Les Russes Arrivent a Marseille, 1916
- pages de 'l'Illustration'
- voir aussi : An American Reporter visits the Russian Contingent in France (texte anglaise)
Les Russes en France
Les Russes sont arrivés à Marseille et déjà les voici prêts à prendre leur place sur le front français. L'événement est d'importance. On veut même le croire historique. Il restera, en effet, dans les annales, comme la marque d'une collaboration étroite qui, par le vaste monde, trace au-dessus des patries le cercle de feu où la race allemande, pestiférée, sera tenue en respect. A travers les mers et les continents, l'Orient et l'Occident de l'Europe enserrent le nid de vipères et l'écrasent. Où qu'elles veuillent se glisser maintenant, par quelque frontière qu'elles s'insinuent, elles trouveront sur leur route le même faisceau humain. Les Russes prouvent à l'univers qu'ils ne bornent point la guerre actuelle à la seule défense de leur territoire ou au rétablissement d'un équilibre plus rationnel dans les Balkans. Comme nous, ils poursuivent un but désintéressé et opposent leurs poitrines aux envahisseurs de la terre française qui prend, pour eux, la valeur sacrée de la terre russe. Ce geste d'union jette les bases de la fraternité universelle qui sera la conséquence heureuse des effroyables hécatombes de ces deux années.
Mais le nombre des soldats russes débarqués, quel est-il? Il sera ce qu'exigeront nos besoins. Voilà ce que doivent savoir nos ennemis. Jamais la Russie ne laissera tarir en France la source de sang précieux qu'il faut sacrifier à la sauvegarde de notre patrie et à l'intégrité de la Belgique. Aucun conflit ne s'est jamais poursuivi dans une plus grande intimité des âmes. Peuples et gouvernements partagent la même foi. Qui donc aurait pu croire que le soldat russe, si attaché au sol natal, considérerait comme un devoir de venir combattre chez nous? L'amour étroit de la patrie est si ancré dans son cur qu'on pouvait le croire hostile à tout déplacement du champ de bataille. « Ils ne comprendront pas », disaient les gouvernements soucieux. Et, au premier appel, des milliers et des milliers de volontaires s'inscrivirent et c'est dans un débordement d'enthousiasme que se firent les enrôlements pour la France...
Nous les attendions depuis trois jours et nous n'étions pas sans inquiétude sur leur sort.
A Marseille où l'on ne sait rien, tout se dit quand même. Quelquefois on approche de la vérité sans tenir à la connaître tout entière, par cette vertu
propre aux méridionaux qui s'arrêtent à la beauté et à l'agrément. On disait donc que les Russes arrivaient et chacun se passait la nouvelle avec des clignements d'yeux malins. Dans les cafés de la Cannebière, on voyait l'homme informé se faire prier, puis céder et se pencher avec gravité à l'oreille de son interlocuteur. Ausitôt l'autre de s'esclaffer, car un vrai méridional ne supporte pas d'ignorer quoi que ce soit, surtout quand le voisin en est averti.
Té, je le sais f... bien!
Quelquefois même, il va jusqu'à en avoir déjà vu, des Russes parfaitement avec de la neige à leurs bottes ! Ça, c'est une preuve...
Car, le plus comique, c'est que personne ne veut admettre que les arrivants soient les premiers. Est-ce qu'au début de la guerre, le bruit n'a pas couru que des Cosaques arrivaient à Londres?
Après leurs confidences, les compères marseillais ne s'en montrent pas moins les affiches recommandant le mutisme, affiches françaises, affiches anglaises, affiches arabes. Seulement, il n'y a pas d'affiches marseillaises. On les a oubliées.
Marseille est une cité glorieuse, fantasque et un peu funambulesque. De chaque passant on attend une galéjade. Il n'y a plus de couleur dans les rues comme à Venise, mais il en est resté dans les imaginations. Marseille, en deuil, rit encore. Elle attache à la vie la valeur du moment. De sorte que la guerre fut, dans les rues non dans les foyers comme une exposition universelle où se rassemblent toutes les races du globe. Marseille vit défiler les Australiens, les Canadiens, les Transvaaliens, les Hindous, les Marocains, les Arabes, les Sénégalais, les Annamites. Mais les Russes, les Russes dans le Midi, voilà qui passe l'espéranee. Décidément, Marseille aura tout vu « de cette guerre de là-haut ». Elle aura même vu des Allemands, des prisonniers qui travaillent au port.
Quand le vent souffle sur la Cannebière, il va, comme « Elle », jusqu'aux Indes. Marseille fait la loi dans le Nord et sur mer. Ces jours derniers, le mistral était particulièrement âpre. Les vagues éclataient comme des obus sur le fort Saint-Jean. Avec cette calamité, allez donc prévoir l'arrivée d'nn courrier. Quand la coulée atmosphérique descend la vallée du Rhône vers Bizerte, elle oblige les navires « à marcher sans marcher ». Déjà les plus faibles ont rallié la terre. Les torpilleurs d'eseadre ne peuvent plus résister.
Du haut de la vigie, enfermé dans la chambre de veille, on voit les malheureux bateaux de la défense mobile plonger dans les gouffres mouvants et rouler de bâbord à tribord sous les rafales qui sifflent et grondent. Le ciel est nettoyé dans sa profondeur. Plus de nuages. Rien que le gris du vide.
Voici quarante-huit heures que les sémaphores de la côte ne signalent pas. Si nos Russes...
Mais non, c'est impossible. La tempête nous est favorable. Hier, un officier anglais qui vient d'Egypte, la figure décomposée par le vertige, me disait au débarqué:
Moi, j'aime beaucoup avoir le mal de mer en temps de guerre.
La mer démontée, le sous-marin est impuissant. Le jeu vaut bien la chandelle d'eau d'une torpille. Quand la nature vous accable de son bonheur, la mort veille; quand elle vous torture, c'est pour votre salut. La philosophie de la chance est invariable.
D'ailleurs, pour nous défendre, nous ne nous en rapportons pas seulement aux bienfaits du mauvais temps et l'on nous accordera que nous savons assez bien nous y prendre, puisque des centaines de milliers d'Anglais ont traversé la Méditerranée, ces jours-ci, sans qu'un seul y trouvât malheur. Entre les menaces des ministres allemands et la réalisation de leurs crimes, il y a donc une marge sensible.
Ainsi, nos Russes sont arrivés tout naturellement au port, après avoir parcouru la moitié du méridien terrestre. Leur voyage dura soixante-quinze jours et ils naviguaient depuis cinquante-quatre. Leur passage à travers tous les climats en toutes saisons les obligea à changer trois fois d'uniforme. Du bonnet d'astrakan et de la pelisse de mouton propres aux steppes de Sibérie en février, ils passèrent à la chemise légère pour traverser l'océan Indien et la mer Rouge, puis à la laine fine pour aborder en Provence. Et l'on disait qu'ils étaient nus! Jamais soldats ne furent mieux parés contre les intempéries.
Ils ont jusqu'à deux paires de bottes, pour l'hiver et pour l'été, ces bottes qui sont pour le soldat russe ce que le casque est aux coloniaux. Qu'on les en prive, et c'est la mort. Après la bataille d'Augnstovo où six mille Russes, cernés dans des forêts insondables, durent se rendre, les Allemands les assassinèrent en les dépouillant de leurs bottes et en les obligeant à marcher trois jours dans la neige...
Les autorités font les cent pas sur le quai désert, qu'occupent un escadron de chasseurs, la musique de la flotte et les territoriaux préposés à la garde des Allemands qui déchargent les marchandises. L'horizon du bassin est borné par les murailles de la jetée et les navires en fouillis qui croisent vergues et cordages, poulies, chaînes et mâtures. Un port, c'est une nsine sous la tente du ciel, une machinerie ajourée qui conquiert le paysage et le masque comme un décor de théâtre.
Et voici qu'en effet, surgissant soudain, tout contre nous, du fond de l'inconnu, le navire géant accoste. Il faut les hourras de l'équipage pour que son arrivée nous soit annoncée. Sa masse glisse en silence et c'est un spectacle inoubliable que l'apparition de ce réservoir de fer qui porte, comme un bouquet de réséda, des milliers d'hommes alignés si étroitement qu'il n'y a pas de place pour un de plus. Par-dessus le bastingage apparaissent des bustes et des têtes immobiles. Le pont supérieur, les embarcations, les escaliers, sont eux-mêmes peuplés de ces statues cuivrées. On croirait voir un ponton débordant de blé vert. Sur la dunette, le général domine ses enfants et salue pendant que retentissent les hymnes nationaux auxquels répondent les acclamations scandées des soldats.
Enfin l'on débarque. Alertes, des enfants descendent les échelles. Le Russe classique doit avoir une grande barbe redoutable. Il faut changer notre conception. Le Russe que nous envoie le tsar est presque imberbe. Il a des yeux étonnés, un bon rire clair et sain, un visage d'une gravité religieuse. On ne lui sent point cette vanité des individus en troupe et qui tiennent à se distinguer par leurs lazzis ou leur originalité. Ici la cohésion est absolue. La prière a unifié l'âme et l'orgueil n'est que collectif.
Le général Lohvitsky, tout jeune encore, relevait de convalescence à la suite d'une blessure à Varsovie, lorsqu'il fut désigné pour commander le premier contingent. Sa physionomie ascétique paraît encore émaciée par la souffrance, mais il a la démarche tendue d'un homme qui ne rompt pas et plie moins encore. Il parle le français avec une élégance aussi parisienne que militaire, qui lui permet de dire tout de suite: « On les aura... » II connaît déjà la formule à la mode qui, après avoir été à l'honneur, vient de prendre place dans la langue académique en attendant le discours de réception du général Pétain, où elle trouvera ses lettres de noblesse définitive.
A peine à terre, les Russes reçurent leurs armes. Des soldats coloniaux, formant la chaîne, les leur passaient, au défilé, en'cadeau de bienvenue. On ne pouvait leur en faire de plus heureux. Les bons petits Russes prenaient précipitamment leur lebel et s'en amusaient comme d'un jouet nouveau. Le mécanisme les passionnait et, dès qu'ils avaient un instant de répit, ils s'exerçaient à le manier, à l'étudier, à trouver son secret sous l'il ahuri des prisonniers" allemands qui, du ponton voisin, observaient ce manège sans rien comprendre à cet afflux de soldats mystérieux.
L'annonce de la prise de Trébizonde devait mettre le comble au bonheur des nouveaux venus, et c'est en chantant de ces hymnes patriotiques tout imprégnés de sentiment religieux qu'ils gagnèrent à pied le camp Mirabeau, au bord de la mer, où, sous les oliviers et les pins-parasols, se dressent les tentes coniques et les baraquements pavoises qui doivent les abriter au passage.
Le lendemain, ils défilaient dans les rues de Marseille devant la population aussi remuante que vibrante et plus bigarrée que chamarrée: elle leur apprenait, par ses bravos et ses ovations, à quel point les Latins chérissent les guerriers.
A Mailly, où le civil n'a pas accès, nos petits Russes retrouvèrent l'austérité de la vie militaire. Mais dans quelle abondance! Est-ce qu'ils ne « touchaient » pas en arrivant une petite bouteille de Champagne par homme et ces ufs durs tout rouges, qui sont jolis à manger comme des bonbons. On voulait les priver de vin, parce que cette « liqueur enchanteresse » est interdite en Russie avec presque autant de sévérité que l'alcool. Quelle injustice! L'atmosphère de la Champagne n'a pas supporté cette hérésie. Le vin de ses coteaux sent trop la pierre à fusil pour qu'on n'en boive pas quelque peu en temps de guerre. Les réjouissances suivirent cette débauche anodine. Le Russe emporte proprement sa patrie à la semelle de ses souliers, car il lui suffit de danser pour la retrouver tout entière devant lui avec ses steppes, ses maisons colorées et ses arbres givrés. Il n'est pas de tristesse qui ne cède devant la danse d'où naissent les chansons. Le pope lui-même participe à la fête comme un curé de village à la perruque lourde. Et l'officier cède à la distraction de ses hommes.
« Bonjour, petits frères », leur dit-il, comme nous dirions: « Bonjour, les gars, les vieux, les poilus. »
Et eux répondent:
« Nous sommes bien heureux que tu sois content », comme nos poilus disent: « Ça fait plaisir d'avoir un capitaine comme vous, mon capitaine, oui, là, ça fait plaisir! »
Mais ce qui est exception chez nous est normal en Russie. Ces échanges sentimentaux font partie de la discipline et n'y perdent rien de leur sincérité. L'âme naïve du peuple russe va s'associer bientôt dans les tranchées à l'éternelle jeunesse de caractère des Français, jeunesse qu'il est facile d'acquérir d'ailleurs en sachant mourir avec légèreté pour de vieilles chimères, lesquelles comptent cependant parmi les plus belles qu'on ait inventées depuis qu'il y a des hommes et qui veulent s'aimer.
ED. J.
P.S. Il ne suffit pas de recevoir chaleureusement nos alliés; il nous appartient encore de leur rendre aussi agréable que le comporte la guerre, leur séjour parmi nous. M. Paul Doumer, à qui nous devons l'envoi en France des soldats russes, s'est préoccupé de cette question et il a réuni, sous la dénomination « Les Amis du Soldat Russe », 243, boulevard Saint-Germain, un groupement qui se propose de remplacer pour nos alliés la patrie et la famille absentes.
Déjà un journal est publié, en langue russe, qui donne des nouvelles de tous les champs de bataille. Des cadeaux tabac, denrées utiles, babioles agréables ont été expédiés de toutes parts. Enfin, des centaines de marraines adoptent les jeunes enfants de la Sainte-Russie qui ont accepté gaiement ce qui coûte le plus à leurs compatriotes: l'exil momentané de la patrie.