de la revue 'l'Illustration' No. 3890, 22 septembre 1917
'Nos Troupes Noires
sur la Cote d'Azur'
Texte et dessins de Louis Sabattier

Dans le Soleil du Midi

 

Un Parisien, venu, l'hiver dernier, pour se reposer dans un petit coin bien tranquille de la Côte d'Azur, fut réveillé, le lendemain de son arrivée, par des coups de canon et des crépitements de mitrailleuses mêlés de ronflements d'aéroplanes. Il crut, d'abord, à une attaque de sous-marins, se précipita à sa fenêtre et scruta anxieusement la petite rade voisine, où un petit yacht désarmé sommeillait placidement sur ses ancres, en compagnie d'une balancelle et de deux tartanes. Sur le rivage, aucun mouvement ne se manifestait et, autour de l'hôtel, les gens vaquaient à leurs affaires le plus naturellement du monde. Il en conclut que rien d'anormal ne se passait et se rassura; s'étant informé, il apprit que tout ce vacarme était produit par un bataillon de Sénégalais manœuvrant dans les environs et par une batterie de canons de montagne ou d'engins de tranchées exécutant, non loin de là, des tirs réels sur les rochers de la côte. Enfin les hydravions du centre d'aviation maritime de Saint-Raphaël faisaient, comme tous les jours, leurs exercices et leurs rondes au-dessus de la mer ensoleillée.

Il était arrivé à Agay, la veille, à 8 heures du soir, c'est-à-dire en pleine nuit; s'il eût voyagé de jour il aurait pu constater, en passant, les modifications profondes apportées par la guerre dans l'aspect de ce pays qu'il avait connu si paisible et dont il avait gardé un si agréable souvenir pour s'y être arrêté quelques heures, naguère, au cours d'une promenade en auto. Grande, donc, fut sa surprise lorsqu'il sut que Saint-Raphaël était entouré, maintenant, de camps et de baraquements couvrant une énorme superficie sur les territoires de Fréjus, Boulouris et Valescure, et que des milliers d'hommes de troupes noires y étaient logés, instruits, exercés et entraînés pour les attaques prochaines. Au fur et à mesure que leur instruction était achevée, ils partaient pour le front et étaient immédiatement remplacés par d'autres qui, à peine débarqués, venaient prendre leur place.

- Notre Côte d'Azur, elle est toute noire de nègres, pechère!

Sur le moment notre Parisien fut amèrement déçu à fait, il avait eu la pensée, en venant ici, d'enrayer une naissante crise de cafard et de fuir la guerre en s'éloignant de tout ce qui pouvait la lui rappeler.

C'était vraiment mal tomber! Il songea à s'en aller, mais où? N'en serait-il pas de même partout ailleurs? Et puis était-il possible qu'il existât en France et, même à l'étranger, un seul coin où l'on pût oublier, ignorer la guerre? Il se résigna et resta. Peu à peu, même, il s'intéressa à toute cette activité, à tous ces préparatifs et, sans chercher à violer les secrets de la défense nationale, il put se rendre compte du prodigieux travail fourni par les cadres de l'infanterie coloniale chargés de la mise en valeur des troupes noires.

Pour les gens du pays, ce sont tous des Sénégalais; en réalité, il y a de tout parmi ces hommes de couleur dont quelques-uns portent sur les joues, comme marques distinctives de leur tribu, des balafres, comme les étudiants de Bonn ou de Hei-delberg qu'ils vont combattre bientôt. Les Soudanais et les Bambaras voisinent avec les Somalis de la mer le nom officiel est : tirailleurs du Pacifique. Il y a aussi, sur d'autres points de la Côte, des Malgaches, des Tunisiens, des Marocains et des Annamites. Ces derniers sont employés presque exclusivement aux travaux de construction ou de terrassement.

Les camps sont établis, dans d'excellentes conditions de salubrité, sur des emplacements admirablement choisis au point de vue de l'hygiène, au milieu des pins, face à la mer, largement aérés et pourvus de toutes les installations nécessaires au bien-être des hommes. Des hôpitaux occupent les meilleures situations et un personnel médical au grand complet en assure les services.

Sur les routes, au bord de la mer, dans les sentiers de la montagne, autour des villas fleuries, le promeneur se trouve à chaque instant en présence de troupes en manœuvre ou faisant l'exercice. Ici c'est un contingent de bleus fraîchement débarqués se livrant aux mouvements d'assouplissement sous les ordres d'un caporal couleur de réglisse, brisqué aux deux bras, qui crie d'abord les commandements en français (quel français!) puis les explique en nègre, longuement; très fier de son autorité, il fait pivoter ses recrues à la grande joie des badauds et des gamins. Plus loin se déploie toute une compagnie formée de sujets plus avancés, armés de fusils et exécutant des marches de front, de flanc, en ordre dispersé ou faisant l'escrime à la baïonnette. Cette dernière occupation semble être particulièrement du goût de nos lascars et ils y mettent une ardeur qui promet. Dans un endroit isolé voici l'école des clairons, terreur des oreilles sensibles.

Sous les pins, un bataillon tout entier, sur pied de guerre, avec casques, sacs, bidons, boîtes à masques, fusils-mitrailleurs, tromblons et mitrailleuses, évolue en terrain varié. Arrêtés au bord de la route, le fossé figurant une tranchée, les tirailleurs se disposent à faire feu. Soudain un ordre est donné: « Alerte aux gaz! » En un clin d'œil les masques sont tirés de leurs boîtes et assujettis sur les faces noires. L'exercice terminé, le bataillon se forme en colonne et reprend la route du camp.

Le défilé se déroule, au bord de la mer, le long des rochers rouges. La compagnie de mitrailleuses suit avec ses affûts attelés, ses caissons, ses servants et ses tireurs ; voici des fourgons à bagages, des cuisines de campagne, des voitures d'ambulance, des brancards roulants, le tout déjà soigneusement camouflé.

Et ceci, vraiment, sent la guerre: ceux-là ne vont pas tarder à partir au front.

La route de la Corniche, déjà étroite de sa nature et ravinée, par les autos, de profondes ornières, est encore rétrécie, en beaucoup d'endroits, par les tas de cailloux destinés à l'entretenir et qui, depuis la guerre, n'ont pas été utilisés. Elle est littéralement bordée de boîtes à sardines jetées là tous les jours, par centaines, pendant les haltes-repas. Elle est, de plus, jonchée de clous échappés aux souliers des troupes en marche. Ces clous, généralement, restent la pointe en l'air, au grand dommage des pneus de bicyclette qui crèvent là-dessus comme des mouches. C'est un véritable tour de force, pour un cycliste, que de dépasser une de ces interminables colonnes qui, malgré les ordres des officiers et des gradés, tiennent toute la largeur de la voie, se rangent peu et très lentement, les voitures zigzaguant à l'improviste d'un bord à l'autre, comme sur une piste du désert, et les nègres portant de préférence leur fusil en travers sur les épaules, ce qui n'est pas d'ordonnance d'abord, et, par surcroît, risque de vous éborgner au passage.

A la porte de l'un des camps est installé un lavoir. C'est, sur un plan incliné, une succession d'auges en bois dans lesquelles une conduite verse abondamment la belle eau courante amenée des canalisations de la ville. Comme tous les lavoirs, celui-ci retentit de rires et de caquetages.

Après une marche d'entraînement, une compagnie fait halte pour déjeuner. Les faisceaux formés, les sacs mis à terre, les hommes se sont débarrassés de leurs ceinturons et cartouchières, puis se sont groupés autour des gamelles contenant du riz et du mouton froids.

Il faut admirer la gravité et la délicatesse que mettent ces nègres à se servir de leur cuil- ler, « même chose Français ». Personnages et paysage à part, on se croirait au bois de Boulogne, un dimanche, sur une pelouse encombrée de dîneurs sur l'herbe.

Saint-Raphaël n'a jamais vu une telle affluence d'étrangers.

Les cadres français de l'armée noire forment, à eux seuls, un contingent considérable qui, pendant son séjour sur la Côte d'Azur, doit se loger comme il peut dans les différents locaux non occupés par les services permanents des camps d'instruction et par le personnel de l'aviation maritime. Aussi la vie est-elle hors de prix et les commerçants font-ils des affaires d'or, pechère!

Malgré le peu de temps qu'ils ont à y passer, ceux des officiers qui en ont les moyens font venir leur femme auprès d'eux et installent sommairement leur ménage à Saint- Raphaël, Fréjus ou Boulouris. C'est ainsi qu'on peut voir, le matin, retour du marché, madame Lieutenant ou madame Capitaine, suivie de son ordonnance nègre portant le filet aux provisions, regagner son logis, sous les rafales de mistral ou de vent d'Est dont les hydravions bourdonnants n'ont pas l'air de se soucier outre mesure.

Louis Sabattier

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