de la revue 'l'Illustration' No. 3832, 12 aout 1916
'Dans une Gare de Rassemblement'
Texte et dessins de Louis Sabattier

l'Organisation d'une Cantine de la Croix-Rouge

 

Dès les premiers jours de la guerre, un certain nombre d'habitants de la petite ville de X... voyant se succéder, dans la gare voisine, les trains militaires nombreux et bondés qui se croisaient à ce nœud de voies ferrées, pensèrent qu'il serait bon de se mettre, dans la mesure de leurs moyens, au service de nos défenseurs, en leur offrant au passage quelques rafraîchissements et menues douceurs. Un groupement de volontaires se constitua dans ce but, réunissant hommes et femmes de bonne volonté; des fonds furent recueillis, des équipes formées et un roulement de personnel organisé.

Avec l'assentiment des diverses autorités, et sous le patronage de la Croix-Rouge, on installa une cantine dans un abri à voyageurs, au beau milieu des voies, et le ravitaillement gratuit de nos poilus commença à fonctionner, au grand contentement des ravitaillés et des ravitailleurs. Le roulement est établi de telle sorte que chaque volontaire est mobilisé un jour sur quatre. Le service de nuit étant, de beaucoup, le plus dur, est renforcé par les hommes dont plusieurs, commerçants ou employés, quittant leurs occupations à 5 ou 6 heures du soir, prennent aussitôt leur tour de garde et ne le quittent qu'à 7 ou 8 heures du matin pour repartir à leurs affaires, un peu fatigués par une nuit sans sommeil mais heureux d'avoir, au prix d'une peine légère, contribué à procurer quelque bien-être aux braves qui se battent pour nous.

 

Les Ravitailleuses

Depuis près de deux ans, donc, jour et nuit, une équipe de gens de cœur veille dans cette gare, comme dans beaucoup d'autres, guettant l'arrivée de chaque train de soldats. Les arrêts n'étant, bien souvent, pas assez longs pour permettre aux poilus de descendre, les dames et les jeunes filles, vêtues et voilées de blanc, s'alignent d'avance, pour ne pas perdre de temps, au bord du quai, sur toute l'étendue du convoi. Chargées de lourds paniers, de corbeilles, de brocs, de boîtes ou de sacs, elles vont d'un compartiment à l'autre, distribuant rapidement les tranches de pain frais, le café et, dans la mesure où la situation financière de la cantine le permet, des tablettes de chocolat, des confitures, du beurre, du saucisson, du fromage, des fruits, du lait, du thé, du tabac, des pipes et des cigarettes, des cartes postales et des crayons, des mouchoirs et des chaussons.

- Combien êtes-vous là dedans, les gars? demande la ravitailleuse. Le compte et la répartition sont vite faits et les carotteurs (s'il s'en trouve) sont promptement remis au pas, car ces dames ne sont pas des bleues et « on ne la leur fait pas »: il faut que tout le monde soit servi. Les jours où la caisse est bien garnie, on se montre un peu plus coulant.

 

 

Les Queteuses

L'abondance de la cantine est en raison directe de la générosité du public qui l'alimente par ses dons en argent ou en nature, par des souscriptions aux tombolas et par les quêtes dans les trains de voyageurs. Cette dernière source de revenus n'est pas la moins importante. Sitôt qu'un de ces trains est signalé, nos ravitailleuses se muent en quêteuses et s'élancent à l'assaut des porte-monnaie, armées de tirelires, de plats en fer-blanc, de quarts de soldat, de gamelles; on voit aussi des bols en cuivre repoussé; il y a même une cafetière turque. Toutes les quêteuses s'accordent à dire que les récipients à ciel ouvert sont plus avantageux que les aumônières du modèle officiel dont la discrète fente accueille trop facilement les mauvaises pièces et les boutons de culotte. Un monsieur qui n'oserait pas, ouvertement, déposer un sou dans un plateau, abandonne une pièce de cinquante centimes ou d'un franc, lorsque ses voisins de compartiment le regardent. Les quêtes des samedis et des jours de « pont » sont les plus fructueuses, car, alors, les trains sont remplis de gens partant à la campagne ou à la mer et qui sont d'autant plus larges que le temps promet d'être plus beau.

Taisez-vous, voyageurs, méfiez-vous, mais soyez généreux! Donnez beaucoup aux quêteuses, elles font de votre argent un bel et bon usage.

Le costume de la Croix-Rouge, d'aspect quelque peu monacal, paraît communiquer à celles qui l'ont revêtu la fièvre de dévouement et l'ardeur charitable des bonnes sœurs à qui il les fait ressembler. L'influence de l'uniforme a toujours eu une grande part dans les vocations religieuses ou militaires.

Le voile blanc ne laisse pas d'être fort seyant et se prête à de petits arrangements auxquels la mode n'est pas étrangère; les jeunes filles le portent serré sur les sourcils et cachant les oreilles, comme un bandeau de religieuse, tandis que les dames d'âge plus raisonnable dégagent largement leur front.

Ce voile, s'il encadre coquettement beaucoup de jeunes et jolies têtes souriantes, accentue aussi l'air de douceur et de bonté de certains visages graves dont les cheveux blancs ou gris donnent à sa blancheur une belle réplique.

Toutes ces femmes, toutes ces jeunes filles gaiement et gentiment; elles rivalisent de bonne humeur dans l'accomplissement de leur tâche souvent pénible. Elles offrent au plus fruste des poilus un quart de jus ou un paquet de tabac avec autant de bonne grâce qu'elles servent une tasse de thé dans leur salon. Et nos soldats leur en savent gré.

 

Les Trains de Blessés

A l'arrivée d'un convoi de blessés l'entrain et la cordialité font place à la plus discrète sollicitude et au plus tendre empressement, sans apitoiements démonstratifs ni sensibleries déprimantes. Le ravitaillement des trains sanitaires est assuré - est-il besoin de le dire - de la façon la plus parfaite par le service de santé et ne doit, en aucune façon, être laissé à l'initiative privée qui, dans beaucoup de cas et avec les meilleures intentions du monde, pourrait provoquer, par un zèle intempestif, de regrettables accidents. Aussi les boissons rafraîchissantes ou les provisions quelconques ne sont-elles distribuées dans ces trains que sur la demande expresse du médecin chef du convoi. La cantine est également pourvue de matériel de pansement et de produits pharmaceutiques qui lui permettent de subvenir aux besoins imprévus, dans un cas urgent, et toujours à la requête du service sanitaire.

 

 

Les Trains de Permissionnaires

Le train amenant du front une des fournées quotidiennes de permissionnaires entre en gare. A peine arrêté il se vide en un clin d'œil et voilà le quai encombré d'une foule bleu horizon grouillante et joyeuse. Cela fait penser à une troupe d'écoliers turbulents partant en vacances, et impatients d'échapper à l'autorité des pions qui les conduisent. Ces pions, ici, sont les officiers, gradés et soldats du service des étapes chargés d'endiguer, de canaliser et d'évacuer vers leurs destinations respectives ces flots tumultueux mais toujours disciplinés.

- Par ici, les gars! dégagez le trottoir! clame un sergent des R. A. T. - Ceux qui vont dans la direction de A... et de B... traversez les voies au trot! Voilà votre train, il part dans dix minutes. - Ceux qui vont dans la région de C... et de D... et ceux pour X... et Z..., suivez-moi, vous avez du temps devant vous.

En attendant la formation ou le passage des trains qu'ils doivent reprendre pour continuer leur voyage, les permissionnaires sont réunis dans un vaste enclos ombragé de marronniers et de tilleuls et agrémenté de deux cantines et de confortables baraquements où ils peuvent s'abriter s'il pleut, se chauffer s'il fait froid, se désaltérer et se nourrir à des prix très raisonnables s'ils en éprouvent le besoin. Ces cantines sont, du reste, sous le contrôle des autorités militaires de la gare tant au point de vue des prix que de la qualité des aliments.

Le gradé préposé aux renseignements monte sur une table, rassemble autour de lui les poilus attentifs et recommence son boniment; il indique à chaque groupe l'emplacement et l'heure du départ pour chaque direction, les changements en route, s'il y en a, etc.

- Enfin, c'est bien entendu, n'est-ce pas? Il n'y a pas d'erreur? C'est bien compris? Et il répète:

- Ceux qui iront dans la région de ...

Les permissionnaires se font remarquer par leur bonne mine, leur belle humeur et les nombreux paquets, bidons, sacs et musettes dont ils sont chargés. Que transportent-ils là dedans? De tout: du linge qu'ils feront laver et raccommoder à la maison, des souvenirs des tranchées, de menus trophées pris aux Boches, des cannes rustiques fabriquées, ainsi que les bagues et bijoux en aluminium, entre deux attaques; des commissions pour des copains du pays, et, parfois aussi, quelque pieuse relique pour la famille d'un camarade tué...

Deux mille permissionnaires venant du front et autant qui y retournent passent, en moyenne, tous les jours, par la gare de X... C'est assez dire qu'on ne manque pas de monde sur la ligne de feu. Ceux qui en viennent portent, la plupart du temps, sur leurs capotes et à leurs souliers, la boue, pas encore sèche, des boyaux et des tranchées d'où ils sont sortis depuis quelques heures à peine. Et l'on a envie de porter à ses lèvres, avec le bas de ces manteaux, cette sainte terre de France imprégnée du sang de ses défenseurs.

L. Sabattier

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