Les Russes Arrivent en France
Un Dimanche au Camp
II n'est besoin d'aucun effort d'imagination pour se sentir soudainement très loin, en pleine Russie. Il suffit de quitter le cantonnement où nos uniformes bleus, déteints par les pluies, pâlis par la craie de Champagne, se mêlent en nombre aux uniformes gris des soldats du tsar, et de s'en aller à quelques kilomètres à peine. Ces larges vagues de la plaine champenoise, ces bois de sapins sombres, aux senteurs chaudes, qu'illumine de place en place le tronc argenté des bouleaux... voici le steppe ondulé à peine, avec ses boqueteaux mélancoliques; voici les beaux champs de manuvres des environs de Petrograd; et j'évoque, dans ce paysage tout pareil, les tentes innombrables de Krasnoïé-Sélo, les défilés de parade devant le pavillon impérial, en d'autres temps. Il semblerait qu'on ait mis de la coquetterie à acclimater d'abord nos amis et braves collaborateurs dans un pays si prodigieusement semblable au leur.
C'est dimanche, un joli dimanche automnal qu'éclaire un soleil déjà pâlissant, voilé des premières brumes. Dimanche, jour de repos, autant qu'on puisse se reposer, si près des lignes; jour de prière. A 9 heures, le général Lokhvitzky, commandant en chef des troupes russes en France, suivi de tout son état-major, se rend à la messe du camp. J'ai sollicité, et on m'a de très bonne grâce accordé la faveur de l'accompagner.
Au fond d'une esplanade assez vaste, on a édifié une chapelle - une abside, plutôt, ou un chur - et la nef, une allée entre deux rangées d'arbres, n'est indiquée que par quelques branches séchées suspendues l'une derrière l'autre à des fils de fer, comme les bandes d'air d'un théâtre: ce vague « camouflage », c'est tout ce qui protège contre l'agression toujours possible d'un avion ennemi la foule recueillie des soldats, tête nue sous la voûte de douce lumière du grand ciel, et n'ayant gardé comme arme que le masque à gaz, suspendu à leur épaule par une cordelette.
La croix orthodoxe à quatre branches se dresse, plus noble qu'une antéfixe au fronton d'un temple grec, au comble triangulaire de la fragile construction de planches où s'abrite l'autel. L'iconostase derrière laquelle le prêtre, le batouchka, célèbre le saint mystère, est de toile peinte. Un artiste y a tracé d'une main fervente, dans un style archaïque, les effigies de la Vierge et de l'enfant divin, de l'archange Michel, d'autres saints révérés. Où sont les splendeurs de Notre-Dame de Kazan et de Saint-Isaac, les grilles d'or et d'émaux, les revêtements de malachite et les colonnettes de lapis-lazuli?
Un moteur bourdonne dans l'azur; mais les ailes qu'il soutient sont ocellées de tricolore: l'avion veille, car il faut monter la garde même autour des hommes en prière.
Dans le lointain, le grondement du canon fait écho en sourdine aux mâles voix des chantres en uniforme, psalmodiant d'émouvantes hymnes. Et avec l'accompagnement de ces bruits guerriers, la poignante supplication du Gospodi pomilou - « Seigneur, ayez pitié de nous! » - qui revient dans les chants liturgiques à chaque instant, comme une litanie, prend un accent étrangement impressionnant, et vous étreint le cur jusqu'aux larmes.
Le Chef
A l'issue de l'office, le général Lokhvitzky a donné, le premier de tous ses officiers et de tous ses hommes, au crucifix de vermeil le baiser de paix; puis il est venu se placer à droite, près de la porte de cette église en plein vent: la barrière même du camp, au bord de la route. Et, par sections, les soldats défilent devant lui.
Selon la coutume de l'armée russe, qui nous frappe toujours si profondément, il les salue du traditionnel et cordial Sdorovy bratzy - « Bonjour, mes frères. » - Une acclamation rythmée lui répond: Sdravia jèlaéem vache prevospoditelstvo - « Nous vous souhaitons bonne santé, notre général. »
Les hommes qui passent tournent la tête à droite, fixent leurs yeux clairs dans les yeux bleus du général; leurs regards sont rivés au sien. On croirait voir jaillir des uns aux autres la chaîne fulgurante d'un éclair, - un éclair d'affection et de confiance. Tout à l'heure, le général Lokhvitzky précisera, en nous contant, sous une forme élégante et sobre, une anecdote empruntée, je crois, à Ségur, le sens, la portée de ce coup d'oeil rapide échangé entre le chef et les soldats; il nous exposera la théorie de la suggestion, de l'hypnotisme, si l'on veut, à la guerre: c'est cette histoire de Napoléon, au matin de Friedland, donnant à Ney, à cheval en tête de ses escadrons, lui désignant de son doigt impérieux, comme objectif, un clocher droit sur l'horizon, lui répétant dix fois: « Vous irez jusqu'au pied de ce clocher! » - le rappelant, déjà en marche, pour lui réitérer l'injonction: « Au pied du clocher! » - et l'autre partant comme un halluciné, un visionnaire, et ne s'arrêtant, ne respirant, ne se réveillant, pour tout dire, qu'au but assigné. Saisissante théorie de l'obéissance passive, de la discipline imposée d'un côté et subie de l'autre sans discussion, sans défaillance possible; de l'abdication irraisonnée et sublime de l'homme entre la main du chef. Je sais bien, d'ailleurs - on nous l'a rappellé le même jour - que ce n'étaient point là les idées de Dragomirof sur ce chapitre: mais ces idées oni subi, depuis le commencement de cette guerre, sur d'autres points, de plus rudes atteintes, de la part des canons allemands de 105 et des mortiers autrichiens de 420.
Quand se fut terminé ce défilé sans apparat, le général traversa la route afin de vaquer à une occupation plus familière encore de sa haute charge: il alla goûter le riz, bien gras, bien blanc, le bouillon, dont les yeux blonds rayonnaient au soleil au bord de la gamelle, qui allaient être servis à ses soldats, - et deux d'entre eux s'enhardirent alors à lui demander la permission de le photographier. Il acquiessa. Car il est la bienveillance même, - la bienveillance paternelle, sage, mesurée, jamais faible. Une irrésistible séduction émane de ce chef magnifique, à la fois ferme et doux, et sévère envers lui-même plus encore qu'envers autrui, - accompli enfin. On ne saurait l'approcher sans lui donner un peu de son cur. Je n'ai fait que l'entrevoir et n'ai point failli à cette règle. Mais je sais d'autre part en quelle profonde estime le tiennent ceux des nôtres qui le connaissent mieux. Sous sa réserve voulue de gentilhomme, on sent percer, à travers maint geste, la tendresse d'un cur affectueux, ardent. Je l'ai suivi encore à l'hôpital militaire installé non loin de son quartier général et j'ai vu de quels soins, de quelles attentions il réconfortait ses chers blessés. Enfin j'ai recueilli de sa bouche, précieusement, un mot d'une beauté dont on frissonne, et qui le révèle tout entier. Il dit: « On fait la guerre avec des âmes. » Il s'applique à exalter ces âmes.
Le jour où j'eus le grand honneur et la joie d'être son hôte était le jour anniversaire de Grodno, d'où le magnifique régiment qu'il commandait alors sortit à l'état de fantôme, - réduit, dit-il, « à la garde du drapeau ». Quelles tragiques visions devaient hanter sa mémoire et jetaient un voile de pitié, de tristesse, sur son clair regard!... Mais ces temps-là sont loin, et quand il a îendu le devoir d'un souvenir ému à ses fidèles, à ses héroïques compagnons d'armes de ces jours néfastes, quand il a prié pour leurs chères âmes fraternelles, comme ce matin-là, devant l'iconostase de toile peinte de sa petite chapelle en plein vent, sous le grand vélum bleu du ciel, le général Lokhvitzky est tout foi et tout espérance. Il sait, au fond de lui-même, que la revanche est inéluctable et prochaine, et c'est cette confiance que, de ses prunelles bleues, il s'applique à faire passer dans les âmes de ces beaux grands enfants qui l'interrogent en le fixant de tous leurs yeux puérils.
Tournée de Nuit aux Tranchées
A la brune, nous avons quitté, en tout petit groupe, l'accueillante cagna du colonel Netchvolodof, qui commande le 1er régiment russe. La grande route nous a conduits jusqu'à un bocage de sapins où s'abrite une rustique chapelle, construite par nos troupes alors qu'elles occupaient ce secteur. Tout un village est blotti au pied de cet autel agreste, village de gourbis souterrains qui commencent à s'allumer et d'où filtrent, avec des chants nostalgiques et lents, très vieilles mélopées slaves écloses aux bords d'on ne sait quels fleuves perdus, des rais de lumière dorée.
Au seuil de l'un de ces abris creux comme des tombes, quelques soldats devisent à mi-voix, sagement, dans le défaillant crépuscule, des manières de colosses, aux épaules formidables, aux pectoraux saillants sous la blouse de laine, aux bons sourires ingénus. Un chien est avec eux, qui se jette au-devant des arrivants de toute la longueur de la laisse qui l'attache au tronc d'un arbre, quémandant des caresses, une bonne bête aux grands poils fauves, aux yeux de velours brun. Il n'y a que deux jours qu'il vit là. Il partageait auparavant l'existence guerrière de ces messieurs d'en face. Il assurait, avec eux, la nuit, la garde d'un petit poste avancé, et même y faisait bonne garde. Par deux fois, des patrouilles russes qui cherchaient à surprendre ce poste avaient dû rebrousser chemin, éventées par son flair, signalées par ses aboiements. Les patrouilleurs eussent pu, de vive force, emporter la position qu'ils convoitaient. Mais ils répugnaient à tuer la bête dévouée, inconsciente et irresponsable. La troisième fois, instruits par l'expérience, ils élargirent leur cercle, choisirent mieux leur chemin et capturèrent les sentinelles avec leur vigilant gai-dien. Bien choyé par ses nouveaux maîtres, il ne semble nullement regretter les autres. « II comprend «léjà le russe », disent les soldats au général. Quand mi me parlera de la fidélité du chien!...
Nous descendions maintenant vers la Suippe, obscur ruisseau perdu dans un site d'aquarelle. Pas une ride n'en moirait le limpide miroir, où se réfléchissait un ciel d'orage. Dans quelque retraite prochaine, sous les saules immobiles, parmi les roseaux silencieux, l'humble Naïade familière de ces lieux devait s'endormir, oublieuse du fracas infernal des canons. On aurait dû ne, rêver là qu'idylle. Hélas!...
Franchi l'un des ponceaux de bois qui, de place en place, enjambent la mignonne rivière, nous entrions dans les boyaux.
C'était l'heure où les tranchées s'animent. Le jour, les hommes reposent; quelques guetteurs suffisent à veiller à leur tranquillité. Le soir venu, les banquettes se garnissent. Derrière chaque créneau se dresse une massive silhouette grise, étoffée encore par la lourde capote de bure. Les yeux se rivent, attentifs, vers le parapet d'en face.
Et toujours, aux petites escouades que nous croisons, aux sentinelles à leur poste, de sa voix chaude, qui va baissant de ton jusqu'à la première ligne, où tout est silence, le général adresse le même cordial salut: Sdorovy bratzy! - « Bonjour, mes frères! » - auquel répond le même souhait de bonne sauté scandé par les jeunes voix. Parfois le grand chef s'arrête; il prend à la taille ou à l'épaule l'un de ces hommes qui passent ou l'un de ceux qui guettent et le questionne avec tant de bonhomie, si paternellement, qu'on ne peut se défendre d'en être ému à fond.
Chose étonnante, inattendue un peu, et dont s'émerveillent les officiers français qui nous accompagnent, cette compréhension de la discipline, bienveillante de la part du chef, et pourtant rigoureuse, cette attitude des hommes, obéissants, mais dignes, a réagi sur ceux de nos soldats qui vivent au contact des troupes russes. Au contraire de ce qu'avaient pu redouter un moment nos alliés, ce n'est point notre esprit indépendant, frondeur même, qui a entamé le respect slave; c'est l'inverse qui s'est produit. Les nôtres ont mis une sorte de coquetterie à montrer qu'à l'occasion ils pouvaient égaler quiconque en courtoisie, en raison, en sagesse; qu'aucune bonne manière ne saurait leur être étrangère, et, dans tout ce secteur, c'est avec un empressement frappant qu'ils rendent désormais à leurs supérieurs, comme aux chefs russes qu'ils rencontrent journellement, « les marques extérieures de respect ».
Des Lumieres et des Chants
La nuit maintenant s'était faite, une nuit blafarde, où des nuées grises tamisaient à regret la clarté lunaire. Mais l'implacable ingéniosité des hommes suppléait à l'insuffisance de cette lumière: car il ne faut point de relâche à l'uvre d'inimitié. Une première fusée monta dans l'air, de nos lignes, avec un grésillement. Une lueur aveuglante plana un moment, illumina la coupole basse du ciel, glaça d'un reflet blême la plaine crayeuse. Puis, de là-bas, d'autres fusées jaillirent, silencieuses, celles-là, mais non plus vives d'éclat. De grêles sifflements déchirèrent l'air, de loin en loin: des balles perdues passaient. Le canon à son tour donna de la voix.
Le grand duel reprenait, continuait sans répit. C'en était fait de la sérénité qui régnait tout à l'heure sur ces champs endormis, sur le ruisseau sans rides. Le vacarme du combat allait nous accompagner désormais jusqu'à la rentrée au gîte du colonel Netchvolodof, si hospitalier qu'il semble que toutes les rumeurs guerrières viennent mourir à son seuil.
Nous y revînmes par la grand'route, car rien n'est plus fastidieux qu'une longue marche dans les boyaux, - et puis mes aimables guides me voulaient taire jouir du spectacle de ce merveilleux feu d'artifice qui illuminait l'horizon comme d'une lueur de fête.
Mais au passage, avant de nous engager sur cette voie toute droite, bordée d'ormes ébranehés, de troncs brisés, nous fîmes une nouvelle halte, afin de souffler un moment, dans ce petit bois que nous avions traversé à l'aller, près de la chapelle rustique. Le reflet des fusées jaillissant sans relâche dessinait d'un trait fulgurant les fûts rosés des sapins; des lueurs rouges, à des intervalles réguliers, rasaient la terre, pareilles à des éclairs de chaleur: une batterie de 90 tirait devant nous, martelait tranquillement les Allemands. Des gourbis, à nos pieds, filtraient encore quelques rais blonds, montaient les grêles bruissements de la balalaïka, la mandoline russe, et des sons nasillards auxquels je reconnus le petit accordéon hexagone, l'instrument populaire, cher aux moujiks; et ces musiques accompagnaient de belles voix graves et lentes.
Alors, le général Lokhvitzky, tout naturellement, revient à son sujet favori, ses hommes, ses chers soldats, ses enfants.
« Ils chantent toujours, dit-il. Après les combats les plus durs, ils chantent, et ils sont reposés. Et ils ont des chants admirables, très anciens... »
Ses soldats! De quelle affection il les aime! De quel accent il vante leur sang-froid, leur vaillance, leur noblesse! Avec quel enthousiasme il narre les choses élégantes qu'il leur a vu faire dans tout le cours de cette longue et rude campagne.
Il y a quelques jours, il s'en allait, à peu près seul, aux tranchées. Sous bois, un petit bois pareil à celui-ci, quelques-uns buvaient le thé. La canonnade commença dans la direction même où ils s'abritaient, comme s'ils eussent été repérés. Le général se dissimala, curieux de voir ce qu'ils feraient.
Ils avaient, d'un seul mouvement, détourné la tête vers l'endroit où était tombé le premier obus, puis ils avaient continué leur collation. Pas un ne se dérangea plus.
Un autre jour, comme on relevait un détachement, le canon gronda aussi, - bien pointé dans la direction même du rassemblement. Un homme, un second, jusqu'à quatre tombèrent, atteints par des éclats. Les autres cependant demeurèrent l'arme au pied, jusqu'au moment où leur fut donné le commandement de se mettre en marche.
- Ce sont, dit fièrement le général, de bons petits hommes, et braves.
Et, fidèle à l'idée qui lui est chère, il ajouta:
- C'est la volonté, la force psychique qui compte à la guerre. Non la force physique...
Ce qui revient à la phrase profonde que je citais plus haut:
- On fait la guerre avec des âmes.
Et l'admirable, c'est qu'il a fait partager à ses compagnons d'armes français, à tous nos chefs, jusqu'au général commandant l'armée - un connaisseur, celui-là! - sa foi fervente en l'excellence de ses troupes, de ses « merveilleuses troupes de choc » qui révéleront pleinement leur valeur le jour où plies pourront bondir hors de leurs tranchées.
Gustave Babin
autre lien sur ce sujet : An American Reporter visits the Russian Contingent in France (texte anglaise et photos)