- de la revue 'Touring Club de Belgique' 1918
- 'Opérations des Auto-canons-mitrailleuses Belges
- en Russie'
Les Belges sur le Front de l'Est
- voir aussi en anglais :
Dans la première moitié de 1915, deux campements s'élevaient près des rives de l'Yser, l'un à Hofstade, l'autre aux Moëres belges, et attiraient l'attention par la nouveauté du matériel de combat qui s'y trouvait parqué.
C'était le corps des « Armoured cars » de Lord Locker Lamson, constitué par des autos blindées portant des canons et des mitrailleuses avec un personnel d'officiers et de soldats de la marine anglaise.
C'était, d'autre part, le corps belge des autos-canone-mitrailleuses constitué, de même, par des autos blindées pourvues de canons et de mitrailleuses avec un personnel d'officiers et de soldats belges.
Ces unités se trouvaient là, attendant impatiemment les heureuses conséquences des offensives qui se montaient en, Champagne, afin de pouvoir coopérer à la libération du territoire dans le secteur attribué à l'armée belge.
Ces offensives n'eurent pas le succès escompté et, dans la deuxième moitié de 1915, les autos blindées belges disparurent un beau jour du front belge. Quelques mois plus tard, les « Armoured cars » anglais quittaient à leur tour le front de l'Yser pour une destination inconnue.
Les corps blindes anglais et belge qui avaient, en 1915, vécu presque côte à côte sur les rives de l'Yser devaient, par une étrange destinée, se trouver réunis à nouveau deux ans plus tard à Brjejani, lors de la désastreuse retraite des armées de la jeune république russe, sur le front de Galicie.
C'est l'histoire des opérations militaires de nos autos-canons mitrailleuses en Russie que nous présentons au lecteur.
de retour à Paris en 1918
Paris-Brest-Arkhangel-Petrogprad
Après s'être complétés et organisée à Paris, en vue de leur lointaine mission, les autos- canons belges gagnèrent Brest, où leur embarquement, fin, août 1915, fut salué par les autorités françaises de terre et de mer. Les habitants de la ville étaient accourus nombreux pour acclamer cette poignée de Belges qui, après avoir connu pour la plupart l'invasion presque complete de leur Patrie, s'en allaient tenter l'aventure du mystérieux front russe.
Le « Wray-Castle » emportant le gros du corps belge avait à bord le personnel et le matériel de 2 batteries blindées (soit 12 voitures blindées), uine compagnie cycliste, une batterie de ravitaillement et un dépôt pourvu de rechanges de toute espèce, car il ne fallait pas compter en Russie sur les ravitaillements de la base belge de Calais.
Après une vingtaine de jours de voyage au cours duquel ils s'étaient approchés de l'Islande pour éviter les torpilleurs allemands, les Belges arrivèrent devant la mer Blanche.
Le sémaphore russe auquel ils demandèrent l'accès du port d'Arkhajngel leur refusa l'entrée de la baie et pendant troie jours les Belges croisèrent devant le fatal sémaphore durant une affreuse tempête boréale compliquée d'un nécessaire rationnement des vivres.
Enfin, la permission arriva de Pétrograd et les Belges purent procéder à leur débarquement à Arkhangel. De là, ils gagnèrent Pétrograd, où des bâtiments de la résidence impériale de Péterhof leur furent assignés comme casernement provisoire.
Tandis qu'ils remontaient leur matériel, les Belges connurent à Péterhof des froids de -40, 45 et c'est en roulant sur des chaussées de neige et de glace qu'ils furent passés en revue par l'empereur Nicolas II à Tsarkoë-Sélo.
La renommée que la Belgique s'était acquise par sa réponse à l'ultimatum et par l'Yser était connue de tous, petits et grands, en Russie et chacun s'employait à Pétrograd à faire un accueil admirable à ces soldats d'un tout petit pays et dont la casquette à visière se mêlait étrangement aux chaudes « Papach » des militaires russes.
Mais le temps m'était pas aux longues effusions, et dans le courant de janvier 1916, la petite troupe belge quitta les rives de la Neva pour le front sud-ouest de Galicie, commandé à cette époque par le général Broussiloff.
Trois trains emportèrent le personnel et le matériel des quatre premières batteries (2 batteries blindées, 1 compagnie cycliste et la batterie de ravitaillement) et après - plusieurs jours de voyage ininterrompu, ils arrivèrent à Volotchich, gare frontière russe sur le chemin de fer de Lemberg à Kief et Odessa. Le dépôt était provisoirement maintenu à Pétrograd. De Volotchich, les batteries belges gagnèrent Zbaraz par la route ordinaire ou plutôt par un mauvais chemin heureusement couvert de neige.
Zbaraz est Autrichien; les Belges avaient pris pied en territoire ennemi!
Zbaraz
Le cantonnement de Zbaraz attribué aux Belges fait partie de la région du 6e corps d'armée russe auquel nous sommes rattachés.
Le 6e corps d'armée, sous les ordres du général Goutor appartient lui-même à la XIe armée; plusieurs armées constituent le front sud-ouest placé sous le commandement du général Broussiloff, qui vit dans un train garé dans la station de Berditchef.
Qu'on se représente la tâche dévolue à cette petite troupe belge comprenant 370 officiers et soldats venus de l'Yser en Russie pour se ranger aux côtés du combattant moscovite et affirmer ainsi la solidarité de tous ces peuples de race et même de couleurs différentes qui se sont levés contre l'Allemand insolent et parjure.
Ce groupe de 370 Belges disparaît dans la masse énorme des 12 armées russes dont chacune comprend cinq à six corps d'armée; une barrière de différence les séparent de leurs frères d'armes russes: la langue, les commandements, les réglemente, les méthodes de combat, la nourriture, le logement, les services sanitaires, etc., etc.
C'est, à aplanir ces difficultés, à connaître l'officier et le soldait russe, à nouer les mille liens qui créent la camaraderie de combat, c'est à ces multiples tâches que les Belges e'employent durant leur séjour dans ce cantonnement de Zbaraz.
A l'arrivée des autos-canons, les habitants de ce village, juifs sordides pour la plupart, s'étaient enfermés dans leurs taudis, réfugiés dans leurs caves, tant était grande la terreur qu'inspiraient ces Belges animés sans doute d'une soif de vengeance contre ceux qui s'étaient allias pour écraser la petite Belgique. C'était surtout le primitif soldat russe qu'il fallait conquérir et l'on apprendra avec étonniement que les premiers contacts que nous eûmes avec lui dans les tranchées nous valurent quelques coups de fusil.
Dame! pour l'âme simple du troupier russe, tous ceux qui ne portaient pas le bonnet ou la casquette russe étaient Autrichiens, et nous nous présentions devant eux avec la casquette de l'Yser dont la parenté avec la casquette autrichienne est connue!
Plus tard, les autos-mitrailleurs reçurent la tenue khaki avec casque. De nouveaux coups de fusil accueillirent cette coiffure, qui, dans l'esprit du Russe, était la caractéristique de l'Allemand.
Notre bonnet de police khaki avait une vague ressemblance avec la coiffure des turcs qui, faits prisonniers, passaient dans les cantonnements occupés par les Russes. Il nous fallut abandonner le khaki et ce fut avec l'ancien bonnet de police, des artilleurs, bleu à bande rouge, que les nôtres se firent reconnaître comme alliés par le soldat russe.
Mais ces petits incidents n'avaient pas eu raison de l'âme primitive du combattant moscovite qui demandait, pour se donner complètement, des témoignages plus probants: « le mariage du sang ».
Tant que les combats livrés côte à côte n'eurent pas donné la mesure de la valeur du soldat belge, celui-ci, auquel les réglemente russes avaient malheureusement été rendus applicables, connut la rigueur de la discipline moscovite qui autorisait un officier des armées impériales à cravacher nos mitrailleurs dans les rues de Tarnopol, à les jeter dans des prisons militaires, à leur refuser l'accès de tel café-restaurant ou buffet réservé aux officiers, etc. L'esprit de liberté que nous avions emporté de Belgique était soumis à des épreuves d'autant plus pénibles que l'âme simple du soldat russe le serait mal accommodée d'un régime différentiel en faveur des Belges.
Grâce à l'énergie déployée par les officiers belges et aussi au magnifique esprit montré par leurs soldats, le corps des autos-canons mitrailleuses finit par bénéficier d'un régime d'exception dans l'appareil disciplinaire russe. Il est néanmoins assez plaieant-de rappeler ici que les premières libertés réclamées par les soldats russes au début de 1917 furent précisément celles qui avaient été acquises aux Belges au milieu de la vieille et belle armée russe: le droit de fumer en rue, le droit de prendre place dans tous les restaurants et buffets, dans les wagons de deuxième et première classe, etc.
C'est donc à Zbaraz, localité illustrée par le roman de Sienkiewicz, que les Belges prirent contact avec les populations ennemies et aussi, à l'occasion des reconnaissances, avec des troupes du 6e corps d'armée, qui assumaient, tout comme à l'Yser, le service aux tranchées voisines.
Apres quelques mois de vie en commun, les habitants de Zbaraz écoutaient avec recueillement la « brabançonne » qui clôturait notre office du dimanche, et lorsque nos autos blindées, parées pour le combat, quittèrent la localité, ce fut par une pluie de fleurs que ces populations ennemies marquèrent leurs sentiments aux Belges. Bien plus, lorsque après la bataille de Vorobiefka nous avons rendu les derniers honneurs aux De Becker-Remy, Georges, De Greppe, De Tournay, Doms, dont le sang s'était mêlé au sang du brave soldat russe de la vieille armée, la population de Tarnopol accompagna, nombreuse, le cortège funèbre auquel les Russes, par une attention délicate, avaient tenu à donner un éclat tout particulier par des délégations d'officiers, des fleurs, des détachements d'honneur avec musique. Jamais dans la cité ennemie de Tarnopol on n'avait vu pareil déploiement de sympathie civile et militaire et dès ce moment la conquête des Rusées et des civils ruthènes était acquise aux Belges.
Les « Belgieki » comme on nous appelait là-bas, virent leur renommées étendre tant au front que dans les journaux de l'arrière, et comme conséquence, leur intervention fut ordonnée successivement dans les postes d'honneur, ceux où le général Broussiloff désirait donner de gros coups.
Qu'il me soit permis, en saluant encore une fois la mémoire de nos treize tués qui dorment leur dernier et glorieux sommeil dans un coin réservé de ce joli cimetière de Tarnopol, de rendre hommage à un prêtre belge, l'abbé Boone, de Bruges, qu'une mission d'avant-guerre avait fixé à Tarnopol. Après avoir connu les vicissitudes de la lutte qui fit passer Tarnopol plusieurs fois dans les mains russes et autrichiennes, l'abbé Boone accueillit ses compatriotes comme des frères, se dépensa auprès de nos blessés et prit soin des tombes de ceux que nous laissions là-bas. Sa mission, toute d'abnégation, est sans doute loin d'être terminée, et à l'heure actuelle il est certainement toujours à son poste, remplissant son ministère au milieu des horreurs du bolchevisme comme naguère au milieu des bombardements.
Pendant que les officiers et soldats belges prenaient ainsi contact avec les troupes rasées, le terrain sur lequel ils étaient appelés à s'illustrer constituait l'objet de leurs études et de leurs reconnaissances.
Largement ondulé à la manière des plaines du Brabant, mais couvert d'une argile noire, le terrain à l'ouest de Tarnopol sur lequel se dressaient les tranchées adverses est peu habité par suite de la rareté de l'eau. De loin en loin apparaissent dans les fonds de misérables villages dont les pauvres maisons en torchis flambaient comme de la paille sous les bombardements; dans les campagnes dénudées se dressent par-ci, par-là, à côté d'un mince ruisseau, ou d'une mare, quelques fondations rustiques, seule trace d'une ferme ou « folwerk » dans la langue du pays.
Cette région, très boisée avant la guerre, a vu petit à petit disparaître tous ses arbres qui constituent le seul moyen da chauffage de ce pays. A quelque distance des tranchées apparaît le paysan ruthène, être primitif cultivant la terre noire avec des procédés empruntés aux Romains sans doute; cette terre est à ce point généreuse qu'elle consent à fournir deux récoltes par an. Serviteur et le plus souvent locataire d'un seigneur polonais, le paysan ruthène est de père en file attaché à la terre; son travail lui est payé en nature, le seigneur lui assure les soins médicaux.
Nous revivions en somme l'histoire de chez nous d'il y a 3 ou 400 ans.
Comme climat, nous sommes à la latitude d'Arlon, mais nous enregistrons des températures de -35 , -40 , et en été, sous un ciel bleu invariablement pur pendant plusieurs semaines, nous connaissons des nuages de poussière noire et des températures de +35, +40. Les saisons sont nettement marquées: au 15 novembre la première neige arrive et reste jusque fin mars. Suit alors une période de pluie, qui rend les chemins et parfois les chaussées impraticables sous une mer de boue. Puis vient l'été avec de rares pluies, ses chaleurs et sa sécheresse qui permet aux troupes et même aux autos de circuler à travers champs. Une nouvelle saison de pluie marque l'entrée de l'automne.
Les chemins de fer sont rarissimes et se compliquent du fait que le front autrichien est alimenté par la voie européenne et le front russe par la voie large. Toute avance impose donc un travail de reconstruction de la voie détruite avec rétablissement de l'écartement voulu.
Les routes pavées constituent le véritable moyen de transport; elles sont équipées comme nos chemins de fer avec des haltes, des abris pour hommes et chevaux tous les 30, 40 kilomètres.
Comme la route pavée est rare et qu'il faut pouvoir rabandonner pour gagner tel bataillon, telle batterie non reliée à la chaussée, le charroi militaire et civil est constitué pour vaincre les difficultés, pour supporter à la rigueur de fréquents renversements dans des chemins inimaginables, Le type du charroi est la voiture à quatre rouies portant au plue quatre sacs de farine et dont les ridelles sont supportées en partie par des tiges en bois reposant sur l'extrémité des essieux. On ne s'étonnera pas, dès lors, quand on saura qu'un corps d'armée russe comptait à son effectif 75,000 chevaux.
C'est dans ce milieu où rien ne rappelle la lointaine Patrie, où les conditions de climat sont comparables aux régimes coloniaux, que les Belges vont faire la guerre pendant 20 mois. Rien n'avait été préparé en vue des conditions hygiéniques à observer dans ces régions où certains d'entre nous connurent des différences de température de 80 à 90 . Grâce au dévouement constant des médecins du corps, aux vaccinations anti-typhiques, anticholériques, etc., grâce aux évacuations ordonnées à temps sur Calais, les autos-canons ne payèrent pas un tribut trop lourd à la maladie.
Tel est le cadite dans lequel vont se développer les importantes opérations ayant conduit au succès des armées du général Broussiloff en 1916.
Ezerna
Nous avons dit que les autos-canons avaient été attachés au ,6e corps d'armée qui occupait un des plus importants, sinon le pius important des secteurs du front sud-ouest.
La grande plaine de Lemberg tenue par les Autrichiens et arrosé par le San et le Bug qui coulent vers la Baltique, est séparée par une crête peu élevée de la grande plaine tenue par les Russes et arrosée par le Soreth et le Dniester qui coulent vers la mer Noire.
Cette crête est traversée par de rares communications dont la plus importante est constituée par l'historique voie d'invasion Lemberg-Tarnopol qui traverse la chaîne au fameux défilé de .Zborof-Zoiotchef. Ce défilé était aux mains des Autrichiens en avril 1916.
Le 6e corps était à cheval sur cette route Lemberg-Tarnopol doublée du chemin, de fer entre ces deux villes.
Un autre secteur important du front sud-ouest était formé par le nud de communications de Brjejani, tout proche de la crête dont il vient d'être question.
Enfin, un troisième théâtre d'opérations était constitué par le terrain compris entre le Dniester etf les Karpathes, c'est-à-dire par la Bukovine.
C'est en ces trois points que le général Broussiloff décida de lancer ses attaques durant son offensive de 1916. Les Belges eurent l'honneur de prendre part aux attaques sur la ligné Tarnopol-Lemberg ainsi qu'aux attaques aux environs de Brjejane; ils ne participèrent pas aux opérations en Bukovine.
Le croquis indique la position autrichienne que la Xle armée était chargée d'attaquer à l'ouest de Tarnopol. Cette position constituée par des tranchées avec tours et abris bétonnes, protégée par de nombreux et épais réseaux de fils de fer, était défendue par une artillerie beaucoup plus puissante que l'artillerie russe. Les Russes de la vieille et vaillante armée impériale me s'arrêtèrent pas à cette dernière considération.
N'avaient-ils pas, en 1914, attaqué en Prusse Orientale sans avoir achevé leur mobilisation? N'avaient-ils pas en 1915, effectué sous Ivaribff leur glorieuse retraite presque sans munitions (1 coup par pièce et par jour)? N'avaient-ils pas prononcé des contre-attaques armés seulement de bâtons? « Notre artillerie lourde, affirmaient-ils d'ailleurs sans forfanterie, c'est le courage de notre fantassin ».
Ce courage était au reste alimenté par l'arme terrible que le règlement russe mettait aux mains de l'officier russe: le Droit d'abattre d'un coup de revolver le soldat qui ne marchait pas à l'assaut!
Aussi, lorsque, avec l'appui des blindées belges, les bataillons russes grimpèrent le glacis qui montait aux positions insuffisamment bombardées de Gladki et de Vorobiefka, ou furent d'innombrables taches grises qui jonchèrent ce terrain désormais illustre, tandis que des litanies de blessée, parfois amputés d'un bras, se dirigeaient, appuyés sur le fusil qu'ils avaient ordre de ne jamais, abandonner, vers les postes de secours. L'ordre formel était, en effet, de ramener le fusil, car cinq soldats non armés pour un combattant armé attendaient, dans le bataillon de marche, le fusil du fantassin tué ou blessé!
Pour l'attaque du 6e corps, la 1re batterie blindée avait été disposée le long du chemin de fer de Tarnopol à Lemberg; la compagnie cycliste avait été mise à la disposition du 22e régiment de cosaques, avec lesquels ils s'accordaient à merveille; la 2e batterie blindée avait été disposée sur la grande route de Tarnopol à Lemberg. L'assaut donné en mai 1916 ne procura pas les résultats espérés; en quelques endroits seulement, les lignes russes avaient été portées légèrement en avant.
Dans l'engagement de la 1re batterie blindée contre des tranchées et des fils de fer insufisamment bombardés, nos autos-canons voyaient le feu pour la première fois, tout au moins à bord de leur matériel spécial. Mais leur intervention avait apporté un appui à ce point sensible, que le communiqué du G. Q. G. russe jugea devoir faire mention des Belges. Cet hommage nous apporta un précieux réconfort: nous avions, en effet, à déplorer des pertes en tués et blessés sur le champ de bataille désormais illustre de Vorobiefka.
Devant l'échec de oette offensive sur la ligne Tarnopol-Lemberg, les positions se stabilisèrent pendant quelques semaines dans le secteur du 6e corps. Par contre, sur le front de la Bukovine l'offensive du général Broussiloff avait eu un plein succès, au point que les communications des Autrichiens devant Tarnopol étaient menacées.
Aussi ce décidèrent-ils, une nuit, à abandonner leurs positions devant Tarnopol et à gagner, en s'arrêtant sur des lignes successives, une nouvelle position à l'entrée du défilé de Zborof-Zolotchef.
Les Russes aidés des Belges se hâtèrent sur les traces de l'ennemi en retraite et ce fut cette fois au tour de la compagnie cycliste belge de s'illustrer en compagnie du 22e cosaques, tandis que la 2e batterie blindée opérant sur la grand route attaquait sans répit de jour, de nuit, sur route, à travers champs aux côtés des bataillons russes qui vibraient d'enthousiasme quand ils se voyaient appuyés et parfois dépassés par nos blindées. Il va sans dire que l'ennemi avait détruit derrière lui tous les ponts, qu'il avait couvert les routes de toutes sortes d'obstacles, mais nos blindées s'étaient pourvues de moyens de franchissement et rien n'arrêta leur ardeur à talonner l'adversaire.
C'est ainsi que les Belges pénétrèrent avec les premières troupes russes dans Ezerna qui se prononce « Izerna » et ce nom, par analogie avec le lointain Yser, sonnait agréablement aux oreilles de nos braves; elles pénétrèrent dans les mêmes conditions à Zborof, à l'entrée du défilé et y restèrent, malgré le bombardement incessant auquel cette localité, toute proche des, lignes ennemies, était fréquemment soumis.
C'est dans cette situation que se présenta pour les Belges une occasion extraordinaire d'intervenir sous l'habile direction du brave capitaine Oudenne.
L'infanterie russe était installée depuis quelques jours, à la lisière ouest de Zborof, lorsqu'un bombardement extrêmement violent des tranchées à peine ébauchées annonça une contre-attaque.
Une compagnie russe à cheval sur la route Zborof-Lemberg, réduite à un candidat officier et 65 combattants, demanda du secours de toute urgence pour conserver ce point important que menaçaient les Autrichiens marchant rapidement à l'assaut.
Mais le capitaine belge Oudenne veillait avec sa belle 2e batterie dans le village de Zborof pourtant bombardé et, par des liaisons parfaites, était au courant de l'attaque menée par les Autrichiens.
Ses dispositions. sont vite prises: les blindées se porteront à hauteur de la tranchée russe au moment où les Autrichiens se lanceront à l'assaut. Les Belges partent en chantant et arrivent aux fils barbelés au moment où l'infanterie ennemie, dans un dernier bond, allait aborder la tranchée russe. La mitrailleuse belge fait des ravages terribles dans les rangs autrichiens; leur ligne, surprise, tourbillonne, entraînant dans une retraite précipitée la contre-attaque ennemie.
La compagnie russe enthousiasmée par le secours inespéré que les Belges lui avaient apporté, sort de ses abris et vient embrasser les blindages de l'auto!
En présentant nos bravée mitrailleurs pour la Croix de Saint-Georges à l'occasion de ce fait d'armes, le général Dimitrieff, commandant la 4e division (Skobeleff), disait dans sa proposition: « La lecture des rapports fournis par les officiers russes qui, dans les dernières lignes, ont assisté à l'engagement des Belges, m'a arraché des larmes d'admiration. »
La participation des Belges dans cette opération, qui avait amené l'ennemi à reculer son front d'une vingtaine de kilomètres, avait eu un très grand retentissement tant au front qu'à l'arrière.
Svistelniki
L'admiration et la sympathie que les militaires et civils russes professèrent, à partir de ce moment, pour les Belges, se traduisirent dans deux circonstances bien distinctes.
L'attaque du 6e corps avec la participation des àutos-canons belges sur la ligne Tarnopol-Zboroff avait valu à ces derniers de précieux titres de gloire et plusieurs marques officielles de satisfaction de la part des hautes autorités russes. Ces honneurs avaient été payés chèrement par un nombre, très sensible à l'effectif de nos 180 combattants, de tués et de blessés! Les funérailles des braves tués au champ d'honneur furent l'occasion, à Tarnopol, d'une importante manifestation à laquelle s'associa, aux côtes des autorités militaires russes, une grande partie de la ville autrichienne de Tarnopol.
Le relief qu'avaient acquis les Belges à Ezerna et Zborof eut cette autre conséquence de voir désigner les autos-canons pour un autre front où le général Broussiloff désirait frapper un nouveau coup, à savoir sur la ligne Brjéjani-Butchach.
En sorte qu'un beau jour un ordre du général Brouesiloff désigna les A. C. M. pour passer du 6e corps (Xle armée) dans le 33e corps (VIIe armée).
C'est ici le moment, peneons-nous, de donner un aperçu de l'organisation des A. G. M. qui leur permit de se mouvoir sans trop de difficultés dans l'énorme machine militaire russe avec un matériel, un armement, des munitions, etc., indépendants (puisque ces objets venant de la base belge de Calais avaient été embarqués avec les Belges à Brest).
A Kief, base du front sud-ouest rusée, avait été organisée la base belge comprenant les rechanges, les réserves en munitions, en effets d'habillement, etc. C'est là aussi qu'après accord avec les autorités médicales russes, étaient évacués dans des hôpitaux spécialement désignés, les blessée et les malades auxquels il fallait donner tout au moins la certitude d'être compris par ceux, médecins et infirmiers, appelée à leur fournir les soins voulue.
Dans les cantonnements du corps d'armée russe auquel les autos-canons étaient rattachés, ceux-ci disposaient d'un dépôt roulant constitué par quelques wagons garés à côté de wagons de munitions rusées.
Près de cette gare, la batterie de ravitaillement établissait son parc constitué par des machines-outils, par des rechanges, des réserves, le tout sur camions-automobiles.
Cette batterie de ravitaillement était en rapport, d'une part, avec la base belge de Kief, pour les ravitaillemente et les évacuations; elle était en contact, d'autre part, avec les services de l'intendance de la trésorerie, des automobiles, etc., du corps russe; elle était en liaison permanente avec nos trois batteries de combat, auxquelles elle faisait parvenir tout le nécessaire. Elle les libérait rapidement de tout le personnel et matériel qu'il fallait évacuer. Elle administrait nos malades et blessés qui, avant d'être évacués sur Kief, passaient dans un lazaret du front.
Ce qui impressionna surtout les Busses, ce fut la création d'un atelier fixe et d'un atelier volant auprès de la batterie de ravitaillement. L'atelier volant allait réparer sur place et parfois, dans les lignes des autos qui ne pouvaient être- ramenés à l'atelier fixe. L'atelier fixe des Belges, sous l'habile direction du capitaine commandant Baudry, fut bientôt connu à 100 kilomètres à la ronde, de tous les chauffeurs et motocyclistes russes qui, par centaines, venaient y réparer leurs machinée.
Cette organisation attira à ce point l'attention du commandement russe que le chef de la XIe armée désigna un officier spécialiste des blindées russes pour venir faire un stage chez nous et prendre connaissance de nos dispositions en période de marche, en période de stabilisation, en période de combat.
Lorsque les autos-camions belges reçurent ordre de travailler avec le 33e corps, le dépôt roulant gagna par une marche en arrière une bifurcation d'où il fut dirigé sur Butchach qui devenait notre base avancée. La 3e compagnie de ravitaillement chargea ses ateliers et ses réserves sur nos camions et gagna Butchach par la route ordinaire. Les trois batteries de combat se rendirent également par la route dans les cantonnements qui leur étaient attribués près des positions.
Le 33a corps avec lequel nous allions opérer, est un corps sibérien formé de troie divisions dont) deux dites « trans-amouriennee ». Il va prononcer une grosse attaque aux environs de Svisielniki; les blindées belges vont appuyer l'assaut des bataillons russes.
L'attaque, à laquelle les deux batteries belges prirent une part très importante, dura trois jours; après ce terme une division transamourienne était réduite de 15,000 à 2,500 baïonnettes et elle recevait encore l'ordre d'attaquer!
Ces pertes et cette énergie donnent une idée de ce qu'on peut espérer de la vieille et noble Russie, de ce que les Alliée lui doivent pour les pertes inimaginables qu'elle a consenties, sans marchander, à la cause commune.
Un pareil effort méritait, certes, un meilleur sort. A la faveur des bois, des Allemands montèrent une contre-attaque puissante qui, au troisième jour de combat, rejeta les Russes dans leurs tranchées de départ. Pour arrêter la retraite désordonnée de l'in- fanterie russe, les cosaques furent mis en ligne et, par le feu ou la lanoe, arrêtèrent la débandade du fantassin moscovite, épuisé par trois jours de luttes incessantes dans un terrain détrempé.
Chose curieuse, des corps russes descendus de la Baltique, pour cette opération, ise trouvaient en faoe de corpe Allemands avec lesquels ils avaient eu affaire dans le front nord!
Fortement éprouvés en personnel et matériel, les autos-canons belges entreprirent l'opération délicate de se retirer d'un terrain argileux et boisé dans lequel ils avaient pu opérer par temps sec, mais qui, eous une pluie d'orage, fatigua à l'excès notre matériel déjà fortement éprouvé. Dans cette région, le transport à bras, puis en charrette à deux chevaux, de nos tués et da nos blessés, demanda plusieurs jours avant d'atteindre notre base.
Au combat de Svistelniki, la blindée du brave Constant te Marin marqua l'extrême limite de l'avance russe. C'est là qu'un obus l'immobilisa par un coup sur sa roue avant. Elle devait être l'objet, en restant dans les lignes ennemies, des études de l'adversaire car, à partir de ce moment, les balles blindées de nos ennemies étaient régulièrement dirigées sur le volet glis-eant, placé devant la tête de nos chauffeurs.
En reconnaissance des bons services des autos-canons belges à Svitelniki, l'Empereur Nicolas II mit à la disposition de Constant le Marin ,une voiture blindée russe avec laquelle les Belges continuèrent la campagne.
Ramenés en réserve derrière la 7e armée, les Belges réparèrent leurs forces et leur matériel à Kozovo, dans un village polonais dont le château avait treize fois servi de quartier général alternativement aux Russes et aux Autrichiens.
Bans cette inactivité forcée, les Belges avaient souvent leurs pensées avec le 6e corps russe, dont le commandant, le général Goutor, leur avait toujours témoigné une rare et flatteuse sympathie et qui leur ménageait les postes d'honneur les plus enviés.
Vers le mois d'octobre 1916, les autos-canons reçurent, à leur grande joie, l'ordre de rejoindre Ezerna, où était installé le quartier général du général Goutor.
Le retour des Belges parmi les 4e et 16e Divisions du glorieux 6e Corpe fut salué chez nos frères d'armes par des témoignages de sympathie qui resteront pour toujours gravés dans nos curs. Le mariage de sang que nous avions conclu avec ces héroïques régiments, dont l'effectif depuis le début de la guerre avait été renouvelé six et sept fois, avait cimenté une alliance qui devait s'affirmer encore aux jours sombres de la révolution, qui, déjà, grondait à l'arrière.
Les Belges prirent leurs dispositions pour l'hivernage à Ezama, eh se constituant des provisions de bois qu'ils allaient couper dans une forêt voisine; ils durent faire des centaines de kilomètres pour aller chercher la benzine aux puits autrichiens que la victorieuse offensive de Broussiloff avait dégagés. Prenant exemple sur les Russes, ils tentèrent même de séjourner dans des zimlankas, sortes d'abris sous terre dane lesquels les Russes se mettaient en hiver, â l'abri du froid et du vent glacial, du « chasse-neige ». C'est ainsi qu'ils connurent des froide de 35 , durant lesquels certains d'entre nous eurent mains, pieds ou nez gelés.
Le service des reconnaissances continuait cependant pour les opérations à l'étude en vue de la campagne du printemps et tons les Belges garderont un souvenir ineffaçable de ces visites aux tranchées, que la neige comblait constamment et que le fantassin russe devait déblayer jour et nuit. Dans cette campagne, dénudée, autour d'Ezerna; la neige avait fait disparaître toute notion de relief et de distance et il fallait le flair, l'instinct extraordinaire du primitif cosaque et de ses chevaux si intelligents pour gagner de jour ou de nuit tel village ou tel secteur du front que le général Goutor nous priait de visiter avec lui.
Le général Goutor, grand ami de ses soldats, voyait approcher l'orage avec un sens étonnamment clairvoyant. « Nous avons quelques difficultés ce matin au régiment Belozereki; voulez-vous m'accompagner aux tranchées? me disait-il »
En traîneau, puis à cheval, enfin à pied, on gagnait les tranchées et là, s'adreesant au premier poilu qu'il rencontrait, il lui dit:
« C'est vrai que tu n'es pas content?
» Si, Excellence, je suis content; maie je voudrais retourner dans mon isba pour embrasser ma femme et mes enfants.
» Où est-elle ton isba?
» Dans l'Oural, et il y a si longtemps que je ne les ai plue vue.
Alors le général me désignant:
« Connais-tu cet officier?
» Oui, c'est le commandant du Belgisk bronevoï.
» Sais-tu ce qu'il fait ici? - ?
» Ils sont venus pour pe battre avec nous.
» C'est vrai, dit le général; mais sais-tu que les Belgisk ont aussi une isba qui est beaucoup plus loin que la tienne et ils voudraient aussi embrasser leur famille, ils sont venus se battre à tes côtés pour obliger l'Allemand et l'Autrichien qui occupent les tranchées ici en face, à quitter la Russie et ainsi les isbas belges dont les habitants seront délivrés du Boche qui a déchaîné toute cette guerre ».
Le brave Russe semblait réfléchir; derrière ses yeux candides, on devinait que se livrait un combat intérieur et qu'il entrevoyait une Humanité dans laquelle il jouait un rôle auquel jamais il n'avait.pensé:
« Tu peux partir, Excellence; je ne veux plus aller dans l'Oural.
» Monte alor si, hors des tranchées, pour me montrer que tu n'as pas peur du Boche, dit le général. »
Et en deux mouvements, le brave grimpait sur le parapet et s'exposait fièrement aux balles ennemies.
« Rentre maintenant, ajoutait le général, je suie content de toi, Molotsi (camarade). »
Cette conversation, en quelques minutes, faisait le tour des tranchées du régiment, et au départ du général, tout était rentré dans l'ordre.
Mais vers la fin de 1916 et au commencement de 1917 (mort de Raspoutiinie), ces événements se répétaient avec une- fréquence qui alarmait le général Goutor.
La Révolution
De même qu'un médecin découvre la mala'die dans les symptômes précurseurs, de même les yeux clairvoyants avaient pu apercevoir,, longtemps avant l'événement de mars 1917, tas nuages sombres qui annonçaient le bouleversement de l'historique et puissant empire des Tsars.
Les ofnciers russes de la vieille armée nous avaient étonnés quant à l'admiration que nous professions pour Tolstoï, ils avaient opposé cette opinion que le génial écrivain avait jeté par terre les fondations de l'Empire russe,.
Le peuple russe, ou plutôt le Slave, ne peut, disaient-ils, être comparé au peuple de tel ou tel pays occidental. C'est un primitif au point que la recrue en arrivant à la caserne se couche par terre, à côté du lit qui lui est réservé. A tous les primitifs, il faut tout au moins au début, une forme de gouvernement autocratique, comme aux Indes et au Congo.
Ce qui tient cette masse inculte de 160,000,000 en respect, c'est le sentiment de dévouement au « Petit Père », allié au sentiment de la Religion. Or, Tsar et religion formaient un tout dans les prières du soldat et du paysan russe et une discipline prussienne entretenait ce sentiment dans l'Empire, grâce à l'armée, à la gendarmerie et à la police.
Le jour où l'idole impériale fut souillée par l'affaire Raspoutine, la région, à laquelle l'idée Tsar était étroitement liée, s'en ressentit instantanément et le coup fatal fut donné par les premiers ordres de Kerenski, abolissant la peine de mort et la bastonnade en matière disciplinaire.
Voyez-vous, me disait à ce moment le général inspecteur de l'artillerie du 6e corps, notre soldat est brave parce qu'il a la crainte des châtiments que la discipline met dans les mains de nos. officiers. Kerenski, qui est juif d'origine, ne connait pas notre soldat et il vient par ce premier ordre de détruire notre appareil militaire.
En fait, l'événement donna immédiatement raison aux pressentiments du général inspecteur. Des officiers furent tués par leurs soldats, d'autres, reconnue indésirables par les Comités de soldats, furent chassés du régiment. Le troupier arrêtait l'auto de son général, s'installait à ses côtés en s'excusant: « C'est la liberté, n'est-ce pas, citoyen général. »
C'était comme la porte d'une prison qui s'ouvrait devant la masse énorme du soldat et du paysan russes.
D'un coup, la bête dégagée de ses entraves, devait se laisser conduire par les plus vils instincts qu'exploitèrent immédiatement la horde des agitateurs conduits par Lénine et Trotzki (juif aussi) et qui de Genève avait gagné la Russie en s'arrêtant toutefois à Berlin pour y recevoir les instructions du grand état-major.
Ajoutez à cela, l'épuisement moral de cette chair à canon que les Russes avaient semée sans compter sur les champs de bataille, en disant que leurs réserves en hommes étaient illimitées, et l'on se rendra compte de ce que dans le bolchevisme il y a pour beaucoup une maladie que l'on pourrait caractériser ainsi: « Elle s'attaquie aux armées épuisées et surtout battues ».
Un miracle seul pouvait sauver notre grande et noble alliée, c'était le maintien intégral de la discipline et tel fut le souci du gouvernement qui remplaça le tsarisme.
Dans ce but, des députés de la nouvelle Douma apportèrent la bonne parole aux armées, et nous avons eu l'occasion d'assister, dans les cantonnements et aux tranchées, à ces discoure où le primitif troupier russe - désormais à l'abri, je le répète, de la peine de mort et de la bastonnade - écoutait sans comprendre les phrases par lesquelles la Douma saluait les soldats de la jeune armée républicaine. « Le droit des peuples de disposer d'eux-mêmes, s'écriait le troupier russe en escaladant l'estrade que venait d'abandonner Kerenski, c'est « prava » juste et nous devons de suite quitter la Galicie, puisque nous sommes chez les Autrichiens. »!
Des députés français, des députés belges, vinrent à leur tour apporter le salut des socialistes de l'Europe occidentale, à ces braves troupes de la 4e Division (Skobelenj dont les drapeaux, vieux de 15u ans, avaient parcouru l'Europe. Malgré ces discours, le ver rongeur continuait son travail lent et sûr de désorganisation et cependant le formidable édifice militaire restait debout, soutenu sans doute par le prestige que conservaient, aux feux du soldat, ces vieiux généraux, ces braves officiers qui avaient vécu sa vie, aussi bien dans les heures de gloire que dans les jours de retraite et de misère.
Et c'est ainsi que les armées républicaines purent se préparer à l'offensive de juillet 1917 en déployant un luxe d'artillerie que les Russes n'avaient osé espérer sous l'ancien régime.
Au 6e corps, que M. Vandervelde avait appelé le corps de l'Internationale, parce qu'il y découvrait des Anglais avec des « armoured cars », des Français avec des avions, des Belges avec des autos blindées, une mission américaine vint un jour s'assurer de la réalité des préparatifs russes.
Au milieu de ces préparatifs, des soviets sont organisés partout: dans le bataillon, régiment, division, corps d'armée, armée et même au grand quartier général. A la suite de l'offensive allemande sur Riga un grand conseil de guerre se réunit au G. Q. G. de Mohilelf: fait unique dans l'histoire, des soldats de terre et de mer assistèrent à cette réunion en qualité de délégués des armées de terre et de mer. Les infirmières des lazarets jugèrent devoir, elles aussi, se constituer en soviet où se discutait notamment la tenue de ces dames. Un véritable vent da folie souffle sur la sainte Russie.
De nouveaux incidente se produisent aux tranchées, où l'adversaire se livre à un travail méthodique de démoralisation sur le fantassin russe: des places d'armes où les adversaires d'hier ee rencontrent sont organisées entre les tranchées, les Autrichiens apportent des boissons spiritueuses dont le Russe est avide, tandis que le Russe se munit de son pain, délicieux objet des convoitises de l'adversaire. Et l'on cause, puis l'on fraternise.
Le commandement russe arrête net ces conciliabules en prescrivant à l'artillerie, qui exécute l'ordre instantanément, de tirer sur les places d'armes et tout rentre momentanément dans l'ordre.
Toutefois les tranchées deviennent silencieuses; de ,part et d'autre, comme par une entente tacite, les adversaires ne tirent plus, seuls l'artillerie, le génie, la cavalerie - moins usés que l'infanterie - restent fidèles à leur devoir.
C'est à ce moment -le plus grave pour la solidité des lignes russes - que les batteries belges demandent et obtiennent de faire le service de fantassin' aux tranchées dans les différents secteurs du front attribué au 6e corps.
Mêlés aux soldats russes, les Belges occupent les premières tranchées, fournissant les avant-postes et donnant à la ligne de feu, par un feu endiablé, une activité qui déroute l'adversaire. Peu à peu, gagné par l'exemple, le fantassin russe reprend son ancien mordant. Le capitaine Oudenne, de la 2e batterie, tombe sérieusement blessé pendant que sa batterie fournissait ce service aux tranchées:
Cependant, le jour de l'offensive ruseei approchait et les autos-canons reçurent connaissance de leurs objectifs.
Konyouki
En vue de l'offensive du 6e corps, les autos-canons belges, mettant à profit les laçons de leurs engagements antérieurs avaient procédé à une réorganisation des batteries de combat. La compagnie cycliste fut supprimée, en ce sens qu'elle passa un peloton à chacune des deux batteries blindées et reçut de celle-ci 3 autos blindées. De plus, des mitrailleurs armés de machines Lewis, transportées en side-car, sont affectées à chacune des trois batiteries blindées. Cette organisation s'était imposée par la nécessité de procéder à des travaux pour ouvrir un passage aux blindées à travers les destructions et obstructions et aussi par l'obligation de couvrir, au moyen de mitrailleuses détachées, les autos blindées qui se trouvaient isolées dans le combat, ce qui permettait aux bataillons russes de rejoindre les Belges sur les points que ceux-ci tenaient solidement.
Pour l'offensive de Konyouki, les Alliés avaient apporté un nouveau et sérieux concours aux Russes: c'était les « armoured cars » anglais de Locker Lawson, avec lesquels les Belges avaient voisiné sur l'Yser; c'était encore d'énormes mortiers de tranchées fraîchement débarqués par les Anglais à Arkhangel; c'était enfin et surtout une formidable artillerie qui fut soigneusement mise en place et dont l'entrée en action impressionna vivement l'adversaire. "
Lee Belges reçurent la mission d'affecter une batterie (la deuxième) à la division chargée d'attaquer Konyouki; une autre (la quatrième) à la division chargée d'attaquer Bichki; la première batterie était à la disposition de la division en réserve à Nichouf. Réunissant enfin tous les fusils et mitrailleuses disponibles dans la batterie de ravitaillement, les autos-canons avaient fourni un dernier détachement qui occupé les tranchées de première ligne à Koropatniki.
Nous avons donc vu ce spectacle de la préparation formidable de l'attaque, puis l'assaut donné pour là première foie dams l'Histoire par des bataillons sur iesqueis flottait le drapeau rouge.
Le terrain conquis, le nombre important de prisonniers faits, nous avaient laissé l'espoir que la cause des Alliés était en bonne voie dans les mains du commandant des jeunes armées républicaines.
Toutefois, des pertes importantes avaient éclairci les rangs des Russes et une batterie belge avait été mise hom de combat dans l'enfer constitué par la vallée de Konyouki.
La Débâcle
Dans les rangs des bataillons de marche chargée de remplir les vides, se trouvaient malheureusement nombre d'agitateurs défaitistes à la solde des Allemands, des Lénine, Trotski, etc., et une nouvelle campagne de démoralisation commença. Le succès de cette campagne fut complet en quelques jours: lorsqu'on voulut - après une nouvelle préparation d'artillerie - reporter la ligne en avant, des régiments entiers refusèrent de partir.
Une nouvelle période de stabilisation fut nécessaire et les autos-canons furent envoyés, pour se refaire, à leur base de Tarnopol. La première batterie non engagée à Konyouki resta néanmoins sur les positions, jusqu'au moment où le commandant du sixième corps, ne prévoyant plus son emploi à bref délai, jugea devoir la retirer du bourbier de Miehouf où elle état tans communication par chaussée avec le réseau routier. Elle rejoignit les autres batteries à Tarnopol.
C'est dans cette situation que se produisit un événement tragique: un régiment russe, qui tenait les tranchées du nord de Zborof (dont il a été question plue haut), abandonna, au grand complet, le secteur qui lui était attribué.
Au même instant, et dans le même secteur, se déclancha une puissante attaque allemande qui, en quelques heures, s'enfonça profondément dans les lignes russes, compromettant ainsi la situation des troupes russes se trouvant à l'ouest de la Sereth.
La première batterie beige appelée d'urgence de Tarnopol à Kozova, pour arrêter la ruée allemande, menaçant V arrière du 6 corps, rencontra l'ennemi à mi-chemin de son objectif et ne put se mettre en liaison avec le quartier général du 6e corps. C'est dans ce combat, - le 21 juillet 1917 - que le brave de Liedekerke tomba mortellement blessé aux côtés du lieutenant d'Aspremont-Linden, lui-même sérieusement atteint.
A partir de ce moment, l'infanterie du 6e corps fut séparée de con artillerie et commença une retraite épique pour échapper à la manuvre qui visait son anéantissement.
Le croquis sur lequel nous avons indiqué les emplacements successifs du quartier général du 6 corps, montre mieux que toute explication la virtuosité déployée par le commandement russe pour mener, dans des conditions aussi précaires, une retraite digne de l'histoire.
On gagna ainsi la Sereth, sérieux obstacle sur lequel on espérait arrêter l'ennemi.
Malheureusement, tout le service de renseignement des Russes avait été désorganisé; il avait fallu faire sauter les dépôts de munitions, brûler les hangars d'aviation pour ne pas les laisser aux mains de l'ennemi et l'on était dans l'ignorance complète des intentions de l'adversaire.
Fort heureusement, la première batterie, sous les ordres du brave lieutenant Van der Donckt, avait, après l'affaire du 21 juillet 1917, cherché à reprendre le contact avec le 6e corps qu'elle retrouva épuisé et collé aux rives de la Sereth.
Avec une clairvoyance remarquable, le lieutenant Van der Donckt se trouvait sur la rive droite de la Sereth, à Yanouf, à l'endroit où l'ennemi, mettant ses succès à profit, avait décidé de franchir le fleuve.
En résistant, en attaquant avec ses blindées, Van der Donckt rendit confiance aux Russes, pour lesquels la présence des Belges était comme une icône dont les vertus étaient éprouvées; il retarda ainsi l'ennemi et, en transmettant des informations d'un prix inestimable au 6e corps et à l'armée, il permit à celle-ci de boucher la trouée avec tout ce que l'on put trouver.
Sur oea entrefaites, la poussée ennemie avait gagné Tarnopol, qui tomba assez rapidement et où la base belge fut évacuée au milieu du bombardement et transférée à Proskourof.
L'évacuation de Tarnopol rendait illusoire toute résistance sur la Sereth, dans le secteur du 6e corps qui recula sur une des dix positions que, fort heureusement, le haut commandement russe avait fait organiser en arrière du front sud-ouest.
Ce recul fut exécuté lentement, méthodiquement, toujours avec la vaillante première batterie belge dont les pertes en personnel et matériel étaient comblées, au fur et à mesure, par des prélèvements sur les deuxième et quatrième batteries qui se reformaient avec peine à Proskourof.
Le corps belge donnait ainsi la mesure extrême de ses moyens; personnel et matériel, tout était consacré à entretenir la vie de la seule unité combattante qui maintenait, plus haut que jamais, le prestige que nous avions conquis en Russie.
Dans leur désastreuse retraite, dans l'amertume avec laquelle ils envisageaient les jours à venir, le commandement russe combla les Belges de témoignages de reconnaissante admiration.
Ce tribut d'admiration réconforta les autos-canons dont ies efforts n'avaient pas été ménagés dans leur participation conitante aux opérations d'une retraite désastreuse dont ils avaient marqué, par leur sang, pas à pas et jusqu'à la dernière, les douloureuses étapes.
Nos blessés connurent des voyages épouvantables durant ce recul, et important qu'il avait bousculé tous les services de l'arrière; le lieutenant d'Aspremont, blessé lui-même, voyagea quatre jours durant avec le corps de Liedekerke qu'il voulait enterrer décemment à Kief.
Pendant quinze jours, nous avons perdu la trace d'un autre grand blessé, le glorieux Siersack (parent du général de ce nom), et qui, touché grièvement par une balle à la tète, voyagea constamment dans un train hospitalier, subissant une opération par-ci, un pansement par-là et toujours dans un état d'incconscience. Il s'est toujours demandé, sur son lit d'hôpital, à Kief, où il devait mourir en novembre 1917, comment il avait pu rejoindre notre dépôt installé dans cette ville.
Satanouf
Dans la ville juive si curieuse de Satanouf, où les autos-canons arrivent le 28 juillet 1917, la première batterie se prépare à une nouvelle opération, qui consiste à rejeter l'ennemi dans la Sereth, avec l'appui cette fois - à défaut d'infanterie - d'un formidable corps de cavalerie de quatre divisions, soit une bonne centaine d'escadrons. Nous allons travailler cette fois avec cep redoutables Cavaliers du Caucase, avec les Khirgizes, à la taille remarquablement fine et dont l'esprit guerrier est entretenu constamment en temps de paix dans des luttes sanglantes entre peuplades voisines. Le général Krimoff, qui commande ce corps, devait, quelques mois plus tard, se tuer d'un coup de revolver en sortant d'une conférence avec Kerenski, chez lequel il avait été envoyé par Korniloff qui, à la tête de ces troupes, marchait sur Pétrograd pour renverser le gouvernement.
Le commandement russe jugea sans doute que cette nouvelle tentative n'avait plus de raison d'être, en présenoe de la volonté marquée par l'adversaire de te fixer sur la Bruch, et l'on entra dans une nouvelle période de stabilisation.
Zbaraz
On mit cette période de stabilisation à profit pour reconstituer le 6e corps dont l'infanterie et l'artillerie avaient été séparés par l'offennsive allemande.
Et c'est ainsi que dans les premiers jours du mois d'août 1917, les Belges furent ramenés près de Zbaraz, où ils avaient fait leur entrée en janvier 1916.
A partir de ce moment, les lignée d'infanterie adverses montrent, de part et d'autre, un désir visible de ne plus lutter. L'artillerie russe assure une partie du service de l'infanterie en prenant position, tout près des tranchées et en s'entourant de fil di fer « car, dirent les artilleurs, nos fantassins ne restent plus dans les tranchés pendant la nuit. » .
Sur ces positions, le commandement russe attend les; événements, l'armée se décompose à vue d'il, la Garde, la fameuse garde renouvelés dix fois pendant la guerre, marquant toujours l'avance, dans le domaine de la désorganisation.
« II faut, me dit le général Notbek, commandant du 6e corps, se contenter de vivre chaque jour que Dieu nous donne et ne pas essayer de pénétrer l'avenir. Personne ne sait, pas même moi, qui suis Russe, ce que le soldat russe, à l'âme mystérieux, fera demain. »
La noble, l'héroïque armée de la belle et grande Russie de 1914 et de 1915 est à l'agonie.
Renaîtra-t-elle un jour?
Quand nous pensons aux intelligences supérieures, au grand caractère, à la haute conscience des chefs sous les ordres desquels le corps belge a combattu pendant vingt mois, nous sommes convaincu que cette élite a dû céder la scène momentanément à la masse inculte et ignorante que l'Allemagne a soulevée eu Russie, avec l'aide des juifs Lénine et Trotski, parce qu'elle ne parvenait pas à réduire la formidable armée moscovite.
Cette élite rentrera en scène tôt ou tard, si l'on considère les enseignements de l'histoire des révolutions.
La campagne militaire des autos-canons-mitrailleuses en Russie est terminée au 1er septembre 1917.
Sur un effectif de 185 combattants, le corps a enregistré 55 tués, blessés et disparus. Sur les 10 officiers des batteries de combat, 5 ont été blessés; l'officier-payeur est mort du typhus à Kief.
Le lieutenant-colonel d'Etat-Major, H. Semet