillir par la voie terrestre. C'est dans ces conditions qu'après une préparation d'artillerie complète, au moment où le tir s'allonge, l'assaut est donné. Il n'y a plus qu'à foncer sur l'obstacle par vagues bien réglées en profitant du barrage que forment les éclatements d'obus.

Si au contraire on reçoit le choc, le devoir initial est d'avoir analysé les procédés qu'emploiera l'ennemi pour pénétrer jusqu'à nos lignes, d'avoir repéré les voies d'accès qu'il suivra et. .d'avoir réglé d'avance les tirs destinés à l'arrêter.

La consigne est de ne pas se laisser démoraliser par le bombardement, de s'accrocher à toute parcelle de terrain, de tenir envers et contre tout.

 

Et que voit-on alors? Quelles sont les impressions des combattants subitement engagés dans la fournaise? Une lettre récemment écrite après l'un des combats autour de Verdun l'exprime fort bien:

« Spleudide, mon vieux, magnifique! déclare un fantassin à un ami. Le 25, j'ai eu la plus belle vision qui se puisse imaginer d'un champ de bataille: un cauchemar et une féerie! Des sifflements, des hurlements, des éclatements ininterrompus qui ébranlent le sol et nous secouent rudement; une fusillade incessante, de la fumée mêlée à des débris impalpables; une odeur caverneuse de salpêtre, de terre et de pourriture, et au milieu de ce chaos, dans les champs, aux flancs des coteaux, des démons couverts de boue, les yeux ardents, immobiles sous les rafales de fer et de plomb, mais qui s'impatientent et puis qui bondissent sous la mitraille, qui rampent, qui creusent fiévreusement un abri sommaire derrière leur sac et se mettent à tirer joyeusement, marquant les coups, plaisantant même entre eux, indifférents au danger, sublimes!

» J'étais persuadé que nous étions tous f... ! Nous sommes restés des jours et des nuits dans cet enfer! Les rangs se sont éclaircis, mais sur place! Par un miracle d'énergie individuelle le corps auquel j'appartiens s'est accroché à ce terrain, et n'en a pas perdu un mètre. Les officiers tombaient, des sous-officiers, des caporaux, même de simples soldats s'élançaient et n'étaient pas les moins obéis. »

On avouera que cette lettre, qui témoigne d'un héroïque tempérament, prouve l’impossibilité dans laquelle se trouve le combattant de se faire une idée d'ensemble des combats qui se livrent hors d'un rayon très joùrt.

Ce sont des centaines de combats similaires qui se dâroulent sur un front de 15, 20, 50, 100 kilomètres. Et cette poussière de combats, cette infinie variété d'engagements, ces luttes répétées pendant des heures, des jours, des semaines, forment au total une grande bataille: la bataille!

Qu'appelle-t-on, par exemple, « la bataille de Verdun », sinon les attaques, les contre- attaques, les retours offensifs, les coups de main, les luttes alternées sur les ailes, les violentes démonstrations sur le centre de nos lignes avec tous les combats particulière, les actions de bravoure individuelle, les sublimes dévouements qui durent depuis le 21 février et dont la glorieuse série n'est pas encore close?...

Le général Joffre a justement défini cette guerre: une guerre de capitaines. En effet, ce sont les petites unités, compagnies, sections, escouades, qui jouent le rôle prépondérant dans le combat. Une fois que le généralissime a lancé ses ' ordres et que, par les canaux réguliers, ils ont été interprétés en vue de toutes les actions particulières qui font la bataille, il n'a plus qu'à attendre le résultat des volontés individuelles dont il a déclanclié le ressort. Jamais la division du travail n'a été poussée aussi loin, jamais les spécialistes n'ont servi avec tant d'efficacité. Bombardiers, mitrailleurs, grenadiers, pionniers, préparent, soutiennent, facilitent la tâche des fantassins, C'est la liaison de toutes les capacités, la solidarité de tous les talents guerriers qui s'opèrent pour la conquête de l'objectif commun.

Il semble qu'un simple individu soit perdu dans cet enfer qui est la bataille et que la loi des grands nombres l'écrase plus que partout ailleurs. En fait, chaque grain de poussière a son importance dans l'effroyable tourmente. La qualité de l'individu est la source même de la victoire. Tout soldat compte au combat, aucun concours humain n'est négligeable.

Ceux qui s'exclament « à quoi bon? » et qui ne luttent pas jusqu'à la dernière minute trahissent leur consigne. Ceux que n'anime pas l'esprit de sacrifice absolu manquent à la solidarité des armes. Le poète Charles Perrot, à.la veille de mourir an champ d'honneur, prononçait une magnifique vérité quand il s'écriait: « On n'a jamais fini de faire son devoir... »

tarce que soudain une mitrailleuse se réveille, alors que l'artillerie ennemie croit avoir tout écrasé dans nos lignes, l'élan d'un bataillon ennemi est brisé net; parce qu'une poignée de grenadiers postés à une barricade continuent à interdire un boyau, une tranchée est sauvée; parce qu'un groupe de bons tireurs résiste énergiquement, un entonnoir reste entre nos mains.

Et c'est le total de tous les petits faits de guerre, la somme des héroïsmes dépensés à propos, l'addition de tous les courages qui finalement inclinent la victoire vers nous.

L'énorme mise en scène de la guerre moderne, la puissance des projectiles employés, la magnificence du matériel, l'ampleur des services de l'arrière, font un peu oublier au publie qu'en fin de compte on en arrive à la lutte si émouvante d'homme à homme qui est non pas l'accessoire, mais l'événement capital de la bataille.

Il importe, par un constant effort de volonté, de se hausser à la hauteur de la situation pour comprendre la valeur du simple soldat s'agitant sur l'immense champ de bataille, car la discipline des petites unités, à mesure que s'émiette le combat, devient de plus en plus décisive. L'ordre du jour que le lieutenant-colonel Driant, à la veille du combat du bois des Caures, adressait à ses chasseurs reflète cette préoccupation:

« II faut — disait-il — que chacun réfléchisse au rôle qui va lui incomber... Dans une lutte morcelée comme celle qui s'apprête, nul ne doit se retrancher derrière l'absence d'ordres pour rester inerte... Fréquentes seront les occasions où des fractions de tout effectif seront livrées à elles-mêmes. Résister, arrêter l'ennemi par tous les moyens, telle doit être la pensée dominante de tous. »

 

Les visiteurs qui se rendent sur le front dans l'espoir d'assister à une bataille sont en général désappointés par cette « lutte morcelée ». qui prête si peu au spectacle. Ils montent sur une crête ou bien se postent, dans un observatoire et, de là, ils contemplent un coin du paysage de guerre... Ce paysage leur paraît vide et désert. Aux heures calmes il est d'une infinie tristesse. Aucun signe extérieur ne révèle l'existence des milliers d'êtres qui attendent, dissimulés dans leurs abris, la minute où ils joueront leur destinée et se sacrifieront pour la patrie, Ce calme des champs de bataille cause toujours un étonnement mêlé d'angoisse aux néophytes. A part les lignes des tranchées, lus réseaux de fils de fer barbelés, les défenses à fleur de terre, rien n'indique la présence de l'homme au sein de cette nature qui semble sommeiller et qui recèle les partis hostiles.

Si les curieux sont entièrement favorisés, un jour d'attaque, ils distingueront, à l'aide des jumelles, des explosions d'obus, des colonnes de fumée, d'épais nuages de poussière au-dessus des sillons capricieux que forment les tranchées. Tout à coup une ligne de tirailleurs bondira au milieu des éclats et des vapeurs, puis disparaîtra dans un repli de terrain piorij réapparaître soudain et se plaquer encore contre le sol. Çà et là des taches ne Bougeront plus... et ces taches ce sont les morts! Pendant quelques secondes encore des grappes humaines s'agiteront, iront de l'avant et, brusquement, sauteront dans une excavation... la tranchée ennemie. L'attaque aura réussi. Et c'est tout !

A moins d'être un acteur du draine, d'en ressentir les émotions intimes et d'en courir les risques, il n'y a rien à glaner pour les amateurs de tableaux riches en couleur où dominent les grandes masses humaines et où d'épais bataillons évoluent dans un étroit décor. En revanche, au cours de ces brèves actions, ils entendent des grondements titaniques et l'orchestre formidable des artilleries adverses. La voix des canons roule d'écho en écho, et c'est merveille de constater avec quelle prompte adresse l'homme est arrivé à manier le tonnerre. C'est un fracas ininterrompu, des sifflements, des grondements, des miaulements sinistres où se devine la gamme des orgues infernales. Mais ces souvenirs auditifs ne compensent point la pauvreté des impressions que les dilettanti récoltent sur un moderne champ de bataille. Ils reviennent les yeux désillusionnés...

En vérité, les scènes de la bataille sont, comme nous avons essayé de le démontrer, si multiples, si rapides, si spéciales, qu'elles ne peuvent être synthétisées en une seule image. On peut participer à un combat, en respirer l'héroïsme, en apercevoir de brusques esquisses, en rapporter des instantanés, en ouïr toutes les rumeurs, mais on ne voit pas la bataille. Il faut s'y résigner puisque tout de même la victoire est au bout.

François de Tessan

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