du livre
'l'Aviateur de Tsingtau'
par Capitaine Gunther Pluschow

Combats en Chine

 

Joies et Souffrances des Aviateurs

C'était en août 1913. J'arrivais à Schwerin, ma ville natale, après avoir séjourné quelques semaines en Angleterre. Je m'étais surtout adonné à l'étude des riches trésors artistiques de Londres et j'avais erré des jours entiers dans cette capitale et dans ses environs. Je n'aurais jamais pu supposer alors combien ces excursions pourraient m'être utiles deux ans plus tard.

Une agitation intérieure et un certain trouble s'étaient emparés de moi pendant tout le voyage et, lorsque j'arrivai à Schwerin, je n'osai pas poser à mon oncle, venu m'attendre à la gare, la question qui me brûlait les lèvres depuis quelques jours. C'était l'époque où l'on donnait les nouveaux commandements d'automne dans la marine et il s'agissait pour moi de savoir si le désir que je nourrissais déjà depuis plusieurs années allait enfin se réaliser.

C'est pourquoi la question de mon oncle: « Sais-tu où tu vas? » m'atteignit comme une décharge électrique.

« Non. »

« Eh bien, toutes mes plus cordiales félicitations! Détachement des aviateurs de marine! »

Dans ma joie, j'aurais bien fait une culbute au milieu de la rue; mais, je ne voulais pas scandaliser mes braves compatriotes.

Enfin, mon désir était réalisé!

Mes derniers jours de permission passèrent comme un rêve et, tout heureux, je rentrai à l'École de la Marine pour achever les dernières semaines de mes dix-huit mois comme officier d'instruction. Jamais je n'ai fait ma malle avec tant de joie pour me rendre à ma nouvelle destination.

Quelques jours avant mon départ, un de mes camarades vint me voir et me dit:

« Connaissez-vous déjà la nouvelle et savez-vous où vous allez? »

« Oui, je pars comme aviateur. »

« Jeune homme, vous ne connaissez pas encore votre bonheur, vous allez à Tsingtau! »

Je restai muet de surprise et je dus faire une drôle de figure.

« Oui, à Tsingtau, et comme aviateur! Veinard, vous serez le premier aviateur de marine à Tsingtau! »

Rien d'étonnant que je n'aie pas voulu le croire avant la confirmation officielle. C'était la vérité et, pourtant, je ne pensais pas qu'un pareil rêve pût se réaliser.

Il me fallut attendre encore trois mois à Kiel et, le 1er janvier 1914, je me trouvais enfin dans cette bonne ville de Berlin.

J'étais en proie à la plus vive agitation! Rien ne pouvait me retenir. Dès le 2 janvier, je me rendis à Johannistal, pensant que j'allais aussitôt commencer à voler. Mais, il m'arriva la même chose qu'à la plupart des élèves-aviateurs et, pour mon début, j'appris le vieux principe de l'aviation: II n'y a que le calme qui compte; celui qui veut voler doit, avant toutes choses, apprendre à attendre!

Attendre, attendre et toujours attendre. 80 % de la vie d'un aviateur consiste à attendre et à se tenir prêt à partir.

Il avait neigé et une épaisse couche blanche recouvrait tout le terrain d'aviation. Il était impossible de voler. Durant des semaines, je revins tous les matins en pensant: il ne doit plus y avoir de neige maintenant! Et l'après-midi, je rentrais désappointé chez moi.

Le beau temps revint enfin; dans les premiers jours de février, j'étais assis, heureux, à l'avant de mon Taube et je m'élevai, pour la première fois, dans l'air superbe et froid d'une belle matinée d'hiver. Le temps se maintint au beau pendant quelques jours et l'on fit de l'instruction sans répit. J'avais des dispositions pour l'aviation et je le montrai bientôt; je fus très fier, lorsque, dès le troisième jour, on m'autorisa à voler seul. Le surlendemain, un beau samedi après-midi, mon infatigable instructeur Werner Wieting vint à moi et dit: « Eh bien, qu'en pensez-vous, mon Lieutenant, voulez-vous passer votre brevet de pilote? Ce serait un joli record! »

« Oui, bien sûr? »

Dix minutes plus tard j'étais déjà dans l'appareil et, gaiement, je décrivais avec mon petit Taube les courbes prescrites. C'était pour moi un vrai plaisir de manœuvrer ainsi dans l'air pur. Lorsque j'eus réussi impeccablement la dernière épreuve d'atterrissage et que mon maître, très fier, me tendit la main pour me féliciter, j'éprouvai un réel bonheur, une vraie satisfaction.

J'étais donc pilote. Mon apprentissage était fini et, à partir de ce moment, je pouvais à mon gré monter tous les jours, libre et seul, un des grands cent chevaux.

Cette spécialisation me préparait alors bien des joies. Rumpler venait de sortir un nouveau monoplan qui était construit surtout pour le vol en hauteur; il le destinait à battre le record du monde. L'aviateur bien connu, Linnekogel, qui devait piloter cet avion, m'offrit de l'accompagner comme observateur. Il va sans dire que j'acceptai.

Par une belle journée de février, nous prîmes le départ pour un premier vol d'essai. Sérieusement protégés contre le froid, nous nous installâmes dans notre avion et bien des yeux nous suivirent avec envie lorsque l'oiseau s'éleva, léger comme une libellule, après un rapide décollage. Montre en main, j'observai l'altitude et, en quinze minutes, nous avions atteint deux mille mètres, ce qui était alors une remarquable performance. Après, ce fut plus lent. L'air était devenu très agité et nous étions aspirés et rejetés comme une plume par de puissants remous. Finalement, au bout d'une heure, nous avions atteint quatre mille mètres lorsque le moteur commença à avoir des ratés et finit, quelques secondes après, par s'arrêter avec une secousse. Nous descendîmes très rapidement en spirale vers le sol et, peu de temps après, l'avion était sain et sauf sur le terrain.

Le froid, trop vif, avait simplement congelé le moteur et nous n'avions pas pensé à cela. Les améliorations nécessaires furent rapidement exécutées et, quelques jours plus tard, nous repartions pour la même tentative: cette fois, la chance sembla nous favoriser davantage.

Tranquillement, sûrement, nous gagnions sans cesse de la hauteur.

Quatre mille mètres, quatre mille deux cents mètres, quatre mille cinq cents. Dieu soit loué; nous avions battu notre dernier record. Le froid était presque insupportable et je crois que la plus épaisse fourrure aurait été impuissante contre cette bise glaciale.

Quatre mille huit cents, quatre mille neuf cents mètres. Il ne nous manquait plus que quatre cents mètres pour avoir atteint le but prescrit; mais, notre avion, comme s'il était ensorcelé, se refusait à grimper seulement un mètre de plus. Rien n'y faisait. Le carburant diminuait et, pour cette raison, le moteur s'arrêta subitement et, cette fois, à quatre mille neuf cents mètres.

Sans une goutte d'essence, nous arrivâmes en bas sains et saufs, presque transformés en blocs de glace.

Bien que n'ayant pas réussi comme nous le voulions, nous avions tout de même obtenu un joli succès; nous avions battu brillamment le record allemand de hauteur.

Ce succès nous encouragea à essayer d'atteindre complètement notre but. Au début de mars, le temps étant de nouveau favorable, nous pûmes tenter un nouvel essai. Vêtus encore plus chaudement que précédemment, munis de thermomètres, mais sans ballons d'oxygène, nous quittâmes le terrain d'aviation pour cette nouvelle tentative.

Au début, ce fut encore un véritable jeu pour gagner de la hauteur; d'énormes nuages planaient dans le ciel et la température était glaciale. Lorsqu'après avoir traversé en montant la couche de nuages nous arrivâmes dans les rayons du soleil, il se produisit un événement extraordinaire. Nous aperçûmes tout à coup devant nous un Zeppelin merveilleusement éclairé qui s'entraînait, comme nous, au vol en hauteur.

Quelle admirable rencontre à plus de trois mille mètres d'altitude! Loin de l'agitation des hommes, au-dessus des soucis quotidiens se retrouvaient les deux appareils qui témoignaient si éloquemment de la force et de la puissance de l'Allemagne.

Nous fîmes plusieurs fois le tour du grand frère en lui souhaitant de la main une heureuse descente.

Puis, le travail sérieux recommença pour nous; il nous fallut lutter sans arrêt pour atteindre notre but. Au bout d'une heure, nous étions à quatre mille huit cents mètres; puis, quatre mille neuf cents; bientôt, mon barographe marqua cinq mille et l'hélice continuait toujours à bourdonner avec la même régularité. Avec la même tranquillité sûre, Linnekogel décrivait ses cercles. Le thermomètre marquait toujours moins trente-sept Celsius, mais nous ne faisions pas attention au froid. L'air se raréfiait. Une impression de fatigue commençait à m'envahir et mes poumons ne fonctionnaient plus que par à-coups brefs et rapides; tous les mouvements m'étaient pénibles et le seul fait de de me retourner vers mon pilote assis derrière moi me demandait un gros effort.

Pendant ce temps, le ciel était devenu superbe; les nuages s'étaient dissipés et nous distinguions, au-dessous de nous, merveilleusement éclairés, Berlin et ses environs. De cette hauteur extrême, la capitale ne nous semblait pas plus grande que le creux de la main, une simple petite tache noire dans laquelle on distinguait pourtant nettement Unter den Linden et la Chaussée de Charlottenbourg qui y aboutit.

Captivé par ce superbe coup d'œil, il y avait quelque temps que je n'avais consulté ni le chronomètre ni le barographe quand, plein d'effroi, j'eus conscience de cet oubli. Vingt minutes environ s'étaient écoulées depuis la dernière fois que j'avais regardé mon barographe qui était alors à cinq mille mètres; vraisemblablement, le but devait être atteint à présent. Je fus donc bien déçu de voir l'aiguille toujours à cinq mille. Là-dessus, Linnekogel commença à me faire signe de la main qu'il fallait descendre et chercher le terrain d'atterrissage. C'en était trop. Mécontent, je me tournai et, comme Linnekogel ne me voyait pas, je lui envoyai un coup de pied bien appliqué sur le tibia; puis, je plaçai mes cinq doigts écartés devant son nez en lui montrant les régions plus élevées, ce qui voulait dire: plus haut, plus haut, nous ne sommes qu'à cinq mille mètres.

Linnekogel se contenta de rire; puis, il saisit ma main et la serra fortement et, avec sa main droite, il m'indiqua deux fois cinq. Je pensai d'abord qu'il n'avait plus tous ses esprits et cette impression ne fit que s'accroître lorsqu'il débraya et se dirigea en vol plané — nous étions juste au-dessus de Potsdam— en droite ligne sur l'aérodrome de Johannistal; il s'agissait pour moi de faire attention pour trouver le terrain. Seize minutes plus tard, nous atterrissions normalement devant les ateliers Rumpler, vivement acclamés par les spectateurs.

Nous avions enfin réussi à battre le record du monde en hauteur avec cinq mille cinq cents mètres.

Le voyage avait duré en tout une heure quarante-cinq minutes. Nous étions très fiers au milieu de nos camarades qui étaient restés à terre. Linnekogel avait eu raison; mon barographe était gelé; le sien, qui était mieux protégé, avait tenu bon.

Les jours passèrent et le moment vint pour moi de quitter ma patrie.

Mon nouvel avion, construit pour Tsingtau, allait bientôt être terminé et c'est avec un sentiment étrange que je fis mes vols d'entraînement sur cet appareil qui m'était destiné après sa réception officielle. Il me paraissait alors être le plus bel avion du monde.

Cependant, cela ne suffisait pas à calmer mon ambition et je tenais absolument à survoler l'Allemagne avant mon départ pour l'Extrême-Orient.

J'eus la chance que ma demande fut agréée par Monsieur Rumpler et il me confia pendant quelques jours un de ses appareils pour mettre ce projet à exécution. J'obtins rapidement mon brevet de pilote de campagne et, un beau matin, à la fin de mars, j'étais installé dès sept heures sur mon Taube complètement équipé, ayant devant moi comme observateur mon cher ami, le lieutenant Strehle, de l'Académie de Guerre.

Il montait ce jour-là en avion pour la première fois; mais, je crois bien que, de toute sa vie, il n'oubliera jamais ce vol.

Le départ fut très brillant. Je m'éloignai fièrement vers le nord en décrivant des cercles, jusqu'à ce que j'eusse atteint cinq cents mètres de hauteur. Tout marchait bien. Nous avions survolé les étangs de Havel et Nauen était en vue quand le temps s'assombrit subitement et, dix minutes après, on ne vit plus rien; un brouillard épais nous enveloppait. Il était impossible de distinguer quoi que ce fût à terre. C'était une épreuve un peu dure pour un premier vol au-dessus de la campagne. Insouciant comme ne peuvent l'être que les jeunes aviateurs, je me disais: courage, cela pourrait bien mal tourner. Et, tranquillement, je m'enfonçai dans le brouillard épais me dirigeant au compas vers le nord, car Hambourg était le but de notre voyage. Enfin, au bout de deux heures, je pus de nouveau distinguer le sol à trois cents mètres et il serait difficile de décrire ma joie lorsque je remarquai un beau et vaste champ. Je descendis en un vol plané impressionnant, tout comme si j'étais au- dessus du camp d'aviation et je me posai bientôt normalement sur ce champ en jachères. Les gens arrivèrent en foule et ce fut pour moi un vrai bonheur d'apprendre que j'étais sur le sol mecklembourgeois, exactement où nous devions nous trouver d'après les calculs de mon observateur et les miens... C'était un jour de fête et nous fournissions ainsi un sujet de distraction pour ces braves gens. Lorsque le temps s'éclaircit, nous voulûmes aller plus loin, mais nos roues étaient si bien immobilisées dans le sol mou qu'il fallut renoncer à l'idée de voler pour le moment. Des spectateurs de bonne volonté sortirent l'oiseau du champ au milieu de la joie et des rires, tirant à hue et à dia, avec toutes sortes de plaisanteries même assez grossières et auxquelles nous ne prêtâmes pas attention.

Après avoir abattu plusieurs arbres, il fallut encore traverser un fossé et un champ au sol plus résistant.

Malgré tout notre désir de repartir, on ne nous laissa aller qu'après nous avoir restaurés avec un excellent café et des babas.

Enfin, après de nombreuses poignées de mains, des hurras, des mouchoirs agités, nous nous retrouvâmes en l'air continuant vers le nord.

Cette joie ne dura pas longtemps car, moins d'un quart d'heure après, nous étions de nouveau enveloppés 'épaisses couches de brouillard gris. Au bout de deux heures, la chose devenait d'autant plus désagréable que, tout à coup, le moteur commença à cracher et à avoir des ratés. Tantôt, il faisait trois cents tours de moins, tantôt deux cents de trop.

J'examinai tous mes appareils, les soupapes, et je remarquai, à mon grand effroi, que la provision d'essence diminuait terriblement. En maintenant mon appareil aussi bien que je pouvais, je descendis trois cents mètres en vol plané.

Mais, ô horreur! Le brouillard se dissipa un peu et je m'aperçus que j'étais au milieu de l'Alster! Avec cela, un moteur irrégulier, et à une altitude de trois cents mètres seulement et aucune idée de l'endroit où pouvait se trouver le terrain d'aviation de Fühlsbüttel. Pour nous tirer d'affaire, il fallait avant tout du calme et de la décision. Une pensée me traversa l'esprit : d'abord sortir de la ville pour ne pas exposer des vies innocentes. J'écrivis ces mots à mon observateur : « II nous faut atterrir d'ici cinq minutes car nous n'avons plus d'essence; sinon, c'est la chute! » Mon observateur scrutait attentivement le terrain et, tout à coup, il me montra d'un geste joyeux un cimetière au-dessous de nous. Quel brave camarade! Il ne se doutait pas, bien sûr, de la situation dans laquelle nous nous trouvions et quelle ironie contenait son geste.

Nous étions déjà descendus de deux cents mètres. Le moteur tapait irrégulièrement, la jauge marquait dix litres. J'étais tout de même content; nous étions heureusement hors de la ville et s'il y avait encore à craindre pour nous un atterrissage dans l'enchevêtrement des jardins, nous étions certains du moins de ne pas nuire à d'autres vies humaines. Dans une telle situation, chaque seconde semble une éternité; pensées et hésitations se succèdent avec une extraordinaire rapidité. Celui qui ne conserve pas son calme et qui ne possède pas une volonté de fer est fatalement perdu. Soudain, mon observateur commença à me faire des signes avec la main pour me montrer quelque chose à l'avant. Je vois encore ses yeux rayonnants dirigés vers moi à travers ses lunettes d'aviateur.

Devant nous apparaissait le hangar d'aviation de Fühlsbüttel faiblement éclairé par le soleil à son déclin, et estompé par le brouillard.

Hurrah! Nous avions atteint notre but.

Qui pourrait décrire ma joie! Avec mes derniers litres d'essence, je fis encore un tour d'honneur autour du terrain d'aviation et, après un vol plané assez rapide, mon Taube se posa légèrement sur le sol.

Dans le premier moment de joie, j'aurais volontiers sauté au cou de mon observateur. Le brave garçon n'avait certes pas soupçonné le danger que nous avions couru et fut étonné au suprême degré lorsque je le lui racontai... Encore maintenant où j'ai pourtant pris de l'expérience, j'ai toujours le frisson quand je pense à ce premier vol dans la campagne! L'avarie fut bientôt déterminée: le fond d'un carburateur était percé et l'essence coulait par cette ouverture que l'ébranlement causé par le moteur avait élargie. De là venait aussi cette rapide consommation d'essence, disproportionnée au rendement du moteur. Je ne comprends pas encore aujourd'hui comment celui-ci ne s'est pas enflammé.

Après trois jours, que nous passâmes à Brème chez d'excellents amis, notre nouveau carburateur arriva a Hambourg. Il ne nous restait plus qu'à continuer.

Notre première escale était Schwerin dans le Mecklembourg.

Ayant refait le plein d'essence, je remontai sur mon avion par un après-midi pluvieux et agité; une pression sur le levier et nous démarrâmes à pleins gaz. Maintenant, je ne volerais par un temps pareil que si c'était indispensable. Mais, à ce moment-là, j'avais encore la naïveté et l'enthousiasme d'un débutant. D'ailleurs, dans mon malheur, la chance ne se fit pas longtemps attendre. L'avion, lourdement chargé, prenait difficilement de la hauteur; des trous d'air le lançaient çà et là comme une balle et j'aurais fait volontiers un looping, mais il n'y fallait pas penser à cette faible hauteur. On commençait aussi à apercevoir les premières maisons de Hambourg. Impossible de survoler la ville. J'étais à soixante mètres d'altitude lorsque j'aperçus un petit champ au-dessous de moi. Ma décision fut rapidement prise : couper les gaz, atterrir. Au même moment, je fus pris dans un tourbillon, je sentis que l'appareil était happé et je me dis: maintenant, tu vas te briser sur le sol; je rendis tous les gaz et j'actionnai le gouvernail de profondeur de façon à amortir le choc. Immédiatement, je ressentis une violente secousse et l'appareil piqua du nez comme si une main invisible maintenait son train d'atterrissage. Ce qui suivit ne dura même pas l'espace d'une seconde. Je me cramponnai au gouvernail de profondeur après avoir coupé les gaz et ressentis une forte secousse. Je m'accrochai convulsivement au volant et je donnai de la tête contre la carrosserie. Autour de moi, un calme de mort. Ténèbres profondes et silence effrayant. Un flot de liquide qui me coulait sur le visage me fit revenir à moi.

J'avais les jambes en l'air, le corps comprimé et la fleure contre la poitrine. Alors, la lumière se fît dans mon esprit.

« Tu es tombé; l'avion peut commencer à brûler d'un moment à l'autre et tu seras perdu ainsi que ton observateur. » Immobilisé comme je l'étais, je cherchai, en tâtant, le robinet d'essence; j'eus la chance de le trouver et de pouvoir le fermer.

Alors, la conscience de la réalité me revint peu à peu et je pensai à mon malheureux observateur. Il était devant et avait eu à soutenir le premier choc; il devait être littéralement broyé si la carrosserie n'avait pas résisté. Comme rien ne bougeait autour de moi, je finis par demander d'une voix à peine perceptible, car j'étais tellement serré que je pouvais à peine respirer: « Mon petit Strehle, êtes-vous encore en vie? » Un instant de silence affreux. Ayant réitéré mon appel, j'entendis alors : « Oui, qu'est-ce qui ne va pas? Il fait si sombre ici qu'il a dû arriver quelque chose. »

Ah, comme ces quelques mots me réjouirent! Je criai, uniquement pour le plaisir de crier: « Mon petit Strehle, nous sommes en vie, c'est le principal. Est-ce que tous vos membres sont intacts? » Le grand et brave garçon était effroyablement resserré dans un tout petit espace et j'entendis seulement sa réponse: « Oui, je ne sais pas; j'espère que tout cela s'arrangera plus tard. » Puis, un nouveau silence. L'essence coulait toujours à flots du réservoir, qui en contenait cent soixante-dix litres au départ et, après un instant qui me parut une éternité, quelqu'un frappa du dehors et j'entendis une voix lointaine qui demandait:

« Y a-t-il encore quelqu'un de vivant là-dedans? »

« Oui, répondis-je, et si on ne vient pas tout de suite à notre secours, nous allons étouffer. »

On souleva la carlingue. J'entendis creuser avec des bêches et enfin de l'air frais arriva jusqu'à nous.

« Arrêtez, » cria Strehle, « ouvrez par ailleurs; vous me cassez le bras. »

Les sauveteurs essayèrent d'un autre côté et, enfin, mon siège fut dégagé. Un instant après, j'étais couché sur la terre molle qui sentait bon, libre de mes mouvements. Le grand Strehle rampa à son tour et j'ai rarement été si heureux qu'alors, en serrant la main de ce fidèle compagnon.

Tonnerre! Cela allait mal. L'appareil, qui avait capoté complètement, était enfoui, d'un mètre environ dans du fumier. Le fuselage était brisé en trois endroits; les ailes n'étaient plus qu'un amas de bois, de toile et de fils de fer.

Deux hommes avaient pu subir cette chute sans dommage! Strehle s'était seulement un peu contusionné l'épine dorsale et, moi, j'avais deux côtes cassées. C'était tout. Jamais de ma vie, je ne dirai de mal d'un tas de fumier. Que Dieu bénisse celui-ci et ses successeurs!

Tristes et claudicants, nous achevâmes par chemin de fer notre voyage d'adieu.

Mais alors, nous eûmes des journées de lumière et de soleil, de chaleur et de félicité, des journées couvertes des plus admirables fleurs dans leur beauté et leur plénitude incroyables.

Après, vint le devoir, et le voyage commença.

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Les Beaux Jours de TsingTau

Durant des jours entiers, le chemin de fer nous emmena à travers les steppes et les déserts de la Russie, vers notre destination lointaine d'Extrême-Orient.

Enfin Moukden!

Bientôt, nous dépassâmes Pékin... Tsi-nan-fou!

Quand les premiers mots allemands frappèrent nos oreilles, il ne restait plus à faire qu'une dizaine d'heures de chemin de fer, à travers un admirable pays de culture, couvert de jardins, de champs et de fleurs. Enfin, notre train entra lentement en gare de Tsingtau. Je revoyais cette ville après six années d'absence; je me retrouvais maintenant sur le sol allemand, dans une ville allemande, en Extrême-Orient.

Mes camarades vinrent au-devant de moi et les petits chevaux mongols me conduisirent d'un trot rapide vers ma nouvelle demeure.

Nous arrivâmes d'abord sur la place Iltis qui était notre champ de courses et devait me servir en même temps de terrain d'aviation. Elle avait un aspect de fête et tout Tsingtau y était réuni. Au centre de la verte pelouse, on distinguait un cercle énorme de spectateurs entourant le terrain de foot-ball. C'était, en effet, jour de fête et un grand match devait avoir lieu entre les matelots allemands et leurs camarades anglais du vaisseau amiral Good Hope.

Le Good Hope était venu en visite à Tsingtau. La partie fut très brillante et se termina par 1 à 1.

Qui aurait pu prévoir que, juste six mois après, ces mêmes adversaires seraient de nouveau aux prises et qu'alors, ce serait un jeu sérieux, effroyable, où il n'y aurait que des vainqueurs ou des morts? C'est, en effet, à la bataille de Coronel que les marins allemands envoyèrent, en vingt-sept minutes, le vaisseau amiral anglais Good Hope dans les profondeurs effroyables du Pacifique.

A ce moment, personne ne pouvait prévoir encore les événements qui se préparaient, et les matelots allemands firent preuve de la meilleure camaraderie en accueillant chez eux avec joie leurs hôtes anglais. Deux jours après, l'escadre anglaise quittait le port escortée par notre propre escadre de croiseurs sous les ordres de l'Amiral Comte von Spee.

Les pavillons des deux chefs d'escadre flottaient joyeusement au vent et semblaient dire: « Bon voyage! Au revoir! »

Qui aurait pu penser alors à ce qui devait arriver à Coronel?

Dès mon arrivée, après avoir remis mes lettres de service, je m'inquiétai de mon appareil. J'espérais déjà pouvoir présenter dans un délai de quelques jours mon oiseau géant aux yeux des habitants étonnés de Tsingtau. Mais, bonsoir! Je pouvais attendre plusieurs semaines, car mon avion naviguait encore quelque part sur l'Océan Indien et le vapeur qui le transportait n'était attendu qu'en juillet.

Puisqu'il en était ainsi, j'avais largement le temps de me retourner à Tsingtau et d'y chercher un logement. Une délicieuse petite villa était justement libre tout près du terrain d'aviation; je la louai au plus vite et je partageai ce home charmant avec mon nouveau camarade Patzig.

Tout semblait réuni pour que je me sente parfaitement heureux. Un beau commandement, celui de la marine à terre; j'étais à Tsingtau et c'était pour moi le Paradis terrestre; j'avais un service aussi agréable que je pouvais le souhaiter et j'habitais cette charmante villa située sur une hauteur avec une vue superbe sur la place Iltis, et, à l'infini, sur la mer bleue. Qui pouvait être plus heureux et plus content que moi?

Je m'occupai donc de l'installation de ma maison. Je possédais un certain nombre de gravures du Kunst sur l'aménagement des intérieurs; muni de celles-ci j'allai trouver le menuisier chinois pour lui faire immédiatement une commande. C'est vraiment étonnant de voir avec quelle adresse fabuleuse les Chinois peuvent tout imiter en un laps de temps incroyablement court et surtout dans des conditions exceptionnelles de bon marché. Quand, un mois après, tout fut prêt les meubles mis à leurs places respectives, la maison resplendissante depuis le haut jusqu'en bas, nous étions fiers et joyeux dans notre demeure comme tous les récents habitants de villas. Rien ne manquait, nous avions même tout le personnel nécessaire. Pour que l'Européen qui vit en Orient conserve son prestige aux yeux des Chinois, il doit être entouré d'une nombreuse domesticité indigène et c'est presque un devoir moral pour tous les Européens, d'agir ainsi.

Moritz, le cuisinier, dans sa belle tunique de soie bleue, Fritz, le palefrenier toujours en train de ricaner, mais qui soignait parfaitement les chevaux, Max le jardinier, paresseux comme une couleuvre et enfin Auguste, l'effronté petit groom, formaient l'armée de nos serviteurs..

Il faut y ajouter « Monsieur » Dorsch et « Monsieur » Simon.

Les deux « Messieurs » étaient nos ordonnances, qui se conformaient exactement à l'usage établi en Extrême-Orient que les Européens ne doivent faire aucun travail corporel en présence des Chinois.

Notre villa était entourée d'un grand jardin dans lequel se trouvaient également les écuries, les remises, le garage et l'habitation des Chinois. Le plus important de tout notre domaine était le poulailler. Deux jours après mon arrivée j'avais acheté une poule couveuse et une douzaine d'œufs, si bien que lorsque nous nous installâmes dans la maison, j'avais déjà sept petits poussins.

La volaille n'est pas chère en Chine. Une poule coûte dix pfennigs, un canard ou une oie, un mark, et bientôt j'eus une cinquantaine d'animaux dans ma basse-cour. J'étais devenu cavalier! J'avais un cheval! Un de mes camarades possédait un charmant petit alezan; nous nous entendîmes à ce sujet et bientôt « Fips » passa dans mon écurie. « Fips » était un joli petit animal, un bon cheval de service, excellent pour la chasse et le polo. Mais il recevrait une sérieuse correction si jamais je devais le retrouver; le coquin m'abandonna tout simplement pendant le siège, la veille du blocus, alors que j'étais parti me promener dans la campagne. Comme quelques shrapnells éclataient dans les environs, il se détacha et s'enfuit chez l'ennemi.

La vie en Extrême-Orient est terriblement monotone pour l'Européen. Très peu de société, ni théâtre, ni musique; en un mot, aucune de nos distractions favorites. Le seul agrément et l'unique consolation, c'est qu'on peut, avec les mêmes ressources, y vivre mieux que chez soi et y faire du cheval. Ce sport était, en effet, particulièrement florissant à Tsingtau.

Je m'adonnai au polo avec enthousiasme et, dès que j'eus habitué mon cheval aux départs rapides et aux arrêts brusques, tout alla pour le mieux.

Vers le milieu de juillet, mon plus vif désir fut enfin réalisé: le vapeur qui amenait les avions était arrivé. A peine les caisses gigantesques furent-elles sur le quai que je me précipitai avec tout mon personnel pour sortir les pauvres oiseaux, destinés à voler dans la lumière du soleil, des sombres prisons dans lesquelles ils avaient été enfermés pendant des mois. Comme les caisses étaient très lourdes, il fallut déballer les avions sur place. Grosse émotion parmi les badauds chinois. Quand tout fut dehors, j'organisai un cortège triomphal: d'abord, les deux avions; ensuite trois voitures pour les ailes et deux autres pour les accessoires. On attela les chevaux et nous traversâmes fièrement Tsingtau avant de pénétrer en grande pompe dans le hangar d'aviation de la place Iltis.

A partir de ce moment, nous n'eûmes plus de repos. Nuit et jour, on travailla au montage et, quarante-huit heures après, dès l'aube, avant que personne ait pu s'en douter, mon avion était prêt pour le départ; dès que le soleil se leva, je donnai les gaz et je m'élançai dans l'air merveilleusement pur.

Je n'oublierai jamais ce premier vol à Tsingtau. Le terrain d'aviation était particulièrement petit, six cents mètres de long sur deux cents de large, encombré de toutes sortes d'obstacles, entouré de collines et de rochers. Je devais bientôt me rendre compte à quel point ce terrain était petit, combien il était difficile d'en démarrer et d'y atterrir. Mon ami Clobuczar, ancien officier autrichien, qui était pour le moment sur la Kaiserin Elisabeth, me disait une fois: « Un terrain d'aviation, ici? C'est tout au plus une place pour jeux d'enfants! Je n'ai encore jamais vu de ma vie qu'un homme puisse voler dans un endroit pareil. » J'avais la même impression et j'aurais pu chercher en vain en Allemagne un terrain aussi réduit, tout au plus comme point d'atterrissage forcé. Mais, il n'y avait rien à faire. C'était le seul endroit possible dans la zone protégée, tout le reste n'étant que chaînes de montagnes crevassées par de profonds ravins. Cependant, je ne m'en inquiétais pas trop en cette superbe matinée ensoleillée et, excité par la joie, je décrivais mes cercles au- dessus de Tsingtau tandis que le bruit de mon hélice tirait de leur sommeil les habitants étonnés. Lorsque je voulus descendre, cela me parut même légèrement comique! Tonnerre, que la place était petite! Et, involontairement, j'allongeai mes cercles, retardant toujours le moment critique mais inévitable de l'atterrissage.

Je ne pouvais pourtant pas rester éternellement en l'air. Finalement, je coupai les gaz d'un seul coup et, un moment après, je me trouvai à ma place, sur le terrain, après un atterrissage irréprochable. Maintenant, j'étais sûr de mon affaire et, de toute la matinée, je ne suis guère sorti de mon avion.

A présent, nous avions de nouveau du travail. Il fallait remettre en état le deuxième avion, également un Rumplertaube, qui devait être monté par un de mes camarades de la marine, le lieutenant Müllerskowski.

Deux jours après dans l'après-midi, tout était prêt.

Müllerskowski monta dans l'appareil et, lorsque je lui eus communiqué les quelques observations que j'avais faites moi-même sur ce terrain, il donna les gaz et démarra.

La chance ne lui fut pas favorable.

Son appareil n'était en l'air que depuis quelque secondes et se trouvait justement à l'endroit critiqu où finissait le terrain d'aviation et aussi la terre ferme où il n'y a plus que des rochers abrupts qui descendent vers la mer, lorsqu'il se pencha sur le côté, et nous le vîmes, à notre grand effroi, piquer, la tête la première dans les rochers.

Nous nous précipitâmes aussi vite que possible vers l'endroit de la chute où nous attendait un spectacle affreux. L'appareil était complètement détruit et Müllerskowski gisait au milieu des débris. Nous le portâmes, grièvement blessé, à l'hôpital, où il resta presque jusqu'à la fin du siège. L'avion était anéanti.

Cependant, il s'était passé pas mal de choses à Tsingtau. Le mois de juillet, dans toute sa beauté et toute sa splendeur, avec son soleil merveilleux et son bleu profond, était là. C'est le mois le plus beau à Tsingtau.

La saison des bains battait son plein; il y avait beaucoup d'étrangers agréables et en particulier pas mal de dames des établissements européens et des colonies américaines de Chine et du Japon. Elles étaient arrivées pour jouir de la beauté de Tsingtau et vivre la vie des plages dans cet « Ostende de l'Extrême-Orient ».

Tout le monde s'entendait très bien. Promenades à cheval, excursions en auto, polo et tennis remplissaient toutes nos heures de liberté; les réunions du soir, où Terpsichore était à l'honneur, étaient particulièrement brillantes.

Comme les années précédentes, les Anglaises étaient les plus nombreuses parmi ces hôtes et un cercle charmant se forma rapidement.

Au début d'août devait avoir lieu un match de polo auquel nous avions été invités pour jouer contre le club anglais de Shanghaï.

Mais, le 30 juillet, l'ordre d'alerte arriva à Tsingtau, tel l'éclair dans un ciel serein.

Alerte De Guerre — Mon Taube

Je m'en souviens encore comme si c'était aujourd'hui.

Dès le matin, une ordonnance arriva à notre villa et nous remit, à Patzig et à moi, l'ordre de nous rendre sur l'heure chez le commandant du détachement, car il y avait alerte. Nous pensâmes, naturellement, qu'il ne s'agissait que d'un exercice et, tout en maugréant contre ce dérangement matinal, nous nous rendîmes à l'endroit indiqué. Là on nous confirma la nouvelle à peine croyable. Loin d'être persuadés en notre for intérieur qu'il pût y avoir la guerre, nous gagnâmes néanmoins nos postes de combat et commençâmes le travail prévu en pareil cas.

L'ordre « menace de guerre » qui arriva le lendemain apporta enfin une certitude.

Puis, le premier août, ce fut l'ordre de mobilisation; le 2, la déclaration de guerre contre la Russie, le 3, contre la France.

Il est à peu près impossible de décrire ces journées.

Qu'on se représente seulement ceci: Nous étions dans une colonie allemande, dans une forteresse allemande, la majorité des habitants de Tsingtau étant formée par les officiers et les soldats. Par son aspect extérieur même, Tsingtau était devenue ville internationale. Des Russes, des Français, des Anglais s'y trouvaient, comme hôtes, parmi nous: il y avait là un flot d'opinions et de sentiments opposés, une situation telle qu'il aurait peut-être été difficile d'en trouver une semblable dans le monde entier.

La question principale, celle qui nous occupait tous, était la suivante: Est-on en guerre avec l'Angleterre?

Seuls, ceux qui ont vécu en Extrême-Orient peuvent mesurer l'importance de cette question.

Justement, le 2 août, on apprit l'offre que nous avions faite à l'Angleterre. Ce même jour, je me promenais à cheval avec une Anglaise; il va sans dire que ce fut le principal sujet de notre entretien. L'opinion de cette dame, comme celle de ses amis et amies, était qu'une guerre entre l'Angleterre et l'Allemagne était une chose inimaginable, car le prestige de la race blanche y sombrerait et le jaune Japonais pourrait bien, tout en souriant, ramasser les fruits de cette discorde. On comprendra sans peine que cette unique pensée ait occupé notre esprit à nous autres Allemands; en particulier dans le corps des officiers de marine, il n'était plus question d'autre chose. Une tension plus pénible qu'avant et même que pendant les premiers moments de la mobilisation nous dominait et ce fut une délivrance pour nous, lorsque, le 4 août, arriva enfin la nouvelle que la guerre était déclarée entre nous et l'Angleterre.

Ainsi donc, le sort en était jeté aussi en Europe.

Je ne pourrais pas prétendre que nous nous sentions tous très heureux, au contraire. Nous nous répétions sans cesse que nous étions au bout du monde, à Tsingtau, tandis que nos frères et nos camarades privilégiés étaient chez nous et devaient y vivre les jours merveilleux de la mobilisation, qu'ils allaient partir se battre contre tout un monde d'ennemis pour défendre notre chère et sainte patrie ainsi que les femmes et les enfants; nous, pauvres malheureux, il nous fallait rester ici sans pouvoir les aider.

Rien que la pensée de ce qui se passait chez nous à ce moment nous rendait furieux, car nous savions que les Anglais, les Russes et les Français, bien plus nombreux que nous, n'auraient pas le courage de nous attaquer ici.

Nous conservions encore cependant un reste d'espoir; si seulement ils pouvaient venir!

Ah, comme nous les aurions reçus!

Personne, bien entendu, ne pensait au Japon.

Dans tout le travail de ces jours de mobilisation, nous n'avions pas oublié nos hôtes. Presque tous étaient nos ennemis, mais ils restaient quand même nos hôtes.

L'agitation qui régnait chez nous était très compréhensible; parmi les nouvelles qui nous arrivaient déjà par les Anglais, il n'était question que de la conduite brutale des Allemands dans les colonies anglaises.

Il était tout naturel que nos relations avec les étrangers fussent rompues; mais, on comprendra également que je tienne à faire remarquer ici aux Anglais que les nombreux ressortissants des états ennemis furent traités avec des égards qu'on ne pouvait trouver que chez nous, « les Barbares ».

Les étrangers furent avertis qu'ils pouvaient à volonté séjourner encore à Tsingtau ou s'en aller sans aucune espèce de contrainte et que le gouvernement les préviendrait en temps utile quand ils devraient évacuer la colonie. On exigeait seulement que personne ne quitte le territoire de la ville, ne s'approche des fortifications ou ne se livre à l'espionnage. Par opposition, on peut rappeler la conduite de nos chers cousins à Hong-kong, et en bien d'autres endroits du monde entier.

Ceux qui ont vécu ces heures pourraient écrire des volumes.

Nous avions du moins la consolation de recevoir par sans fil, tous les jours, des nouvelles de chez nous.

La plupart de ces télégrammes arrivaient le soir et il est difficile de s'imaginer quelle était alors notre joie; à ce moment, tous les officiers étaient réunis dans notre petit cercle et ne parlaient, bien entendu, que de la guerre. Lorsqu'il s'agissait d'une magnifique victoire, c'était une jubilation sans pareille et aussi une tristesse infinie de ce que nous n'y étions pas.

Le 15 août arriva. Nous reçûmes alors une nouvelle tellement extraordinaire que nous ne pouvions en croire nos yeux.

Voici ce qu'on annonçait:

Edition spéciale

« Nous considérons comme extrêmement important et indispensable dans la situation actuelle de prendre les mesures nécessaires pour éviter toutes les causes de trouble en Extrême-Orient et pour défendre les intérêts généraux fermement établis par les traités d'alliance anglo-japonaise, dans le but de maintenir une paix ferme et durable dans l'Asie orientale. Ce but est la raison fondamentale de l'accord. Le gouvernement impérial japonais estime que son devoir est de conseiller au gouvernement impérial allemand d'accepter les propositions suivantes:

Premièrement, retirer sans délai les vaisseaux de guerre allemands des eaux japonaises et chinoises et désarmer tous les navires armés d'une façon quelconque qui ne pourraient être retirés immédiatement.

Deuxièmement, rendre le plus tôt possible et, en tous cas, avant le 15 septembre, tout le territoire de Kiau-tchou, sans conditions ni indemnités, aux troupes impériales japonaises en vue d'un retour éventuel à la Chine.

Le gouvernement impérial japonais annonce en même temps que, dans le cas où il ne recevrait pas, avant le 23 août 1914, une réponse du gouvernement impérial allemand qui serait une acceptation sans conditions de toutes ses propositions, il se verrait dans l'obligation de prendre toutes les mesures qu'il estimerait nécessaires dans la situation actuelle. »

Notre gouvernement avait écrit à la suite:

« II va sans dire que nous ne pouvons pas accepter de livrer Tsingtau au Japon sans combat. Après la légèreté de la sommation japonaise, il est facile de prévoir la seule réponse qui peut s'ensuivre. Cela signifie naturellement que nous devons compter sur l'ouverture des hostilités à l'expiration du délai fixé pour la réponse et que ce sera une lutte sans merci.

En raison de la gravité de la situation, le renvoi des femmes et des enfants ne peut être différé plus longtemps, c'est pourquoi le gouvernement laissera encore partir aujourd'hui vendredi, dans l'après-midi, pour Tientsin, un vapeur aménagé de façon à pouvoir emmener six cents personnes. Il est conseillé d'une façon pressante à tous ceux qui ne veulent pas rester ici de profiter de cette occasion qui leur permettra de rejoindre les trains du Schantung et au delà. »

Tsingtau prenait ses dispositions de combat; au moins maintenant, nous savions où nous allions.

Nous étions fixés sur le genre et la difficulté du combat que nous aurions à soutenir et aussi sur nos chances de succès; jamais, nous n'avons travaillé plus joyeusement ni avec plus d'ardeur. Un travail de Titan fut accompli en quelques semaines. Tous, depuis l'officier le plus ancien, jusqu'à un jeune automobiliste volontaire de quinze ans, réunirent toutes îleurs forces, leurs pensées, et leur amour de la patrie pour mettre Tsingtau en état de défense.

Personnellement, je n'eus pas de chance. Trois jours après la chute de Müllerskowski, j'étais parti, par un soleil radieux, pour mon premier grand vol de reconnaissance; après avoir survolé tout le territoire et couvert des centaines de kilomètres au delà, je rentrais à Tsingtau, heureux du travail accompli.

J'étais à quinze cents mètres d'altitude et l'atterrissage s'annonçait particulièrement difficile par suite des conditions atmosphériques défavorables. Quand je fus à cent mètres environ au-dessus du terrain, je rendis encore tous les gaz pour faire un dernier tour et atterrir contre le vent; mon moteur reprit pendant une seconde, puis brusquement se mit à cracher et cala complètement. Il ne fallait que quelques secondes pour l'examiner, mais c'était suffisant, étant donnée la faible altitude, pour que je ne puisse plus penser à atterrir sur mon terrain.

Il m'était également impossible de tourner à droite ou à gauche. A droite, il y avait le club de polo et un fossé profond, à gauche le Strandhotel et les villas.

Je compris qu'il n'y avait plus rien à faire et je ne pensai qu'à sauver mon moteur!

Un petit bois se trouvait devant moi; j'espérais encore pouvoir y poser mon appareil. Je manœuvrai le gouvernail de profondeur, mais, dans cet air tropical, brûlant et léger, l'appareil tomba comme une pierre. Ma tête rasa les fils télégraphiques; alors, je pliai les genoux et sortis instinctivement les jambes hors de l'appareil, au même instant, un choc violent se produisit; j'entendis des craquements, tout vola en éclats autour de moi; ma tête et mes genoux frappèrent brutalement contre le réservoir d'essence. Puis, ce fut le silence.

Me sentant sain et sauf, je commençai à regarder autour de moi: mon Taube gisait le nez dans le fossé de la route, la queue en l'air; les ailes et le train d'atterrissage n'étaient plus qu'un amas de bois brisé, de toiles et de fils de fer.

Ah, mon pauvre petit Taube! Sans compter qu'il me laissait dans le plus grand embarras le troisième jour de la mobilisation. C'était pour moi un désespoir indicible. Ne voulant tout de même pas laisser complètement sombrer mon courage, je réunis toutes les ruines dans le hangar, car j'avais apporté d'Allemagne des hélices et des ailes de rechange.

Je souhaitais seulement que le moteur fût intact, car je n'avais pas de pièces de rechange pour celui-ci et, avec la meilleure bonne volonté, il m'eût été impossible de m'en procurer.

Plein d'espoir, je me dirigeai vers les caisses de réserve et j'ouvris d'abord celle qui contenait les ailes. Mais, ô horreur, une affreuse odeur de moisi me prit à la gorge et, sans rien augurer de bon, nous ouvrîmes l'enveloppe intérieure qui était en zinc.

L'aspect de ce qui s'offrit à nous était effroyable. Dans la caisse, ce n'était plus qu'un tas de débris. Toutes les attaches des ailes étaient pourries; les nervures, les toiles et les petits morceaux de bois qui avaient été soigneusement collés et enveloppés gisaient maintenant pêle-mêle couverts d'une épaisse couche de moisissure.

Quel triste coup d'œil!

Après, ce fut le tour de la caisse des hélices. Même spectacle à l'intérieur. Les cinq hélices de réserve étaient inutilisables.

Le bois avait joué, les lames s'étaient détachées, tout était tordu et déformé.

C'était un cas difficile.

Néanmoins, mon chef mécanicien Stüben, qui était très habile, se mit très courageusement à la besogne et, l'après-midi, je me joignis à lui avec mes deux autres mécaniciens, Frinks et Scholl, et huit Chinois menuisiers aux chantiers; je m'efforçai alors de reconstituer les ailes moisies.

Je me rendis aux ateliers avec l'hélice la moins endommagée et le maître menuisier R. me tira d'embarras en faisant construire parles Chinois une nouvelle hélice sous sa direction.

Ce fut un vrai succès!

Qu'on se représente seulement ce travail: sept planches de chêne furent assemblées avec de la colle forte ordinaire. Alors, deux Chinois, suivant les instructions que le maître menuisier leur avait données, taillèrent avec des haches une hélice irréprochable dans cette masse de bois. Le travail, quoique fait à la main, était si exact et si soigné que, seuls, des Chinois étaient capables de l'exécuter ainsi.

C'est avec cette hélice et mes ailes reconstituées que j'ai pu quitter Tsingtau pendant le siège.

Dans le hangar, nous n'étions pas restés oisifs non plus. Nous avions travaillé nuit et jour avec la plus grande activité et, neuf jours après ma chute, mon Taube, au lever du soleil, était sur le terrain de départ, prêt pour son vol d'essai.

On comprendra facilement qu'avant ce vol, je n'aie pas vu les choses en rosé.

J'avais tiré mes surfaces portantes d'un monceau de pourriture; nous avions dû les tendre de notre mieux, car il ne restait pas une partie absolument plane; l'hélice, comme je l'ai déjà dit plus haut, avait été également reconstituée et ne rendait pas plus de cent tours. Le terrain d'aviation était disposé de telle façon que, si l'on ne réussissait pas le départ du premier coup, c'était la chute inévitable.

Je n'avais pas le droit de m'arrêter à ces considérations. C'était la guerre; j'étais le seul aviateur et je n'avais qu'à remplir mon devoir. J'ai eu de la chance! Pour alléger l'appareil, j'avais débarqué tout ce qui n'était pas absolument indispensable; après une certaine résistance au début, mon grand oiseau finit cependant par s'élever dans les airs et, bientôt, je m'en sentis complètement maître. Je décrivis alors joyeusement des cercles, et en passant au-dessus de la maison de notre gouverneur, je lançai fièrement ce message: « L'avion est au point! »

Alors commencèrent mes grands voyages d'exploration; je survolai entièrement le territoire et même à plus de cent kilomètres de distance, j'explorai tout le pays; je surveillai les routes d'approche; je volai le long de la côte sauvage et crevassée, afin de voir si l'ennemi n'approchait pas en un point quelconque ou ne cherchait pas à aborder.

Ce furent les plus beaux vols de ma vie. L'air était pur et transparent, le ciel merveilleusement bleu; le soleil rayonnait avec amour sur ce superbe pays, sur les hautes et sauvages montagnes coupées de ravins profonds et sur la mer d'un bleu intense qui encadrait tout l'ensemble. Ce furent des heures saisissantes, incomparables, dont je jouis le cœur débordant de joie.

Mais, les soucis ne manquèrent pas. Déjà, après mon deuxième vol de reconnaissance, les différentes pièces de l'hélice qui avaient été collées étaient disjointes et c'était un vrai miracle qu'elles ne se soient pas séparées complètement. Il fallait tout démonter et coller de nouveau. A partir de ce moment, ce drame s'est reproduit à chaque nouveau vol. Dès que j'étais rentré, il fallait enlever l'hélice; je l'emmenais dans ma voiture à l'atelier; là, on recollait rapidement les différentes pièces et on la mettait sous presse. Tard dans la soirée, j'allais la rechercher, je la remettais en place et alors, je pouvais repartir le lendemain.

Lorsque l'hélice se fendait de nouveau, je recollais les pales avec de la toile et du sparadrap, et cela tenait au moins pour un moment.

A Tsingtau, j'avais encore un second service à assurer, j'étais commandant de la station de ballons, mes concurrents plus légers que l'air.

Avant mon départ de Berlin, j'avais suivi un cours d'aéronautique qui consistait en un voyage en ballon libre et quelques exercices en ballon captif.

La station de ballons captifs de Tsingtau, encore récente, se composait au total de deux gros ballons de mille mètres cubes, d'une nacelle et de tous les accessoires nécessaires pour le gonflement et le service de ces ballons.

Un sous-ofïicier de marine qui avait fait un court stage d'instruction dans l'aéronautique et moi étions les seuls ayant quelques notions sur les ballons. Après avoir installé et organisé cette nouvelle station, nous en arrivâmes à nous occuper très consciencieusement et avec beaucoup de précautions du gonflement des ballons. Nous fûmes vraiment très fiers lorsque la première grosse saucisse jaune, épaisse et rebondie, gît à terre, solidement amarrée. Alors, avec mon sous-officier, je coupai toutes les cordes et bientôt le monstre jaune oscilla doucement dans le ciel. Nous le ramenâmes à terre et, pour la première ascension, je grimpai seul dans la nacelle. J'ai bien failli alors commencer mon fameux voyage jusqu'en Allemagne car, lorsque je commandai: « Lâchez tout! », on libéra maladroitement beaucoup trop de câble; le ballon s'éleva verticalement d'un seul bond à une cinquantaine de mètres et tendit alors brutalement ce câble. Je pensai alors: « Ça y est, il s'en va! » Un choc énorme se produisit en effet et il s'en est fallu de peu que je ne sois lancé hors de la nacelle. Comme le câble était tout neuf, il tint bon, grâce à Dieu, et cela me servit de leçon. Je commençai alors graduellement l'instruction et l'exercice de mes hommes et bientôt, tout fonctionna comme si nous n'avions fait que cela toute notre vie.

Le gouvernement avait fondé de grandes espérances sur les ballons captifs. On comptait surtout qu'ils rendraient de grands services pour observer l'avance de l'ennemi et repérer son artillerie. Malheureusement cet espoir ne se réalisa en aucune façon et les craintes que j'avais manifestées au sujet de l'utilité de cette station de ballons se réalisèrent en tous points.

Bien que je me sois élevé en ballon jusqu'à douze cents mètres, nous n'avions pu parvenir à voir au delà des hauteurs qui se trouvaient devant nos positions fortifiées et, par suite, à observer les mouvements de l'ennemi, ni surtout à repérer les positions de son artillerie lourde.

Cela aurait pourtant été d'une importance capitale pour la défense de Tsingtau.

Pour faire comprendre la situation délicate dans laquelle nous nous trouvions à Tsingtau, quelques explications sont nécessaires:

Tout le territoire de Kiautchou consiste en une étroite langue de terrain, à l'extrémité sud-ouest de laquelle se trouve la ville de Tsingtau. Entourée de trois côtés par la mer, la ville est bordée au nord-est par une chaîne de collines en demi-cercle, les monts Moltke, Bismarck et Iltis, qui va, elle aussi, de la mer à la mer. Notre position principale de résistance était placée sur ces montagnes; et, au pied de la chaîne, dans la partie nord-est, se trouvaient nos cinq ouvrages d'infanterie protégés par des fils de fer barbelés. Au delà, s'étendait une large vallée traversée en partie par le fleuve Haïpo; puis, se présentant également en demi-cercle de la mer à la mer, la série de collines dangereuses pour nous de Kuschan, de Waldersee et du Prince Henri, ces dernières d'une structure si sauvagement romantique qu'elles semblaient directement tombées de la lune. Derrière ces hauteurs aboutissait une large vallée au delà de laquelle les masses rocheuses et escarpées du Lau-Hou Schan, du Tung-Liu-Schui et du Lauschan s'élevaient vers le ciel.

Comme il nous importait avant tout de savoir ce qui se passait au delà de la zone neutre et qu'à partir du 27 septembre nous fûmes complètement enfermés derrière les barbelés, comme il fallait voir aussi où l'ennemi installait son artillerie de siège et que nous avions dû depuis longtemps renoncer pour cela aux espérances que nous avions mises dans notre ballon captif, il ne nous restait, pour atteindre notre but, que des renseignements occasionnels et brefs et... mon avion!

Les journées d'août furent absorbées par un travail incessant. Il était presque impossible de reconnaître Tsingtau et, surtout, la zone neutre. On construisit des positions d'artillerie et des positions de défense; le plus triste, c'est que les charmantes petites forêts plantées avec tant de peine et d'amour et qui étaient la gloire de Tsingtau durent tomber sous la hache afin de ne pas gêner le tir. Que de travaux de culture, que d'efforts et de choses agréables ont été alors anéantis là d'un seul coup!

Le 23 août, date de l'expiration de l'ultimatum japonais, arriva; il est superflu de dire qu'on n'avait pas jugé à propos d'y répondre. Le mot d'ordre fut ce jour-là:

« Tenir bon toujours! »

Et c'est bien aussi ce que nous pensions au fond du cœur.

Je me souviens encore comment, le lendemain matin, étant à mon balcon et contemplant l'azur infini des flots, je remarquai à quelques milles plusieurs ombres noires qui se mouvaient lentement. A l'aide de mes jumelles, je pus reconnaître des torpilleurs. Patzig, qui était arrivé en hâte, en fut persuadé aussi. C'était exact; nous étions le 24, ils avaient commencé le blocus.

Ainsi, c'était donc réel: les Japonais osaient attaquer l'empire allemand!

La lutte de l'empire jaune, soutenu par une poignée d'Anglais, contre un régiment allemand sur pied de guerre avait donc commencé!

Aussitôt après l'expiration de l'ultimatum, un détachement d'environ mille hommes fut porté en avant pour défendre la zone neutre le plus longtemps possible ainsi que les routes d'accès de Tsingtau. Cette poignée d'hommes a remarquablement rempli sa tâche. Il s'agissait de défendre une étendue de terrain de trente kilomètres de large, dont dix kilomètres seulement possédaient une artillerie, déjà très insuffisante. Là où il aurait fallu deux corps d'armée, il n'y avait que mille hommes. Dans des combats acharnés et intrépides, de simples patrouilles, luttant souvent contre des bataillons ennemis entiers, cédaient lentement à des forces vingt fois supérieures. Le 28 septembre seulement, la vaillante troupe fut repoussée derrière la ligne de défense principale qui se ferma alors sur nous jusqu'à la fin de la lutte.

Les autorités de Tsingtau ne se rendirent pas suffisamment compte, au début du siège, de l'utilité de mon appareil, ni de celle de l'aviation en général.

Il est vrai que tout ce qu'ils en avaient vu jusque-là n'avait rien d'extraordinaire. Cela allait bientôt changer.

Un des premiers jours du siège, je survolai de nouveau la côte sud de la presqu'île de Schantung pour repérer les navires ennemis et surtout les points de débarquement des troupes. La côte semblait dépeuplée; on n'y apercevait rien. Tout à fait tranquille à la pensée qu'il n'y avait pas la moindre chose à craindre de ce côté, je me hâtai de rentrer. Ce même soir, je retournai encore au Gouvernement pour y voir un camarade. J'y rencontrai par hasard le chef d'Etat-Major, qui était très pressé, car il quittait un instant une importante séance chez le Gouverneur pour aller chercher un livre.

Tout en marchant, il me dit: « Eh bien, Plüschow, avez-vous encore volé? »

« Mais, oui; je rentre justement. J'ai cherché pendant plusieurs heures sur la côte les points de débarquement ennemis, mais je n'ai rien trouvé. »

Je vois encore aujourd'hui le visage étonné de notre chef.

« Quoi, vous avez survolé la côte et vous le dites seulement à présent. Nous tenons conseil depuis deux heures, pour chercher comment nous pourrions empêcher les gros débarquements de troupes dans la baie de Dsin-Dsia-Kou qui nous ont été signalés aujourd'hui par notre service de renseignements. Puisque vous en arrivez et que vous pouvez nous donner une précision si opportune, venez donc chez le Gouverneur et rendez-lui compte de vos observations.

Toute la question put être réglée en quelques mots: l'espion avait inventé ce qu'il avait signalé. J'étais content, car j'avais sauvé l'honneur et le prestige de l'aviation!

Bientôt, je reçus le baptême du feu dans mon appareil. C'était dans les premiers jours de septembre, alors que je volais très loin au delà de la zone neutre et que, à quinze cents mètres d'altitude, je me réjouissais de ce beau jour de soleil. Je distinguai tout à coup au-dessous de moi une forte colonne de troupes japonaises en marche qui me salua d'un feu nourri d'infanterie et de mitrailleuses. Je rentrai fièrement avec dix traces de balles dans mes ailes. Après cela, je ne descendis plus au-dessous de deux mille mètres, car là les balles des fusils et des mitrailleuses ne sont plus dangereuses pour le moteur ou pour l'hélice.

Je reçus bientôt aussi le baptême du feu à terre.

Un des jours suivants, je me rendais en auto à Schatsy-Kou où nous avions des postes avancés. Sans penser à mal, je m'arrêtai devant une maison. A mon grand étonnement, tous les officiers et les hommes qui se trouvaient le long d'un talus qui les protégeait du côté de la mer me firent des signaux en agitant vivement les bras; je crus qu'ils me saluaient et je leur répondis de la même façon. J'étais encore dans ma voiture lorsque je perçus directement au-dessus de ma tête un sifflement aigu et tout de suite après un craquement effroyable. Un premier obus venait d'éclater à dix pas de nous, en plein dans le mur d'une maison et, avant que j'aie repris mes esprits, les coups suivants arrivaient déjà.

Nous sortîmes alors vivement de la voiture et, prenant nos jambes à notre cou, nous nous élançâmes auprès des autres, derrière leur fragile abri. Mes camarades se tordaient de rire car, si la situation était grave, le coup d'œil était plaisant.

Nous apprîmes bientôt ce qui était arrivé. Une flottille de torpilleurs japonais était devant nous et essayait de détruire Schatsy-Kou. Nous restâmes ainsi deux heures durant sous le feu des obus sans rien voir et sans pouvoir quitter notre abri. Puis, vers midi, le tir des Japonais sembla se ralentir et, bientôt, le feu cessa complètement. Quand nous examinâmes les dégâts causés à la maison, nous trouvâmes des petits Chinois déjà occupés depuis longtemps à ramasser des éclats d'obus. Tandis que nous étions assis tranquillement pour prendre une tasse de café, trois de ces enfants arrivèrent d'un air triomphant, tenant dans leurs petits doigts sales des fusées qu'ils jetèrent tranquillement devant nous sur la table. Si elles avaient éclaté, cela aurait fait un joli feu d'artifice.

Il nous fallut ensuite revenir et lorsque la voiture parvint dans la première vallée entre les rochers, les obus d'un nouveau bombardement crépitèrent derrière nous.

Peu de temps après, il fallut évacuer entièrement Schatsy-Kou ainsi que le reste du secteur; le 28 septembre, nous fûmes enfermés derrière les barbelés et, en même temps, commença le premier bombardement sérieux venant de la mer.

Ce fut une véritable danse.

Un matin, j'étais dans ma baignoire pour me rafraîchir d'un long vol lorsque j'entendis un bruit sec assourdissant. Comme nos canons avaient déjà tiré nuit et jour, je ne m'inquiétai pas autrement de ce bruit formidable et je l'attribuai à notre obusier de 28 centimètres de la batterie Bismarck, au pied de laquelle se trouvait ma villa et qui, pour économiser les munitions, n'avait pas encore tiré jusqu'ici.

J'envoyai mon ordonnance pour voir si mon avion n'avait pas souffert; mais, quelques minutes après, il revint hors d'haleine et tout pâle en me disant: « Mon lieutenant, il faut quitter rapidement la villa, car quatre grands vaisseaux tirent sur nous. Un gros obus a éclaté tout près du hangar; grâce à Dieu, l'avion n'a pas été atteint et personne n'est blessé. Je me suis seulement brûlé les doigts, car j'ai trouvé un bel éclat et je voulais l'emporter comme souvenir; il était bien chaud, mais je l'ai pris tout de même »; là-dessus, il tira de son mouchoir à moitié brûlé un éclat gros comme le bras provenant d'un obus de 30 centimètres. Je sortis alors de mon bain et, en moins de deux minutes, j'étais près de mon avion sérieusement menacé. En réunissant nos efforts, nous plaçâmes le cher oiseau dans un autre coin du terrain où il se trouvait un peu mieux protégé derrière un pan de mur. Ensuite, je courus au poste de commandement pour contempler le spectacle du bombardement.

Ce poste se trouvait sur une colline d'où on avait une vue merveilleuse sur Tsingtau. De là, on voyait tomber tous les obus et, au cours des semaines qui suivirent, quand je ne volais pas, je restais là-haut au grand air pour suivre le combat.

Le premier bombardement de Tsingtau, ce 28 septembre, fit une grande impression.

Le bruit des explosions, des éclatements des obus, des détonations était considérablement augmenté par les montagnes entourant la ville. Les coups du gros 305 de marine se succédaient sans interruption et nous avions l'impression que Tsingtau ne serait bientôt plus qu'un monceau de ruines. C'est un sentiment pénible auquel on s'habitue pourtant assez vite. On est vraiment impuissant devant l'obus qui tombe; on ne peut rien faire qu'attendre que ce soit fini. Il faut seulement avoir la chance de ne pas se trouver sur sa trajectoire, ni à son point de chute.

Les vaisseaux ennemis s'éloignaient à toute vapeur et se trouvaient ainsi en sûreté, hors de portée de nos canons. En tête marchaient les trois croiseurs de bataille japonais et, derrière eux, le bâtiment de ligne anglais Triumph, qui était sous les ordres du Japon.

Dieu merci, ce bombardement ne causa pas grand dommage, si bien qu'à partir de ce moment, nous voyions arriver les bombardements avec le plus grand calme.

Ce soir-là, je fus témoin d'un événement particulièrement triste, nous dûmes couler nos canonnières Cormoran, Iltis et Luchs après avoir détruit tout leur armement.

Ce fut un spectacle lamentable.

Les trois navires, attachés l'un derrière l'autre, furent remorqués par un vapeur en eau profonde où on les fit sauter. On aurait dit que ces bateaux savaient qu'on les conduisait à la mort; leurs mâts dénudés se dressaient vers le ciel d'un air infiniment triste, comme pour appeler à l'aide; au milieu des flammes, les coques des bateaux tournoyèrent comme si elles étaient réellement vivantes jusqu'à ce qu'enfin les flots, en les recouvrant, missent fin à leurs souffrances. A cette vue, mon cœur de marin se crispa. Peu de temps après, le Lauting et le Taku subirent le même sort et, peu avant la reddition, le petit Jaguar et le croiseur autrichien Kaiserin-Elisabeth après que ces deux vaisseaux nous eurent rendu les plus grands services. Le travail de ces deux unités remplit une page glorieuse dans l'histoire de la lutte et de la mort de Tsingtau.

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Diverses Plaisanteries Japonaises

L'activité de l'armée de siège japonaise était une terrible énigme pour nous. Après les premiers gros bombardements, nous pensions tous que les Japonais essaieraient immédiatement de prendre la forteresse d'assaut; mais, rien de semblable ne se produisit. Nous ne comprenions pas l'ennemi, qui devait pourtant bien savoir combien nous étions faibles et qu'il lui aurait suffi de franchir un seul réseau de barbelés pour être dans la forteresse.

Les bruits les plus étranges circulaient parmi nous. « Les Japonais n'osaient pas nous attaquer, car les choses tournaient à notre avantage en Europe! » Ou bien: « Les Américains envoyaient leur flotte à notre secours et les Japonais seraient obligés de se retirer! » Ou encore: « Les Japonais voulaient nous affamer afin que Tsingtau tombe entre leurs mains en aussi bon état que possible! »

Mais tout cela n'était que suppositions. Tranquillement, avec méthode et sans que nous puissions les en empêcher, les Japonais débarquaient leurs troupes, construisaient des routes et des chemins de fer, amenaient de gros canons de siège et leurs munitions, se retranchaient en face de nos barbelés et poussaient activement leurs travaux devant notre ligne de défense.

C'est alors que commença mon travail le plus important: la reconnaissance des batteries lourdes ennemies.

Tous les jours, lorsque le temps et l'état de mon hélice le permettaient, j'étais sur mon avion dès les premières heures de l'aube.

Je partais alors vers une destinée incertaine. Quand le soleil se levait, je planais déjà très haut dans le ciel, survolant pendant des heures les positions ennemies et épiant tout ce qui se passait en bas, dans notre cher petit territoire où un ennemi hardi cherchait à s'insinuer pour y semer la mort et la ruine.

Ma mission était difficile mais enviable et elle fut couronnée de succès.

J'en fus persuadé par les efforts que fit l'ennemi pour me descendre et me mettre hors d'état de nuire.

Comme je l'ai déjà mentionné, j'étais l'unique aviateur de Tsingtau, « le roi des oiseaux » de Tsingtau, comme m'appelaient les Chinois, et je n'avais qu'un seul appareil à ma disposition. Pour le moment, il ne fallait ni faire d'expériences, ni rien casser, sans quoi c'en eût été fait de l'aviation.

La difficulté des vols était considérablement accrue par l'exiguïté du terrain d'aviation, véritable cuvette étroitement enserrée entre de hautes montagnes et aussi par l'état de l'air. A cause des montagnes, hautes et abruptes, à cause de la différence du vol au-dessus de la terre et du vol au-dessus de la mer, à cause aussi du fort rayonnement du soleil, les mouvements de l'air étaient tout à fait anormaux et l'atmosphère aussi défavorable à huit heures du matin que vers midi en Allemagne, à l'époque la plus chaude de l'année. Seul, celui qui en a fait l'expérience peut s'imaginer la difficulté du vol dans une telle région.

Il en résulta que mon appareil, construit pour l'atmosphère normale de l'Allemagne, était trop lourd pour cet air léger; mon moteur ne rendait pas assez à cent tours et je volais avec une hélice construite dans les conditions défectueuses indiquées plus haut.

Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que je ne pusse songer à emmener un observateur. Je supprimai de l'appareil tout ce qui n'était pas indispensable afin de l'alléger. L'essence et l'huile étaient si justement mesurées qu'il m'arrivait même, lorsque je devais sortir, de laisser ma veste de cuir à la maison pour être plus sûr de pouvoir décoller.

Le départ, en effet, était la grosse difficulté. Si je le ratais, c'était ma perte et celle de mon avion. Cet envol était toujours une lutte pour la vie ou pour la mort, et combien de fois s'en est-il fallu d'un cheveu que l'appareil ne se brisât!

Quelquefois, lorsque je partais vers le sud, je rencontrais des remous énormes au bout du terrain d'aviation, à l'endroit où la mer vient battre le fort Hu-Tchuen-Huk et mon avion était littéralement aspiré; j'arrivais pourtant à le faire passer au-dessus des canons du fort, mais aussitôt après, il retombait lourdement et souvent, il s'en fallait de bien peu que je n'arrive pas à le maintenir au-dessus de la surface de la mer. Une fois là, il se rétablissait lentement et commençait à grimper.

Le départ vers le nord (et en dehors de ces deux directions il n'y avait pas autre chose) était effroyable; je ne l'ai essayé en tout que six ou sept fois, et je m'en souviendrai toute ma vie.

Je devais alors décoller à l'extrémité sud du terrain et, en suivant la ligne droite, survoler cette place, longue à peine de cent mètres, mes hangars, plusieurs villas et notre cimetière situé sur une étroite corniche à cent cinquante mètres de hauteur et entouré des deux côtés par les masses rocheuses de la montagne Bismarck et du mont Iltis. En laissant à gauche derrière moi la montagne Bismarck, j'arrivais aux vallées latérales où il y avait toujours de terribles remous; mon appareil subissait alors un choc violent, penchait sérieusement par tribord et, malgré tous mes efforts, je n'arrivais pas à le redresser. Il ne me fallait pas non plus toucher au gouvernail de direction pour ne pas donner contre les rochers. Mon avion se précipitait alors dans cette vallée infernale, la pointe de son aile droite à quelques centimètres des arbres et des rochers qui se trouvaient au-dessous, et je ne pouvais rien faire de mieux que de maintenir ma direction avec tout mon sang-froid pour ne pas aller m'écraser sur le sol. Lorsque je planais enfin de l'autre côté, au-dessus de la baie de Kiautchou, mon appareil redevenait raisonnable.

J'avoue que je tremblais à chaque sortie, mais j'étais régulièrement enchanté quand c'était fait et que je m'élevais en spirales, jusqu'à ce que j'atteignisse 2 000 mètres. C'était, en tous cas, une épreuve de patience. Parfois, j'y arrivais en une heure; généralement, il me fallait une heure trois quarts. Pendant tout ce temps je volais loin, très loin au-dessus de la mer pour échapper aux shrapnells que les Japonais ne manquaient pas de m'envoyer. A quoi réfléchir alors, si ce n'est à ce fait que je n'avais qu'un simple avion de campagne et qu'à la moindre panne de moteur, je me noierais sûrement. Le résultat aurait été le même d'ailleurs si j'avais eu une panne au-dessus du continent ou si une balle m'avait atteint de plein fouet. Dans tout le territoire, il n'y avait que rochers, ravins et, en dehors du terrain d'aviation, pas la moindre petite place où j'aurais pu atterrir sain et sauf.

Ces pensées me revenaient de temps en temps à l'esprit les premiers jours; mais, comme rien de fâcheux ne m'arriva, elles m'abandonnèrent peu à peu.

Pendant tout le temps que durait l'ascension, je me réjouissais de tout: soleil superbe, coup d'œil admirable sur les rochers abrupts et la vue de la mer intensément bleue. Presque toujours, je chantais ou je sifflais une romance et quand le baromètre marquait 2 000 mètres, je murmurais un Deo gratias; je me dirigeais vers les lignes ennemies par le plus court chemin et je commençais mes observations. Voici comment je procédais:

Dès que je me trouvais au-dessus de l'ennemi, je calais mon moteur de façon à ce que l'appareil conservât de lui-même son altitude. Je suspendais ma carte devant moi au gouvernail de profondeur, je prenais un crayon et un carnet et j'observais l'ennemi entre le fuselage et les ailes. Je n'avais pas à toucher au gouvernail de profondeur et j'actionnais le gouvernail de direction avec mes pieds.

Je survolais les positions jusqu'à ce que j'aie tout repéré et inscrit, pris des notes exactes et fait un croquis. J'en eus bientôt une telle habitude que, souvent, il m'arrivait d'observer pendant une heure et demie ou deux heures sans lever les yeux et de tout noter ponctuellement.

Enfin, lorsque j'avais le cou un peu raide, je me tournais et je regardais de l'autre côté, jusqu'à ce que je sois satisfait de mes croquis et qu'un coup d'œil vers le réservoir m'ait averti qu'il était temps de rentrer, si je voulais arriver jusqu'au port.

Le vol de retour était toujours le même. Je contournais fièrement les ateliers et la ville et, arrivé au-dessus du terrain, j'arrêtais mon moteur pour descendre en vol plané par une série de courbes savantes; quatre minutes plus tard, j'étais en bas sain et sauf.

Il fallait faire vite.

Tout le temps que mon avion planait au-dessus des positions ennemies, il était naturellement le point de mire des fusils et des mitrailleuses. Il ne faut pas oublier non plus les shrapnells et ceux-ci étaient particulièrement désagréables.

Les Japonais me réservaient toujours de nouvelles surprises. Par exemple, lorsque je rentrais d'une exploration par une splendide matinée avec un ciel bleu merveilleux et que je voulais atterrir, je voyais flotter au-dessus du terrain, à environ trois cents mètres de hauteur, de petits nuages blancs, qui, d'en haut, paraissaient tout à fait charmants.

Mais, je remarquai bientôt que les Japonais se permettaient avec moi une nouvelle plaisanterie, car ces petits nuages accompagnaient tout simplement les shrapnells de 105.

A quoi cela servait-il? Il n'y avait qu'à serrer les dents et à passer au travers!

Et quatre minutes après, mon appareil descendu de deux mille mètres en un vol vertigineux était triomphant sur le terrain. Je le roulais alors aussi vite que je pouvais sous le hangar dont le toit était recouvert de terre.

La meilleure solution pour moi était d'employer la ruse.

Quelquefois, lorsque j'étais encore au-dessus des positions ennemies, j'arrêtais subitement mon moteur et je descendais verticalement dans un coin de terrain, si bien que les Japonais croyaient m'avoir atteint; aussi étaient-ils bien surpris quand ils constataient que je roulais déjà vers le hangar au moment où leurs shrapnells éclataient.

Comme les Japonais voyaient que je revenais toujours, ils déplacèrent deux de leurs pièces de 105 assez loin vers l'arrière et sur les côtés pour que leurs projectiles pussent m'atteindre facilement pendant les heures où je croisais au-dessus de leurs positions. C'était très désagréable et, bien souvent, mon sort aurait été réglé si je n'avais échappé à leur atteinte par un rapide virage.

Les shrapnells éclataient alors si près de moi que, malgré le bruit du moteur, j'entendais le claquement odieux des détonations et je sentais un violent courant d'air sur le visage; mon avion commençait alors à rouler comme une vieille coque sur les flots, ce qui me gênait considérablement pour observer.

Il me faut bien avouer que chaque fois que j'avais réussi à atterrir avec succès, j'éprouvais un vrai sentiment de joie et de satisfaction devant le travail accompli; la plupart du temps, je traduisais cette joie par un cri de triomphe.

Il faut penser aussi que quelques minutes plus tôt j'étais à deux mille mètres, que j'avais vécu des heures de travail intense et de danger, que maintenant, malgré balles et shrapnells, j'étais de nouveau sur la terre bénie de Dieu et que j'avais un sol ferme sous les pieds.

Dès que j'étais arrêté, mes quatre hommes, méprisant les shrapnells, arrivaient en courant et m'aidaient à cacher ma machine. Mon chien fidèle, Husdent, bondissait autour d'eux en aboyant joyeusement.

Tandis que mes hommes remettaient l'avion en état pour ma prochaine sortie, j'étais déjà au volant de ma voiture, ayant en poche cartes et observations, Husdent. près de moi, et je traversais de nouveau le feu des shrapnells sur le terrain pour aller au Palais du Gouvernement où l'on attendait déjà mon rapport.

Je crois qu'on pourra comprendre ma joie et ma fierté quand je sortais mes documents; quelquefois, j'avais découvert dans la même journée cinq ou six nouvelles batteries ennemies et souvent mes observations remplissaient quatre pages du cahier de rapport.

La cordiale poignée de main du Gouverneur et celle de son chef d'État-Major m'en disaient plus que tous les remerciements.

Tandis que je rentrais chez moi pour déjeuner, nos canons tonnaient déjà et envoyaient une grêle de projectiles sur les positions que je venais de repérer.

 

Ruses de Guerre

Comme tout a l'air triste maintenant dans ma petite maison solitaire et abandonnée!

Dès le commencement du siège, le brave Patzig avait dû quitter notre domicile pour rejoindre à la hâte la batterie de 21 centimètres dont il avait le commandement. Il n'avait pu profiter que pendant un mois de cette gentille demeure, car après il dut rester dans une casemate où il fit son devoir jusqu'à ce qu'il eût tiré son dernier obus et que lés Japonais eussent transformé avec leurs obusiers de 28 toute sa batterie en un monceau de ruines.

Mon cuisinier chinois, Maurice, m'abandonna sans scrupule quand le premier obus tomba; puis, un beau soir, Fritz, Max et Auguste disparurent également sans laisser de traces.

Quelques jours après arriva un nouveau cuisinier chinois nommé Guillaume qui me raconta avec de grands gestes: « Toi, maître oiseau, moi bon cuisinier, pas partir comme coquin Maurice, moi pas avoir peur: moi, très bien faire chau-chau. »

Je le crus et je lui promis cinq dollars de plus; tout alla bien jusqu'au jour où les premiers obus ennemis tombèrent dans le voisinage. M. Guillaume disparut alors sans laisser plus de traces que son prédécesseur.

Je restai donc seul dans la maison abandonnée avec mon fidèle ordonnance Dorsch.

Nous étions alors les seuls habitants du quartier des villas dans la baie d'Iltis.

Ce séjour n'était ni agréable ni sûr, car les villas étaient bâties sur la colline où se trouvaient nos principales batteries et les obus ennemis qui étaient destinés à celles- ci pouvaient aussi bien tomber sur nous. Nous étions tous deux très prudents et, en particulier, nous abandonnâmes l'étage supérieur pour habiter le rez-de-chaussée; de plus, nous installâmes nos lits dans un coin, de façon à ne pas nous trouver directement devant la fenêtre, ce qui était alors une sécurité relative. Il vaut mieux, d'ailleurs, qu'aucun gros éclat ne nous ait donné l'occasion d'en faire l'expérience.

Je ne restai pas longtemps seul maître de l'air.

Le 5 septembre, dans la matinée, par un temps maussade, alors que le ciel était couvert de nuages très bas, nous entendîmes tout à coup le bourdonnement d'un moteur; je sortis de la maison en courant pour voir ce que c'était: un biplan gigantesque se montrait au milieu des nuages, juste au-dessus de nos têtes. Je restai muet de stupeur, et comme fasciné, je contemplai le fantôme. Bientôt cependant les premières bombes explosèrent et je remarquai des gros disques rouges sous les ailes de l'avion.

C'était donc un Japonais!

Je dois avouer que cela me parut singulier de voir un collègue ennemi si près au- dessus de ma tête. Cela promettait des distractions pour l'avenir!

L'apparition de l'aviateur ennemi avait été pour Tsingtau une surprise particulièrement désagréable. Personne n'avait songé que les Japonais pourraient aussi avoir des avions.

Dans le cours du siège, les Japonais eurent en tout huit appareils dont quatre grands hydravions biplans que je leur ai sincèrement enviés.

En effet, pendant les semaines qui suivirent, quand ces merveilleux hydravions japonais tout neufs, gigantesques, décrivaient dans les airs des cercles autour de la ville, combien de fois ne les ai-je pas contemplés avec envie!

Il faut reconnaître que les Japonais volaient très bien et avec un « cran » extraordinaire.

C'est une chance qu'ils n'aient pas été aussi adroits pour lancer leurs bombes, car cela aurait été mauvais pour nous.

Les bombes d'avion japonaises, de construction récente, étaient assez grosses et avaient une force d'éclatement énorme.

Les hydravions avaient le gros avantage de pouvoir amérir très loin sans risquer d'être dérangés par nous et sans tenir compte de la direction du vent. Ils avaient devant eux autant d'espace qu'ils pouvaient en désirer. Lorsqu'en toute sécurité ils avaient atteint leurs trois mille mètres, ils arrivaient au-dessus de nous et se moquaient de nos shrapnells et de nos mitrailleuses.

Le hangar de mon avion était un des principaux buts du bombardement ennemi.

Cela devint bientôt si dangereux pour mon avion qu'un certain soir, je le déménageai et je résolus de tromper mes collègues ennemis.

Mon véritable hangar se trouvait à l'extrémité nord du terrain; on pouvait très facilement le voir d'en haut et, bien entendu, les Japonais l'avaient repéré. J'édifiai alors en cachette, à l'autre extrémité du terrain, un nouveau hangar que j'appuyai à un contrefort de la montagne; je le camouflai avec de la terre et de l'herbe de telle sorte que, d'en haut, il était impossible de rien distinguer. Puis, avec beaucoup de ruse, nous construisîmes un faux avion en employant des planches, de la toile à voile et du fer-blanc; vu d'en haut, cela ressemblait à s'y méprendre à mon Taube. Ainsi, le tour était joué et les aviateurs ennemis pouvaient revenir.

Un jour, les portes de mon ancien hangar étaient ouvertes et mon faux avion visiblement installé devant, sur une belle herbe verte. Un autre jour, les portes étaient fermées et l'on ne voyait rien. Ou bien encore, cet avion se trouvait à un autre endroit de la prairie où ils se détachait particulièrement bien et cela continua ainsi. Les aviateurs ennemis arrivaient; ils lançaient bombes sur bombes et s'efforçaient d'atteindre cet oiseau innocent.

Nous, au contraire, pendant ce temps-là, nous étions installés avec notre véritable avion de l'autre côté du terrain, bien protégés par la toiture et nous nous tenions les côtes à force de rire en voyant les bombes poursuivre leur pauvre victime.

Un certain jour où, de nouveau, pas mal de bombes étaient tombées, je ramassai un bel éclat; j'en confectionnai une carte de visite sur laquelle j'écrivis: « Toutes mes meilleures salutations aux collègues ennemis. Pourquoi lancez-vous des choses si dures? Vous pourriez nous crever les yeux. Cela ne se fait vraiment pas! »

J'emportai ce message à une sortie suivante et je le laissai tomber sur la base des hydravions japonais.

C'était l'annonce de ma prochaine visite.

Sur ces entrefaites, un nommée du dépôt d'artillerie avait confectionné des bombes à mon intention. Elles étaient superbes: des boîtes de fer-blanc de deux kilos sur lesquelles on pouvait lire: « Sietas, Planbeck and C , excellent café de Java, » remplies de dynamite, de clous de sabots et dé morceaux de fer. La partie inférieure était munie d'une pointe de plomb, la partie supérieure d'un détonateur constitué par une petite pièce de fer pointue qui, au moindre choc, frappait la capsule d'une cartouche et faisait ainsi exploser la bombe. Ces objets me paraissaient assez peu rassurants; je les traitais comme des personnes très susceptibles et j'étais toujours enchanté une fois que je m'en étais débarrassé. Elles n'ont pas causé grand dommage. Une fois, j'ai atteint un torpilleur, mais la bombe n'éclata pas; plusieurs fois, j'ai été sur le point de toucher un transport; une autre fois, d'après les nouvelles japonaises, j'aurais lancé une bombe au milieu d'une colonne et envoyé ainsi une trentaine de jaunes chez Hadès.

Dans une autre occasion, je fus particulièrement furieux: j'étais parti de grand matin reconnaître le camp de nos chers cousins et je me proposais d'ajouter mon excellent café de Java à leur petit déjeuner. La bombe tomba, d'après les rapports anglais, sur la tente qui leur servait de cuisine comme sur un tremplin, si bien qu'elle rebondit sans éclater.

Bientôt, j'abandonnai le plaisir des bombardements; étant seul, j'avais bien assez à faire. Les résultats ne compensaient pas le temps ainsi perdu à lancer des bombes. je me suis très souvent rencontré en l'air avec mes collègues ennemis. Certes, je ne cherchais pas ces rencontres, car, seul dans mon Taube qui s'élevait lentement, et descendait lourdement, je ne pouvais rien contre ces biplans qui avaient trois hommes à bord. Comme mon devoir essentiel consistait avant tout à faire des reconnaissances, il me fallait ramener sain et sauf l'unique avion de Tsingtau.

Un jour, tandis que j'étais absorbé dans mes observations, mon avion se mit tout à coup à rouler et à tanguer violemment. Je pensai qu'il s'agissait simplement d'un de ces déplacements d'air si fréquents dans les régions montagneuses et qui augmentent singulièrement les difficultés de l'aviation. Donc, sans chercher davantage, je continuai en prenant seulement d'une main le gouvernail de profondeur pour maintenir mon appareil.

Quand je rentrai, on m'apprit, à mon grand étonnement, qu'un avion ennemi était passé au-dessus de moi et qu'on avait pensé qu'il allait me descendre.

A la sortie suivante, je me tins sur mes gardes et, lorsque j'aperçus un ennemi au- dessous de moi, je le poursuivis et je déchargeai sur lui les trente coups de mon pistolet Parabellum.

Peu de temps après, il faillit m'en arriver autant. J'étais seulement à 1 700 mètres et, malgré tous mes efforts, je ne pouvais pas arriver à monter plus haut. J'étais justement au-dessus de la base des hydravions au moment où un biplan ennemi prenait le départ. Je continuai mes observations en me disant: II peut encore en mettre, avant d'arriver à ma hauteur.

Mais, au bout de quarante minutes à peine, en regardant à gauche par-dessus le fuselage, j'aperçus l'ennemi qui planait à la même hauteur que moi et à moins de mille mètres de distance. Tonnerre, il est temps de se méfier et de monter plus haut; mais, comme ensorcelé, mon avion n'arrivait pas à gagner ifn mètre, tandis que l'autre un quart d'heure après était déjà pas mal plus haut, se dirigeant en biais au- essus de moi; je devinai son intention de me couper la route de Tsingtau.

On aurait pu alors parier pour celui qui arriverait le premier au-dessus de Tsingtau.

Je gagnai la course.

Dès que je fus au-dessus du terrain, je descendis en vrille et, lorsque j'eus atterri, les bombes ennemies commencèrent à éclater derrière moi.

L'effet des bombes est quelquefois extraordinaire.

Des ordres sévères avaient été donnés à Tsingtau pour que tout le monde gagne les abris à l'approche des avions ennemis, de façon à éviter des pertes inutiles. Un sous-officier avait déjà été blessé ainsi qu'un Chinois, et c'était bien suffisant! Cent chinois à peu près travaillaient sur mon terrain et, dès qu'ils entendaient les avions, ils se précipitaient en lieu sûr.

Une fois, un jaune resta absolument seul au milieu du terrain, et, étonné, regarda le grand oiseau. Boum! Une bombe tombe, et où éclate-t-elle? Exactement à quelques pas du pauvre diable, qui fut grièvement blessé.

Je le répète; il faut avoir la guigne pour se trouver exactement où tombent les obus ou autres objets aussi nuisibles.

 

Hurrah

Que se passait-il pendant ce temps à Tsingtau? Le bombardement, venant de la mer avait lieu chaque jour et bientôt s'y ajouta, avec une rage infernale, celui des premières batteries de terre. En dehors des abris et des casemates, il n'y avait plus un endroit sûr dans toute la ville. Le bombardement devenait de plus en plus violent et, certains jours, plusieurs centaines d'obus de 305 furent tirés sur la petite ville, rien que de la mer.

Le 14 octobre, un bombardement particulièrement violent fut dirigé sur notre ouvrage maritime à Hu-Tchuen-Huk. Les vaisseaux ennemis croisaient au loin et, dès la deuxième salve, leurs obus de 305 couvrirent ce petit ouvrage. Les salves se suivaient sans arrêt et, partout, ce n'étaient que colonnes d'eau, de flammes, de fumée; l'éclatement des obus faisait trembler le sol.

Ce matin-là, j'étais comme toujours au poste de commandement de la côte situé à un kilomètre à peine du fort bombardé et je suivis ainsi, de très près, ce drame effroyable.

Des éclats d'obus mesurant parfois jusqu'à un mètre de longueur sifflaient au- dessus de nos têtes sans que nous y fassions attention, tellement nous étions absorbés par le spectacle du fort bombardé, spectacle si grandiose qu'il est impossible de le décrire.

On peut seulement vivre ces choses-là.

Nous pensions avec tristesse à la vaillante garnison et à sa perte certaine quand, au moment où le feu atteignit son maximum d'intensité, une vieille pièce de 24 centimètres se mit à tirer; pleins d'anxiété, nous dirigeâmes alors toutes nos jumelles vers les bateaux ennemis.

Tout à coup, un cri de joie retentit, car là-bas, notre obus venait de tomber au milieu du pont d'un des vaisseaux de ligne anglais, le Triumph. Ce dernier vira aussitôt de bord et s'enfuit avec une telle rapidité que, lorsque notre deuxième obus arriva très peu de temps après, il tomba à cinquante mètres environ en arrière du bateau.

Après avoir échangé quelques signaux avec le vaisseau amiral japonais, le Triumph mit le cap sur Yokohama pour passer en réparation.

Les trois bateaux japonais continuèrent leur bombardement, mais désormais d'une distance si respectueuse qu'il était inutile de tirer avec nos vieux canons qui ne pouvaient, à beaucoup près, porter assez loin.

Vers midi, le bombardement cessa enfin quand l'ennemi put croire avec raison, comme nous d'ailleurs, que le fort était détruit et ses occupants tués.

Aussitôt, l'État-Major du commandant du front de mer se hâta vers le fort de Hu- Tchuen-Huk et je le suivis avec mon auto.

Comme nous nous attendions à un spectacle affreux, nous fûmes d'autant plus surpris de voir en arrivant toute la garnison s'agiter gaiement, ramassant des éclats et admirant les gigantesques cratères que les obus avaient creusés dans le sol.

Ce fut une vraie joie!

Pas de blessés, pas une pièce endommagée; aucun abri n'avait été traversé.

Le résultat de ce terrible bombardement pouvait se résumer ainsi: une caisse brisée et une chemise qu'un des hommes avait mise à sécher déchiquetée. Et pour cela, il avait fallu cinquante et un coups de canon de 305.

Un gros obus avait traversé une des minces coupoles cuirassées et était tombé tranquillement sans éclater sur la plate-forme à côté du canon.

Maintenant s'expliquait l'énigme de notre propre canon. Nos pièces n'avaient qu'une portée de 16.000. Mais les servants étaient arrivés, au prix d'une peine inouïe, à les relever d'un seizième de degré environ, et, dans ces conditions, le tir se trouvait être allongé de deux ou trois cents mètres.

Lorsque le canon ainsi relevé fut chargé, la garnison, sous le commandement du Lieutenant de vaisseau Haszhagen, guetta le moment où un des vaisseaux passerait à portée.

Le premier coup était arrivé au but. C'est dommage que, pour le deuxième coup, le Triumph se fût déjà éloigné, sans quoi son sort eût été réglé ce jour-là.

Il n'échappa pas cependant. Ce que nous n'avions pu faire nous-mêmes fut accompli quelques mois après par notre camarade Hersing. Au printemps 1915, il a vengé la garnison de Tsingtau en coulant ce même Triumph avec son U-Boot devant les Dardanelles.

Aussi tous ceux de Tsingtau lui en sont reconnaissants!

Des relations particulièrement cordiales m'unirent désormais aux officiers et à la garnison du fort de Hu-Tchuen-Huk.

En réalité, j'y étais rattaché; d'abord parce que mon terrain d'aviation arrivait jusqu'au fort et aussi parce que la petite garnison était toujours témoin de mes départs et surtout de mes efforts pour éviter ses canons. Plus d'une fois, je les vis tous sur le point de se précipiter à l'eau pour me sauver parce qu'ils pensaient que j'allais y tomber avec mon appareil.

Chaque fois que j'étais l'hôte du commandant du fort, le Lieutenant de vaisseau Kopp, nous avions plaisir à nous peindre sous les plus belles couleurs notre arrivée en Allemagne, la guerre une fois terminée, et, bien entendu, je devais marcher avec la garnison du fort de Hu-Tchùen-Huk.

Le 17 octobre, assez tard dans la soirée, un groupe d'officiers se tenait dans une attente anxieuse au poste de commandement de la côte. D'en haut, nous ne savions guère de quoi il s'agissait. Le vieux torpilleur S-90, sous les ordres du Lieutenant de vaisseau Brunner, devait sortir.

Déjà l'avant-veille, il avait fait une sortie de nuit hardie en haute mer et semé des mines dans les parages d'où les bateaux japonais nous bombardaient.

Aujourd'hui, il avait à remplir une mission difficile qui devait être la dernière: traverser la ligne des contre-torpilleurs ennemis et attaquer l'un d'eux.

La nuit était claire, mais la lune devait se coucher vers dix heures, et c'est alors qu'il sortirait.

Dix heures, dix heures trente; l'angoisse devenait intolérable; on n'apercevait toujours pas le S-90.

Enfin, à onze heures, nous distinguâmes une grande ombre grise qui avançait prudemment sur l'eau au pied du mont de Perl; bientôt, nos yeux perçants de marins reconnurent la silhouette du torpilleur.

Bon voyage, braves gens! Nous leur adressâmes de tout coeur nos vœux les plus ardents. Puis, le bateau échappa à nos regards et bientôt arrivait le moment dangereux où il devait traverser la ligne de défense.

Anxieux, nous ne quittions pas des yeux la haute mer, attendant d'un moment à l'autre l'éclair des projecteurs et le feu des pièces ennemies.

Tout resta calme.

Minuit; puis, minuit et demi; nous fûmes libérés d'un grand poids. Les ennemis n'avaient sans doute rien remarqué et notre torpilleur devait avoir atteint le gros de la flotte.

Les minutes nous semblaient des heures; personne n'osait parler.

Subitement, à une heure, nous aperçûmes très loin vers le sud une énorme colonne de feu; puis, les minces pinceaux des projecteurs fouillant de tous côtés; enfin, un grondement sourd et un tremblement très atténués parvinrent jusqu'à nous. Bravo! C'était l'œuvre du S-90! Dès une heure trente, nous reçûmes le sans-fil suivant: « J'ai attaqué un croiseur ennemi ainsi que trois torpilleurs; tous les torpilleurs sont atteints; le croiseur a sauté. Poursuivi par les flottilles ennemies et la route de Tsingtau étant coupée, j'essaie de m'échapper vers le sud et ferai sauter mon bateau si c'est nécessaire. Signé: BRUNNER. »

Ce télégramme en disait assez du commandant, de ses officiers et de tout l'équipage.

Peu de semaines après, sans l'avoir prévu, je retrouvais à Nanking l'équipage du S- 90; mais ceci est une autre histoire.

 

Le Dernier Jour

Le siège suivait sa progression normale. Les Japonais rapprochaient leurs tranchées; ils continuaient toujours à installer de nouvelles pièces d'artillerie lourde. Plusieurs fois, des masses d'infanterie japonaises avaient tenté, de nuit, l'assaut de nos positions d'infanterie et avaient été d'ailleurs complètement repoussées. Maintenant, les travaux d'infanterie et surtout les réseaux de fil de fer qui les protégeaient en avant étaient constamment sous le feu de l'artillerie ennemie et nos canons ne se taisaient guère non plus. Malheureusement, à cause du peu de munitions que nous possédions, nous étions forcés de faire des économies.

L'extraordinaire durée du siège, le feu incessant de l'artillerie et l'effrayante tension dans laquelle nous vivions commençaient à produire leur effet.

Mes nerfs aussi se tendaient.

Je n'arrivais à manger qu'en me forçant et je ne pouvais presque plus dormir. Si je fermais les yeux la nuit, aussitôt, j'avais ma carte devant moi et il me semblait apercevoir du haut de mon avion tout le territoire sillonné par les tranchées et les positions ennemies. Ajoutez à cela que ma tête et mes oreilles bourdonnaient à cause du bruit de l'hélice; et, entre temps, j'entendais de nouveau les paroles du chef d'État-Major:

« Plüschow, n'oubliez pas que vous êtes plus utile à Tsingtau que le pain quotidien! Revenez-moi toujours et conservez votre appareil en bon état! Pensez aussi que nous avons très peu d'obus et, comme nous les tirons d'après vos observations, rendez-vous compte de votre responsabilité! »

Dieu sait si j'y pensais!

Je n'avais plus autre chose dans la tête que les positions ennemies; je les survolais de nouveau en esprit des heures entières, me demandant si j'avais réellement vu ce dont j'avais rendu compte, si je ne m'étais pas trompé et si, par ma faute, le peu d'obus que nous possédions n'avait pas été tiré inutilement.

Lorsque je m'étais ainsi torturé la cervelle pendant des heures, je finissais quelquefois par m'endormir vers trois heures du matin, complètement brisé moralement et physiquement. A peine m'étais-je endormi que l'heure du devoir arrivait; mon monteur était devant moi et m'annonçait que l'avion était prêt.

Alors, il n'y avait plus à hésiter et bientôt, j'étais auprès de mon Taube, l'inspectant encore une dernière fois en détail.

Souvent alors mes nerfs auraient encore bien voulu me jouer un tour et mon cœur battait à grands coups.

Mais, dès que j'étais sur mon siège, le levier des gaz en main, et que j'avais fait de la tête un signe d'adieu à tout mon monde, rien ne comptait plus pour moi que le calme et la ferme volonté de remplir ma mission.

Lorsque j'avais décollé et que je m'étais élevé sans accroc à quelques centaines de mètres, tout rentrait alors dans l'ordre.

D'abord, j'éprouvais cette impression qui m'a toujours été particulièrement pénible: l'effrayante solitude, l'éternel isolement dans mon avion. Oui, si j'avais eu un camarade avec moi, rien que pour pouvoir lui faire un signe de temps en temps, cela aurait été pour moi un véritable soulagement.

Si, à cause du temps ou du mauvais état de mon hélice, j'étais resté plusieurs jours sans voler, je trouvais un énorme changement dans les lignes ennemies.

Souvent alors, un véritable désespoir s'emparait de moi là-haut.

Par où commencer dans tout ce que je distinguais de nouveau? Comment m'y retrouver au milieu de l'enchevêtrement des tranchées, des zigzags et des nouvelles positions? Alors, complètement découragé, je laissais tomber ma carte.

Mais cela ne durait que quelques secondes.

Je me reprenais rapidement et, armé de mon crayon, je recommençais à observer. Bientôt après, je ne remarquais et je n'entendais plus rien autour de moi; je ne voyais plus que l'ennemi et mes croquis.

Le 27 octobre fut pour nous un jour de joie. Nous reçûmes de Sa Majesté l'Empereur le télégramme suivant:

« Avec moi, tout le peuple allemand a les yeux fixés avec fierté sur les héros de Tsingtau qui, fidèles à la parole de leur Gouverneur, remplissent leur devoir. Soyez tous assurés de ma reconnaissance! »

A Tsingtau, cela fit battre tous les cœurs. Notre grand chef n'oubliait pas son fidèle petit détachement d'Extrême-Orient.

Chacun se promit de nouveau en lui-même de combattre, de remplir son devoir jusqu'au bout pour que l'Empereur pût être content de lui.

Bientôt arriva le 31 octobre, anniversaire de la naissance du mikado. Nous avions appris par des espions que les Japonais avaient décidé de prendre Tsingtau à cette date. Il est impossible de décrire cette journée.

Jusqu'à cette dernière nuit, les Japonais avaient achevé d'installer leurs batteries de campagne et le matin du 31 octobre 1914, vers six heures, tous les canons ennemis, aussi bien de marine que de campagne, déversèrent à la fois sur nous leur effroyable grêle de projectiles.

En premier lieu, les Japonais incendièrent les réservoirs de pétrole et on vit, dans le splendide ciel bleu, par un temps absolument calme, une énorme colonne de fumée toute droite qui semblait crier vengeance. Les Japonais tiraient de terre sur les premières lignes avec des obusiers lourds allant jusqu'au calibre de 28 centimètres et, de la mer, tonnaient les grosses pièces des bateaux. Le bruit formidable des obusiers, le fracas au départ, le sifflement des trajectoires, l'éclatement des projectiles, des obus explosifs, les détonations, l'explosion des shrapnells et le grondement de nos propres canons lourds, tout cela faisait un bruit infernal. Dans quel état devaient être tous les ouvrages et les terrains a voisinants! Les sommets de certaines montagnes se trouvaient emportés; le sol se creusait de crevasses profondes.

Enfin, le soir arriva et le feu ennemi diminua d'intensité. Nous pensions, comme l'ennemi d'ailleurs, que tous nos ouvrages étaient détruits, car ils avaient l'air, en grande partie, de monceaux de ruines. Mais, lorsque nos braves se précipitèrent vers leurs canons dont la plupart étaient enfouis sous des masses de terre et de pierrailles, ils les trouvèrent presque tous en bon état ou très peu endommagés.

Subitement, au milieu de la nuit, quand nous nous rendîmes compte que les colonnes d'assaut ennemies se rassemblaient, toutes nos pièces ensemble commencèrent à diriger un feu meurtrier sur les batteries ennemies et sur les troupes qui approchaient. Ce bombardement dut faire d'immenses ravages parmi les Japonais.

L'assaut prévu n'eut pas lieu et, le lendemain, l'artillerie ennemie ne commença à tirer que vers midi et assez faiblement. Ce feu fut tout de même suffisant pour que le petit fort de Hu-Tchuen-Huk reçût à lui seul cinquante obus de plein fouet.

Les Japonais tirèrent de cette nuit un enseignement; aussi huit jours et huit nuits terribles pour nous suivirent pendant lesquels le feu de leur artillerie ne cessa pas une minute.

D'après les calculs raisonnables, pas un de nous n'aurait dû rester en vie au cours de cette furieuse attaque. Comme par miracle, nos pertes furent minimes. L'artillerie japonaise tirait remarquablement, ce qui n'était pas fait pour nous surprendre, puisqu'une partie de leurs officiers d'artillerie avaient suivi les cours de tir de notre école de Jüterbog; seulement leurs munitions ne valaient rien et c'est ce qui nous sauva.

Malgré la violence de leur feu et un tir plongeant bien nourri, ils n'ont même pas réussi à démolir une casemate, un abri ou un ouvrage d'infanterie. C'est à cela ainsi qu'au fait qu'un grand nombre d'obus n'éclatèrent pas que nous devons de n'avoir pas eu plus de pertes à déplorer. Et, j'ai pu prouver en Allemagne à ceux qui voulaient critiquer et qui croyaient, à cause des faibles pertes, que Tsingtau ne s'était pas défendue, que:

Nous n'avions qu'une ligne de défense avec cinq petits ouvrages d'infanterie, un parapet et un misérable réseau de fils de fer.

Cette ligne, qui mesurait six kilomètres de longueur, était tenue par trois mille hommes. Il n'y avait pas de deuxième ligne, ni de seconde position, ni surtout d'hommes pour les occuper, car nous n'étions guère plus de quatre mille hommes en tout!

Et lorsque, après ce bombardement de huit jours, les barbelés et le parapet furent détruits, les trente mille Japonais auxquels nous avions résisté pendant des semaines purent approcher facilement pour forcer Tsingtau à se rendre.

Dès les premiers jours de novembre, nous nous préparâmes au combat final.

Dans la nuit du premier novembre, le vaillant équipage de notre fidèle allié, le croiseur autrichien Kaiserin-Elisabeth, fit sauter son bateau et le coula après avoir tiré ses derniers obus.

Quelques jours après, ce fut le tour de notre dernière unité, la vaillante petite canonnière Jaguar.

Puis, nos docks et nos grues suivirent et bientôt les ateliers ne furent plus qu'un monceau de ruines. Nos canons n'avaient plus de munitions; quelques-uns furent anéantis par le feu de l'artillerie ennemie; nous fîmes sauter nous-mêmes la plupart des autres après qu'ils eurent accompli leur tâche.

Le 5 novembre 1914, je dus, moi aussi, en arriver à la destruction de mon biplan. Avec l'aide du Lieutenant aviateur autrichien Clobuczar et des ateliers, j'avais, au prix d'un travail très pénible, construit un superbe hydravion. Il était maintenant terminé et je pensais m'en servir pour mes reconnaissances, puisque je ne pouvais plus utiliser mon terrain, qui n'étant qu'à quatre ou cinq mille mètres de l'ennemi, se trouvait constamment sous le feu de son artillerie.

Maintenant, mon biplan ne pouvait plus me servir.

Tout notre travail et toute notre peine avaient été hélas, bien inutiles.

L'après-midi, lorsque je me présentai devant le Gouverneur, celui-ci me dit:

« Nous attendons d'heure en heure l'assaut des Japonais. Voyez si vous pourriez quitter la forteresse demain matin en avion. Je crains seulement que les Japonais ne vous en laissent pas le temps.

Et maintenant, adieu et bonne chance. Merci pour tous les services que vous avez rendus à Tsingtau! »

Et là-dessus, il me serra la main. J'avais l'ordre de sortir de la citadelle; ainsi, j'étais congédié.

Je fis donc mes adieux à mes supérieurs et à mes camarades, qui me confièrent une quantité de lettres privées.

Ensuite, j'allai une dernière fois à ma villa dire adieu à toutes les pièces et à certains objets qui m'étaient devenus chers; j'ouvris la porte de l'écurie et je laissai mon cheval et mes poules en liberté. Je courus alors à mon avion afin de le mettre au point pour son dernier vol.

Penché sur ma carte, je l'appris presque par cœur et me livrai à toutes sortes de calculs.

Enfin la nuit, je montai pour la dernière fois jusqu'à la plate-forme où, depuis des semaines, malgré le bombardement, mon ami, le Lieutenant de vaisseau Aye, veillait près de sa batterie et d'où l'on avait une vue superbe sur tout Tsingtau et sur l'ensemble du pays avoisinant. Captivé par la vision féerique qui s'offrait à moi, je restai longtemps assis sur la plus haute pointe du rocher. Au-dessous de moi, on distinguait une véritable houle de minces éclairs provenant des canons ennemis qui effectuaient un furieux pilonnage. Comme un ruban d'or, le feu de nos fusils et de nos mitrailleuses entretenu par nos hommes dans la vallée s'étendait d'une rive à l'autre.

Juste au-dessus de ma tête, des milliers de canons lourds se livraient à un vacarme infernal; ils avaient pour mission de balayer la crête afin de pouvoir ensuite atteindre leur but. Derrière moi, nos propres obusiers grondaient pour un dernier salut et, de loin, de la pointe sud de Tsingtau, les canons de 21 du fort de Hsiauniwa faisaient retentir de leur voix d'airain le chant du cygne.

Ému jusqu'au fond de l'âme, je revins vers Aye et, après un cordial adieu, au cours duquel il me souhaita bonne chance pour le vol que j'allais entreprendre, nous nous donnâmes une cordiale poignée de main et nous nous séparâmes.

Je fus le dernier officier de Tsingtau à lui serrer la main. Quelques heures après, il tombait avec sa petite trotipe dans un combat héroïque contre des forces trente fois supérieures, alors qu'il refusait de rendre ses canons.

Brillant exemple d'un noble héroïsme! J'employai le temps qui me restait encore à mettre avec mes quatre hommes mon appareil au point pour être prêt à remplir ma mission à n'importe quel moment au cas où les Japonais attaqueraient ou parviendraient à percer les lignes.

Le 6 novembre 1914, de grand matin, alors que la lune se détachait encore dans le ciel, mon avion était prêt pour le départ et l'hélice fredonnait joyeusement sa romance matinale.

Il n'y avait plus de temps à perdre. Le terrain était devenu intenable sous le feu des obus et des shrapnells japonais. Encore une fois, j'inspectai rapidement tout mon appareil; je pris congé de mes quatre mécaniciens à qui je donnai une solide poignée de main; je caressai une dernière fois la tête de mon fidèle chien; je donnai tous les gaz et, tel une flèche, le Taube s'élança dans la nuit.

Subitement, comme j'étais environ à trente mètres de hauteur à peu près au milieu du terrain, mon appareil subit un choc formidable et il me fallut une main de fer pour maintenir ma direction et éviter la chute. Un obus ennemi avait éclaté juste au- dessous de moi et le déplacement de l'air avait failli me précipiter à terre.

Mais, Dieu soit loué! A part un trou grand comme le poing qu'un éclat fit à mon aile gauche, cela ne me causa aucun dommage.

Quelques shrapnells arrivèrent encore derrière moi. C'étaient les derniers signes d'adieu que m'adressaient les Japonais et leurs alliés les Anglais.

Lorsque je fus suffisamment haut, je me retournai encore une fois.

J'aperçus tout en bas ce cher petit Tsingtau, notre seconde patrie, le Paradis terrestre qui avait déjà tant souffert et avait encore tant à souffrir!

Le bruit du canon, l'éclatement des obus, le claquement des fusils et des mitrailleuses parvenaient jusqu'à cette hauteur solitaire.

Un torrent d'éclairs permettait de distinguer nettement les deux lignes de combat. C'était le signal du commencement de l'assaut définitif et de la résistance désespérée.

Pourrions-nous encore soutenir cet assaut?

De la main, je fis un signe vers la terre. Adieu Tsingtau! Adieu chers camarades qui combattez là-bas!

Ce dernier adieu me fut pénible infiniment; ma gorge se serra et je poussai mon appareil en direction du cap Jaschke.

Quand le soleil se leva dans toute sa spendeur, je planais déjà très haut dans l'éther bleu, au-dessus des chaînes de montagnes du sud, abruptes et sauvages.

J'avais réussi à percer le blocus de la façon la plus moderne.

 

Dans la Fannge des Rizières Chinoises

La flotte ennemie était à l'ancre derrière les monts de Perl. Je ne pus m'empêcher de survoler encore une fois ses vaisseaux.

Puis, je m'éloignai de plus en plus d'une marche à peu près régulière vers le sud de la Chine, vers un pays inconnu et un sort incertain. Je passai au-dessus de montagnes sauvages creusées d'abîmes, au-dessus de fleuves et de vastes plaines, par moment aussi au-dessus de la mer immense, de villes et de villages.

Je m'orientai à l'aide d'une carte grande comme la main et d'un compas. A huit heures du matin, j'avais déjà parcouru deux cent cinquante kilomètres. Je me trouvai au but de mon voyage, à Hai-Dchou, dans la province de Kiang-su.

Je scrutai le pays qui se trouvait au-dessous de moi pour y chercher un terrain propre à l'atterrissage. Cela n'avait pas l'air fameux.

Le pays avait été entièrement inondé par les averses torrentielles des derniers temps. Les seuls endroits secs étaient occupés par des maisons ou par des tombeaux chinois. Je découvris enfin un champ d'environ deux cents mètres de long sur vingt de large, mais qui était entouré devant et derrière par une rivière et des deux autres côtés par des fossés profonds et des murs élevés.

L'atterrissage était diablement difficile, et pourtant je ne pouvais pas rester éternellement en l'air. Comme je me trouvais au milieu de la Chine et non pas en Allemagne, je devais encore m'estimer heureux d'avoir découvert cette place.

Je descendis en décrivant de grandes spirales, et, après un vol plané assez raide au cours duquel mon appareil plongea brusquement dans l'air surchauffé, je me posai, à huit heures quarante-cinq du matin, sur une rizière marécageuse.

Le sol argileux était détrempé et si collant que mon train d'atterrissage enfonça et que les roues se trouvèrent immobilisées; une grande secousse et ma machine piqua du nez, capotant presque au dernier moment.

L'hélice vola en morceaux; mais, grâce à Dieu, malgré le choc, tous mes membres étaient intacts.

Je fus d'abord frappé par le calme qui m'environnait. Enfin, pour la première fois depuis des semaines, je n'entendais plus le grondement des canons, ni l'éclatement des obus, ni le sifflement des shrapnells.

Mon petit Taube, la queue en l'air et le nez dans la fange, demeurait calme et paisible dans un rayon de soleil.

A une certaine distance, une quantité de Chinois se pressaient, hommes, femmes et enfants, beaucoup d'enfants, en proie à un étonnement plein d'angoisse.

Tous, comme tous les autres Chinois des régions que j'ai survolées, pouvaient à peine croire au prodige, car j'étais le premier aviateur qu'ils voyaient, et ils pensaient que c'était le mauvais génie en personne qui venait leur apporter du malheur.

Lorsque je descendis de mon appareil et que je voulus faire signe à quelques hommes d'approcher, ce fut une fuite éperdue. Ils se sauvèrent tous en courant, criant et hurlant, les hommes les premiers, laissant tomber leurs enfants, qu'ils abandonnaient comme victimes au diable. Vraiment mon apparition dans les contrées les plus reculées de l'Afrique n'aurait pas causé un plus grand effroi.

Prenant rapidement mon parti, je courus derrière cette horde, et je saisis trois ou quatre Chinois par leurs queues: je les traînai, hurlant, vers mon avion, pour leur montrer que le grand oiseau ne ferait de mal à personne.

Au bout de quelque temps, ils se calmèrent et même, lorsque je leur eus donné quelques pièces de monnaie, ils pensèrent que ce pourrait bien être, exceptionnellement, un bon esprit, qui était descendu du ciel, et ils consentirent alors à m'aider pour remettre l'avion dans la position horizontale. Quand les autres remarquèrent cela, ils arrivèrent en troupe tellement compacte que je ne comprends pas comment mon appareil n'a pas été écrasé.

Il fallait voir l'étonnement des Chinois! Ils tâtaient, ils piaillaient, criaient, riaient.

Seuls, ceux qui connaissent les Chinois et qui savent à quel point ils sont enfants peuvent se représenter dans quelle délicate situation je me trouvais.

Assourdi par le vacarme de toute cette horde, je restai tranquillement dans ma carlingue, assis sur la caisse métallique contenant les documents secrets, mon pistolet Mauser près de moi pour plus de sécurité et j'attendis les événements qui ne manqueraient pas de se produire.

Toutes mes tentatives pour m'entendre avec les Chinois restèrent vaines. Les coquins me faisaient des grimaces ou me riaient tout simplement au nez.

Au bout de quelques instants, Un énergique « Good Morning, Sir » me tira de cette situation étrange. Près de moi se tenait un monsieur qui se présenta comme le Docteur Morgan, de la mission américaine. Après de cordiales salutations et une vigoureuse poignée de main, je lui expliquai ma situation et lui demandai son aide, d'autant plus qu'il parlait couramment chinois.

Je constatai bientôt que j'étais tombé en bonnes mains.

Le volumineux passeport chinois qui m'avait été remis à Tsingtau fut aussitôt envoyé au mandarin; une heure après, quarante soldats arrivèrent d'une caserne située à dix minutes à peine et la garde de mon avion leur fut confiée.

J'acceptai volontiers alors l'invitation à déjeuner du Docteur Morgan et je me rendis avec lui à la mission, emportant tout ce qui n'était ni rivé, ni cloué.

Je fus reçu de la façon la plus charmante et je fis la connaissance de Madame Morgan, autrefois Madame Rice, femme du missionnaire américain, et d'un Monsieur G.; tous trois rivalisèrent d'amabilité à mon égard.

J'étais encore à table lorsqu'un officier chinois fut annoncé; il me fit connaître qu'une garde d'honneur, composée d'une Compagnie, avait été placée pour moi devant la maison et qu'il était chargé par le mandarin de s'inquiéter de mes désirs et de savoir si je me trouvais bien, qu'enfin, le mandarin lui-même me rendrait visite dans une demi-heure.

J'étais touché de tant de prévenances.

Au bout de dix minutes, une autre visite arrivait; cette fois c'étaient les autorités de la ville de Hai-Dchou qui voulaient m'adresser leurs salutations.

La situation était unique. J'étais assis au milieu de ces vieux et respectables dignitaires chinois après avoir échangé avec eux d'interminables et très profondes révérences, au milieu d'un tumulte indescriptible. L'entretien, pour lequel Monsieur Morgan nous servait d'interprète, devint bientôt très animé.

On me demanda d'où je venais, quel aspect avait Tsingtau et si c'était bien vrai que j'avais emprunté la voie des airs, combien il m'avait fallu de temps et quel pouvoir magique me permettait de voler. Il était difficile d'arriver à répondre à ces nombreuses questions et, bien que l'interprète se donnât la plus grande peine, les bons fils de l'Empire du Milieu ne comprirent pas grand'chose.

Un petit incident se produisit alors.

Notre entretien durait encore lorsqu'une visite fut annoncée à la maîtresse de maison et dix ou douze charmantes petites Chinoises défilèrent en trottinant et en glissant; elles portaient de superbes petits pantalons et des tuniques de soie bariolées. Deux ou trois de ces jeunes personnes restèrent clouées par la curiosité et l'effroi à la porte de la pièce dans laquelle les hommes étaient assis et nous regardèrent la bouche ouverte et avec de grands yeux étonnés. Un bref appel de Madame Morgan les fit s'enfuir, affolées. J'appris plus tard la raison de cette conduite singulière. Pour une Chinoise distinguée, c'est un grand manque d'éducation de scandaliser un hôte masculin par sa curiosité ou par son regard.

Les trois pécheresses reçurent une sérieuse réprimande. J'avoue que ces mœurs ne firent pas mon bonheur, car j'aurais eu du plaisir à regarder de plus près ces charmantes petites dames si bien parées.

Mon hôtesse me raconta aussi comment elle avait été assaillie de questions par les Chinoises. Avant tout, celles-ci voulaient savoir quel mauvais esprit avait menacé la ville dans la matinée en criant et en bourdonnant. Lorsqu'on leur répondit que, dans cet appareil, il y avait un homme venant de Tsingtau, elle se mirent tout simplement à rire et pensèrent: Non, si elles étaient assez sottes pour que les blancs leur racontent toujours des histoires, elles ne l'étaient tout de même pas au point de croire de pareilles absurdités.

En tout cas, Madame Morgan m'assura que, pendant les deux années qui allaient suivre, les Chinois attribueraient à l'apparition de mon avion toutes les fausses couches, les mauvaises récoltes, tout ce qui arriverait de fâcheux et que les médecins, en particulier, ne manqueraient pas d'exploiter la chose.

Vers onze heures du matin, le mandarin en personne apparut au milieu d'un grand tamtam de tambours et de trompettes. Gros et gras, la tête impeccablement rasée et dans un magnifique costume de soie, il fit son entrée avec beaucoup de dignité. Les salutations furent très solennelles et les profondes révérences, presque jusqu'à terre, n'en finissaient plus.

Après que le mandarin se fut informé de ma santé et de mes désirs, il m'assura le plus aimablement du monde de sa haute protection et prit congé.

Son départ eut lieu d'une façon aussi solennelle que son arrivée.

Aussitôt que j'eusse rendu au mandarin ma visite officielle, et qu'il m'eût invité à dîner, j'entrepris de démonter mon avion.

Mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Ne possédant moi-même qu'une clef anglaise, je me mis à la recherche des outils nécessaires. Mais, j'étais en Chine, dans une contrée où on était en retard de mille ans et où clefs et tournevis étaient des objets totalement inconnus.

Finalement, je découvris à la mission une hache et quelque chose qui ressemblait vaguement à une scie.

Avec cela, je me mis au travail et, comme je voulais au moins sauver mon fidèle moteur Mercedes cent chevaux de la destruction, je le soulevai et, à l'aide de la scie, je le séparai des montants. Je constatai alors la qualité du travail allemand. Il me fallut quatre heures entières pour arriver à détacher le moteur, tant c'était construit solidement.

Pour ne pas contrevenir aux lois de la neutralité, je confiai mon moteur à la garde du mandarin.

Après, ce fut le plus triste.

Comme le reste de l'avion, même dépourvu de ses ailes, ne pouvait passer par aucune des portes, ni dans aucune des rues de la ville, je dus le détruire. Après l'avoir inondé d'essence, j'y mis le feu; il fut aussitôt entouré de grandes flammes dorées qui le consumèrent entièrement.

Quand je vis brûler mon Taube, cela me fit la même impression que si je perdais un camarade très cher.

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Mr MacGarvin Empoisonné par du Poisson

Le soir, je me rendis chez le mandarin.

Lorsque je franchis le seuil de ma porte, je constatai que toute la cour était illuminée par des torches et d'innombrables lampions. La garde présentait les armes, les tambours battaient et les musiciens jouaient d'une façon qui ne peut être appréciée que par des oreilles chinoises. Le mandarin m'avait même envoyé sa propre chaise à porteurs pour mon usage personnel.

Je n'oublierai jamais cette soirée.

J'étais assis dans ma chaise tendue de soie bleue dont les fenêtres étaient garnies de rideaux; elle était portée par huit gaillards superbes. Devant, sur les côtés et derrière cette chaise marchaient des soldats, l'arme sur l'épaule, et un grand nombre de coureurs suivaient avec des lampions gigantesques. La chaise était bercée doucement au pas cadencé et vigoureux des porteurs. Toutes les dix minutes, le porteur de devant donnait un signal qui consistait en un coup sec de sa canne par terre et la chaise s'arrêtait: les porteurs changeaient les brancards d'épaule et reprenaient leur pas rapide.

Au bout de quarante minutes, nous avions atteint le palais du mandarin. Là aussi, je fus accueilli par une musique assourdissante, des commandements et une brillante illumination. Les petites portes ménagées au milieu du portail gigantesque s'ouvrirent à mon approche et le mandarin en personne vint au-devant de moi.

Plusieurs hauts dignitaires et plusieurs généraux étaient déjà rassemblés et, après les salutations cérémonieuses, on servit, selon l'usage, le thé vert et léger de la bienvenue. A cette occasion, j'offris au mandarin, en signe de reconnaissance, mon pistolet Mauser avec des munitions.

Il ne cacha pas sa joie et la bonne humeur régnait lorsque nous nous assîmes pour le repas. Une immense table ronde couverte d'une cinquantaine de plats, dans lesquels se trouvaient réunies toutes les friandises chinoises, s'offrit à nos regards. Pour m'honorer, en qualité d'hôte, on me donna un couteau et une fourchette; le travail commença alors. Je n'ai pu compter que trente-six plats, et quels plats! Depuis les tendres nids d'hirondelles jusqu'aux nageoires de requin, la salade de pointes de canne à sucre jusqu'au plus délicieux ragoût de poulet, rien n'était oublié. Il me fallait goûter à tout et le mandarin ne se lassait pas de me servir. Oui, et même parfois, quand il avait un bon morceau dans son assiette, il le prenait avec ses doigts pour le mettre dans la mienne. Comme boisson, il y avait d'abord de la bière en bouteille, qui avait déjà fait son apparition jusque-là, ensuite de l'alcool de riz.

Monsieur Morgan avait beaucoup à faire pour traduire la conversation, qui était très animée et qui n'était pas toujours dépourvue d'une note comique.

Les combats autour de Tsingtau, les pertes des Japonais et des Anglais, l'aviation, intéressaient les Chinois au plus haut point. Ils ne se lassaient pas de poser des questions.

Je pris congé de mon mandarin de la façon la plus cordiale et la plus reconnaissante; le lendemain, je dus également faire mes adieux à mes aimables hôtes.

Lors de mon atterrissage, je n'avais sur moi que ma brosse à dents, un morceau de savon et mon vêtement d'aviateur qui consistait en un veston de bord, une écharpe et des guêtres. J'avais emmené, en outre, dans l'appareil, un costume civil de sport. C'est celui-ci que je portais maintenant. La petite fille du missionnaire, âgée de cinq ans, me fit cadeau de son vieux chapeau de feutre râpé pour remplacer ma casquette qu'un Chinois avait volée pendant que je démontais mon avion. Vers le soir, je fus reconduit avec beaucoup de cérémonies jusqu'à la petite jonque que le mandarin avait mise à ma disposition.

Ma suite et, en même temps, ma garde d'honneur jusqu'à l'embarcadère se composait du Général Liu, qui s'était déjà fait un nom en combattant les pirates, de deux officiers et de quarante-cinq hommes, sans compter le personnel du bateau. Mort de fatigue après tout ce que je venais de subir, je me rendis dans ma petite chambre de bois où, à ma grande surprise, et aussi à ma plus grande joie, je trouvai, au lieu d'un lit de camp de bois, un superbe sac de couchage avec des couvertures et un matelas que la femme du missionnaire, toujours prévoyante, avait envoyés à bord. Je me demande ce que je serais devenu sans ces objets, avec mes simples vêtements de sport. Il faisait un froid terrible, le vent soufflait par les fentes et par les trous, et à travers le toit je pouvais contempler le ciel étoile.

Tandis que ma pensée s'enfuyait au loin vers le nord près de mes braves camarades restés à Tsingtau, qu'elle ne pouvait se détacher d'eux, ni du sort de la ville, en réfléchissant à tout cela, je remerciai le sort qui m'avait permis de traverser indemne tant de combats, de dangers et aussi tant d'heures pénibles que j'avais dû vivre pour pouvoir remplir mon devoir jusqu'au bout. Le sommeil arriva enfin.

Nous avancions lentement. Les jonques étaient tirées au moyen d'une corde fixée à la partie supérieure du mât par deux coolies qui suivaient la rive en remontant le fleuve. La première étape, jusqu'à Bampu, que j'avais couverte en avion en moins de vingt minutes, demanda un jour et demi. Après, cela alla mieux, surtout lorsque le vent devint favorable et que nous pûmes avancer à la voile. Cette étape, de Hai- Dchou à Nankin, dura cinq jours pleins.

Le voyage fut extrêmement intéressant pour moi. Nous suivîmes tout un réseau de rivières jusqu'au vieux et célèbre canal Impérial, qui nous conduisit par le Yang-tsé- kiang jusqu'à Nankin. Nous traversâmes une contrée fameuse par les excès des pirates ainsi que des villes dont le sol n'avait jamais été foulé par un Européen. Dans le jour, quand il fallait haler la jonque, je marchais sur la rive voisine avec le Général et la moitié de l'escorte et je pouvais examiner en détail des villes extrêmement intéressantes ainsi que les populations chinoises qui n'avaient pas encore été touchées par la culture européenne. Les Chinois, hommes, femmes et enfants se précipitaient en foules bariolées hors de leurs habitations, me regardaient, moi, qui étais la plupart du temps sans chapeau, avec le plus grand étonnement; quelques- uns même venaient me toucher pour se persuader que j'étais réellement un homme.

Ce qui les étonnait le plus, c'était mes cheveux blonds et mes yeux bleus.

Mes promenades ainsi que mon séjour sur la jonque se passèrent à peu près silencieusement. Mon aimable Général portait bien des habits européens, mais son pantalon était lié aux chevilles, selon la mode caractéristique chinoise, et, de sa nuque, pendait une magnifique tresse qui était attachée coquettement à la ceinture de son veston. En dehors du chinois, le brave homme n'entendait pas un mot d'une autre langue, et je ne comprenais pas le chinois.

Pour les repas, qui étaient copieux, mais sentaient terriblement l'oignon et l'ail, nous nous asseyions dans la petite chambre de la jonque, l'un en face de l'autre; nous nous contentions de nous sourire aimablement de temps en temps et là se bornait tout notre entretien.

Enfin, le 11 novembre, nous arrivâmes à Yang-Dchou-Fou et on s'imaginera facilement avec quelle avidité je me précipitai sur les journaux.

Très ému à l'idée de connaître enfin le sort de Tsingtau, je parcourus le « Shanghaï Times ». A la deuxième page, j'aperçus le nom de Tsingtau! Mais non, ce n'était pas possible, une pareille chose ne pouvait pas arriver dans le monde. Et, plein d'horreur et de dégoût, je lus:

Lâche reddition de Tsingtau Prise de la citadelle sans un coup d'épée Toute la garnison ivre se livre au pillage.

Suivaient tant d'insanités, de mensonges grossiers, que, plein de mépris, je jetai la feuille. Les Anglais osaient donc traiter ainsi nos braves défenseurs?

Ah, je ne connaissais pas encore les journaux anglais. Plus tard, à Shanghaï et ensuite en Amérique, avec les journaux américains, j'ai dû m'habituer à bien d'autres choses, sans parler de ce que j'ai lu en Angleterre.

Au moins, maintenant, j'étais fixé sur le sort de Tsingtau, qui était d'ailleurs inévitable. Je n'avais pas quitté la forteresse trop tôt puisque, peu de temps après, elle avait dû se rendre devant des forces supérieures.

Dans l'après-midi de ce 11 novembre 1914, nous arrivâmes heureusement à Nankin.

Je fus accueilli cordialement à la gare par le lieutenant de vaisseau Brunner, commandant du torpilleur S.90 et par ses officiers.

Nous nous rendîmes en voiture dans les bâtiments où les hommes du S.90 étaient logés et où je constatai, à ma grande surprise, qu'une chambre avait déjà été préparée pour moi. Aux questions étonnées que je posai, mes camarades me répondirent que je devais aussi être interné et qu'ils se réjouissaient tous d'avoir un quatrième pour le scat. Premièrement, je ne joue jamais aux cartes, ce que je leur fis savoir immédiatement; deuxièmement, je n'avais pas du tout les mêmes idées qu'eux sur la question d'internement, mais je gardai cela pour moi.

Je me rendis donc avec le Général Liu au Palais du Gouverneur de Nankin. Hélas! ou plutôt heureusement pour moi, le Gouverneur n'était pas visible. Un vieux médecin chinois me reçut très aimablement; il me souhaita la prospérité pour l'avenir et aussi un bon séjour à Nankin.

Je le remerciai pour la prospérité, mais j'avais mon opinion personnelle pour ce qui était de mon séjour à Nankin.

Je pris congé du Général Liu, qui était visiblement heureux d'avoir rempli sa mission, et lorsque je montai en voiture, un soldat chinois en armes s'assit à côté de moi.

A ma question étonnée sur ce que cela signifiait, il me répondit dans un allemand pénible qu'il était ma garde d'honneur, qu'il devait me protéger et, qu'à partir de ce moment, il m'accompagnerait partout.

C'était tout de même un peu fort et contraire aux conventions.

On m'avait assuré expressément à Hai-Dchou que le voyage à Nankin était une simple formalité et qu'ensuite je serais complètement libre.

Ici on voulait donc m'interner?

Il me fallait agir rapidement avant qu'un des Chinois pût parler d'internement et ne me ravît ma liberté. Le plus désagréable était la « garde d'honneur »; il fallait que je trouve une solution.

Ce même soir, nous tous, officiers, étions invitée chez un Allemand de notre connaissance. Mon plan était fait: après quelques heures agréables pendant les- quelles je dus parler sans cesse des derniers jours de Tsingtau, les officiers prirent congé et ils rentrèrent, suivis de leur garde fidèle; il était environ dix heures. Il me fallait encore attendre une demi-heure, et ce serait pour moi le moment le plus favorable pour disparaître, si toutefois je pouvais arriver à m'échapper.

Lorsque mon hôte sortit, qui trouva-t-il encore devant lui? Mon gardien jaune!

Que faire alors? Prenant rapidement ma décision, j'envoyai notre boy au gardien pour lui demander ce qu'il faisait là, puisque ces messieurs étaient déjà partis depuis longtemps, qu'il devait courir après eux tout de suite, sans quoi il serait puni de son inattention.

Et, tandis que le pauvre gars tirait la langue à la poursuite des autres, je sautai dans une voiture fermée qui passait et je me fis conduire en toute hâte vers la gare où un nouvel express se trouvait justement en station; je pus encore me faire donner la dernière couchette disponible. Mon wagon-lit était déjà fermé; mais, sur mon coup de poing énergique, un grand Anglais, l'air furieux d'avoir été dérangé, ouvrit tout de même. Je passai comme une trombe: un, deux, trois et j'étais dans la couchette supérieure; j'éteignis et je fis mine de me déshabiller. En réalité, je m'enfonçai aussi profondément que possible sous les couvertures et les oreillers, fermement résolu à ne pas me réveiller si on me demandait quelque chose. Je n'ai pas fermé l'œil pendant ce voyage qui dura huit heures.

Chaque fois que l'express s'arrêtait, j'avais froid dans le dos et je pensais: C'est maintenant qu'ils vont venir te chercher. Et, si j'entendais des voix s'élever au dehors, j'étais persuadé que la fin de mon dernier voyage en express, du moins pendant cette guerre, était venue.

Il n'arriva rien. Les Chinois — Dieu soit loué! — ne semblaient pas encore connaître l'emploi du télégraphe pour arrêter les fugitifs et le train entra à sept heures du matin en gare de Shanghaï, conformément à l'horaire. Restait encore le dangereux écueil de la sortie, mais j'arrivai à en triompher.

Après cela, il me fallut traverser rapidement en rickchak la ville chinoise, où je dépendais encore des Chinois; enfin, ma petite voiture entra dans la ville européenne.

Hurrah, j'étais libre!

Maintenant, personne ne pouvait plus rien sur moi.

Ravi, je me rendis chez un Allemand que je connaissais et qui me reçut de la façon la plus charmante.

Je restai trois semaines entières dans cette ville avant de pouvoir continuer mon voyage.

Trois semaines remplies d'aventures où planait sans cesse sur moi le danger d'être mis en prison et qui lurent, en somme, une continuelle partie de cache-cache.

Quoi de plus naturel — puisqu'on ne connaissait pas l'Enseigne de vaisseau P. — qu'un Monsieur Meyer, qui avait demeuré ici quelque temps, fût allé en voyage?

Qu'un Monsieur Scott passât quelques jours chez de bons amis, cela ne regardait personne. Mais je devais être prudent, surtout parce que je connaissais des quantités de gens à Shanghaï; des Anglais pour la plupart, qui, peu de temps avant la guerre, avaient été avec moi à Tsingtau.

J'ai vécu sous quatre ou cinq noms et j'ai logé successivement chez différents amis.

Les Chinois pouvaient toujours chercher

Le plus difficile était d'arriver en Amérique. J'avais tout essayé, mais sans succès. Une fois pourtant, je fus tout près de m'embarquer sur un bateau anglais. Ce fut une aventure amusante. Un de mes amis connaissait très bien l'armateur, un juif anglais, Mr Pfennig. Un jour, je vins avec cet ami trouver Mr Pfennig pour courir ma chance. J'avais mis un costume très simple; je paraissais négligé et je donnai une impression d'angoisse et d'épuisement. Mon ami nous fit annoncer et, quelque temps après, nous étions admis à nous présenter devant le sévère Mr Pfennig, qui avait l'aspect d'une grenouille grosse et grasse. Ces deux messieurs paraissaient bien se connaître à la façon dont ils s'abordèrent.

Mon ami commença ainsi:

« Mr Pfennig, je viens vous présenter une requête; j'ai là avec moi un polisson dont je connais très bien le père, avec qui je faisais pas mal d'affaires autrefois. Ce coquin; qui n'a que seize ans; s'est sauvé de chez son père à la suite d'une histoire de femme et s'est embarqué comme mousse; il est arrivé chez moi sans rien et reconnaissant ses torts. Je voudrais bien renvoyer en Europe ce jeune homme qui d'ailleurs est Suisse et ne comprend pas un mot d'anglais. Je voulais donc vous demander si vous n'auriez pas sur votre vapeur une place d'aide-cuisinier. Pour qu'il renonce à ses frasques, il lui faudrait un capitaine un peu dur et beaucoup de travail. »

Pendant tout ce temps, Mr Pfennig ne m'honora que de quelques coups d'oeil méprisants et je paraissais véritablement très contrit sous ses regards. « Oui », dit-il, « j'ai justement ce qu'il vous faut. Cet après-midi, le vapeur Goliath part directement pour San Francisco (là je dressai les oreilles); il peut embarquer. Une volée de coups de bâtons de temps en temps ne nuit pas. Vous n'aurez qu'à téléphoner votre décision au moment du départ. Six semaines d'épluchage de pommes de terre ne feront pas de mal à ce jeune homme. »

Et, là-dessus, il nous congédia.

Dehors, je serrai si follement mon ami dans mes bras qu'il en cria de douleur et, comme nous étions tout de même dans la rue, je dus me calmer. Puis, je partis d'un tel éclat de rire, si violent et si joyeux que, involontairement, tous les gens qui nous croisaient ne pouvaient s'empêcher d'en faire autant. Ce fut un prodige que j'aie pu conserver mon calme pendant toute la scène. L'après-midi, j'appris, hélas, qu'à cause de la marée, le vapeur était parti deux heures plus tôt. C'était raté et je dus recommencer le travail depuis le début. Il ne manquait pas de vapeurs, mais, le malheur, c'est qu'ils passaient tous par le Japon et s'y arrêtaient plusieurs jours.

Il me fallait une autre occasion.

La chance me favorisa. Un jour, je rencontrai un ami avec qui j'avais passé maintes nuits joyeuses autrefois en Extrême-Orient. Il se mit aussitôt à ma disposition. Au bout de quelques jours, il m'avait déjà procuré les papiers nécessaires et donné quelques instructions. Mr Scott, Meyer ou Brown s'était transformé subitement en un Anglais excessivement riche et distingué, répondant au joli nom de Mac Garvin. Ce Monsieur était représentant des machines à coudre Singer et allait de Shanghaï à ses usines de Californie.

N'était-il pas naturel de voir Mr Mac Garvin utiliser le prochain paquebot-poste américain?

A bord de ce bateau, il n'y avait que deux superbes cabines de luxe. Dans l'une se trouvait un milliardaire américain; dans l'autre l'enseigne de vaisseau Plüschow, pardon, que dis-je: le fabricant de machines à coudre Mac Garvin.

Restait une difficulté à surmonter: que mon départ ne soit remarqué de personne à Shanghaï.

Mes amis s'y employèrent; trois jours avant le départ du paquebot, je pris congé officiellement de tout le monde, répandant le bruit que je ne me trouvais plus suffisamment en sûreté à Shanghaï et que j'allais me rendre à Pékin pour me mettre sous la protection de l'ambassade allemande. Et, en effet, je me dirigeai vers la la gare, dans ma voiture, à onze heures du soir. Si le cocher a tourné avant d'y arriver et est sorti de la ville au grand trot, se dirigeant vers le sud, je ne fus pas forcé de le savoir.

Comment aurais-je pu connaître Shanghaï? Après avoir suivi le cours du Wusung pendant deux heures environ, la voiture s'arrêta; deux hommes armés de revolvers en approchèrent: de brèves paroles, un serrement de mains et, plein de respect et de reconnaissance, je baisai deux mains de femme, longues et blanches, qui, de l'intérieur de la voiture, se tendaient vers moi. Mes deux amis me placèrent entre eux; je tirai mon revolver, et, sans un mot, nous descendîmes vers une jonque qui nous attendait!

Il faisait noir comme dans un four; le vent mugissait et on entendait le gargouillement de l'eau sale qui, aspirée par la marée, nous entraînait avec elle. Quatre Chinois dont on apercevait la sombre silhouette unissaient leurs efforts pour haler notre embarcation et, au bout d'une heure environ, nous avions atteint notre destination, qui se trouvait à quelques kilomètres en aval sur la même rive.

Nous nous arrêtâmes sans bruit; la jonque disparut silencieusement et, toujours sans bruit, nous pénétrâmes dans un bâtiment sombre qui se trouvait au milieu d'un petit jardin au voisinage d'une immense fabrique.

La vive lumière de lampes électriques qui nous accueillit dès que la porte d'entrée eut été soigneusement fermée m'aveugla complètement.

Je vis bientôt que je me. trouvais dans un ménage de garçons, installé d'une façon charmante. La table était mise et nous attaquâmes bravement les précieuses victuailles. Notre plan de bataille était maintenant élaboré.

La demeure appartenait à deux jeunes gens, qui, dans la journée, travaillaient à la fabrique. Le service de la maison était, cela va sans dire, assuré par des Chinois, ce qui était bien préférable.

Mon séjour dans cette maison devait, en tout cas, rester secret, d'autant plus que, là aussi, demeurait un homme désagréable, partisan de l' « Entente ».

Nous avions l'intention de mettre à profit la terreur des Chinois pour les mauvais esprits et surtout leur superstition au sujet des fous. Ma mission était simple: pendant trois jours entiers, je devais simuler la folie. On me donna une petite chambre dans laquelle on m'enferma. Le boy fut instruit par son maître avec force détails et intimidé; de la sorte, je pouvais être certain que rien ne transpirerait.

Tonnerre! Je n'aurais jamais pensé que ce fût si difficile de simuler la folie. Trois jours durant je restai barricadé dans cette chambre, faisant un vacarme infernal, me calmant seulement de temps en temps pour tomber anéanti dans mon fauteuil.

Aussitôt que le boy qui montait la garde dehors constatait cette accalmie, il ouvrait prudemment la porte, poussait encore plus prudemment à l'intérieur le plateau sur lequel était ma nourriture et le plaçait sur une petite table à côté de la porte. Il retirait ensuite son bras avec la rapidité de l'éclair et je pouvais généralement constater avec quel soulagement il tournait du dehors la clef dans la serrure. S'il m'arrivait quelquefois alors de rire tout haut, simplement pour manifester ma joie, le brave jaune croyait sûrement que j'étais repris d'une nouvelle crise.

Le soir du troisième jour, l'heure de la délivrance sonna enfin.

Nous abandonnâmes la maison avec autant, de prudence et sans plus de bruit que nous y étions entrés.

Un grand vapeur se trouvait devant le ponton; après un bref et cordial adieu, je continuai à descendre le Wusung jusqu'à son embouchure, où se trouvait le gigantesque vapeur américain Mongolie.

Il faisait mauvais temps, la marée était forte et il n'y avait pas de passerelle.

A force de cris et d'appels, quelqu'un se mit en devoir d'en lancer une et Mr Mac Garvin, sa valise à la main, put enfin monter sur le bateau.

Personne ne s'inquiétait de moi, le pont n'était qu'à demi éclairé et, finalement, je m'approchai d'un des officiers du bord pour lui demander où se trouvait ma cabine. Un grognement de mauvaise humeur me répondit quelque chose qui voulait dire en allemand: laissez-moi tranquille! Seulement, lorsque je mis mon billet sous le nez de ce monsieur, la situation changea instantanément. Profondes révérences et excuses. Un officier appela avec son sifflet de commandement: et, aussitôt plusieurs stewards se précipitèrent précédés de leur chef, tout de blanc habillé. Les lampes du pont s'allumèrent. Les stewards se saisirent de ma valise et, plein d'empressement, le chef me conduisit dans ma cabine de luxe. Il débordait littéralement de politesse. « Ah, Monsieur Mac Garvin, pourquoi venez-vous déjà aujourd'hui; le bateau ne part qu'après-demain matin; on l'a pourtant encore annoncé partout aujourd'hui à midi à Shanghaï! » Je pris une figure furieuse et me montrai indigné qu'on ne m'ait pas averti, moi, passager d'une cabine de luxe.

Alors, arriva un gros steward chinois qui était affecté à ma cabine, le calme et la distinction personnifiés. Il m'aurait presque mis dans l'embarras. Il fît porter ma valise à l'intérieur de la cabine par un de ses boys et me demanda d'un air de doute si c'était là tout mon bagage.

« Oui, » répondis-je.

«Ah! », ajouta-t-il, « les autres bagages sont sans doute déjà dans la cale? »

« Mais, bien sûr; mes grosses malles ont déjà été embarquées hier et j'espère bien que le surveillant fera attention à ces précieux colis. »

Ah, le brave Chinois: s'il avait pu supposer que j'étais déjà fier de posséder cette unique petite valise et même qu'elle était remarquablement légère!

Enfin, le 5 décembre 1914, dans la soirée, le Mongolie appareilla.

Malgré le beau temps et la bonne nourriture, Mr Mac Garvin tomba subitement malade le jour suivant. Il aurait même été bien embarrassé lui-même de dire ce qu'il avait. Vraisemblablement, une forte intoxication due au poisson et on alla chercher à la hâte le médecin du bord. C'était un homme brillant, un sportsman, prêt à toutes les plaisanteries. Sa mine, soucieuse au début, trahit un certain étonnement quand il aperçut le visage florissant et bronzé du soi-disant malade à la mort.

J'eus confiance en lui et, en quelques mots rapides, je lui expliquai ma situation. J'ai rarement vu des yeux lancer de tels éclairs de joie que ceux du Docteur lorsque je lui eus fait ma confession. Un éclat de rire retentissant et une solide poignée de main me prouvèrent que j'avais trouvé l'homme qu'il me fallait. Le steward frappa.

Mine soucieuse du Docteur. Gémissements du malade.

Le steward se glissa prudemment à l'intérieur et le Docteur lui dit d'une voix douce et persuasive: « Écoute, boy, Monsieur très malade, pas le déranger, pas pouvoir se lever avant dix jours; fais choisir par cuisinier meilleure nourriture, toujours apporter dans son lit; si monsieur désire quelque chose, venir me chercher tout de suite. »

Pendant ce discours, j'avais déjà un coin de couverture dans la bouche et je l'aurais avalée entièrement si cela avait duré plus longtemps. Je devais continuer à simuler.

Après trois jours de traversée, nous arrivâmes dans le premier des trois ports que j'avais le plus à redouter. Le vapeur entra paisiblement à Nagasaki et, aussitôt, une foule de douaniers et d'agents de police se précipita à bord. La cloche retentit sur le pont: Tous les passagers et tous les hommes pour la visite! Et alors commencèrent toutes sortes d'examens et de questions. Les passagers étaient réunis dans le salon. Chacun était appelé nominativement et tous, hommes, femmes ou enfants devaient passer devant une commission d'officiers de police et de magistrats; les papiers étaient révisés scrupuleusement et examinés par un médecin japonais au point de vue des maladies qui pouvaient s'y trouver mentionnées. Ils désiraient surtout savoir quel était le passager qui arrivait de Tsingtau. Le trente-cinquième nom appelé fut celui de Mac Garvin. Tout le monde se regarda; naturellement personne ne l'avait vu. Le médecin s'avança alors avec un visage très sérieux et murmura, en haussant les épaules d'un air de pitié, une histoire terrible à son collègue japonais.

Durant un quart d'heure, j'entendis de nombreuses voix devant ma chambre; la porte fut ouverte prudemment et le médecin américain entra; deux officiers de police et un médecin japonais se glissèrent en même temps. Le pauvre empoisonné, enroulé dans ses couvertures, gémissait doucement et on ne pouvait apercevoir de lui qu'une touffe de cheveux.

L'Américain s'approcha du lit, me toucha l'épaule avec précaution, ce qui me causa, selon toute apparence, des douleurs terribles. Il s'éloigna aussitôt du lit et dit à mi- voix:

« Oh, very ill, very. »

Les Japonais qui, depuis le début, avaient examiné timidement la cabine si merveilleusement installée, paraissaient contents de pouvoir sortir de ce milieu qui n'était pas le leur. Plusieurs révérences profondes, un grincement de dents qui est leur manière spéciale de témoigner un profond respect, un léger murmure: « Oh, I beg your pardon ». et tout le péril jaune était dehors.

Je crois bien que pendant toute cette scène et surtout avant j'avais eu un frisson qui cessa immédiatement après.

L'après-midi, je me risquai à me lever un instant pour regarder Nagasaki, que je connaissais pour l'avoir vu autrefois.

Le spectacle que j'eus devant les yeux me rejeta rapidement au fond de ma cabine. Le port était rempli d'innombrables vapeurs à l'ancre, tous richement ornés de leurs flammes. Une agitation extraordinaire régnait à bord de ces bateaux; partout, on débarquait des troupes, des chevaux et des canons; tous les soldats avaient un air de fête; les maisons de la ville disparaissaient presque sous les guirlandes et les drapeaux; à perte de vue, une foule joyeuse affluait de toutes parts vers la prairie où la revue devait avoir lieu. Je comprenais maintenant. C'étaient les vainqueurs de Tsingtau. On fêtait aujourd'hui dans tout le Japon la défaite et la soumission de l'empire allemand.

Dans les journaux japonais, qui paraissaient en anglais, je pus lire, entre autres choses, ce soir-là, que les Anglais, les Français et les Russes n'avaient pu réussir à vaincre l'Allemagne, mais qu'eux, les Japonais, y étaient parvenus et qu'ils avaient maintenant, sans aucun doute, comme les événements venaient de le prouver, la meilleure et la plus forte armée du monde entier. Mais, assez de toutes ces choses ridicules; les Américains et les Anglais en ont bien dit autant.

Deux fois encore, le vapeur fit escale dans des ports japonais. La même comédie qu'à Nagasaki se renouvela dans ma chambre à Kobé et à Yokohama. Mr Mac Garvin était malade et ne fut pas inquiété. Nous passâmes en tout cinq jours entiers au Japon. Enfin, après être resté huit jours au lit, sans que rien me manquât, sauf la maladie elle-même, nous abandonnâmes ces eaux dangereuses et, lorsque la côte japonaise disparut à l'horizon derrière nous, il y eut sur le vapeur un jeune homme qui, fou de joie, sautait en agitant dans la direction du Japon un petit chapeau qu'une fillette de cinq ans lui avait donné quelque temps auparavant dans la Chine lointaine; en riant, il criait: « Good bye, Japs, good bye, Japs! »

Les jours passèrent au milieu des entretiens de toute sorte qui s'ébauchent toujours sur un paquebot aussi important. A bord, se trouvaient également plusieurs Allemands que la guerre chassait du pays qu'ils avaient toujours considéré comme leur patrie, parmi lesquels un de mes camarades qui, jusqu'à présent, avait eu à faire à Shanghaï et aussi un de mes camarades de guerre, le correspondant de guerre américain Monsieur Brace, le seul étranger ayant assisté à tout le siège de Tsingtau. Neptune se chargea aussi de nous procurer des distractions. Peu avant Honolulu, nous essuyâmes un violent typhon qui dura deux jours et pendant lequel le vapeur se trouva sérieusement en danger.

Lorsque nous arrivâmes à Honolulu par un soleil superbe, je pus à peine en croire mes yeux. Là, devant nous, flottait le pavillon allemand! Il n'y avait aucun doute!

Quand nous fûmes à l'ancre, nous aperçûmes tout près de nous, et ne paraissant pas plus gros qu'une coquille de noix, le petit croiseur Geier qui, comme nous l'apprîmes plus tard, était revenu, en un voyage de plusieurs mois, des mers du sud jusqu'ici où il avait été interné. Quelle étrange rencontre! Je retrouvai là, en pleine mer, des camarades très chers dont je n'avais plus entendu parler depuis longtemps, si loin de la patrie et après de si graves événements. Ce furent, alors des questions et des récits à n'en plus finir.

Lors de la déclaration de guerre, le Geier se trouvait très loin dans la mer du Sud au milieu des îles de Corail. Il avait encore appris la mobilisation de la Russie; puis, son appareil de T. S. F. ayant été détruit, il navigua ensuite sans nouvelles à travers le Pacifique. Ce n'est que quinze jours plus tard que le Geier apprit l'entrée en guerre de l'Angleterre, puis celle du Japon. On commença alors à le surveiller. Cerné et poursuivi par une quantité d'ennemis, le petit croiseur put réussir, pendant des semaines, soit en naviguant à la voile, soit à la remorque d'un petit vapeur, à couvrir les milliers de milles qui le séparaient d'Honolulu. Et, lorsque le gros croiseur japonais qui le guettait à l'entrée de ce port se frotta les yeux un beau matin, la petite coquille de noix était déjà bien à l'abri dans le port, sa flamme flottant fièrement au bout du mât et le Jaune dut rentrer l'oreille basse.

Après le départ d'Honolulu, j'eus encore maille à partir avec mon correspondant de guerre. Celui-ci, rayonnant de joie, m'apporta le « Honolulu Times » et me montra fièrement la première page sur laquelle étaient écrits en gros caractères mon nom, ma situation, mon arrivée et en dessous un méchant article qui relatait toutes les turpitudes que j'avais accomplies pendant et après le siège de Tsingtau. C'était bien américain!

Cela me fut extrêmement pénible, car j'avais toutes les raisons de redouter que les autorités américaines ne veuillent, d'après ce récit, me garder à San Francisco. Mais, tous les Américains du bord me tranquillisèrent à ce sujet; ils pensaient que je pourrais circuler librement en Amérique, car ce que j'avais fait, c'était du « good sport » que les Américains sauraient apprécier. Même, au contraire, ils seraient très heureux si je voulais être raisonnable et abandonner mes folles idées d'officier allemand de me faire gagner pas mal d'argent en Amérique. Je n'aurais qu'à m'adresser à un journal équitable et celui-ci me ferait de la publicité. Alors je pourrais, en me faisant accompagner si possible d'une musique, aller de ville en ville faire des conférences et amasser « plenty dollars ». Les Américains étaient décidément des hommes d'esprit. Un de ces messieurs, un homme remarquable qui avait avec lui à bord une fille charmante, vint un jour vers moi, me prit à part et me dit avec le plus grand sérieux: « Voyez-vous, Mr Mac Garvin, vous me plaisez, je m'intéresse à vous. Que voulez-vous faire maintenant? Vous n'avez vraisemblablement par d'argent; personne ne vous connaît en Amérique et, là-bas, on trouve difficilement du bon travail. »

« Mais, je veux m'en aller en Allemagne et je veux me battre pour ma patrie; je suis tout de même officier! »

Un sourire de pitié fut sa seule réponse. « II vous sera impossible de sortir d'Amérique; laissez de côté votre confiance, votre enthousiasme, vos sentiments d'honneur et croyez-moi. J'ai beaucoup de relations, dans quelques mois, l'Allemagne sera anéantie, vous n'aurez plus de situation, vous ne pourrez même pas demeurer chez vous. L'Angleterre ne permettra pas aux officiers de rester en Allemagne après la guerre. Vous serez tous extradés; l'empire allemand sera démembré et l'Empereur déposé par son propre peuple. Soyez donc raisonnable, cherchez dès maintenant à vous créer une nouvelle patrie; restez en Amérique, je vous aiderai volontiers. »

C'en était trop. Je fis à ce monsieur une réponse qui lui apprit ce qu'était réellement un officier allemand et ce qu'il en était chez nous, de telle sorte que le brave homme lui-même s'enthousiasma presque pour ma patrie. A partir de ce moment, il fut encore plus aimable avec moi, et, plus tard, je fus souvent son hôte à San Francisco et à New-York.

Nous arrivâmes le 30 décembre à San Francisco. Tableau parfait de l'Amérique.

Des quantités de photographes et de reporters se précipitèrent sur le pont, s'introduisant dans les salons, ne laissant personne en paix dans les cabines. Les gaillards avaient déjà entendu parler de moi. Ces messieurs se ruèrent de tous côtés à la fois; on était assailli dans tous les coins, c'était insupportable. Finalement j'employai le seul moyen efficace, je fus grossier et je criai: « Je n'ai absolument rien à dire et si vous m'importunez plus longtemps, je vais chercher la police ». Mon correspondant de guerre de Tsingtau m'avait enseigne à agir ainsi avec ses collègues.

Seul, un petit Japonais excité se glissa jusqu'à moi comme un chat, me fit de profondes révérences, siffle entre ses dents et me dit avec un sourire faux qu'il venait du consulat japonais et désirait me saluer. Il me félicita d'être si bien arrivé de Tsingtau jusque-là. D'ailleurs je n'avais rien à craindre, j'étais sur le sol américain mais il enverrait si volontiers un petit article à son journal au Japon; cela amuserait ses frères japonais.

Je fis mettre ce jeune Japonais à la porte par le steward chinois.

Ils Me Tiennent

San Francisco! Ville énorme, admirable!

Le mieux, c'est que je ne fus pas arrêté. Pas un personnage officiel qui s'occupât de moi et je restai là-bas quelques jours malgré la terreur du consulat allemand, où on me voyait déjà incarcéré. J'ai rarement vécu une aussi folle nuit que celle de la St Sylvestre à San Francisco.

Tout ce qu'on m'avait déjà raconté à ce sujet n'était rien à côté de la-réalité. Toute la ville semblait transformée en une maison de fous. Tous les hommes, racés jusqu'à la dernière goutte de sang, des hommes beaux et forts, entraînaient femmes et jeunes filles blondes. Je fus invité par un ami dans un des plus grands et des plus beaux établissements de plaisir. Prix d'entrée exorbitant; le public était le fin du fin. Tout paraissait permis cette nuit-là.

Que dire alors de la musique, et de la danse si prenante, si belle et si sauvage — c'est la nuit de San Francisco!

Le 2 janvier 1915, il fallut prendre congé de nouveau; par hasard, je me retrouvai dans le même wagon que mon camarade et que plusieurs Allemands qui étaient sur le bateau avec moi.

Le voyage fut d'autant plus joyeux que les journaux apportaient de bonnes nouvelles d'Allemagne; quelques messieurs d'un certain âge et quelques dames rentraient directement dans la patrie, et nous, les deux officiers, nous croyions fermement que nous n'étions plus très loin du but.

Le train passait par le Grand Canon de l'Arizona, ce qui nous permit d'admirer cette merveille de la nature dans toute sa beauté. Ensuite, nous roulâmes des jours entiers dans les prairies et tous nos souvenirs d'enfance des Mohicans et de Bas de Cuir nous revinrent à la mémoire. Enfin, nous nous séparâmes à Chicago et je gagnai la Virginie pour rendre visite à de bons amis et voir comment je pourrais poursuivre mon voyage vers l'Europe.

Deux ou trois jours après, je continuai sur New-York pour y tenter ma chance.

Je dus y rester trois semaines entières pendant lesquelles j'appris pas mal de choses sur la ville, ses habitants et la vie qu'on y mène.

Trois semaines pendant lesquelles je ne savais souvent contre qui exercer ma colère. Cela dépassait tout ce que j'avais pu imaginer sous ce rapport. Toutes les affiches, tous les journaux, toutes les réclames poussaient à l'excitation contre l'Allemagne et traînaient dans la boue nos héroïques combattants allemands. Le chant de Tipperary semblait aussi être considéré comme chant national à New-York.

Il n'y avait donc personne pour ouvrir les yeux à tous ces Américains! Ne voulaient- ils ni voir, ni entendre la vérité?

La plupart des Américains ne connaissaient pas du tout l'Allemagne, savaient à peine où elle était située, et cependant ils la jugeaient ainsi. On pouvait sentir facilement la force prodigieuse que possédait cette presse anglaise, mensongère et ignoble et comme la population acceptait sottement et sans discussion ces tromperies grossières.

J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir.

J'ai parlé, j'ai raconté et essayé de persuader, mais, partout, j'obtenais cette même réponse: « Oui, nous pensons bien que vous ne voudriez pas, personnellement, commettre toutes ces horreurs; mais les autres Allemands, ces Huns et ces Barbares le font bien. C'est écrit en toutes lettres dans le « Times ». Ce doit donc être vrai, car il est inadmissible qu'un aussi grand journal dise autre chose que la vérité. » Une grande consolation pour moi fut la façon touchante dont mes amis et connaissances me reçurent et je leur en suis vraiment reconnaissant.

Un soir, j'étais particulièrement furieux. J'étais allé à l'Opéra Métropolitain, où l'on donnait, entre autres choses, un acte de « Hänsel et Grätel ». Musique allemande, paroles allemandes et chant allemand. Ému jusqu'au fond du cœur, j'éprouvai un désir ardent, douloureux et fou de revoir ma chère patrie; mon âme buvait à longs traits le lied allemand. Je sortis ravi, grisé et, dans la rue, je fus brusquement rappelé à la réalité.

Une foule énorme, composée surtout de gens du peuple, était massée, comme chaque soir, devant le théâtre. En face, un cinématographe projetait, en gros caractères, sur le mur d'une maison, les derniers communiqués de guerre.

Naturellement: la Russie avait de nouveau remporté une grande victoire; les Anglais avaient complètement anéanti l'armée du Kronprinz.

La foule hurlait de joie.

Quelques vues de batailles passèrent ensuite. D'abord, des vaisseaux de guerre anglais et français; puis, tout à coup, le croiseur allemand Goeben.

La foule fit rage; des sifflets et des murmures de réprobation qui n'en finissaient plus.

Voilà ce qu'étaient les neutres, les Américains, si soucieux des droits de l'homme et de la justice.

Jusque-là, mes efforts pour regagner l'Europe étaient restés vains. Je m'étais imaginé que cela était plus facile.

Il s'en est fallu une fois d'un cheveu que je ne réussisse. J'avais trouvé un embarquement sur un voilier norvégien et je deyais aussitôt commencer mon service comme matelot. Mais on me conseilla de ne pas donner suite à ce projet parce qu'il y avait plusieurs matelots anglais à bord. Je laissai donc échapper cette occasion et je cherchai autre chose.

Finalement, je trouvai ce que je voulais. Je fis par hasard la connaissance d'un homme qui avait derrière lui un passé très agité. Il avait couru le monde pendant des années et vivait déjà depuis longtemps à New-York. Ce qu'il y faisait en réalité, je ne l'ai jamais su exactement... En tout cas, il y avait une chose pour laquelle il était très habile: maquiller les vieux passeports. Nous fûmes bientôt d'accord. Quelques heures après, j'avais mon passeport, ma photographie y était proprement collée et toutes les indications prescrites étaient mentionnées.

Et ainsi, le 30 janvier 1915, le compagnon serrurier suisse Ernest Suse monta à bord du vapeur neutre italien Duca degli Abruzzi et disparut dans l'entrepont.

Deux heures après, nous passions devant la statue de la Liberté. A cinq milles de New-York se trouvaient deux croiseurs anglais qui surveillaient l'entrée du port. Exemple frappant de la liberté des mers. La traversée fut terrible. Bien que, comme officier de marine et ancien marin de torpilleur, je fusse déjà habitué à pas mal de misères, je n'aurais rien rêvé de semblable.

Le navire était chargé à pleins bords et tellement secoué par le roulis et le tangage que, comme marin, j'estimai qu'il pourrait très bien sombrer si la mer devenait encore plus forte.

Et les punaises! II faudrait un chapitre rien que pour elles.

Le troisième jour de notre traversée, je me trouvais sur le pont dans l'après-midi et j'avais les yeux rivés dans la direction des premières où deux charmants visages regardaient par-dessus la rambarde. Un homme s'approcha et je faillis crier son nom tout haut!

Car je le connaissais, c'était bien...

Oui, il n'y avait aucun doute. C'était mon camarade T., parti de Shanghaï avec moi. Maintenant, il me regardait aussi, car il ne m'avait reconnu qu'après avoir échangé, avec les deux dames en question, des réflexions à haute voix sur le passager crasseux (c'était moi) d'en bas. Tout à coup, il devint muet, ses yeux s'agrandirent et un sourire d'intelligence parcourut ses traits; il se détourna et s'en alla.

Le soir, par l'obscurité la plus complète, j'eus l'occasion de causer un instant avec lui. Il passait pour un Hollandais distingué (bien entendu, il ne savait pas un mot de hollandais) et voulait, comme moi, gagner Naples, puis, de là, rentrer en Allemagne.

Mais, voici le mieux: nous étions tous les jours ensemble à New-York; nous savions, chacun de notre côté, que nous chercherions tous les moyens de rentrer chez nous; mais, comme nous nous l'expliquions maintenant, nous avions dû donner notre parole, à ceux qui s'occupaient de nous, de n'en dire mot à personne; tous deux nous avions bien tenu notre promesse.

Et, le plus extraordinaire, c'est que nous nous étions adressés tous deux avi même personnage.

Quelques jours après le départ de New-York, je tombai subitement malade avec une forte fièvre et je dus rester couché dans la cabine. Je ne me doutais pas moi-même de ce que cela pouvait être, probablement un accès de malaria; ce fut aussi l'impression du médecin italien qui me donna une dose ridicule de quinine. Le résultat ne se fit pas longtemps attendre; je fus encore plus malade qu'avant et, pendant plusieurs jours, j'eus presque quarante degrés de fièvre. Journées indescriptibles. Dans notre chambre, qui était une sorte de trou, nous étions quatre; au-dessus de moi, il y avait un Français qui cessait seulement de bavarder et de s'agiter lorsqu'il avait le mal de mer. A côté de moi, un Suisse pâle et résigné (c'était déjà suspect). Cet homme souffrait tellement du mal de mer que je croyais qu'il n'arriverait jamais en Europe. A gauche, au-dessus, c'était un Anglais, toujours furieux, qui, bien que le sabord demeurât fermé jour et nuit, n'abandonnait jamais sa pipe de Navy-Cut; presque toujours ivre, il n'arrêtait pas de crier sa rancune et des injures contre l'Allemagne. On s'imaginera facilement quel repos je pouvais prendre dans ces conditions. En outre, notre cabine se trouvait juste à côté des machines; niais le pis, c'était encore les punaises.

Je n'aurais jamais cru que quelque chose de pareil fût possible!

Ces affreux animaux n'arrivaient jamais seuls, mais par douzaines.

Ah, comme le bruit, les odeurs épouvantables, les gens qui avaient le mal de mer étaient peu de chose à côté de ce fléau! Malgré le terrible état de faiblesse dans lequel je me trouvais, j'essayai de tuer ou de chasser ces hôtes indésirables. Je finis bientôt par m'apercevoir que j'étais impuissant contre eux.

Finalement, tout me devint indifférent. La traversée ne pouvait durer que quelques jours; après, nous serions dans la belle Italie, dans laquelle je prendrais un peu de repos, et je retournerais enfin dans ma patrie bien-aimée. De toute mon énergie, je luttai contre la maladie et la pensée de me retrouver bientôt en Allemagne avait si bien contribué à me remettre que le 8 février, lorsque le vapeur entra à Gibraltar, je pouvais me tenir debout.

Gibraltar!

J'étais déjà passé bien souvent autrefois devant, ces rochers, je faisais alors de joyeux signes d'amitié à ces pierres grises quand je passais par le détroit en rentrant de l'étranger.

Que pouvais-je craindre cette fois-ci?

Bien que la relâche à Gibraltar ne fût pas prévue dans l'itinéraire, le vapeur entra dans le port sans la moindre sommation d'examen et y jeta l'ancre. Les Italiens étaient déjà devenus à ce point les esclaves des Anglais!

Dès que le bateau eut stoppé, deux embarcations de guerre dans lesquelles se trouvaient un officier de marine anglais, quelques fonctionnaires de police et plusieurs matelots anglais armés jusqu'aux dents, vinrent se ranger le long de notre bord.

Un son de cloche sur le bateau pour donner l'ordre suivant: « Tous les passagers étrangers, sauf les Italiens et les Anglais, sur le pont du commandant.» Les stewards circulaient, cherchaient dans toutes les pièces et, comme un troupeau de moutons, on nous poussa sur le pont, encadrés par les matelots anglais et les stewards italiens.

Je n'en augurai rien de bon.

Mais j'avais quand même une certaine confiance puisque, comme je le démontrai bientôt, j'étais le seul à avoir un passeport en règle avec ma photographie. J'éprouvai un certain malaise à constater que nous étions en tout cinq Suisses, dont trois me paraissaient suspects à cause de leur caractère effacé. Il y en avait un que je n'avais encore jamais vu. Il avait l'air si sale et si misérable que je m'écartai par précaution quand il vint se placer à côté de moi.

Au bout d'une heure, quand les passagers des premières eurent été examinés très superficiellement et très poliment, notre tour arriva.

Nous étions là six pauvres pécheurs. Le premier était un ouvrier suisse italien auquel manquait le bras droit; sa femme, vrai type de l'Italienne, se jeta aux pieds de l'Anglais en hurlant. Elle avait amené toute sa famille de l'entrepont.; tout cela criait et l'Anglais les regardait d'un air méprisant. Après un court interrogatoire, l'homme fut renvoyé; il était libre.

Nous arrivâmes alors.

Le plus grand de nous autres, Suisses, se trouvait à droite. L'officier anglais vint vers lui et lui dit: « Vous êtes officier allemand! »

Bien entendu, il protesta et s'indigna. L'Anglais ne se laissa pas toucher et le malheureux fut mis à part.

Nous quatre, qui restions, donnions davantage l'impression d'être de véritables Suisses. Nous montrâmes nos passeports et chacun de nous raconta, le mieux possible, une histoire de brigands. Au bout d'un instant, l'Anglais dit: « Vous pouvez vous en aller tous les quatre; je ne garde que celui-ci! »

Mon cœur bondit de joie. C'est alors qu'apparut le traître.

Un petit jeune homme agité, dans un costume civil impeccable, s'approcha de l'officier et lui dit: « C'est exagéré de laisser ainsi ces quatre hommes en liberté; je suis persuadé que tous les quatre sont des Allemands; il faut absolument visiter encore toutes leurs affaires. » Vives protestations de notre côté; mais, rien n'y fit. A contre-cœur et plein de mépris pour ce scélérat, l'officier anglais le suivit cependant; et alors commença la visite de la chambre. Tout fut bousculé. Le coquin reniflait partout et ne pouvait rien trouver de suspect. Pas un nom, rien. Subitement, il se retourna, arracha ma veste, retourna mes poches et dit triomphalement à l'officier qui était près de lui: « Voyez-vous, il n'y a ni nom, ni chiffre, c'est la meilleure preuve qu'il est Allemand, car il a détruit tous les monogrammes. » Ah, si j'avais pu lui démolir le crâne, à ce chien! Comme nous l'apprîmes bientôt, ce civil était le représentant de la firme Th. Cook et brothers à Gibraltar et il assurait sur les vapeurs le service d'interprète et d'espion. Il parlait un si pur allemand qu'il avait, sans aucun doute, passé pas mal d'années en Allemagne. Combien de malheureux ce serpent n'aura-t-il pas perdus!

Nous fûmes donc tous les cinq poussés sur le pont comme du bétail. Alors s'approcha un second Judas que le représentant de Cook était allé chercher. Celui- ci était un Suisse, passager de première classe qui, sur la demande du coquin, devait nous interroger en dialecte suisse allemand. Personne ne répondit.

Toutes les protestations furent inutiles. Il ne me servit à rien de raconter aux gens les histoires les plus extraordinaires: Je ne savais à peu près pas l'allemand. Dès l'âge de trois ans, j'avais quitté la Suisse avec mes parents et j'étais resté en Italie avec eux. Après, j'avais été envoyé en Amérique.

Je parlai italien, anglais, comme s'il s'agissait de sauver ma tête. J'allais être libre, mais le serpent chuchota de nouveau et... ce fut fini.

L'officier anglais ne se laissa pas influencer; il dit simplement que plus de Suisses étaient déjà passés par Gibraltar qu'il n'y en avait dans le monde entier.

En proie à une rage intérieure qui confinait presque à la folie, je fus emmené.

J'eus rapidement rassemblé mes hardes; je pus encore, sans être remarqué, glisser dans la main d'une dame allemande un billet qu'elle a fait parvenir consciencieusement à ma famille et, bousculé grossièrement par un marin, je traversai rapidement la passerelle et arrivai dans une barque où se trouvaient déjà les quatre autres malheureux, complètement anéantis. L'oflicier anglais arriva alors avec l'espion et nous démarrâmes.

Le passager qui nous avait interrogés en dialecte était appuyé au bastingage; enchanté du mal qu'il nous avait fait, il nous suivait des yeux. Je bondis et le menaçai du poing en lui envoyant des injures.

Un rire hystérique me répondit.

Et, de l'avant du paquebot, deux yeux allemands très tristes m'envoyaient un dernier adieu.

Adieu, cher camarade, salue pour moi la patrie que tu reverras dans quelques jours.

.

Derrière les Murailles et les Fils de Fer Barbelés

L'officier anglais me tranquillisa. «Vous pouvez encore voir votre consul aujourd'hui », me dit-il, « et soyez certain que s'il constate l'authenticité de votre passeport, vous serez remis en liberté immédiatement. »

J'appris bientôt ce qu'il pensait à part lui. La vedette longea la côte et elle pénétra dans le port de guerre.

Dix soldats en armes attendaient au débarcadère. Quelques brefs commandements; nous prîmes nous-mêmes sur notre dos les quelques objets que nous avions emportés; puis, il fallut nous mettre sur deux rangs, les dix soldats nous entourèrent et, au commandement « Quick marsh! » le triste convoi se mit en route. Tout ce qui se passait en moi et autour de moi semblait appartenir au domaine du rêve. J'étais à peine capable de rassembler deux idées tellement j'étais brisé.

Prisonnier!

Etait-ce vrai? Une chose pareille était-elle possible? C'était insupportable, incompréhensible. Nous étions conduits comme des criminels et la populace devant laquelle nous étions obligés de passer nous considérait comme tels. Les soldats nous poussaient. J'étais si faible que je pensai m'évanouir car je n'avais pas encore surmonté complètement mon dernier accès de fièvre et, à part la quinine, je n'avais rien pris depuis trois jours. Le soleil dardait ses rayons sur les parois rocheuses et il fallait ajouter à cela le désespoir qui nous emplissait l'âme.

Quelle désolation!

Il fallut continuer à monter toujours par des petites ruelles étroites et brûlantes; bientôt, les maisons disparurent au-dessous de nous et il n'y eut plus, de chaque côté, que des rochers nus et escarpés. Au bout d'une heure, nous avions enfin atteint la pointe la plus élevée du rocher de Gibraltar. Des commandements retentirent, les barbelés et les portes blindées s'ouvrirent; les serrures se refermèrent avec un bruit sourd et on entendit grincer des chaînes et des verrous. Nous étions prisonniers!

On nous conduisit d'abord au poste de police pour nous soumettre à un premier interrogatoire. Je protestai alors énergiquement et réclamai d'être conduit sur l'heure chez mon consul, comme l'officier anglais me l'avait formellement promis. Un rire de pitié me répondit. Ah, nous n'étions pas les premiers ici qui émettaient la même prétention: comme tant d'autres, nous finirions par avouer et à renoncer définitivement à toutes nos espérances.

Alors commença la visite individuelle. « Est-ce qu'un des prisonniers a de l'argent sur lui?» Naturellement, personne ne répondit. Il fallut nous déshabiller et tous les vêtements furent examinés en détail, afin de contrôler si nous n'avions ni argent, ni jumelles, ni appareil photographique, ni surtout aucun manuscrit. J'étais le troisième et on me permit de garder ma chemise.

« Avez-vous de l'argent? »

« Non!» ?

Le feldwebel me tâta; tout à coup, quelque chose résonna dans la poche gauche de ma chemise.

« Qu'est-ce que c'est? »

« Je ne sais pas! »

Alors, il fouilla dans cette poche et que pensez-vous qu'il en sortit? Une superbe pièce de vingt dollars, du plus pur or américain et, en outre, un petit bouton de nacre qui m'avait trahi en frappant contre la pièce d'or au cours de la visite. Oui, pensai-je; voilà ce que c'est que d'avoir de l'ordre. Si, deux jours plus tôt, j'avais jeté ce petit bouton au lieu de le conserver soigneusement, cela ne serait pas arrivé. Des aventures de ce genre avaient dû se produire souvent, car le soldat anglais s'en réjouit beaucoup. Mais, maintenant, il y regardait de plus près. Et, à mon grand chagrin, il retira encore de jolies pièces d'or de l'autre poche de ma chemise ainsi que de celles de mon pantalon. Il me prit encore mon petit Browning qui ne m'avait pas quitté depuis des mois.

Lorsque je fus complètement dépouillé, on m'autorisa à me rhabiller et à rejoindre mes compagnons de misère dans la cour de la prison.

Nous nous rendîmes alors dans notre futur cantonnement, où nous fûmes reçus par une cinquantaine de prisonniers civils allemands avec de bruyantes exclamations. Ceux-ci, qui étaient internés là depuis le début de la guerre, semblaient avoir recouvré toute leur bonne humeur. Nos nouveaux camarades nous invitèrent aussitôt à partager leur repas et nous nous précipitâmes comme des sauvages sur le pudding que les prisonniers avaient préparé eux-mêmes.

Après, il fallut nous mettre au travail. Nous dûmes d'abord transporter du charbon et de l'eau. Nous fûmes répartis par rang de taille, et, par hasard, le Suisse crasseux pour lequel j'avais déjà éprouvé un certain dégoût sur le bateau se trouva avec moi. Il était également serrurier; il avait donc choisi la même profession que moi.

Plus tard, après avoir été assez longtemps ensemble, nous corrigeâmes un peu notre profession; au lieu de « serruriers », nous étions devenus « châtelains », il suffisait pour réaliser cela d'un simple changement de prononciation.

Nous continuâmes néanmoins à transporter du charbon et nous avions bien soin de ne pas trop laisser remplir les hottes; nous étions déjà si faibles!

Quand nous eûmes transporté suffisamment d'eau et de charbon, nous touchâmes nos matelas, composés de trois morceaux et qui étaient aussi durs que la pierre, ainsi que deux couvertures de laine. Ensuite, comme on nous donna repos pour toute la soirée, notre première pensée fut de nous laver.

Mon collègue crasseux, ayant été libéré en même temps que moi, installa sa cuvette à côté de la mienne et enleva tranquillement sa chemise. Sapristi, je ne m'attendais pas à une telle propreté et je le contemplai ahuri. Son corps était remarquablement propre, propre à en reluire. Mais la tête, le cou et les mains, brrr! Je m'arrêtai tout à coup au milieu de mes ablutions et mon étonnement se peignit sur ma figure. L'eau dont s'était servi mon camarade était noire comme de l'encre, mais lui! c'était un autre homme qui se tenait maintenant à côté de moi. Ses cheveux, auparavant noirs et crasseux, étaient maintenant d'un blond ardent, son visage frais et rosé; il avait même les traits assez fins, les mains longues et élégantes. Et, était-ce possible? sur les joues et sur les tempes, d'authentiques balafres d'étudiant allemand. Il est facile de deviner l'enthousiasme, les questions et les récits qui suivirent. Mon collègue avait bien été étudiant allemand. Depuis, il avait fondé une usine d'automobiles en Amérique et il avait tout laissé en plan pour venir au secours de sa patrie comme officier de réserve. Nous nous liâmes très rapidement et, pendant notre longue captivité, nous sommes restés deux amis fidèles et inséparables, jusqu'à ce que le sort nous séparât, hélas, de nouveau. Nous fûmes bientôt repérés comme les deux « châtelains »

Le soir, à dix heures, on sonna la retraite et l'extinction des feux.

J'avais installé ma paillasse devant une fenêtre qui ouvrait jusqu'en bas, de sorte que, allongé par terre, je pouvais facilement regarder au dehors.

Cette journée avait amené tellement de changements dans mon existence, que je commençai seulement alors à me reposer et à réfléchir.

La caserne dans laquelle nous étions internés était située sur la plus haute pointe de Gibraltar, là où les rochers descendent vers le sud à pic sur la mer.

Maintenant, par la fenêtre, j'apercevais en profondeur l'eau du détroit d'un bleu admirable.

En face, très loin à l'horizon, apparaissait la côte d'Afrique, mince et claire.

En bas, c'était la liberté; des bateaux allaient et venaient, et sur ces bateaux vivaient des hommes qui étaient libres, qui pouvaient aller où ils voulaient et... qui ne savaient pas le prix de cette liberté! C'était à devenir fou!

Une pensée chassait l'autre; tous les événements de la journée me revenaient à l'esprit et, quand je songeais que j'aurais pu, encore à cette heure, naviguer là, en bas, sur un bateau, j'en aurais volontiers hurlé de fureur.

Oui, aujourd'hui c'était le 8 février, mon anniversaire de naissance et je l'avais, certes, imaginé tout à fait différent.

Comme un fou, je me retournai en tous sens sur ma couchette; quand je pensai à tout ce qui aurait pu être, à tout ce que j'avais espéré durant cette journée et comment je m'étais représenté l'avenir, un désespoir sauvage s'empara de moi. Dans ma rage impuissante, des larmes s'échappaient de mes yeux sans que je pusse les retenir.

Désir ardent de liberté, terrible désir!

Cette nuit-là, je ne fus pas le seul à éprouver de telles impressions.

Sur quatre autres couchettes, on pouvait voir des visages pâles, des yeux grands ouverts fixés sur les couvertures; on percevait aussi des sanglots étouffés. Le lendemain matin, à quatre heures, nous fûmes tous réveillés en sursaut. Des sous- ofïiciers anglais parcouraient la chambre et donnaient l'ordre à tous les prisonniers allemands de se préparer immédiatement à partir vingt minutes plus tard en direction de l'Angleterre par un vapeur déjà sous pression.

Pour l'Angleterre, ce n'était pas possible, puisque nous étions Suisses et qu'il fallait que nous parlions à notre consul dans la journée!

Toutes nos tentatives se heurtèrent au calme stoïque et inébranlable des Anglais. Nous fûmes rassemblés rapidement et, exactement une demi-heure après, par une matinée resplendissante, cinquante-six prisonniers civils, entourés d'une centaine, de soldats anglais bien armés, dévalaient les pentes abruptes du rocher de Gibraltar.

Nous voulûmes prouver aux Anglais que nous n'avions rien perdu de notre fierté, et, d'une voix puissante et claire, décuplée par la rage qui bouillonnait en nous, nous entonnâmes Die Wacht am Rhein, et O Deutschland hoch in Ehren.

Un immense transport à vapeur nous attendait en bas, déjà plein jusqu'au bord de troupes anglaises. Il fallut nous frayer un chemin dans une petite rue étroite au milieu de la foule qui venait dire adieu à ceux qui s'en allaient et nous défilâmes au pas de parade. Cependant, je dois dire que personne ne nous insulta, que nous n'entendîmes pas un seul cri. Silencieusement, on nous fit place et on nous laissa passer; çà et là seulement un regard de pitié et de compassion suivait notre triste convoi.

A bord, on nous avait aménagé une place à l'avant de l'entrepont. Bancs, tables et hamacs étaient disposés comme dans tous les transports de troupe.

Dans l'espace qui nous était réservé, il y avait deux sentinelles en armes; en haut, à l'écoutille, également deux sentinelles; cette écoutille était fermée du dehors et verrouillée. Nos hublots étaient solidement rivés, afin que nous ne pussions ni voir au dehors, ni faire de signaux lumineux. Tout de suite après, un léger tremblement parcourut tout le bateau; les machines se mirent en marche et notre prison mouvante commença à monter et à descendre doucement.

Nous étions en pleine mer.

Nous avançâmes ainsi tout le jour. Nous étions étroitement surveillés, enfermés dans le local qui nous était réservé. Une seule fois dans la journée, on nous faisait monter pour prendre l'air, pendant une heure. Un endroit de première nécessité des plus primitifs avait été installé sur le pont avant au moyen de quelques planches assemblées; ceux qui voulaient l'utiliser devaient se présenter à la sentinelle. Deux soldats en armes les accompagnaient et ne les perdaient pas de vue. Nous n'étions pas autorisés à venir sur le pont plusieurs à la fois. La nourriture était bonne, une vraie nourriture de bateau; le pain surtout était excellent, ainsi que le beurre et nous avions en abondance une excellente confiture. Nous occupions notre temps le mieux possible par des lectures et des récits; nous agitions surtout la question de notre avenir, du sort qui nous attendait en Angleterre. Les deux sentinelles qui se tenaient constamment en bas, dans notre local, s'amusèrent bientôt avec nous et, souvent, nous avons terriblement effrayé ces pauvres Tommies en leur racontant comment cela se passait sur le front français!

Sur les côtes de Biscaye, le temps devint très mauvais.

Quelle situation alors! Nous étions cinquante-six: installés dans un petit réduit sans air et sans lumière et la plupart d'entre nous étaient en proie au mal de mer. Les plus malades étaient encore nos sentinelles anglaises et les soldats qui nous apportaient nos repas. C'était un spectacle lamentable. Lorsque nous approchâmes de la Manche, une certaine nervosité et une agitation générale s'emparèrent de l'équipage anglais. Tous les jours, on passait une revue avec ceinture de sauvetage. Nos heures de liberté sur le pont furent supprimées et les soldats anglais n'en finissaient pas de nous interroger sur nos sous-marins. Que ne leur avons-nous pas raconté!

Au bout de dix jours enfin, notre bateau entra dans le port de Plymouth. Lorsqu'on eut entendu grincer la chaîne de l'ancre et que nous fûmes enfin en sûreté dans le port protecteur et à l'abri des sous-marins, nous pûmes voir par notre porte les soldats anglais tomber à genoux et entendre aussi leurs chants religieux et leurs actions de grâce pour avoir échappé au péril des U-Boots.

Aussitôt après, un chaland se rangea le long de notre bord, II embarqua les prisonniers dont, bien entendu, la garde avait été doublée et nous conduisit à terre.

On ne semblait pas nous attendre aussi nombreux et les Anglais étaient absolument affolés. Personne ne savait ce qu'on devait faire de nous et personne ne voulait prendre de décision.

A la fin, on nous chargea dans un train et, quant à moi, je me trouvai seul dans mon compartiment, ayant devant moi, à droite et à gauche, des sous-officiers en armes qui avaient reçu la consigne de me surveiller étroitement. La raison de cet honneur était la suivante:

Après avoir compris que tout espoir était perdu, que je ne pourrais jamais être libéré, que je ne passerais jamais pour un Suisse, j'avais, comme tous les autres prisonniers, fait connaître mon identité à l'officier qui commandait le vapeur et j'avais réclamé d'être traité selon mon rang. L'officier anglais me proposa aussitôt de me conduire en première classe, à condition toutefois que je donnasse ma parole d'honneur de ne jamais faire aucune tentative d'évasion et de ne plus jamais reprendre les armes pendant cette guerre. Comme, naturellement, je ne voulus pas accepter cette condition, je fus renvoyé dans l'entrepont. Le seul résultat fut une surveillance plus sévère.

Nous arrivâmes le soir à Portsmouth. Il faisait déjà nuit. A la gare, personne ne savait que faire de nous. Ici encore le nombre énorme des prisonniers (nous étions cinquante-six), semblait faire perdre la tête à tout le monde.

Finalement, on nous envoya à la maison d'arrêt, prison un peu meilleure que les autres. Là encore, grande surprise et désordre. Cette maison d'arrêt est destinée à abriter les soldats et les matelots ivres qui sont ramassés la nuit dans les rues ou dans les établissements publics afin de leur permettre de dissiper leur ivresse et de se présenter le lendemain à leurs corps. La surveillance en était confiée à un vieux gardien antipathique et à deux autres aussi vieux, mais plus aimables et braves soldats. Nous fûmes répartis dans trois chambres différentes. Elles étaient complètement vides et parcimonieusement éclairées par une misérable flamme de gaz. Les fenêtres étaient brisées en grande partie, il faisait un froid piquant et, bien entendu, il n'y avait pas de feu dans les cheminées. De toute la journée, nous n'avions touché aucune nourriture et, affamés comme des loups, nous nous réjouissions en songeant au repas du soir.

Le repas du soir! Mais, il n'en était pas question.

Nous nous adressâmes aux deux vieux soldats et, en peu de temps, nous gagnâmes leur amitié. Un petit pourboire avait opéré ce miracle et, ensuite, ces braves gens auraient fait n'importe quoi pour nous. Nous leur donnâmes de l'argent et, une demi-heure après, ils revinrent lourdement chargés de pain, de beurre et de viande froide. Ils nous servirent aussi deux énormes pots de thé avec du lait et du sucre; nous pûmes aller chercher nous-mêmes du charbon de bois et bientôt un feu merveilleux flamba dans chacune de nos trois cheminées. Les provisions étaient excellentes et si abondantes que, malgré notre faim dévorante, nous laissâmes quelques restes.

Notre bonne humeur fut à son comble lorsque les soldats nous apportèrent quelques journaux anglais.

Notre désir d'avoir des nouvelles était encore plus grand que ne l'avait été notre faim, car, depuis des semaines, nous étions dans l'ignorance la plus absolue de ce qui se passait dans le monde entier. Si on ne mentionnait dans les journaux que les victoires anglaises, françaises et russes, nous savions du moins où cela se passait.

L'alcool nous était sévèrement défendu. En Angleterre il semblait que cette défense fût seulement pour les passants. Une de nos sentinelles, par exemple, était membre d'une secte de francs-maçons très répandue en Angleterre et en Amérique dans laquelle, par hasard, mon ami, « le châtelain », était maître. Quand le soldat reconnut le signe distinctif à la boutonnière de mon ami, leur amitié fut scellée. Au rez-de-chaussée de la maison se trouvait une petite cantine où le bon frère maçon nous conduisit les uns après les autres; on s'y réconfortait et on pouvait même remonter les poches pleines de cannettes de bière.

Le comble fut que les sentinelles qui, baïonnette au canon, montaient la garde devant notre porte, nous laissaient aller tranquillement et même nous priaient de leur remonter quelques bouteilles de bière. A neuf heures du soir, elles étaient déjà tellement en confiance que nous nous exercions avec leurs armes; à onze heures, l'un des soldats laissa tomber son fusil et roula lui-même avec toute la caisse de charbon sur le bord de laquelle il était assis.

Si j'avais possédé alors l'expérience que devaient me donner huit mois de détention, je serais sûrement parti., à ce moment-là.

Dans cette prison, comme ailleurs dans tous les autres camps où nous nous sommes trouvés avec des tommies, la première chose qu'ils nous demandèrent dès que nous eûmes fait connaissance fut de leur donner un papier avec notre adresse et, autant que possible celles de gens de notre connaissance en Allemagne, certifiant que nous avions été bien traités par le soldat anglais "un tel". Ils le conservaient comme une relique, afin de pouvoir l'exhiber s'ils allaient sur le front et surtout s'ils finissaient par échouer dans les prisons allemandes.

Nous touchâmes pour la nuit de petits sacs en toile de tente qui étaient si courts que les pieds passaient jusqu'aux mollets et si étroits que seul, un clown très adroit aurait pu se retourner là-dedans, une fois couché. Nous avions, en outre, deux couvertures de laine. Il nous fallut nous pelotonner comme des ours. Néanmoins, le lendemain matin, nous étions tous étendus à côté de nos matelas. Le jour suivant était un dimanche: un officier supérieur vint nous inspecter. Il nous demanda ce que nous désirions. Je rappelai encore que j'étais officier, et que j'avais le droit de réclamer d'être traité comme tel. Ce monsieur fut très aimable et me promit tout ce que je voulais, à condition d'attendre seulement quelques jours, jusqu'à ce que nous fussions rendus à notre destination définitive et... ne tint rien.

Enfin, le lundi, on nous tira de notre prison. Comme toujours, étroitement entourés par notre garde, on nous dirigea vers le port où nous embarquâmes sur un petit vapeur qui nous emmena en rade.

Au bout d'une heure, nous accostâmes un autre vapeur gigantesque qui servait de camp de prisonniers; après une longue discussion, il nous fallut repartir, car le commandant de ce bateau déclara qu'il n'avait pas été averti et que, d'ailleurs, il n'avait pas de place. Ce fut la même comédie avec le vapeur suivant, l’Andania, de la Cunard Line. Est-ce parce que l'officier qui nous accompagnait, un major anglais, sut mieux manier les injures que le commandant du bateau ou pour toute autre raison, toujours est-il qu'au bout d'une demi-heure, nous montions à bord.

Nous fûmes reçus par un Lieutenant de l'armée anglaise, gras et bouffi, qui remplissait en même temps sur ce bateau les fonctions de commandant de camp et d'interprète.

Quand ce fut mon tour d'être interrogé, j'exposai poliment, mon cas et je réclamai énergiquement d'être transféré, d'après le règlement, dans un camp d'officiers. La réponse de ce gentleman fut inattendue et prouva clairement sa nature vulgaire :

« Je vous traiterai aussi mal que je pourrai, car j'ai déjà entendu parler de vous; vous vous êtes évadé de Tsingtau et vous avez déjà manqué plusieurs fois à votre parole. Si vous dites encore un mot, je vous enferme et je vous laisse sans nourriture jusqu'à ce que vous ne puissiez plus parler. C'est ainsi qu'on traite les officiers anglais en Allemagne; vous paierez maintenant pour eux. »

Joyeuse perspective. Que pouvais-je faire? Il y avait sur ce vapeur plus de mille prisonniers et leur installation était bien la plus honteuse que j'aie jamais vue. Ils étaient parqués dans les étages inférieurs sans air et sans lumière et le seul exercice qu'ils prenaient consistait à aller et venir sur les ponts étroits d'avant et d'arrière. Lorsqu'on nous conduisit dans l'endroit qui nous était réservé, je fus pris d'un véritable accès de fureur. Je crois que je serais devenu fou si j'avais dû demeurer plus longtemps là-dedans. Notre sous-officier anglais me parut être un homme intelligent. J'eus la chance de pouvoir obtenir par son intermédiaire, pour mon camarade et pour moi, une petite cabine contre la paroi du bateau et qui possédait même un sabord. La vie à bord était terriblement monotone. Le matin à six heures, réveil, le soir à dix heures, extinction des feux. Dans la matinée et dans l'après-midi, nous pouvions circuler sur le pont supérieur pendant deux heures et tous les jours, à midi, on faisait l'appel. Nous prenions nos repas dans l'immense salle à manger du vapeur. Nous étions douze à chaque table et je prenais le service de chambre comme les autres: j'allais chercher les plats dans la cambuse pour toute la table et je lavais la vaisselle des repas.

Notre commandant s'appelait d'ailleurs Maxstedt; dans la vie civile, il était voyageur en whisky et il avait gagné tant d'argent qu'il avait pu se payer un brevet d'officier. Une chose cependant l'avait fâché. Aussitôt après notre arrivée, on nous demanda quels étaient ceux d'entre nous qui voulaient bien payer deux marks cinquante par jour, moyennant quoi ils auraient une pièce pour eux seuls; ils pourraient manger un peu mieux et ne seraient pas obligés de laver leur vaisselle eux-mêmes. Il fut particulièrement vexé de ce que personne ne tomba dans ce piège.

Le deuxième jour, j'avais terminé mon rapport au gouvernement anglais et je le montai à Monsieur Maxstedt. Il me reçut en ricanant: « Vous savez cependant quel avis je pourrai ajouter à votre requête. En Allemagne, les généraux tirent la charrue comme des chevaux; vous devez payer cela maintenant. »

II eût été vain de vouloir lui prouver la folie de ce qu'il avançait. Tous les soirs, en faisant sa ronde après le coucher, il venait spécialement dans ma chambre, allumait l'électricité et disait: « Tout est tranquille ici? » C'était vraiment trop enfantin!

Un jour, cinquante prisonniers civils furent commandés parmi nous, par monsieur Maxstedt, pour nettoyer les sabords et le pont des premières. On comprendra facilement que nous n'ayons pas voulu obtempérer à cet ordre. Comme nous persistâmes dans notre résistance, on nous punit en supprimant à deux reprises notre repas du midi et en nous forçant à nous coucher à neuf heures. Mais Maxstedt était si lâche qu'il n'osa même pas passer devant nous pour la revue, ni nous annoncer lui-même la punition. Bien plus, il resta à une distance respectueuse et nous envoya son sous-officier comme messager. Maxstedt écumait.

« Naturellement, » dit-il, « c'est encore de la faute de cet aviateur, qui excite toute la garnison à la mutinerie, mais je le materai, je le ferai passer en conseil de guerre! »

C'était tout de même un peu fort, j'étais complètement innocent et j'écrivis à Maxstedt une lettre énergique dans laquelle je lui disais, entre autres choses, que s'il était lieutenant, à titre temporaire, j'espérais qu'il n'était pas également gentleman à titre temporaire. Cela réussit.

Maxstedt prétendit ne plus vouloir avoir affaire avec cet aviateur, et, dès le lendemain, un vapeur accosta le long de notre bord et, avec quelques-uns de mes compagnons de misère, je quittai l’Andania et son grossier geôlier.

Comme cela me convenait! Le train nous emmena pendant des heures dans la direction de l'ouest. Je fus naturellement de nouveau seul dans un compartiment et surveillé cette fois par un officier indépendamment des trois sous-officiers.

Le soir, nous arrivâmes à Dorchester.

Ici, un autre vent soufflait; on s'en apercevait tout de suite. Un capitaine anglais, du camp des prisonniers, nommé Mitchell, vint vers moi et me demanda poliment. si j'étais officier.

« Oui, mon Capitaine. »

« Cela m'étonne beaucoup alors qu'on vous envoie dans un camp de simples soldats. Pardonnez-moi, je vous prie, de ne pas vous donner un officier pour vous accompagner; vous aurez mon plus ancien sergent; voulez-vous, s'il vous plaît, marcher seul derrière les autres prisonniers? »

Je restai interloqué.

Die Wacht am Rhein, qui était alors le plus beau chant guerrier, et le 0 Deutschland hoch in Ehren éclatèrent tout à coup derrière nous joyeusement et scandés avec enthousiasme, pendant que nous traversions cette petite ville coquette et charmante. Nous croyions rêver et, comme nous regardions étonnés, nous vîmes derrière nous un détachement d'une cinquantaine de vigoureux soldats allemands qui avaient été envoyés du camp à la gare pour chercher nos bagages.

Ah, quelle émotion! En plein pays ennemi, malgré blessures et captivité, ce joyeux enthousiasme et ce chant éclatant! Je dois reconnaître que les Anglais étaient extraordinairement tolérants et que la population s'est toujours comportée d'une façon exemplaire. Elle se tenait entassée et muette des deux côtés de la rue; on voyait à toutes les fenêtres de petites têtes blondes qui regardaient au dehors; nulle part, un geste de mépris ou une injure. Il semblait surtout qu'on considérait les vieilles mélodies allemandes comme une chose merveilleuse.

On nous attribua au camp, à nous, les trente prisonniers civils, une petite baraque de bois qui nous servait en même temps de dortoir, de logement et de réfectoire. En place de lit, nous n'avions qu'un sac de toile de tente reposant directement par terre et deux couvertures de laine. Mon capitaine me pria de choisir ce qui me plairait le mieux parmi le matériel qui était à notre disposition, car il ne pouvait malheureusement pas me donner une chambre spéciale pour le moment, à cause du manque de place. Le camp de Dorchester comptait environ de deux à trois mille prisonniers et était constitué, en grande partie, par des écuries de courses et des baraques de bois. Dans ces écuries, on avait déjà accueilli comme hôtes, un siècle auparavant, les hussards allemands au cours de la visite du Feld-Maréchal “Vorwärts” en Angleterre.

Les prisonniers s'y trouvaient très bien; la nourriture était bonne et abondante; ils y étaient bien traités et l'on s'y occupait sérieusement de la question sport.

Le-Capitaine Mitchell et le Major Owen en particulier ont beaucoup fait pour le bien- être de nos hommes. Tous deux étaient de superbes vieux militaires de la meilleure souche; ils avaient participé à bien des guerres et à plus d'un combat et savaient prendre les soldats. Avec le médecin anglais, ils avaient organisé pour nous un orchestre, donné des agrès de gymnastique et toutes sortes de jeux; ils faisaient du bien à tous autant qu'ils le pouvaient. Le plus vieux prisonnier allemand, un Feldwebel Lieutenant de Munich, s'est acquis également un mérite tout particulier. Il était marchand dans le civil et parlait couramment anglais. C'était un homme remarquable! Il était réellement l'âme de tout le camp, une véritable mère pour tous… Aussi, ne faisait-on rien qu'il n'eût approuvé à l'avance. Il était le bras droit du Lieutenant anglais du camp et je crois bien que, sans lui, les Anglais, qui n'avaient pas la moindre notion d'organisation, auraient été complètement débordés. Il s'y entendait d'une façon remarquable pour soigner nos gens et intervenir entre eux et les Anglais. Mais, les officiers anglais savaient très bien aussi de quel secours il était pour eux. Dès le lendemain de mon arrivée à Dorchester, je réitérai ma demande pour être transféré dans un camp d'officiers, car ma première demande, comme je l'avais prévu, n'avait pas été transmise par Monsieur Maxstedt. Quinze jours après, cette seconde demande revint du Ministère de là Guerre; on désirait savoir si je ne pourrais pas désigner nominativement en Angleterre quelqu'un qui me connût. Je me décidai alors à une pénible démarche et écrivis à des personnes que je connaissais; trois jours après, elles avaient déjà répondu qu'elles ne demandaient pas mieux que de témoigner de mon identité. Le tout fut de nouveau envoyé au Ministère de la Guerre et, patiemment, j'attendis mon changement de camp.

Si le vieux proverbe était, vrai: « on attrape les mouches avec du temps et de la patience », j'aurais pu en tuer un milliard. Tout d'abord, je restai encore à Dorchester, et lorsque, quinze jours après notre arrivée, les autres prisonniers civils furent envoyés plus loin, je pus obtenir la permission de rester dans le camp des soldats.

Je déménageai de ma baraque pour m'installer dans une petite chambre de l'écurie où le Feldwebel N. m'accepta très aimablement.

La vie dans cette petite chambre était agréable et la meilleure camaraderie y régnait. En dehors du Feldwebel, rares camarades étaient: un énorme fantassin bavarois du régiment du roi qui répondait au sobriquet de Schorsch et était notre cuisinier; un hussard, vif et leste, lorrain de naissance, agent de police dans le civil, et enfin deux superbes chasseurs de la Garde, deux Frisons blonds d'une taille gigantesque. Huit jours après, un septième hôte nous rejoignit, l'enseigne de vaisseau H., observateur en avion, qui avait été repêché ainsi que son pilote dans la Mer du Nord par les Anglais après avoir erré plus de quarante heures sur son avion désemparé.

Les rapports dans cette chambre étaient charmants. Tous avaient été faits prisonniers pendant le recul, après la bataille de la Marne, et, comme il fallait s'y attendre avec de pareils soldats, ils n'étaient tombés entre les mains de l'ennemi que grièvement blessés. Tous manifestaient des sentiments si élevés, tant d'enthousiasme et un si ardent, amour de la patrie que j'en éprouvai une vive fierté. Les soirées étaient particulièrement agréables. Il fallait voir avec quelle animation et quelle joie enfantine nous nous appliquions, pendant des heures, le soir, à notre jeu de petits chevaux sur une planche construite par nous et avec des chevaux en bouchons que nous avions également confectionnés nous-mêmes.

Et qu'était-ce quand nous commencions à raconter nos histoires!

Tout était nouveau pour moi et j'étais heureux d'apprendre enfin de la meilleure source quelque chose de nos combats et de nos victoires magnifiques.

Tous les après-midi, trois ou quatre cents prisonniers étaient conduits en promenade, bien entendu encadrés de soldats anglais. J'allais très souvent avec eux. Nous passions par la charmante petite ville; nous tournions ensuite dans la jolie campagne environnante. Chaque fois, à l'aller et au retour, en traversant la ville, nous chantions des lieds guerriers avec énergie et enthousiasme: Die Wacht am Rhein, et O Deutschland hoch in Ehren. Ainsi se présentaient trois à quatre cents de nos meilleurs soldats qui avaient été vainqueurs sous les ordres du Général von Kluck. La population anglaise se comportait, ici aussi, toujours très correctement. Elle se tenait en rangs serrés sur les côtés des rues; pas une injure, pas une menace. Le Feldwebel me raconta une histoire très amusante. Lorsque le Major Owen et le Capitaine Mitchell furent appelés à commander le camp, leurs femmes leur recommandèrent instamment de ne pas se rendre parmi les « Barbares » allemands sans escorte, ni sans être sérieusement armés. Les deux vieux soldats ne se laissèrent pas influencer; ils vinrent sans armes et... ne furent pas mangés. Quelque temps après, ils dirent à leurs femmes qu'elles devraient venir une fois au camp pour se rendre compte que les soldats allemands n'étaient pas ce que les journaux anglais voulaient bien dire, mais tout simplement des hommes comme les autres.

Naturellement, ces dames faillirent tomber sans connaissance. Après bien des discussions et quand elles furent certaines d'être protégées par une sérieuse escorte, elles se risquèrent à pénétrer dans les bureaux de leurs maris et à regarder d'en haut les allées et venues des soldats allemands. Ayant eu connaissance de cette visite, notre société de chant, sous la direction d'un jeune musicien de talent, se réunit silencieusement sous les fenêtres du bureau et commença à exécuter ses plus jolies mélodies. Ces dames en furent tellement saisies qu'elles n'étaient plus capables de dire un mot, elles allèrent à la fenêtre et pleurèrent amèrement au spectacle de notre profonde douleur. A partir de ce moment elles vinrent assez souvent et firent beaucoup de bien à nos hommes.

Voici une autre histoire également très significative. Un nouveau colonel arriva au camp. Pour sa première inspection, il vint armé jusqu'aux dents et accompagné par deux soldats baïonnette au canon, l'un devant, l'autre derrière lui. Quand il vit le Major et le Capitaine entrer seuls et sans arme, il leur reprocha vivement leur imprudence.

Il changea d'ailleurs rapidement d'idée. Un jour, ce nouveau commandant fit venir les deux autres officiers et leur dit sur un ton qui trahissait son effroi: « Oui, pensez donc, quelques nouveaux prisonniers sont arrivés hier et on m'a rendu compte qu'ils avaient des poux. Une chose pareille ne peut arriver qu'à ces Allemands ». Alors, le Capitaine se tourna vers le Major qui se trouvait à coté de lui et lui dit : « Vous souvenez-vous, Owen, que pendant la dernière campagne nous étions tellement couverts de poux que nous ne pouvions plus nous remuer ». Le Colonel demeura muet. Je dois toutefois ajouter que ce Colonel, qui avait, réellement le grade, n'avait jamais rien fait de militaire de sa vie. Ces choses-là n'arrivent qu'en Angleterre!

Vers la fin de mars, j'eus pour la première fois une lettre d'Allemagne. C'était en juillet 1914, peu de temps avant la déclaration de guerre, que j'avais reçu pour la dernière fois des nouvelles des miens qui dataient déjà de juin. Maintenant, presque neuf mois après, j'en avais de nouveau.

On comprendra facilement mon émotion lorsque j'eus cette lettre en mains; au début, j'hésitais même à l'ouvrir: mes frères et tous mes parents étaient officiers; tous étaient au front depuis le début; quelles nouvelles allait m'apporter cette missive? La première fut une joie; mes frères, malgré les dangers et les combats, étaient vivants; mais, la lettre était aussi messagère d'un deuil qui m'atteignit très profondément: ma chère petite sœur, ma fidèle amie, ma camarade était morte du fait de la guerre.

Terrible conséquence de la guerre!

Un des derniers jours de mars, l'ordre arriva enfin de me reconnaître comme officier et de me transférer dans un autre camp. Il ne me fallut pas longtemps pour préparer mon petit paquet et ma canne de hockey. Après un cordial adieu à mes braves camarades, revêtu de ma meilleure tenue, je franchis la grande porte en compagnie du Major Owen et nous nous dirigeâmes vers la gare.

Le tact de ce vieux troupier me fit du bien. Après un voyage de plusieurs heures, nous arrivâmes enfin à Maidenhead, à proximité de Londres, où je fus remis à un autre officier. Et là, ô miracle, je retrouvai d'anciens camarades. Les cinq pièces d'or américaines qui auparavant avaient été prises au compagnon serrurier devenu plus tard le châtelain Ernst Suse furent remises à celui à qui j'étais confié désormais et, comme j'étais considéré de nouveau comme officier, il put me les rendre immédiatement sans aucune formalité.

Quelle joie de se retrouver!

Je roulais maintenant vers le camp d'Holyport. Les sentinelles présentèrent les armes; les fils de fer barbelés s'ouvrirent et, tout de suite, je fus entouré d'une joyeuse bande de camarades.

Oui, qui aurait pu penser cela.

Je les retrouvais ici, eux que j'avais vus pour la dernière fois à Tsingtau, neuf mois auparavant, les vainqueurs de Coronel, les rares survivants des îles Falkland. Il est difficile de s'imaginer notre joie. Les questions et les histoires n'en finissaient plus. Il m'arriva une chose inouie: je fus conduit dans une chambre où il y avait six ou huit lits, de vrais bons lits, blancs et propres. Depuis bientôt deux mois que j'étais prisonnier, c'était, la première fois que j'en voyais. C'est ce qui explique avec quelle timidité et avec quel respect je m'y étendis le soir.

Dans les premiers temps, il me semblait être au Paradis, d'autant plus qu'enfin on me traitait comme un homme. J'étais de nouveau au milieu de camarades; je retrouvais de bons amis et beaucoup de distractions intellectuelles.

Nous étions bien traités dans ce camp. Le commandant anglais était un homme intelligent qui s'efforçait de nous faciliter l'existence.

Le bâtiment même était une ancienne école de cadets; il y avait en tout cent officiers prisonniers de guerre dans le camp et nous étions huit ou dix par chambre. C'est dans ces pièces qui nous servaient également de dortoirs que nous passions notre temps. En dehors de cela, il y avait aussi un grand nombre de pièces servant de salles de lecture, de salles à manger et dans lesquelles nous restions le plus souvent quand nous n'étions pas dehors. La nourriture était très anglaise et, à cavise de cela, ne plaisait pas à la plupart des Allemands; mais elle était bonne et abondante. Il y eut, au début, une amélioration sérieuse quand nous eûmes la direction de notre propre mess qui, malheureusement, fut reprise plus tard par le Ministère de la Guerre anglais.

Dans le courant de la journée, nous n'étions guère dérangés. Nous pouvions aller et venir librement dans les bâtiments ainsi que dans un assez grand jardin qui les entourait; le matin, à dix heures, revue; le soir à dix heures, extinction des feux et ronde.

Nous ne devions naturellement pas nous approcher des barbelés qui entouraient le jardin, qui étaient d'ailleurs sévèrement gardés et éclairés nuit et jour, et encore moins quitter cet enclos. La barrière ne s'ouvrait poui nous que le matin et l'après- midi, et nous pouvions alors nous rendre, entre deux haies de soldats anglais, à un terrain de sport situé à deux cents mètres de là. On se préoccupait de nos exercices de sport d'une façon exemplaire. Nous avions à notre disposition exclusive, deux superbes terrains de football et de hockey et nous avons joué là de telle façon que les Anglais eux-mêmes n'en croyaient pas leurs yeux. Je n'ai pas besoin de mentionner que ces terrains étaient entourés également de barbelés et gardés par des sentinelles.

Deux fois par semaine, un très bon tailleur et un marchand de beau linge pouvaient pénétrer dans le camp, ce qui était très agréable et nous permettait de nous habiller convenablement.

Notre solde mensuelle s'élevait à cent vingt marks sur lesquels on nous en retenait soixante pour notre nourriture. Nous pouvions dépenser pour nous les soixante autres marks; on pouvait, en outre, se faire envoyer de l'argent de chez soi. La poste fonctionnait remarquablement. Les lettres d'Allemagne arrivaient régulièrement et mettaient, en général, de six à huit jours en tout. Il fallait le même temps pour les paquets.

Pour nos propres lettres, nous étions plus limités. Nous n'avions le droit d'écrire chaque semaine que les deux petites feuilles prescrites et pourtant, comme nous aurions aimé à raconter pendant des heures toutes sortes de choses à tous ceux que nous aimions. Les lettres étaient tout pour nous. D'après la distribution, nous organisions toute notre journée et c'était également cette distribution qui réglait notre état d'âme; de la poste aussi dépendait la bonne harmonie du camp.

Le même spectacle recommençait tous les matins. Quand l'officier interprète arrivait avec les lettres, tout s'arrêtait; on oubliait tout. Il était entouré par une foule silencieuse qui attendait avec impatience. Chacun de nous, au fond de son cœur, souhaitait vivement recevoir quelque chose de chez lui, quelques lignes d'une main amie. Et alors, quelle joie quand cela arrivait! Mais, quelle tristesse et quel découragement pour celui qui s'en allait les mains vides. Dans ce dernier cas, nous disions toujours: « Encore une journée de perdue! »

Quand, environ deux mois après, je fus rentré en Allemagne, et qu'on me demanda comment on pouvait faire plaisir aux prisonniers, je répondis toujours: « Écrivez, écrivez tant que vous pourrez; les lettres sont ce que le prisonnier désire le plus ardemment. »

Notre vie commune, grâce aux circonstances, était animée de la meilleure camaraderie. Les soirées que nous passions en groupes, assis devant de grandes cheminées, nous semblaient particulièrement agréables. En regardant brûleries énormes bûches, nous évoquions le récit des combats, des victoires, des souffrances, de la mort et des sauvages aventures de guerre. Beaucoup de bons livres, un quatuor à cordes, une chorale que nous avions organisée, nous faisaient agréablement passer le temps.

Nous faisions aussi pas mal de plaisanteries et, lorsque nous nous étions ainsi détendus en riant, nous nous sentions le cœur plus léger et, pendant un instant, nous ne sentions plus le poids effroyable de la captivité.

Vers la fin d'avril, cette bonne vie entre camarades fut subitement troublée.

L'ordre arriva un soir de conduire le lendemain matin cinquante officiers de notre groupe, au commandant du camp de Donington Hall. L'agitation parmi nous fut très grande, car personne ne voulait s'en aller. Rien n'y fit, ni prière, ni résistance: il n'y avait qu'à faire ses paquets et à se mettre en route. Un seul officier de marine devait partir et ce fut malheureusement moi, sans doute sur un ordre particulier du Commandant du camp, à qui le voisinage de Londres semblait trop dangereux pour moi.

Comme je partais, un second aviateur, de l'armée de terre, mon fidèle ami Siebel, se joignit à nous. Au moins ainsi, les deux aviateurs restaient ensemble.

Nous partîmes donc le premier mai. On nous conduisit par cinq en auto jusqu'à la gare de Maidenhead, où deux wagons spéciaux nous attendaient. Les compartiments étaient réservés pour nous seuls et les wagons sévèrement gardés par des soldats.

Nous roulâmes pendant des heures dans la direction du nord. La foule, dans les gares, regardait curieusement les fenêtres de notre wagon et, cependant, elle restait parfaitement calme. De temps en temps seulement une vieille femme, sans doute suffragette de profession, nous tirait une langue qui n'était pas toujours jolie.

Dans l'après-midi enfin, nous arrivâmes à la station de Donington Castle, dans les environs de Derby; nous descendîmes et traversâmes la gare en groupes. Entourés de soixante à soixante-dix soldats, nous nous mîmes en marche au commandement de: « Quick marsh ». Une fois hors de la gare, nous fûmes accueillis par une foule bruyante. Elle était presque uniquement composée de femmes, d'adolescents et d'enfants; très peu d'hommes. La plupart d'entre nous connaissaient bien la tenue indigne de la populace en France; en Angleterre, c'était quelque chose de nouveau: les femmes et les jeunes filles appartenant au bas peuple se comportaient comme des sauvages. Elles couraient, à côté de nous et nous suivaient en hurlant et en sifflant; de temps en temps, une pierre ou une ordure arrivait jusque dans nos rangs. En général, celles qui se livraient à ces manifestations se pâmaient de rire et avaient l'air de s'amuser remarquablement de ces démonstrations. Au premier tournant, une automobile arriva derrière nous; au volant était notre officier interprète anglais, gras, au long cou, Monsieur Meyer, dont nous eûmes plus tard le loisir de faire la connaissance. Monsieur Meyer tenait tellement à se faire voir de nous qu'il renversa un des hommes qui nous escortaient. Un cri général, des injures, mais personne ne bougea. Finalement, ce furent deux d'entre nous, « les Barbares », qui se précipitèrent pour tirer le malheureux Tommie de dessous l'auto.

Alors, toute la fureur des femmes se tourna contre Monsieur Meyer et, s'il n'avait pas déguerpi rapidement, elles lui auraient certainement fait un mauvais parti. C'est d'ailleurs dommage qu'elles aient manqué cette occasion. L'incident fut bientôt oublié et la foule reprit ses manifestations. Elle devenait de plus en plus hardie et continuait à nous jeter des ordures lorsque tout à coup quatre ou cinq vaches arrivèrent à notre rencontre, ruminant, la tête baissée et qui voulurent passer de chaque côté. Ce qui suivit fut si comique que nous restâmes sur place, nos Tommies et nous, en nous tordant de rire. Quand les femmes, jusque-là si courageuses, aperçurent les vaches, elles commencèrent par crier tant qu'elles purent, firent demi-tour et détalèrent en une fuite éperdue. Sans le moindre égard, les plus fortes bousculèrent les plus faibles, et, bientôt, il ne resta plus dans le fossé, de chaque côté de la route, que quelques-unes d'entre elles qui piétinaient, et hurlaient de peur.

A partir de ce moment, nous eûmes la paix et nous continuâmes notre route à une allure assez rapide.

Pendant toute la marche, j'avais examiné la route et noté certaines particularités. On ne pouvait jamais savoir si cela ne servirait pas un jour à quelqu'un.

Le soleil dardait ses rayons brûlants et, trempés de sueur, nous arrivâmes au bout d'une heure et demie à notre nouvelle résidence de Donington Hall.

Là régnait une forte discipline.

Les portes et les barbelés s'ouvrirent et toute la garde présenta les armes; le Commandant et deux Lieutenants se tenaient sur la droite, la main à la casquette.

Lorsque le Commandant du camp nous eut reçus, on nous répartit dans nos chambres et je réussis, avec quatre autres camarades, parmi lesquels bien entendu mon ami Siebel, à en avoir une très gentille.

Là encore, je retrouvai un grand nombre d'anciennes connaissances. Il y avait les rescapés du Blücher, ceux de petits croiseurs et de torpilleurs, ainsi que plusieurs aviateurs de l'Armée et de la Marine.

Donington Hall était le modèle des camps de prisonniers d'Angleterre. D'après tout ce que nous avions déjà lu à ce sujet, pendant des semaines, dans les journaux anglais, ce devait être un paradis. Tous les jours, on trouvait des colonnes entières dans lesquelles on reprochait au Gouvernement de traiter avec trop de luxe les prisonniers allemands. Comme toujours, les femmes étaient les plus enragées et considéraient l'évacuation de Donington Hall comme une question de leur compétence. Le Parlement dut même s'en occuper à plusieurs reprises. II y avait des salles de jeu et plusieurs billards; les bâtiments étaient aménagés comme un château; il fallait entretenir un parc pour les officiers et même installer une chasse au renard.

Rien de tout cela n'était vrai. Donington Hall était bien un vieux château du dix- septième siècle, assez vaste et entouré d'un parc magnifique; mais les pièces étaient complètement nues et l'installation si primitive et si lamentable qu'on n'aurait jamais pu imaginer une chose pareille. Pas de trace de billard, de salles de jeu, ni de chasse au renard. Tout était remarquablement propre; le Commandant y veillait d'ailleurs d'une façon exemplaire. Après notre arrivée, nous étions en tout environ cent vingt officiers, nous étions déjà assez tassés et le camp était prévu pour quatre ou cinq cents! C'était déjà très bien d'avoir des salles à manger et la possibilité de faire la cuisine, de prendre des bains et de profiter encore de différentes autres installations.

Le beau parc était particulièrement agréable pour nous.

Tous les endroits où nous avions accès étaient partagés en deux zones, celle de jour et celle de nuit. Ces zones étaient limitées par des réseaux de barbelés dans lesquels passait, à certains endroits, un courant électrique. La nuit, ils étaient éclairés par des lampes à arc puissantes et, nuit et jour, surveillés par des sentinelles.

Les barbelés de la limite de nuit entouraient la maison, le tennis et le terrain de sport qui se trouvaient devant; la limite de jour s'étendait, plus loin, jusqu'au parc.

Le soir, à six heures, il y avait revue; quand on avait constaté que tout le monde était présent et chacun à sa place, la limite de jour était fermée pour ne s'ouvrir de nouveau que le lendemain matin à huit heures. La vie à Donington Hall était presque la même qu'à Holyport; toutefois, nous avions ici, dans le parc, beaucoup plus de liberté de mouvement; nous pouvions encore faire davantage de sport, si toutefois c'était possible, et nous avions trois beaux tennis. La nourriture était, là aussi, tout à fait anglaise et ne plaisait pas à beaucoup d'entre nous, mais elle était bonne et copieuse. Le colonel anglais était très raisonnable. Il est vrai qu'il bougonnait souvent et était assez désagréable; mais c'était un homme distingué et intelligent, soldat irréprochable de la tête aux pieds et c'était le principal. Il a fait tout son possible pour adoucir notre triste sort et s'est particulièrement intéressé à nos jeux. C'était bien.

Notre interprète anglais, le lieutenant Meyer (le fougueux automobiliste), était un fonctionnaire désagréable, le pendant de mon ami Maxstedt de L’Andania et qui, comme lui, n'était pas seulement « lieutenant à titre temporaire », mais aussi « gentleman à titre temporaire ». Originaire de Francfort-sur-le-Mein, il avait été entrepreneur de peinture avant la guerre et ne faisait rien pour cacher son vil caractère. Je crois que le Colonel anglais le méprisait et les sergents anglais avec qui nous avions quelquefois occasion de parler à la cantine nous disaient textuellement qu'ils espéraient bien que nous ne jugions pas tous les officiers anglais d'après ce Monsieur Meyer.

Un joyeux événement se produisit un soir vers la fin de juin. Au dehors, au delà des barbelés, il y avait une quantité de chevreuils et de gros gibier en troupes, atteignant jusqu'à une centaine de têtes, qui semblaient apprivoisés comme des chèvres et couraient tout autour de la clôture.

Ce même soir, un petit chevreau qui avait perdu sa mère courait ainsi de l'autre côté des fils de fer et, comme nous l'appelions, il finit par se glisser adroitement au travers du réseau et arriva dans le camp. Ce fut une grande joie pour nous, un véritable événement. Le petit chevreau fut entouré, flatté, caressé (les chasseurs murmurèrent) et finalement, il fut porté en triomphe, dans les bras d'un lieutenant, dans la chambre des ordonnances où, justement, se trouvait un de nos chasseurs qui pourrait l'élever.

Comment Meyer eut-il vent de cela, je l'ignore; toujours est-il qu'il fit appeler tout à coup l'adjudant allemand du camp et lui demanda d'une voix qui tremblait de frayeur:

« Lieutenant S., est-il vrai qu'il y a un animal dans le camp? »

« Oui, mon Lieutenant! »

« Et, il est venu par les barbelés? »

« Oui, mon Lieutenant; il s'est tout simplement glissé au travers. »

« Ah, c'est affreux », déclara Monsieur Meyer, et sa voix sembla s'éteindre. « II faut que je voie où est le trou par lequel cette grosse bête s'est introduite; les officiers allemands ont sûrement coupé le réseau pour s'évader. Il faut tout de suite éloigner cet animal. »

Et c'est ce qui arriva en effet.

Ce n'est pas une plaisanterie: vingt hommes de garde, en armes, furent appelés, un soldat allemand, portant le petit chevreau innocent, fut placé au milieu d'eux, et, au commandement de: « Quick marsh », toute la colonne se dirigea vers la porte intérieure du réseau. Celle-ci fut alors ouverte; les vingt hommes, ainsi que le soldat allemand et le petit chevreau pénétrèrent dans l'espace compris entre les deux réseaux, dans ce qu'on appelait « l'Écluse »; la porte intérieure fut soigneusement fermée, puis la porte extérieure ouverte et le soldat allemand dut remettre le petit chevreau en liberté; alors, toute la procession rentra. Ah, Monsieur Meyer, comme vous vous êtes rendu ridicule!

Tout le réseau fut alors soigneusement examiné et, bien qu'on n'ait pu trouver la moindre ouverture par laquelle un homme eût pu passer, Meyer n'arriva pas à se tranquilliser de la journée.

En dehors de là réception des lettres, celle des journaux était le moment le plus agréable de la journée. Nous pouvions avoir le « Times » et le « Morning Post » et, s'ils ne nous renseignaient guère que sur les victoires de l'Entente, nous connûmes bientôt assez ces journaux pour lire entre les lignes et avoir une idée assez exacte de la situation.

Quelle rage dans les journaux lorsque le Lusitania sombra, et quel dépit, lors de la retraite des Russes, bien entendu, pour des raisons stratégiques!

Nous avions confectionné plusieurs énormes cartes et aussi une petite plus exacte du théâtre des opérations; tous les matins, à onze heures, nos officiers d'état-major étaient au travail et déplaçaient les petits drapeaux. Souvent, le Colonel anglais se trouvait là et secouait pensivement la tête.

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L'Évasion

Avec le temps, la captivité devint insupportable. Les lettres de chez moi, les superbes et nombreux colis envoyés par des mains amies, les bons camarades, le jeu de hockey, auquel je m'adonnais avec une telle ardeur que le soir j'étais mort de fatigue, ne suffisaient plus à me distraire.

Tout était inutile; j'étais pris de la maladie des prisonniers qui en avait déjà terrassé tant d'autres avant moi.

Cette maladie consistait en un terrible découragement, en un complet désespoir. Aucune consolation n'était possible.

Je restais, comme les autres, étendu dans l'herbe des heures entières, contemplant le ciel bleu avec des yeux démesurément ouverts; mon âme, dans toute l'ardeur de son désir, suivait là-haut les petits nuages blancs et s'enfuyait avec eux vers la lointaine et chère patrie. Ou même, si un aviateur anglais passait dans le ciel bleu d'un vol tranquille et sûr, mon cœur alors bondissait et je tremblais d'un désir sauvage et désespéré. La situation s'aggravait de jour en jour. Je devenais excité, nerveux et désagréable avec mes camarades; je déclinais moralement et physiquement. Et pourtant, je pouvais encore m'estimer heureux puisque j'avais pu au moins faire quelque chose et bien employer le peu de temps dont j'avais disposé. Tant d'autres avaient été blessés dès les premiers jours de combat et étaient tombés aux mains de l'ennemi! Mais les plus malheureux encore étaient ceux qui, au début de la guerre, étaient venus d'Amérique pour servir leur patrie, laissant là-bas tout ce qu'ils possédaient et qui, à cause de la trahison de l'Angleterre, avaient été faits prisonniers avant d'avoir seulement revu leur pays.

Le moral était mauvais parce que nous ne recevions aucune nouvelle de guerre venant d'Allemagne, et bien que nous ne voulions pas croire les comptes rendus mensongers anglais, ceux-ci finissaient quand même, avec le temps, par exercer une certaine influence sur nous. Pendant des semaines et des semaines, nous ne lisions rien d'autre que des infamies contre l'Allemagne, rien que ses défaites, la révolution et la famine. Le plus affreux était encore l'incertitude, et la nouvelle de la basse trahison de l'Italie nous affecta tout particulièrement.

Ce fut un triomphe dans les journaux anglais!

Finalement, je n'y tins plus.

Il fallait que je fasse quelque chose si je ne voulais pas me désespérer complètement.

Jour et nuit, je cherchais une solution; je me creusais la tête, je réfléchissais pour trouver le moyen d'échapper à cette malheureuse captivité. J'avais dû abandonner successivement un certain nombre de plans. Je n'avais plus maintenant qu'à me remettre à l'œuvre avec calme en attendant une occasion favorable.

Pendant des heures, j'allais et venais le long des différentes clôtures, observant, sans en avoir l'air, tous les fils et tous les poteaux. Pendant des heures aussi, je restais couché dans l'herbe à proximité des rares endroits qui me paraissaient favorables. Je faisais semblant de dormir; mais, en réalité, j'observais attentivement toutes les possibilités ainsi que le parcours et les habitudes des différentes sentinelles.

Je savais très bien où je pourrais traverser les barbelés, mais, maintenant, il s'agissait de savoir comment je pourrais aller plus loin, une fois que je serais passé. Nous n'avions pas de carte d'Angleterre, ni de boussole, ni d'indicateur, aucune ressource. J'ignorais même complètement la situation exacte de Donington Hall. Je connaissais bien le chemin jusqu'à Donington Castle pour l'avoir imprimé dans ma mémoire pendant la marche lors de notre arrivée. J'appris par hasard, par un officier, qui, au lieu de venir de Donington Castle était arrivé de Derby en auto, que, à son idée, Derby devait se trouver à peu près à vingt-cinq ou trente kilomètres au nord de Donington Hall, et qu'avant de tourner dans le village, l'auto avait traversé un grand pont. Alors je me liai avec un vieux et brave soldat anglais; je lui donnai aussi à l'occasion quelques cigares et je l'invitai de temps en temps à prendre un verre de bière à la cantine. Après que nous nous fûmes rencontrés plusieurs fois, je lui dis que ce devait être bien ennuyeux de rester toujours à Donington et je lui demandai s'il n'avait jamais de distractions. Il me dit que, en effet, il allait et venait à bicyclette jusqu'à un petit bois de sapins près de Derby.

« Quoi, Derby? » demandai-je, « mais c'est bien trop loin pour vous, à votre âge! »

« Pour moi, à mon âge? Non, Sir! Vous connaissez bien mal un Tommie anglais; quand je suis sur ma machine, j'en vaux un jeune et j'ai déjà parcouru en trois ou quatre heures la distance de Donington à Derby. « J'en savais assez pour ce jour-là. La semaine suivante, je rencontrai de nouveau mon vieil ami. Nous nous saluâmes et je lui mis quelques cigares dans la main; bien que je ne sois pas fumeur, j'en ai toujours sur moi. « Ah, dis-moi donc, Tommie », commençai-je tout à coup, « j'ai fait un pari hier avec un camarade. Je prétends que Derby est au nord; mon camarade dit que c'est au sud. Si je gagne, bien entendu, tu toucheras un pot de bière. »

Les yeux d'alcoolique de mon ami redoublèrent d'éclat et il m'assura sur ce qu'il avait de plus cher que j'avais raison et que Derby était en effet exactement au nord de Donington Hall.

Maintenant, tout était prêt.

Je résolus alors de risquer cette entreprise avec mon camarade, l'enseigne de vaisseau Trefftz, qui parlait parfaitement anglais et connaissait bien l'Angleterre.

Notre fuite fut fixée au 4 juillet 1915; tout avait été vérifié et les préparatifs étaient terminés.

Le 4 juillet au matin, nous nous fîmes porter malades, Trefftz et moi.

Pour la revue de dix heures du matin, quelqu'un répondit « malade » à l'appel de nos noms et, quand cette revue fut terminée, le sergent de garde vint dans notre chambre et nous trouva, en effet, malades et au lit. Tout était dans l'ordre.

L'après-midi et l'heure décisive approchaient. Vers quatre heures, je m'habillai; je pris tout ce que j'avais jugé nécessaire d'emporter et je mangeai encore quelques bonnes tartines; je fis mes adieux à mes camarades de chambre et, en particulier, à mon fidèle ami Siebel, que je ne pouvais malheureusement pas emmener parce qu'il n'était pas marin et ne parlait pas anglais. Il faisait un violent orage et la pluie tombait à torrents. Les sentinelles, mouillées et grelottantes, s'étaient réfugiées dans leurs guérites; d'ailleurs, l'idée ne serait venue à personne que, par ce temps de pluie, deux officiers aient pu avoir envie de se promener. Il y avait dans le parc une grotte entourée de buissons, d'où on pouvait avoir une vue d'ensemble sur la propriété et sur le réseau de barbelés sans être vu soi-même.

C'est là que nous nous glissâmes en rampant, Trefîtz et moi.

Un rapide adieu de S., qui nous dissimula encore avec des chaises de jardin et nous fûmes seuls.

Maintenant, nous ne pouvions plus compter que sur la Providence et sur notre chance.

Quelle attente pleine d'anxiété! Les minutes paraissaient éternelles; cependant, les heures s'écoulèrent lentement et sûrement l'une après l'autre. Lorsque l'horloge de la tour eut sonné distinctement six coups, notre cœur battit violemment. Nous entendîmes au cours de la revue le commandement: « Repos! » Puis, on ferma bruyamment le réseau de jour. Nous passâmes alors des minutes anxieuses, osant à peine respirer. Nous nous attendions, à chaque instant, à nous entendre appeler par nos noms. Six heures et demie sonnèrent et rien ne se produisit. Nous avions un poids de moins sur le cœur. Dieu soit loué! Le premier acte était heureusement terminé. Après l'appel de nos noms où on avait répondu: « malades », au moment où les officiers étaient autorisés à se disperser, deux camarades avaient dû se précipiter en courant derrière les bâtiments pour se coucher dans nos lits, à Trefîtz et à moi. Quand le sous-officier était arrivé, il avait sans doute pu constater avec satisfaction que les deux malades étaient présents. Tout étant dans l'ordre, on ferma, comme tous les soirs, le réseau de nuit; on enleva même les sentinelles du réseau de jour, et ainsi nous étions libres nous-mêmes. La pluie torrentielle nous vint sérieusement en aide, car autrement des soldats anglais circulaient souvent le soir dans le parc et il leur aurait été facile de nous découvrir.

Les heures s'écoulaient; nous demeurions muets et, de temps en temps, nous nous poussions réciproquement le coude pour manifester notre joie de ce que tout avait si bien marché jusque-là.

A dix heures, notre excitation parvint à son comble, car c'était le moment de la deuxième épreuve. Nous entendîmes clairement le couvre-feu et, à la fenêtre ouverte de mon ancienne chambre retentit puissamment : Die Wacht am Rhein. C'était pour nous le signal que chacun était à son poste. L'officier de garde parcourait les chambres avec le sergent et s'assurait que personne ne manquait. J'avais remarqué durant mes semaines d'observation quel officier de garde suivait toujours le même itinéraire et que, après la ronde, il rentrait dans son cantonnement par le plus court chemin. Il fit de même ce jour-là.

La ronde commença dans la chambre où manquait Trefftz; bien entendu, un autre était dans son lit.

« All present? »

« Yes, Sir! »

« All right, good night, gentlemen! »

Et l'officier continua sa ronde. A peine avait-il tourné le coin du bâtiment qu'un autre camarade avait couru dans la direction opposée jusque dans ma chambre et on comprend que, là aussi, tout le monde était présent.

Il est difficile de s'imaginer notre excitation et notre anxiété pendant ce temps. Nous revivions en esprit tout ce qui avait dû se passer et, à cause de ce calme extraordinaire, nous craignions déjà que tout ne fût perdu. Les mains glacées et respirant à peine, l'ouïe tendue à l'extrême, nous restions là, étendus.

Enfin, à onze heures, un cri de joie prolongé retentit. C'était le signal convenu pour nous dire que tout avait réussi.

 

Sombres Nuits au Bord de la Tamise

Tout était calme autour de nous. Dieu merci, la pluie cessa de tomber. Du côté où nous nous trouvions, le parc était plongé dans l'obscurité la plus complète et la lumière des énormes lampes à arc qui éclairaient le réseau de nuit ne projetait vers nous que des rayons adoucis. Le pas régulier des sentinelles, allant et venant devant leurs guérites, retentissait sourdement et, tous les quarts d'heure, résonnait d'une façon désagréable le cri par lequel elles s'appelaient, réciproquement. A minuit eut lieu la relève de la garde, que je suivis avec une attention pleine d'anxiété. L'officier de garde arriva et éclaira au moyen d'une lampe le réseau de jour, — le nôtre, — puis, pendant une demi-heure, ce fut le plus grand calme.

Maintenant, le moment d'agir était venu. Tel un chat, je rampai doucement hors de ma cachette; je me glissai au travers du parc vers le réseau pour me convaincre qu'il n'y avait réellement pas de sentinelles. Lorsque tout fut prêt et que j'eus retrouvé l'endroit où nous voulions passer, je retournai, toujours en rampant, chercher Trefftz. Alors, ensemble, nous refîmes le même chemin.

Arrivé au réseau, je répétai tout bas encore une fois les dernières instructions à Trefftz et lui confiai mon petit paquet. Je commençai à grimper le premier. La clôture avait environ trois mètres de haut et était garnie, tous les vingt centimètres, de fils de fer munis de longues pointes assez inquiétantes. Jusqu'à une hauteur de soixante- quinze centimètres environ au-dessus du sol, il y avait des fils électriques qu'il suffisait de toucher pour les décharger et déclencher une sonnerie qui donnait l'alarme dans tout le camp. Pour nous protéger contre les pointes, nous avions des jambières et des genouillères de cuir, nous portions en outre des gants de cuir, mais les pointes étaient si longues qu'elles piquaient quand même furieusement; elles avaient cependant l'avantage de nous empêcher de glisser et de nous éviter de toucher le fil électrique. Je franchis facilement la première clôture, Trefftz me lança alors nos deux paquets et passa aussi facilement que moi. Maintenant se présentait un réseau compliqué de dix mètres de large environ sur un mètre de haut, installé avec les derniers perfectionnements. Nous le franchîmes en courant comme des chats. Il y avait encore après cela une clôture de fils de fer barbelés, disposée comme la première et également pourvue de fils électriques. Nous passâmes facilement tous deux par-dessus, mais je laissai dans ses pointes acérées un morceau du fond de ma culotte que je ramassai une fois en bas pour pouvoir le remettre plus tard à sa place. Dieu soit loué, l'obstacle était franchi!

Nous nous serrâmes silencieusement et vigoureusement la main, Trefftz et moi, et nous nous regardâmes sans mot dire. Nous savions bien tous deux ce que nous venions de risquer.

Le plus difficile commençait seulement. Nous avançâmes prudemment en rampant dans l'obscurité, il nous fallut traverser un ruisseau, grimper sur un mur, sauter dans un fossé profond et passer en rampant devant le corps de garde qui se trouvait à l'entrée du camp. Après cela, enfin, c'était la liberté!

Nous courûmes sans arrêt tout le long de la grand' route qui mène à Donington Castle. Au bout d'une demi-heure, nous nous arrêtâmes pour nous débarrasser de nos guêtres déchirées et de nos gants. La paume de nos mains était intacte; je ne pourrais pas en dire autant de la plante de nos pieds ni de la partie du corps sur laquelle on s'assied. Nous avons conservé pendant des semaines le souvenir des pointes anglaises.

Ayant alors ouvert nos paquets, nous endossâmes nos imperméables civils gris et nous continuâmes joyeusement notre route comme si nous rentrions d'une partie nocturne. Quand Donington Castle fut en vue, il fallut faire attention; nous avions d'ailleurs arrêté à l'avance notre plan dans le cas où nous rencontrerions quelqu'un.

Justement, comme nous allions pénétrer dans la rue du village, un soldat anglais vint à notre rencontre. Sans hésitation Trefftz m'attira à lui et, comme il avait été convenu, nous prîmes l'allure d'un couple d'amoureux. L'Anglais nous regarda d'un air d'envie et continua son chemin en claquant la langue. Lorsqu'il passa à notre hauteur je le reconnus tout à coup. Sur sa manche brillaient les trois galons de feldwebel et cette large et imposante silhouette ne pouvait appartenir qu'à notre sergent-major anglais du camp.

Nous continuâmes notre chemin et, après avoir traversé le village, nous trouvâmes heureusement le pont attendu. Là était le point critique. Trois grandes routes partaient de cet endroit, et, ne connaissant pas le pays, il nous était impossible de savoir laquelle prendre. Nous découvrîmes enfin dans l'ombre un poteau indicateur, ce qui est extrêmement rare en Angleterre. Il était heureusement en fonte et lorsque Trefïtz fut grimpé en haut il put se rendre compte, en tâtant les caractères coulés, qu'ils formaient le mot « Derby ».

Nous nous dirigeâmes d'un pas rapide dans cette direction en nous orientant sur l'étoile polaire. Dès que des gens ou des voitures venaient à notre rencontre ou surtout lorsque nous entendions venir quelque chose derrière nous, nous nous cachions dans le fossé et nous attendions ainsi que le danger fût passé. C'était d'ailleurs tout naturel de penser que toutes les autos nous poursuivaient. Lorsque la faim se fit sentir, nous mangeâmes un peu de jambon et de chocolat que nous avions emporté, mais, hélas, l'un était trop salé et l'autre trop sucré et nous fûmes torturés par une soif terrible. Celle-ci devint bientôt si insupportable que nous ne pouvions plus avancer. Cela provenait sans doute de ce qu'à cause de nos émotions et de notre marche forcée, nous avions beaucoup transpiré. Dans notre détresse, force nous fut de nous arrêter dans le fossé et, comme les chèvres, de lécher les feuilles des buissons jusqu'à ce qu'enfin nous eûmes trouvé une petite mare bourbeuse sur laquelle nous nous jetâmes avidement. Oh! que c'était bon!

Le jour se leva lentement. Vers quatre heures du matin, alors que nous arrivions aux premières maisons de Derby, entourées de jardins, le globe gigantesque du soleil monta à l'horizon dans une splendeur de pourpre. Nous nous arrêtâmes comme hypnotisés par ce spectacle merveilleux, nous nous serrâmes les mains en saluant joyeusement l'astre du jour.

Oui, il venait d'Allemagne, directement de notre chère patrie, il s'était empourpré en traversant rapidement les champs de bataille sanglants et il nous apportait le souvenir fidèle de ceux que nous aimions. C'était de bon augure!

Nous nous glissâmes dans un petit jardin pour faire une grande toilette. La brosse que nous avions emportée accomplit ce miracle. Les chiffons pour souliers eurent un rude travail, et je raccommodai le fond de ma culotte avec les épingles dont j'avais eu soin de me munir. A défaut de savon à barbe, nous utilisâmes notre salive, et c'est ainsi que nos rasoirs Gillette rafraîchirent nos pauvres visages. Pour terminer, nous ajustâmes cols et cravates et nous abandonnâmes au propriétaire du jardin brosse à habits et chiffons à chaussures. Presque aussi chics que des dandys, un pli coquet au chapeau, nous fîmes notre entrée dans Derby. Par bonheur, nous trouvâmes bientôt la gare et nous nous séparâmes sans nous faire remarquer; nous eûmes la chance d'avoir un train pour Londres un quart d'heure après. Je pris un billet d'aller et retour, en troisième classe, pour Leicester et, muni d'un journal, je montai dans le train. A Leicester, je descendis et je repris un billet pour Londres, et, quand je rejoignis mon compartiment, je trouvai, par hasard, en face de moi, un monsieur, également en manteau gris, que j'avais déjà vu quelque part, et à qui, bien entendu, je ne fis nullement attention. Je crois que son nom, autrefois, commençait par un T.

Vers midi, enfin, le train entra en gare de Londres.

Lorsque je me présentai à la sortie, et que je remis mon billet, je n'étais pas très tranquille et ma main tremblait bien un peu. Cependant le regard sévère du contrôleur n'avait aucune signification particulière et, quelques minutes après, j'étais perdu dans la foule de la grande ville.

Comme j'appréciais maintenant d'avoir vécu à Londres deux ans auparavant et de si bien connaître cette ville! J'entrai d'abord dans quatre bars différents dans chacun desquels je bus et je mangeai autant que je pus le faire sans attirer l'attention. Je descendis ensuite vers la Tamise; je me rappelais en les revoyant toutes les rues, tous les ponts, les quais où étaient amarrés les bateaux et je regardais surtout où se trouvaient les vapeurs neutres.

Je croyais que la chose serait plus simple. J'avais espéré pouvoir trouver tout de suite un vapeur; mais, maintenant, je constatais avec inquiétude que la plupart des bateaux neutres étaient aussi sévèrement gardés que les chantiers et les quais d'embarquement et qu'ils se trouvaient au milieu du fleuve.

Cet entourage auquel je n'étais pas habitué, l'insécurité dans laquelle je me trouvais dans les premiers temps et, par-dessus tout, le sentiment, continuel au début, que tout le monde savait qui j'étais et qu'on pouvait lire sur le bout de mon nez ma qualité d'échappé de Donington Hall, finissaient par me déprimer. Ajoutez à cela l'émotion, la fatigue énorme de la nuit précédente et l'isolement complet dans cette immense capitale ennemie. Je m'étais efforcé en vain de me procurer un journal quelconque dans lequel j'aurais pu voir l'heure de départ des bateaux. Ce fut pour moi une amère désillusion.

Est-ce étonnant que, vers sept heures du soir, j'aie été complètement découragé et fatigué à en tomber quand j'arrivai devant la cathédrale St-Paul pour attendre Trefftz, comme nous avions convenu. J'attendis jusqu'à neuf heures, Trefftz ne vint pas.

Bien persuadé qu'il avait réussi à trouver un vapeur au moment propice et que, vraisemblablement, il avait déjà quitté Londres, je me traînai, complètement déprimé, jusqu'à Hyde Park. A ma grande déception, c'était fermé, contrairement aux habitudes d'autrefois. Que pouvais-je faire maintenant; où allais-je passer la nuit? Je ne pouvais pas rester dans la rue où je me serais fait remarquer. Je ne pouvais pas non plus aller dans une auberge, puisque je n'avais pas le passeport que tous les Anglais eux-mêmes devaient posséder en Angleterre et sans lequel on ne pouvait les héberger sous peine des plus sévères punitions.

Dans un misérable bar où je voulais me réconforter un peu, on ne me donna que du stout chaud et quelques tranches de cake. Il ne restait plus que cela. Et, lorsqu'il me fallut quitter le bar, je fus de nouveau dans la rue. Je me trouvais dans une des allées principales où de superbes villas étaient entourées de petits jardins bien entretenus. Je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes et, comme le temps était beau, je me résolus rapidement à sauter par-dessus la clôture d'un de ces jardins et, bientôt après, je m'introduisis en rampant dans une haie de buis à deux pas du trottoir. Impossible de décrire alors ma disposition d'esprit : mes artères battaient à coups saccadés et toutes sortes de pensées se heurtaient dans mon cerveau. Protégé par mon imperméable, je demeurai, comme un voleur, tapi dans ma cachette.

Si l'on m'avait jamais trouvé ainsi, moi, un officier allemand! Je me faisais l'effet d'un criminel. Je m'étais fermement promis de ne jamais raconter à personne dans quelle situation ridicule je m'étais trouvé alors. Ah, si j'avais pu prévoir ce soir-là où j'errerais quarante-huit heures plus tard durant toute la nuit et que même je trouverais cela tout naturel, j'aurais été complètement désespéré.

Il y avait une heure environ que j'étais étendu dans ma cachette, lorsque la grande porte d'une superbe vérandah s'ouvrit dans la maison même devant laquelle je me trouvais; plusieurs dames et quelques messieurs, dans une impeccable tenue du soir, en sortirent pour jouir de l'air pur. De ma cachette, je pouvais tout observer et ne pas perdre un mot de la conversation. Au bout de quelques instants, on commença à jouer du piano dans la villa et, bientôt, un merveilleux soprano se fit entendre; les plus exquises, les plus ardentes mélodies de Schubert pénétrèrent mon âme.

Finalement, je perdis complètement conscience de ce qui se passait et je m'endormis comme une bûche, bercé en rêve par les plus belles perspectives d'avenir. Le lendemain matin, je fus réveillé par le pas énergique et régulier d'un agent de police qui allait et venait dans la rue, seulement à quelques pas de moi et aussi par de joyeux rayons de soleil. Ainsi, j'avais passé tant de temps à dormir!

Le policier continuait sa marche stupide avec la régularité d'un pendule et n'avait pas l'air de vouloir s'arrêter. En fin de compte, j'eus tout de même de la chance. Une charmante soubrette ouvrit la porte et bientôt mon policier s'approcha et se mit à plaisanter avec la délicieuse enfant.

Sans être aperçu d'eux, je fus dans la rue d'un bond par-dessus la haie. Il était six heures du matin et Hyde Park était déjà ouvert. Comme aucun moyen de locomotion souterrain ne fonctionnait encore, je traversai le parc et me couchai sur un banc, auprès de plusieurs vagabonds qui s'étaient déjà installés commodément. Je rabattis alors mon chapeau sur ma figure et je me rendormis jusqu'à neuf heures.

Ayant réparé mes forces, je montai dans le métropolitain avec un nouveau courage pour gagner le quartier du port. Au Strand, d'énormes affiches jaunes attirèrent mon attention.

Qui pourrait décrire mon étonnement lorsque je lus en caractères gras et épais que:

1. Mr Trefftz avait été repris la veille au soir et

2. que Mr Plüschow était « still at large », mais

3. qu'on était sur ses traces.

Les numéros un et trois étaient nouveaux pour moi, le numéro deux m'était connu.

Tout de suite j'achetai le « Daily Mail », je m'arrêtai dans un bar simple et je lus avec le plus grand intérêt le mandat d'arrêt reproduit ici. Ainsi, ils avaient donc rattrapé le pauvre Trefftz! J'arrêtai tout de suite mon plan d'une façon ferme et le mandat d'arrêt me rendit à ce sujet les plus grands services.

D'abord, il me fallait me débarrasser de mon imperméable gris. J'allai à Blackfriars Station et je le déposai à la consigne. Lorsque je remis l'objet en question au préposé, il me dit tout à coup: « What's your name, Sir? » (Quel est votre nom?)

Cette question, à laquelle je ne m'attendais pas, glaça mon sang dans mes veines. Tout tremblant, je dis: « Mein! » pensant naturellement en moi-même que l'homme savait qui j'étais. « Ah, je vois; Mr Mine, M, I, N, E, ». Et, là-dessus, il me remit un bulletin au nom de Mr Mine.

C'est un miracle que l'employé n'ait pas remarqué ma frayeur et je ne présageais rien de bon lorsqu'il me fallut passer à l'entrée de la gare entre les deux policiers de garde qui me fixèrent attentivement.

Au moment de mon évasion, je portais un costume civil bleu que je m'étais fait faire à Shanghaï et que, déjà à Shanghaï, MM. Brown et Scott, puis, plus tard, le millionnaire Mac Garvin avaient porté; le costume avait été légué alors à un certain serrurier et, plus tard, au châtelain Ernst Suse; puis, il avait de nouveau connu des jours meilleurs lorsqu'un officier de marine le revêtait et, maintenant, il terminait sa carrière sur le dos du docker George Mine. Sous mon veston, j'avais un chandail de matelot qu'un des ordonnances prisonniers à Donington Hall m'avait donné. Dans ma poche, j'avais une vieille casquette de sport, un couteau, un miroir, mon rasoir, une bobine de fil et deux mouchoirs destinés à remplacer les chiffons. Plus tard, je possédai la grosse somme de cent vingt shillings que j'économisai et ramassai çà et là. Je n'ai jamais possédé les passeports, ni les papiers que tout Anglais devait avoir à ce moment-là, même en Angleterre.

Je gagnai alors un endroit isolé au bord de la Tamise. Mon joli chapeau mou tomba, par hasard, du port de Londres dans l'eau; mon col et ma cravate suivirent dans un autre endroit; un beau bouton doré brillait par devant au col de ma chemise verte (marque Knopf-zwang); ensuite, je passai sur mes cheveux un mélange de vaseline, de cirage et de poussière de charbon; on aurait dit que je ne m'étais jamais lavé les mains et, pour terminer, je me roulai consciencieusement sur un tas de charbon; ainsi fut achevé le docker gréviste George Mine.

Vraiment, on ne pouvait pas soupçonner en moi un officier; encore moins, pouvait- on parler de « smart » et de « dapper ». Je crois avoir bien joué mon rôle. C'est seulement après avoir surmonté ma répulsion intérieure pour mon entourage et aussi pourtant de malpropreté que je me sentis sûr de moi et que je pus vraiment être pris pour ce que je voulais paraître: un docker paresseux, dégoûtant, ou un matelot de voilier.

La casquette en arrière, couvert de saleté, ma veste ouverte laissant voir mon chandail bleu de marin avec mon bouton doré pour seul ornement, les mains dans les poches, sifflant et crachant, me traînant partout comme je l'avais vu faire cent fois aux matelots dans tous les ports du monde, j'errai toute la journée dans Londres sans jamais éveiller, chez qui que ce fût, la moindre idée que je pouvais être autre chose que ce dont j'avais l'air.

C'était surtout là-dessus que reposait tout mon plan.

La seule possibilité que j'avais de ne pas être découvert était de me conduire de cette façon et d'avoir un tel aspect que je ne pusse jamais éveiller le moindre doute. Il ne fallait surtout pas qu'on me remarque, car si un policier m'avait demandé qui j'étais, je n'aurais pu que lui donner ma véritable identité. C'était bien dommage aussi que le mandat d'arrêt indiquât toujours mon tatouage sur le bras comme moyen de me reconnaître. Si jamais les choses en venaient là, tout était perdu.

Dans la matinée du deuxième jour, j'eus une chance inespérée.

Je me trouvais sur la plate-forme d'un autobus et, derrière moi, deux commerçants s'entretenaient d'une façon animée. Tout à coup, je saisis ces mots: « Tilbury, départ d'un vapeur hollandais ». Et alors j'écoutai attentivement.

Je dus me contenir, sans quoi j'aurais sauté de joie. Ces deux gentlemen imprévoyants racontaient tout simplement que tous les matins à sept heures un vapeur hollandais partait pour Flessingue et que, l'après-midi, ce bateau était à l'ancre devant les docks de Tilbury.

D'un bond, je quittai le « bus ».

Vivement, je courus à Blackfriars Station; je pris un billet et, une bonne heure après, je descendais à Tilbury. Il était midi et les ouvriers se dirigeaient en foule vers leurs restaurants. Je me dirigeai d'abord du côté de la Tamise pour reconnaître mon champ d'opérations et je vis que mon bateau n'était pas encore là. Comme j'avais du temps et que je mourais de faim, je revins vers Tilbury et j'entrai dans un des nombreux restaurants où j'avais vu se diriger beaucoup d'ouvriers des docks. Dans une grande salle, une centaine d'ouvriers environ étaient assis à une longue table et dévoraient des plats gigantesques. Comme tous les autres, j'allai à un guichet, je donnai quelques pence et je touchai une assiette remplie de pommes de terre, de légumes, puis un gros morceau de viande. J'allai ensuite au bar où je pris un grand verre de stout et, en toute tranquillité d'esprit, je m'assis à table, à la suite des autres ouvriers, imitant leur façon de manger et leur tenue, ce qui n'alla pas sans difficulté lorsqu'il s'agit de manger les petits pois avec mon couteau.

Au milieu de cette opération, quelqu'un, par derrière, me frappa sur l'épaule. Tout mon sang se glaça dans mes veines. Lorsque je me retournai, je me trouvai en face du propriétaire, qui me réclamait mes papiers. Je pensai naturellement qu'il soupçonnait mon identité et j'estimais déjà que tout était perdu.Comme je ne pouvais rien montrer, je dus suivre l'hôtelier, et, plein d'effroi, j'attendis tandis qu'il se dirigeait vers le téléphone. Je louchais déjà vers la porte avec l'idée de m'enfuir, lorsque l'hôtelier, qui m'observait à travers les carreaux, revint vers moi et me dit: « Oui, puisque vous avez oublié vos papiers, je ne peux rien faire pour vous; d'ailleurs comment vous appelez-vous et d'où venez-vous? »

« Je suis George Mine, matelot américain du quatre-mâts Ohio qui est amarré sur le fleuve. Je suis entré ici; j'ai d'ailleurs payé ma nourriture et ma bière, mais je n'ai naturellement pas mes papiers sur moi. »

Alors il me répondit: « Ici; c'est un cercle socialiste fermé; ses membres seuls peuvent y manger; vous devriez le savoir, mais si vous voulez en faire partie, les portes vous seront toujours ouvertes. »

Bien entendu, nous fûmes tout de suite d'accord. Je payai trois shillings d'entrée et on me remit une carte de membre ainsi qu'un petit ruban rouge pour la boutonnière. Et c'est comme cela que je devins membre de l'« Union socialiste des dockers de Tilbury ».

Comme si rien ne s'était passé, je revins à ma table et je vidai mon verre d'un trait pour me remettre de mon émotion; mais je quittai bientôt la salle, car, à vrai dire, mon appétit avait disparu et le repas ne me semblait plus si bon.

Je descendis au bord du fleuve et je m'étendis dans l'herbe en faisant semblant de dormir, mais, en réalité épiant comme un lynx à l'affût.

Des vapeurs passaient devant moi et mon attente me semblait interminable. A quatre heures de l'après-midi, un vapeur hollandais arriva, fier et majestueux, et fut amarré à une bouée, juste sous mon nez. Il serait difficile de décrire ma joie et mon bonheur lorsque je lus sur la proue, en gros caractères blancs:

Mecklembourg

C'était pour moi, Mecklembourgeois de Schwerin, le meilleur présage.

Je me rendis par le bac à Gravesend, d'où je pouvais examiner le bateau sans être remarqué; et, tout en flânant, les mains dans les poches, en sifflant une romance d'un air insouciant, roulant et tanguant à la manière d'un marin le long du bord, j'observais en réalité très attentivement.

Mon plan était le suivant:

Atteindre à la nage au cours de la nuit la bouée à laquelle était amarré le bateau, grimper le long du câble d'acier, me glisser sur le pont et partir pour la Hollande comme passager clandestin.

J'eus bientôt trouvé ma base d'opération.

Lorsque je me fus assuré que personne ne m'observait, je grimpai sur un tas de bois et de ferraille qui s'étendait jusqu'au bord de la Tamise. Je trouvai parmi ces planches quelques bottes de foin dans lesquelles je me dissimulai pour attendre la nuit.

Ces bottes de foin me servirent également d'abri pour les nuits suivantes.

Vers minuit, je sortis de ma cachette. J'avais, pendant la journée, bien repéré tous les objets du voisinage et fait tous les sondages nécessaires. Je me glissai prudemment sur les tas de ferrailles et des vieilles poutres. La pluie tombait, et, dans une nuit d'encre, j'eus bien de la peine à retrouver les deux coffres que j'avais vus dans le jour auprès du tas de bois.

Me glissant à quatre pattes, toujours guettant attentivement, cherchant à percer de mes yeux l'obscurité, j'approchai de mon but.

A mon grand effroi, je m'aperçus que ces deux coffres, qui, dans l'après-midi, se trouvaient en eau profonde, étaient maintenant presque à sec; mais, en arrière, à la poupe, Dieu soit loué, quelque chose se balançait encore sur l'eau.

Sans plus attendre, je résolus de courir jusqu'au bateau, mais, avant que je susse ce qui m'arrivait, le sol céda sous moi et, avec la rapidité de l'éclair, je m'enfonçai jusqu'aux hanches dans une vase molle, marécageuse et qui sentait mauvais. J'étendis les bras autour de moi et pus me cramponner de la main gauche à une planche qui, de la rive, conduisait vers le voilier.

D'un violent effort, je parvins à me dégager de cette masse dégoûtante qui aurait pu devenir pour moi un effroyable tombeau, et, complètement épuisé, je retournai à mes bottes de foin.

Lorsque, pour la troisième fois depuis mon évasion, le soleil se leva, j'avais déjà franchi la clôture de planches et je flânais sur un banc du parc de Gravesend. A sept heures exactement, mon Mecklembourg quitta sa bouée et descendit le fleuve pour gagner la haute mer.

Pendant toute cette journée je me promenai dans Londres. Je restai pendant des heures sur les ponts, comme d'autres vagabonds, j'examinai l'emplacement des bateaux neutres et surtout le point où en était leur chargement dans le cas où je pourrais profiter d'un moment favorable pour me glisser à bord sans être aperçu.

A midi, je mangeai dans un restaurant d'ouvriers de Londres-Est; j'avais l'air si abruti et si sale, chancelant et boitant exprès, le visage pâle et l'air hagard, je marchais tellement courbé que personne ne faisait attention à moi. J'évitais de parler et je remarquais exactement les tournures de phrases et la prononciation qu'employaient les ouvriers pour commander leurs repas. J'eus bientôt atteint une telle sûreté et je devins si hardi qu'il ne me vint plus jamais à l'idée que je pourrais être découvert. Le soir, je retournai à Gravesend. Un autre bateau était de nouveau à l'ancre et, cette fois, c'était la Princesse Juliana.

Alors, j'attendis en étudiant si exactement tous les détails et, en particulier, l'état des rives du fleuve que j'étais sûr de mon affaire.

A minuit, j'étais à l'endroit que j'avais choisi. Le rivage était pierreux et la mer commençait seulement à monter. Je quittai souliers, bas et veste; je plaçai mes bas, ma montre, mon rasoir, etc. dans ma casquette que je remis sur ma tête avec son précieux contenu, en ayant soin de l'attacher solidement.

Je cachai ma veste et mes chaussures sous une pierre; j'attachai solidement la ceinture de mon pantalon et, ainsi équipé, je glissai doucement dans l'eau, et je me mis à nager dans la direction de mon bateau.

La nuit était pluvieuse et sombre. Bientôt, je ne pouvais même plus reconnaître la rive que je venais de quitter. Je distinguais maintenant devant moi la vague silhouette d'un grand canot.

Je voulus me diriger vers cette barque; mais, malgré tous mes efforts, je n'arrivais pas à avancer. Mes vêtements, alourdis par l'eau, menaçaient de me faire couler. Mes forces commençaient à fléchir et, comme des ombres, des canots semblaient défiler près de moi; en réalité, ils étaient amarrés et c'était moi qu'un fort courant entraînait. D'un vigoureux effort, je rassemblai tout ce qui me restait d'énergie et je continuai à nager en essayant de maintenir ma tête hors de l'eau.

Bientôt après, je perdis conscience de ce qui se passait et, lorsque je revins à moi, j'étais allongé, au sec, sur des pierres glissantes et couvertes de varech.

Un heureux sort m'avait poussé vers un des rares endroits pierreux du rivage, là où le fleuve fait un coude aigu et, comme l'eau était descendue rapidement avec la marée, j'étais resté au sec.

Je me relevai, tremblant de froid et excédé de fatigue, et, tout chancelant, je suivai le rivage. Au bout d'une heure, je retrouvai ma veste et mes souliers. Je franchis alors ma clôture en planches et m'étendis sur mon tas de foin grelottant et claquant des dents.

Il pleuvait à torrents et un vent glacial me balayait la figure. Comme couverture, je n'avais que ma veste mouillée et mes deux mains que je plaçai à plat sur mon estomac pour me protéger et tâcher au moins de conserver la force nécessaire pour les jours suivants. Au bout de deux heures pendant lesquelles je n'avais pas fermé un œil, je ne pouvais plus tenir tant j'avais froid; j'abandonnai ma cachette et je me mis à courir tout autour pour me réchauffer un peu.

Mes vêtements trempés n'ont pu sécher qu'en Allemagne, lorsqu'ils eurent passé plusieurs jours près d'un poêle. Toute la journée, j'errai de nouveau dans Londres. J'entrai dans plusieurs églises où on me prit certainement pour un homme qui priait avec ferveur, mais où, en réalité, je dormis un petit moment.

Pendant ces jours, il s'en est fallu de peu que je ne devinsse soldat anglais. Un orateur parlait au peuple, comme tous les jours, d'une tribune dressée sur une des nombreuses places de la ville. Naturellement, il s'agissait de l'engagement des recrues!

Devant la foule avide, il décrivait sous les couleurs les plus vives et avec une véritable extase l'aspect qu'aurait Londres quand les soldats allemands y feraient leur entrée victorieuse: « Le pas des « Barbares » retentira dans les rues de Londres », disait-il, « vos femmes seront violées par les soldats allemands qui marcheront sur elles avec leurs bottes crottées. Est-ce cela que vous voulez, vous, les libres Bretons? » Un « non » indigné lui répondit.

« Eh bien, alors, venez et — « joint the army now! » J'attendais une ruée générale. Cet homme avait vraiment parlé d'une façon entraînante; mais, personne ne bougea. Pas un volontaire, pas un qui pût penser que c'était à lui que Kitchener s'adressait. Alors, l'orateur recommença de plus belle, mais ses paroles vibrantes se perdirent dans le vide.

Dans l'intervalle, des sous-officiers anglais circulaient parmi la foule. Partout, ils ne recueillaient que des signes de tête négatifs. Les braves fils d'Albion ne se laissaient pas faire. Tout à coup, ce fut mon tour. Un sergent, grand comme une perche, était debout devant moi et tâtait mes biceps. Il parut, satisfait de son examen car il commença à vouloir me prouver par tous les moyens possibles qu'un soldat de l'Armée de Kitchener était ce qu'il y avait de plus beau au monde. Je déclinai l'offre.

« Non », dis-je, « je n'ai que dix-sept ans, ce n'est pas possible. »

« Oh, cela ne fait, rien; nous ferons comme si vous en aviez dix-huit et tout sera pour le mieux. »

« Non; ce n'est vraiment pas possible; je suis d'ailleurs Américain et je n'ai pas l'autorisation du capitaine de mon bateau. »

Alors, cet importun brandit une carte représentant les uniformes anglais sous les plus magnifiques couleurs. Le gaillard ne vous lâchait pas si facilement. Pour m'en débarrasser, je lui dis de me remettre une brochure, que j'en parlerais le soir avec mon capitaine et que je viendrais lui dire le lendemain quel uniforme me plaisait le mieux.

Bien entendu, je partis de là en faisant un grand détour. Peu à peu, j'avais acquis une telle assurance que, malgré ma tenue minable, j'allai au British Muséum voir quelques-unes des plus belles peintures; j'assistai même à une matinée aux Variétés, sans qu'on me demandât jamais d'où je venais ni où j'allais. Aux Variétés, les charmantes ouvreuses blondes furent particulièrement aimables pour moi et semblèrent même avoir pitié du pauvre « sailor » qui s'était sûrement fourvoyé dans ce théâtre élégant.

Le plus drôle, ce fut quand je montai sur l'impériale d'un omnibus; les dames et les jeunes filles firent la grimace et, dégoûtées, se détournèrent de moi; elles ne se gênèrent pas non plus pour me lancer des regards méprisants. Si elles avaient su qui s'asseyait auprès d'elles! Rien d'étonnant à ce que je n'aie pas dégagé un excellent parfum avec mes vêtements mouillés et souillés de vase.

Le soir, je revins à Gravesend. Une musique militaire jouait dans le petit parc au bord de la Tamise et je restai plusieurs heures tranquillement assis sur un banc de la plage; j'écoutais la musique, mais je guettais aussi avec des yeux de lynx.

J'avais définitivement abandonné mon plan de gagner le vapeur à la nage, car je m'étais rendu compte que la distance était trop grande et le courant trop violent.

Maintenant, il ne me restait plus qu'à me procurer, quelque part et sans me faire remarquer, un canot qui me permette d'atteindre le vapeur.

Devant moi, il y en avait justement un qui aurait bien fait mon affaire; seulement, il était solidement amarré à une écluse surveillée nuit et jour par une sentinelle.

Il fallait cependant oser.

Vers minuit, par un temps très obscur, je me glissai au travers du parc jusqu'à un mur qui bordait le fleuve et avait à peu près deux mètres de hauteur. Un bond par dessus la clôture d'un jardin et je vis au-dessous mon canot qui se balançait doucement. Retenant mon souffle, j'écoutai. A dix pas à peine, la sentinelle allait et venait en somnolant. J'avais retiré mes souliers, lié les lacets autour de mon cou et placé mon couteau ouvert entre mes dents. Avec des ruses de peau-rouge je me laissai glisser au bas du mur; de la pointe des pieds je pouvais juste atteindre le bord du canot; sans bruit, mes mains glissèrent le long du dur granit et, une seconde après, j'étais dans le bateau ramassé sur moi-même. Attente anxieuse. Ma sentinelle continuait tranquillement sa faction sous la vive lumière de la lampe à arc. Dieu merci, avec mon canot, je me trouvais dans l'ombre. Mes yeux exercés par les sorties de nuit sur les torpilleurs voyaient maintenant presque aussi bien que dans le jour, malgré l'obscurité épaisse. Prudemment, je tâtai les rames. Malédiction; elles étaient entourées d'une chaîne; heureusement, celle-ci n'était pas tendue, et, tout doucement, je sortis d'abord la gaffe, puis les deux rames l'une après l'autre. Enfin, à l'aide de mon couteau, je sciai les deux câbles qui retenaient le bateau au mur; mes rames plongèrent sans bruit dans l'eau et je partis.

Quand j'étais monté dans le bateau, il y avait déjà pas mal d'eau à l'intérieur. Maintenant, je remarquais que le niveau de celle-ci montait très rapidement. Déjà, elle recouvrait les cordages sur lesquels j'étais assis; ce bateau, assez grand, devenait de plus en plus lourd et plus difficile à manier. Je m'accrochai à mes rames avec l'énergie du désespoir. Tout à coup, la quille grinça et le bateau s'immobilisa. Ni les secousses, ni l'effort des rames, rien n'y fit; le bateau resta immobile et l'eau baissa terriblement vite tout autour; quelques minutes après, il était à sec sur la vase, mais plein d'eau jusqu'au bord à l'intérieur. Je n'avais encore jamais vu une marée si rapide et je n'aurais pas cru possible que la Tamise offrît cette particularité.

Je ne m'étais jamais trouvé dans une situation aussi critique depuis mon évasion. Tout autour de moi, rien que de la vase molle, fétide; la connaissance que j'en avais faite deux jours plus tôt avait failli me coûter la vie; ce souvenir me faisait encore frémir. A moins de deux cents mètres, la sentinelle allait et venait, et j'étais encore à cinq mètres du mur de granit!

Assis sur mes cordages, je réfléchissais froidement. Une chose était claire: il ne fallait pas que les Anglais me trouvent là, sans quoi ils m'abattraient comme un chien enragé.

L'eau ne remonterait pas avant le matin; il ne me restait donc qu'une chose à faire: rassembler toute mon énergie pour essayer de traverser la vase. Je défis encore une fois mes chaussures et je relevai mon pantalon aussi haut que possible; je posai les planches du bateau et les rames sur le sol limoneux et mouvant; afin d'utiliser la perche pour sauter, j'en plaçai la pointe sur une planche et je montai moi-même sur le bord du bateau; réunissant toutes mes forces, je m'enlevai d'un bond énorme et, avec un bruit sourd, j'arrivai environ à un mètre du mur; je m'enfonçai jusqu'au- dessus des genoux dans la marmelade visqueuse, sentant cependant un terrain solide sous mes pieds. Je m'efforçai alors de m'approcher du mur; je plaçai ma perche de façon à pouvoir m'en servir pour m'aider à monter; quelques secondes après, j'étais en haut, assis dans l'herbe du petit parc où j'avais écouté la musique quelques heures auparavant. Autour de moi, un calme absolu; j'avais un poids de moins sur la poitrine. Personne, pas même la sentinelle, ne s'était aperçu de quoi que ce fût.

Je considérai mes jambes avec une certaine gêne; j'étais enduit, jusqu'au-dessus des genoux, d'une boue grise épaisse et malodorante, et, dans le voisinage, pas d'eau pour me laver. Je ne pouvais pourtant pas remettre comme cela mes chaussettes et mes souliers. Péniblement, j'enlevai le plus gros avec mes doigts du mieux que je pus et lorsque la couche qui était restée fut à peu près sèche, je réussis à remettre chaussettes et souliers et à redescendre mon pantalon tout raidi.

Mon premier plan avait échoué; mais j'avais toujours eu tellement de chance que j'étais plein de courage pour risquer une deuxième tentative.

Les mains dans les poches et jouant le matelot ivre, je traversai en titubant le petit pont surveillé par ma sentinelle. Simulant les fumées de l'ivresse, je commençai doucement à chercher querelle à celle-ci, qui semblait être habituée à ce genre de spectacle. Elle me frappa sur l'épaule et me laissa passer en me lançant joyeusement: « Halloh! Old Jack, one whiskv too much! »

Environ cent pas plus loin, j'étais rassuré. Après une courte recherche, je retrouvai l'endroit pierreux de la rive d'où j'avais entrepris la veille mon expédition manquée.

Il était environ deux heures du matin; en un tour de main, je me déshabillai et je sautai immédiatement dans l'eau, cette fois léger et libre, tel que le bon Dieu m'avait créé. Pour la première fois, le ciel était couvert de nuages et les silhouettes de plusieurs grands canots amarrés à environ deux cents mètres du bord ne se dessinaient que faiblement. L'eau était extraordinairement phosphorescente; je ne l'avais jamais vue ainsi qu'aux Tropiques et je m'éloignai en nageant dans des flots d'or et d'argent. En toute autre circonstance, cette merveille m'aurait charmé; pour l'instant, je craignais surtout que mon corps nu et blanc dans le fleuve d'or ne me trahît. Au début, tout alla pour le mieux. Mais, lorsque je fus au delà de la pointe du rivage qui me protégeait sur la gauche, je fus emporté par le courant et il me fallut de nouveau soutenir une lutte à mort contre les éléments.

J'atteignis le premier canot au moment où mes forces allaient m'abandonner. Réunissant ce qui me restait, d'énergie, j'arrivai à me hisser dans ce bateau et je tombai avec fracas à l'intérieur. Fatalité du sort! Il était vide. Ni rames, ni gaffe, rien pour le faire avancer. Après un instant de repos, je me laissai de nouveau glisser dans l'eau et porter par le fleuve vers le bateau voisin. Ce bateau... vide aussi. Il en fut de même avec tous les autres jusqu'à ce que j'arrivasse au dernier, qui était également vide; après avoir repris haleine, je redescendis dans l'eau étincelante, mais qui, pour le moment, était d'un froid désagréable. Deux heures après mon départ à la nage, je revenais vers l'endroit où j'avais laissé mes vêtements.

Tremblant de froid, car j'étais tout nu, ce fut pour moi un véritable travail d'arriver à enfiler mes habits encore mouillés et tout collants.

Je restai là une demi-heure, sur mon tas de foin, doutant de ma bonne étoile.

Etait-il extraordinaire que je fusse un peu découragé et indifférent à tout? Oui, j'étais si bas que, le lendemain matin, je ne trouvai pas l'énergie nécessaire pour quitter ma cachette à temps et je sortis seulement alors que le propriétaire du chantier était déjà venu plusieurs fois tout près de moi. Ce jour-là, je montai à pied de Gravesend à Londres et je redescendis ensuite de Londres sur l'autre côté de la Tamise, vers Tilbury. Tout cela dans l'espoir de trouver un bateau sur lequel je pourrais passer inaperçu. C'était à ne pas y croire: il y en avait là plusieurs; mais tous étaient bien gardés par leurs propriétaires. Découragé, je m'arrêtai.

Le soir venu, j'allai aux Variétés avec l'intention bien arrêtée de dépenser en m'amusant les vingt shillings qui me restaient, puis de jouer, dans la nuit, tout sur la même carte en essayant d'atteindre les docks pour me cacher sur un bateau neutre. Et, si cela ne réussissait pas, comme c'était arrivé à Trefftz, j'irais me constituer prisonnier.

J'étais à la galerie supérieure des Variétés et je suivais la pièce. Une voix intérieure me redisait sans cesse: Tu dois aller à Gravesend pour travailler; c'est ton devoir de surmonter ton indolence, sinon, tu n'es plus digne d'être un marin allemand! Lorsqu'on présenta des tableaux vivants: scènes des tranchées, glorification de la victoire et de la paix à venir, où, bien entendu, les Allemands étaient représentés en fuite et vaincus; puis lorsque, dans le tableau principal, l'Angleterre apparut entourée de rayons de soleil, la palme de la victoire à la main et le pied droit sur un feldgrau enchaîné à terre, une sainte colère me prit et, malgré les protestations de mes voisins, je quittai précipitamment la salle et j'attrapai juste le dernier tram pour Tilbury.

Dehors, je me sentis mieux. J'étais tellement persuadé au fond de moi-même que mon plan devait réussir cette nuit-là qu'il ne pouvait en être autrement.

Lorsque je passai devant les premières cabanes de pêcheurs de Gravesend, je trouvai une petite rame de canot. Je la ramassai par prudence. Vers le milieu de la rue du port, un petit « doris » se balançait là où sont habituellement amarrés les petits bateaux de pêcheurs dans les échancrures du quai. Des marins allaient et venaient à vingt pas de là.

C'était risqué; mais, « la fortune appartient aux audacieux », murmurai-je en moi- même, et, grâce à l'expérience que j'avais acquise, je me glissai sans bruit dans le bateau que je détachai rapidement. La minuscule coquille de noix longea un bateau de pêcheurs sur le pont duquel il y avait quelqu'un.

Comme rien de fâcheux ne se produisit, je m'éloignai du port à force de rames. A peine avais-je fait un tiers du chemin, que la marée descendante m'entraîna avec une force irrésistible; mon bateau tournait comme une toupie et tous mes efforts pour conserver ma direction demeurèrent vains. C'était le moment de montrer mon adresse de marin. D'une poigne de fer, je maintins mon bateau et, utilisant le courant, je me dirigeai vers l'aval. Survint un passage dangereux: un pont de bateaux, fortement gardé par des soldats, se trouva sur mon chemin. Un moment de sang-froid et de grande attention, l'appel d'une sentinelle et, le regard fixé droit devant moi, portant tout mon effort sur mes rames, je passai entre deux pontons. Quelques secondes après, je ressentis une forte secousse, car je venais d'échouer le long de la chaîne de l'ancre d'un gros charbonnier. D'un mouvement rapide comme l'éclair, je fixai le câble de mon bateau à cette chaîne; cela dura à peine quelques secondes pendant lesquelles je chavirai presque. Maintenant, j'étais en sûreté.

Il ne me restait rien d'autre à faire que d'attendre patiemment.

Mon vapeur se trouvait à tribord. Je voulus attendre que la mer fût étale pour le joindre. En moi-même, plein d'orgueil, je me réjouissais déjà lorsqu'il me sembla que le vapeur en question se rapprochait rapidement. L'aube commençait à poindre, les silhouettes des bateaux à l'ancre devenaient de plus en plus claires; finalement, le soleil se leva et l'eau passait toujours avec un tel fracas le long de mon bord que je ne pouvais songer à poursuivre ma tentative. La fuite était impossible cette nuit encore! Je possédais du moins le bateau que j'avais cherché si longtemps; je me laissai porter en aval avec le dernier flot de la marée et, environ une heure après, je m'arrêtai à un vieux pont en ruines sur la rive droite de la Tamise. Je cachai mon bateau sous ce pont et, pour plus de sûreté, j'emportai avec moi à terre les deux rames que je cachai sous de hautes herbes. Je m'étendis moi-même dans le voisinage et j'observai. A huit heures du matin, mon vapeur passa fièrement devant moi. C'était le Mecklembourg. Puis, il me fallut subir une rude épreuve de patience: je dus rester ainsi seize heures dans l'herbe, jusqu'à huit heures du soir, heure de la délivrance.

Je remontai alors dans mon doris; prudemment, je profitai du courant à marée montante et je me fixai à la même chaîne que la veille. A cinq cents mètres en aval, la Princesse Juliana était amarrée à sa bouée.

Maintenant, j'avais le temps; je m'allongeai à l'intérieur de mon canot et j'essayai en vain d'y faire un petit somme. Le fleuve montait et, bientôt, je fus entouré de flots tumultueux.

A minuit, tout était calme autour de moi et, lorsque mon bateau se balança à marée haute, je le détachai et, prenant les avirons, je ramai en toute tranquillité d'esprit vers le vapeur, comme si j'avais été dans le port de Kiel pour une fête du dimanche.

J'atteignis la bouée sans être remarqué.

Haute comme une maison s'élevait au-dessus de moi la silhouette noire et saillante de mon bateau. Un vigoureux rétablissement et je fus sur la bouée. J'éloignai alors d'un coup de pied mon cygne fidèle, qui fut rapidement emporté. Je restai plusieurs minutes immobile sur cette tonne de fer. Puis, plein de sang-froid, je grimpai comme un chat le long de la chaîne d'acier, jusqu'à l'écubier. Prudemment, je passai la tête au-dessus des conduites d'eau et j'examinai l'horizon.

Le gaillard avant était vide.

Un dernier rétablissement et j'étais au but.

.

Un Passagier Clandestin

Je rampai alors sur le pont, le long de la chaîne de l'ancre et je me cachai une première fois dans la cuve à huile, sous les chaînes.

Comme tout restait calme autour de moi et que personne ne se montrait, je grimpai hors de ma cachette, j'ôtai mes souliers et je les cachai sous un tas de câbles dans un coin du gaillard. Pieds nus, je descendis en reconnaissance. Lorsque, du gaillard, je jetai prudemment un coup d'œil au-dessous, dans la cale aux bagages, je reculai subitement et, retenant mon souffle, sans remuer un cil, je restai collé contre un ventilateur: sur le pont inférieur, il y avait deux sentinelles qui regardaient attentivement vers le gaillard.

Quand j'eus passé plus d'une demi-heure à demi replié sur moi-même, mes genoux commencèrent à me refuser le service. A ce moment arrivèrent en bas deux stewardesses de l'entrepont qui venaient sans doute de terminer leur service de nuit. Les deux sentinelles saisirent cette occasion favorable et, bientôt absorbés dans leur entretien avec elles, ils ne firent plus attention à ce qui se passait autour d'eux.

L'aube commençait déjà à poindre. Je devais agir si je ne voulais pas que tout fût irrémédiablement perdu.

En tournant le dos aux deux couples d'amoureux, je me laissai glisser le long d'un tuyau jusque sur le pont des bagages.

Sans hésiter une seconde, je filai un peu plus loin et je me glissai devant les sentinelles sans qu'elles me remarquent; j'atteignis avec succès le pont-promenade et je grimpai le long d'un des montants et de là sur le support d'un des canots de sauvetage.

Me tenant d'une main de fer, car les eaux de la Tamise coulaient à douze mètres au- dessous de moi, je réussis avec mon autre main et avec mes dents à défaire quelques-unes des attaches de la bâche du canot de sauvetage; d'un dernier effort, je rampai par cette petite ouverture et je me trouvai ainsi bien caché dans la coque de ce bateau. De l'intérieur, je renouai alors les attaches et il n'aurait pu venir à l'idée de personne qu'un passager clandestin se trouvait là.

En tout cas, le sort en était, jeté; je ne pouvais rien faire de plus. Les efforts énormes, les émotions et surtout une faim dévorante m'incitèrent à m'étendre de tout mon long sur les planches et, à partir de ce moment, je perdis conscience de tout ce qui se passait autour de moi.

 

Le Chemin de la Liberté

Je fus réveillé d'un sommeil de plomb par le hurlement aigu de la sirène.

Avec précaution, je soulevai un coin de ma bâche et j'eus bien envie de crier « Hurrah! » car le vapeur entrait dans le port de Flessingue.

Maintenant, tout m'était égal. Je sortis mon couteau et, d'un coup, je tranchai toutes les attaches de la bâche, cette fois du côté du pont.

Reprenant haleine, je me tins au milieu du pont, m'attendant, à chaque instant, à être fait prisonnier.

Personne ne s'inquiéta de moi. Les hommes d'équipage étaient occupés par la manœuvre et les passagers par leurs bagages.

Je descendis alors sur le pont-promenade. Quelques passagers me regardèrent d'un air indigné à cause de ma saleté et de mes chaussettes bleues trouées qui me donnaient un aspect peu engageant.

La joie devait briller dans mes yeux et mon visage rayonner de bonheur, car, malgré ma saleté et mes traits tirés, bien des femmes fixèrent sur moi un regard étonné.

Je ne pouvais pas rester plus longtemps dans cette tenue. Je retournai vers le gaillard où je repris mes souliers (mes meilleures chaussures de hockey, gage d'amour anglais) et, bien que j'eusse été rudoyé brusquement par un matelot hollandais, je remis ces chers souliers en toute tranquillité d'esprit et je me dirigeai vers la passerelle.

Le vapeur était amarré directement à quai.

Les passagers quittaient le navire, prenaient congé du capitaine et des officiers; j'avais pensé d'abord sérieusement à me faire reconnaître du capitaine pour ne pas causer d'ennuis à la compagnie hollandaise, mais la prudence l'emporta: les mains dans les poches de mon pantalon et l'air misérable, je traversai la passerelle en roulant comme un matelot.

Personne ne fit attention à moi. Je fis comme si j'appartenais à l'équipage du bateau et j'aidai à attacher les câbles d'acier.

Je me mêlai ensuite à la foule, et, tandis que les passagers étaient soumis à un sérieux contrôle, j'examinai les alentours et je découvris dans la grille une porte sur laquelle étaient écrits en gros caractères ces mots: « Sortie interdite ».

C'était sûrement le chemin de la liberté!

En un clin d'œil, je surmontai cet obstacle enfantin pour moi et je me trouvai dehors.

Libre!

Je dus rassembler toute mon énergie pour ne pas sauter de joie comme un fou. Deux braves paysans m'accueillirent. Ils ne voulaient pas croire que j'étais officier, ni surtout que j'avais réussi à m'évader d'Angleterre.

Ah! dans quel état était l'eau de mon bain.

Ce soir-là, j'ai bien mangé pour trois.

Le lendemain, après avoir acheté quelques bibelots, je pris, en tenue de travail, l'express pour l'Allemagne.

Au moment où le train allait s'ébranler, un homme, par derrière, me tapa sur l'épaule (comme je déteste cette façon de saluer!) et me demanda:

« Vos papiers? »

« Qui êtes-vous? » lui-dis-je.

« Je suis de la police. »

« Tout le inonde peut le dire. »

« Oui, Monsieur; voici la preuve. »

Et il m'exhiba un papier bleu.

J'expliquai alors à ce monsieur de la façon la plus aimable que je n'avais aucun papier, que d'ailleurs j'allais directement en Allemagne et que je n'occasionnerais pas de désagrément au gouvernement hollandais.

« Ainsi », dit-il, « vous venez d'Angleterre et vous n'avez pas de papiers; cela a dû être très difficile? »

« Oui, assez », pensai-je.

« Eh bien, je vous souhaite bon voyage! »

Nous nous serrâmes la main et déjà le train se mettait en marche.

 

Le Retour dans la Patrie

Je ne pouvais pas tenir longtemps en place. J'étais seul dans mon compartiment, et, en proie à toutes les pensées et à tous les espoirs qui me passaient par la tête, j'allais et venais comme un ours en cage.

Enfin, enfin, après un trajet qui me sembla durer une éternité, le train ralentit pour le passage de la frontière allemande.

Le poteau noir et blanc me souhaita la bienvenue, je me penchai complètement hors de la portière et, au comble de la jubilation, je criai par deux fois: Hurrah! »

Le troisième hourrah s'étrangla dans ma gorge; dominé par la reconnaissance, la joie et le bonheur, je me mis à sangloter tout haut et je ne pus empêcher les larmes de me monter aux yeux.

Était-ce de la lâcheté?

Le train s'arrêta à Goch. Des feldgrau, les premiers que je voyais de ma vie, se tenaient sur le quai, et je descendis tranquillement du train.

Une poigne solide me saisit au collet, un important sous-officier prussien, au regard féroce sous son casque brillant, me maintenait dans sa poigne d'acier.

« Ah! nous vous tenons, mon garçon! »

J'aurais bien sauté au cou du brave feldgrau. De ma vie, je ne m'étais senti si tranquille qu'en ce moment.

J'essayai d'expliquer qui j'étais; un sourire, qui n'aurait rien eu de consolant pour un autre que moi, fut la seule réponse.

Le lendemain matin, je fus conduit à Wesel, escorté par deux braves landwehriens.

Il n'y avait encore personne dans les bureaux. Des enfants couraient après moi en me jetant des pierres et en criant: « Ils l’ont, ils tiennent un espion! » Charmantes petites têtes blondes!

Un secrétaire me prit en consigne.

« Eh bien, asseyez-vous-là, avec des gens comme vous les procès ne sont pas longs, et dès que le Capitaine F. sera là, il y aura un petit interrogatoire et vous serez pendu! »

Un instant après arriva cet homme sévère; c'était, par hasard, un de mes amis! Impossible de décrire son étonnement et sa joie. Mais quelle drôle de tête faisait mon excellent secrétaire! Il fut d'ailleurs obligé de courir sur-le-champ me chercher à déjeuner.

Un mandat d'arrêt anglais, publié dans le Daily Mail du 12 juillet, lorsque j'étais donc déjà depuis longtemps en sûreté, me causa ici, à Wesel, une joie toute particulière; il se terminait en indiquant que j'essaierais sans doute de me faire enrôler comme matelot à bord d'un bateau neutre, et que:

« His recapture should be but a matter of time! »

A ce moment-là, j'étais dans le train!

Le soleil brillait d'une façon merveilleuse ce 13 juillet 1915; je contemplais d'un regard avide le pays allemand, toutes les images de la patrie qui défilaient devant la fenêtre de mon compartiment.

Etaient-elles bien réelles, les heures que je vivais? Avais-je enfin atteint le but si âprement désiré pendant ces mois de luttes et de combats?

Il m'avait fallu près de neuf mois pour parvenir de Tsingtau en Allemagne!

Cela me paraissait un rêve merveilleux, un véritable conte de fées. En proie à des sentiments indescriptibles, j'étais assis, seul, près de la fenêtre de mon compartiment, encore vêtu de mes effets sales et déchirés, et je voyageais — en première classe!

Il n'y a rien d'étonnant à ce que, au cours de mon voyage, les personnes qui vinrent à passer, en particulier les officiers en uniforme et mes camarades de l'Armée, m'aient examiné d'un air méfiant; le conducteur du train, lui-même, me surveillait attentivement. Je me réservais un plaisir diabolique en faisant comme si je ne remarquais rien et cela m'amusait de voir comment l'aventure allait se terminer. En cas de besoin, j'avais sur moi une pièce d'identité de Wesel. L'idée que je pourrais encore être arrêté si près du but me réjouissait énormément.

Je m'étais donc étendu en travers de la fenêtre lorsque tout à coup, à une halte, — Münster,—une Excellence, en grand uniforme avec beaucoup de décorations, entra dans mon compartiment.

Je me levai poliment, je ramassai les papiers sur lesquels j'étais justement en train d'écrire mon premier rapport et je demandai:

« Puis-je céder à votre Excellence une place près de la fenêtre? »

Un regard dur et furieux accompagné d'un « Brr » méprisant fut la seule réponse que je reçus et, brusquement, l'Excellence claqua la porte du dehors; je me retrouvai seul et tranquille! L'impatience commençait à me gagner et je me mis à aller et venir comme un ours en cage dans le wagon; les plus folles pensées tourbillonnaient dans ma tête.

Enfin... sept heures du soir... « Gare du Zoo! »

Deux superbes yeux bleus humides; un énorme bouquet de merveilleuses roses rouges tombe dans mes bras. Dans le bonheur et la joie du revoir, je n'étais pas capable de dire un mot; nous quittâmes la gare...

Je vécus les jours qui suivirent comme dans un rêve. Comme je dus d'abord me faire faire de nouveaux vêtements, puisque j'avais perdu à Tsingtau tout ce que je possédais et que je n'avais rien d'autre à me mettre sur le dos que mes misérables vêtements de travail, on me renvoya pour commencer de partout. Même le sévère portier de l'Etat-Major de la Marine me montra la porte d'un air indigné!

Mais un jour, je reparus dans mon cher uniforme bleu des officiers de marine et mon cœur battit à grands coups quand on épingla dessus la Croix de Fer.

Maintenant, c'était la récompense!

Je redevins aviateur et je fus autorisé à partir pour le front retrouver mes camarades qui luttaient; moi aussi, j'allais pouvoir me battre pour mon pays. Je fus alors nommé Commandant d'une base importante d'hydravions sur le front oriental!

.

Les années passèrent.

Elles passèrent en combats, en luttes remplies d'espoir et de la plus ferme confiance dans une heureuse issue. Des camarades tombèrent à droite et à gauche, beaucoup de bons amis, beaucoup de parents. Mon propre frère périt en avion.

Puis, la fin arriva, la lutte avait cessé, — mais était-ce cela la fin?

Non et mille fois non!

Telle n'était pas la volonté de tant de victimes!

Se décourager maintenant, se préparer ainsi le sort que les ennemis n'avaient pas réussi à nous imposer?

Non, sûrement non!

Maintenant, c'était le moment de montrer ce qu'on valait; les barrières et les liens sont tombés, une ère nouvelle s'est levée. Celui qui veut peut la voir à travers les nuages et les obstacles; tout se résume d'une façon lumineuse dans une seule volonté, dans un seul mot:

« Par notre propre force! »

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De nouveau, les années ont passé. Si elles ont été plus mauvaises que les années de combat au front, elles ont apporté la délivrance, la liberté, la création libre, courageuse, le succès de notre propre force.

Un jour l'Océan bleu m'a repris et m'a conduit vers des mondes merveilleux et lointains. Partout, comme Allemand, je fus accueilli avec déférence et amitié. Les temps nouveaux sont révolus!

Et lorsque après une longue absence à l'étranger, je revis les côtes d'Allemagne s'élever au-dessus des flots, je savais de nouveau que:

Tu ne peux périr, ô Allemagne, tant que tu travailleras, que tu auras foi en toi et... que tu seras unie!

 

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