- du livre the Book of France edité par Winifred Stephens 1915
- 'La Basilique-Fantôme'
- par Pierre Loti
- A Reims
- traduction en anglais: The Ghost of a Cathedral
Octobre 1914
Pour la voir, notre légendaire et merveilleuse basilique française, pour lui dire adieu avant sa chute et son émiettement sans espoir, j'avais fait faire un détour de deux heures à mon auto militaire, en revenant d'une mission de service terminée.
Le matin d'octobre était brumeux et froid. Les coteaux de la Champagne, ce jour-là déserts, avec leurs vignobles aux feuilles d'un brun noir, humides de pluie, semblaient tout revêtus d'une sorte de basane luisante. Nous avions aussi traversé une forêt, en tenant l'il au guet et les armes prêtes, en cas de uhlans en maraude. Et enfin nous avions aperçu, très loin dans le brouillard, se dressant de toute sa grande taille au-dessus d'un semis de carrés rougeâtres qui devaient être des toits de maisons, une forme immense d'église: c'était évidemment cela.
L'entrée de Reims: défenses de toute sorte, encombrements de pierres, tranchées, chevaux de frise, sentinelles la baïonnette croisée. Pour passer, l'uniforme et l'appareil militaire ne suffisent pas; il faut parlementer, donner le mot de ralliement.
Dans la très grande ville, inconnue pour moi, je demande le chemin de la cathédrale, car on ne l'aperçoit plus; sa silhouette qui, vue des lointains, dominait si bien toutes choses, comme un château de géants dominerait des demeures de nains, sa haute silhouette grise semble s'être accroupie pour se cacher. "La cathédrale," répondent les gens," c'est d'abord tout droit par là; ensuite vous tournerez à gauche, puis à droite, etc." Et mon auto s'engage dans des rues pleines de monde. Beaucoup de soldats, des régiments en marche, des files de voitures d'ambulances; mais aussi beaucoup de passants quelconques, pas plus anxieux que si de rien n'était; même beaucoup de femmes en toilette, un livre de messe à la main, car c'est dimanche.
A un carrefour, un rassemblement devant une maison aux murailles égratignées de frais; c'est qu'un obus est tombé là tout à l'heure, sans utilité du reste comme sans excuse. Simple petite farce de brutes, pour dire: vous savez, nous sommes là; simple jeu, histoire de tuer quelques personnes, en choisissant le dimanche matin parce qu'il y a plus de monde dans les rues. Mais, en vérité, on dirait que cette ville a tout à fait pris son parti d'être sous les jumelles féroces et sous le feu des sauvages embusqués aux coteaux voisins; ces passants s'arrêtent une minute pour regarder le mur, les traces des éclats de fer, et puis achèvent tranquillement leur promenade dominicale. Cette fois, ce sont des femmes, nous dit-on, et des petites filles que cette gentille farce a couchées dans des mares de sang; on nous apprend cela, et on n'y pense plus, comme si c'était la moindre des choses, par les temps qui courent.
Maintenant le quartier se fait désert; des maisons fermées, du silence comme pour un deuil. Et, au bout d'une rue, les grandes portes grises apparaissent, les hautes ogives merveilleusement ciselées et les hautes tours. Pas un bruit et pas une âme vivante, sur la place où trône encore la basilique-fantôme, et un vent glacé y souffle, sous un ciel opaque.
Elle tient encore sa place comme par miracle, la basilique de Reims, mais tellement criblée et déchirée qu'on la devine prête à s'effondrer à la moindre secousse; elle donne l'impression d'une grande momie, encore droite et majestueuse, mais qu'un rien ferait tomber en cendres. Le sol est jonché de ses débris précieux. On l'a entourée en hâte d'une solide barrière de bois blanc, en dedans de laquelle sa sainte poussière a formé des monceaux: fragments de rosace, cassons de vitrail, têtes d'anges, mains jointes de saints ou de saintes . . . Du haut en bas de la tour de gauche, la pierre calcinée a pris une étrange couleur de chair cuite, et les saints personnages, toujours debout en rang sur les corniches, ont été comme décortiqués par le feu; ils n'ont plus ni visages ni doigts, et, avec leur forme humaine qui cependant persiste, ils ressemblent à des morts, alignés à la file, dont les contours ne s'indiqueraient plus que mollement sous des espèces de suaires rouge âtres.
Nous faisons le tour de la place sans rencontrer personne, et la barrière qui isole le fragile et encore admirable fantôme est partout solidement fermée. Quant au vieux palais attenant à la basilique, le palais épiscopal où venaient se reposer les rois de France le jour du sacre, il n'est plus qu'une ruine sans fenêtres ni toiture, partout léchée et noircie par la flamme.
Quel joyau sans pareil elle était, cette église, plus belle encore que Notre-Dame de Paris, plus ajourée et plus légère, plus élancée aussi avec ses colonnes comme de longs roseaux, étonnantes d'être si frêles et de pouvoir tenir; merveille de notre art religieux de France, chef-d'uvre que la foi de nos ancêtres avait fait éclore là dans sa pureté mystique, avant que nous fussent venues d'Italie, pour tout matérialiser et tout gâter, les lourdeurs sensuelles de ce que l'on est convenu d'appeler la Renaissance. Oh! la grossière et lâche et imbécile brutalité de ces paquets de ferraille, lancés à toute volée contre des dentelles si délicates, qui depuis des siècles s'élevaient en confiance dans l'air, et que tant de batailles, d'invasions, de tourmentes n'avaient jamais osé atteindre!
Cette grande maison fermée, là sur la place, doit être l'archevêché. Je tente de sonner au portail, pour demander la faveur d'entrer dans la cathédrale. "Son Éminence, me dit-on, est à la messe, mais va bientôt rentrer. Si je veux attendre . . ." Et, pendant que j'attends, le prêtre qui me reçoit me conte l'incendie du palais épiscopal: "D'avance ils avaient arrosé les toits avec je ne sais quelle substance diabolique; quand ensuite ils ont jeté leurs bombes incendiaires, les charpentes ont brûlé comme paille, et on voyait partout des jets de flammes vertes qui fusaient avec un bruit de feu d'artifice."
En effet, les barbares avaient prémédité et préparé de longue main ce sacrilège; malgré leurs prétextes niaisement absurdes, malgré leurs dénégations éhontées, ce qu'ils avaient voulu anéantir ici, c'était le cur même de la vieille France; quelque idée superstitieuse les y poussait, autant que leurs instincts de sauvages, et c'est à cette besogne qu'ils se sont acharnés, alors que, dans la ville, rien d'autre ou presque rien n'a souffert.
"Ne pourrait-on pas," dis-je, "essayer de remplacer la toiture brûlée de la basilique, recouvrir bien vite les voûtes, sans quoi elles ne résisteront pas au prochain hiver? "
"Évidemment," dit-il, "aux premières neiges, aux premières pluies, tout risque de crouler, d'autant plus que ces pierres calcinées ont perdu leur résistance. Mais nous ne pouvons même pas tenter cela pour les préserver un peu, car les Allemands ne nous quittent pas des yeux; au bout de leurs lorgnettes, c'est la cathédrale, toujours la cathédrale, et dès qu'un homme seulement paraît sur un clocheton, dans une tour, la pluie d'obus aussitôt recommence. Non, il n'y a rien à faire. A la grâce de Dieu."
En rentrant, le prélat me donne gracieusement un guide qui a les clefs de la barrière, et je pénètre enfin dans les ruines de la basilique, dans la nef dénudée, qui paraît ainsi plus haute encore et plus immense. Il y fait froid, et il y fait lugubre à pleurer. Ce froid inattendu, ce froid bien plus âpre que celui de l'extérieur, est peut-être ce qui dès l'abord vous saisit et vous déroute; au lieu de cette senteur un peu lourde qui d'ordinaire traîne dans les vieilles basiliques fumées de tant d'encens qu'on y a brûlé, émanations de tant de cercueils qu'on y a bénis, de tant de générations humaines qui s'y sont pressées pour l'angoisse et la prière au lieu de cela, un vent humide et glacé, qui entre en bruissant par toutes les lézardes des murailles, par toutes les brisures des vitraux et les trous des voûtes. Ces voûtes, là-haut, de place en place crevées par la mitraille, les yeux tout de suite se lèvent d'instinct pour les regarder, les yeux sont comme entraînés vers elles par le jaillissement de toutes ces colonnes, aussi minces que des joncs, qui s'élancent en gerbes pour les soutenir; elles ont des courbes fuyantes, ces voûtes, des courbes d'une grâce exquise qui semblent avoir été imaginées pour ne pas rompre la montée des prières, pour ne pas faire retomber les regards en quête de ciel. On ne se lasse plus de pencher le front en arrière pour les voir, les voûtes sacrées qui vont s'anéantir; et puis il y a là-haut aussi, tout là-haut, les longues séries d'ogives presque aériennes sur quoi elles s'appuient, des ogives indéfiniment pareilles d'un bout à l'autre de la nef, et qui, malgré leurs découpures compliquées, sont reposantes à suivre, dans leur fuite en perspective, tant elles ont d'harmonie. Ces immenses plafonds de pierre, en apparence si légers et de plus si lointains, n'oppressent ni n'enferment; vraiment on les dirait affranchis de toute pesanteur et à peine matériels.
Du reste, mieux vaut s'avancer là-dessous tête levée et ne pas trop contrôler sur quoi l'on marche, car ce pavage, un peu tristement sonore, vient d'être souillé et noirci par des carbonisations de chair humaine. On sait que, le jour de l'incendie, l'église était pleine de blessés allemands, étendus sur des couches de paille qui prirent feu, et cela devint une scène d'horreur digne d'un rêve du Dante; tous ces êtres, dont les plaies vives cuisaient à la flamme, se traînaient en hurlant, sur des moignons rouges, pour essayer de gagner les portes trop étroites. On sait aussi l'héroïsme de ces brancardiers, prêtres et religieuses, risquant leur vie au milieu des bombes pour essayer de sauver ces malheureuses brutes que leurs propres frères allemands n'avaient même pas songé à épargner; ils ne parvinrent cependant pas à les sauver tous, il en resta, qui achevèrent de brûler dans la nef, laissant d'immondes caillots sur les saintes dalles où jadis des cortèges de rois et de reines avaient traîné lentement leurs manteaux d'hermine, au son des grandes orgues et du plain-chant.
"Tenez," me dit mon guide, en me montrant un large trou dans l'un des bas-côtés, "voici le travail d'un obus qu'ils nous ont lancé hier au soir. Et puis, venez voir le miracle."
Et il me mène dans le chur, où la statue de Jeanne d'Arc, préservée, dirait-on, par quelque grâce spéciale, est toujours là, intacte, avec ses yeux de douce extase.
Le plus irréparable désastre est celui de ces grandes verrières, que les artistes mystérieux du treizième siècle avaient religieusement composées, dans la méditation et le songe, assemblant par centaines les saints et les saintes aux draperies translucides, aux auréoles lumineuses. Là encore la ferraille allemande s'est ruée par gros paquets stupides, crevant tout. Les chefs-d'uvre, que personne ne reproduira plus, ont semé sur les dalles leurs débris, à jamais impossibles à démêler, les ors, les rouges et les bleus dont on a perdu le secret. Finies, les transparences d'arc-en-ciel; finies, les jolies attitudes naïves de tous ces personnages et leurs pâles petites figures extasiées; les mille cassons précieux de ces verreries, qui au cours des siècles s'étaient irisées peu à peu à la façon des opales, gisent à terre, où du reste ils brillent encore comme des gemmes.
Silence aujourd'hui dans cette basilique, comme sur la place déserte alentour; silence de mort entre ces murs qui avaient si longtemps vibré de la voix des orgues et des vieux chants rituels de France. Le vent froid est seul à y faire un semblant de musique, ce matin de dimanche, et, lorsque par instants il souffle plus fort, on entend aussi comme la chute de perles très légères: c'est ce qui restait encore en place des beaux vitraux du Treizième, qui achève de s'effriter sans recours.
Tout un cycle magnifique de notre histoire, qui semblait continuer de vivre dans ce sanctuaire, d'une vie presque terrestre bien qu'immatérielle, vient d'être soudain plongé plus au fond de l'abîme des choses révolues dont le souvenir même s'abolira bientôt. La Grande Barbarie a passé par là, la barbarie moderne d'outre-Rhin, mille fois pire que l'ancienne, parce qu'elle est bêtement et outrageusement satisfaite d'elle-même, et par conséquent foncière, incurable, définitive, destinée, si on ne l'écrase, à jeter sur le monde une sinistre nuit d'éclipsé.
Vraiment cette Jeanne d'Arc, dans le chur, est étrange d'être restée debout, si calme, intacte, immaculée au milieu du désarroi, n'ayant même pas sur sa robe la moindre égratignure.
Pierre Loti