de la revue ''l'Illustration' No. 3868, 21 avril 1917
'Révolution Russe'
par Ludovic H. Grondijs
journalist néerlandais

Scènes de la Rue, le 11 et le 12 Mars, 1917

 

Le professeur et écrivain hollandais, M. Ludovic H. Grondijs, dont nous avons publié des « Visions de guerre sur le front russe », était récemment reparti pour la Russie, comme envoyé spécial de L'Illustration, afin d'y suivre les opérations militaires de 1917. Il n'avait pas encore quitté Petrograd quand la révolution a éclaté, et un télégramme de lui nous a annoncé l'envoi de notes prises au jour le jour. Nous n'avons reçu jusqu'à présent que les feuillets relatifs aux journées des 11 et 12 mars. M. Ludovic Grondijs ne décrit et ne commente que ce qu 'il a vu et observé personnellement.

 

Notes d'un Témoin

Dimanche, 17 mars. - Cette ville de deux millions d'habitants est tellement étendue qu'en 1905 la plus grande partie de sa population n'a jamais rien su que par ouï-dire du premier mouvement révolutionnaire qui mit le monde tout entier en émoi. On n'entend pas les cris des mourants dans les quartiers éloignés, et les passions et les violences des idées s'apaisent par les distances qu'elles doivent parcourir. Il semble donc rassurant pour le gouvernement que les tramways ne marchent pas et que les cochers de traîneau se soient joints aujourd'hui à la grève générale.

Les journaux ne paraissent plus; le téléphone ne fonctionne pas; je puis, pendant des heures, parcourir des quartiers relativement calmes, tandis qu'ailleurs on se tue en pleine rue. J'apprends en rentrant, par des témoins oculaires, que la première défection parmi les troupes s'est produite. A la gare Nicolas, un commissaire de police a ordonné une charge à l'arme blanche contre la foule qui s'amassait. Mais un colonel commandant un escadron de cosaques lui cria de retirer tout de suite cet ordre, le menaçant de charger ses policiers. L'officier de police, furieux, dirigea son revolver contre l'autre: avant qu'il ait pu tirer, un cosaque lui fendit la tête. Les policiers se dispersèrent; la foule acclama les cosaques.

Le régiment de Lithuanie s'est divisé en deux partis. La moitié qui a refusé de tirer contre la foule si on lui en donnait l'ordre a été désarmée et enfermée à la caserne. Les autres, conduits à la rue Sadovaïa pour empêcher un cortège de manifestants de gagner la Perspective Nevsky, ont dû faire feu sur les ouvriers que les bruits d'une révolte parmi les soldats avaient encouragés. Cette fusillade à bout portant a fait des victimes nombreuses. Leur mort n'aura pas été mutile. Elle jette une si violente lumière sur le véritable caractère de cette collision entre le pouvoir d'en haut et la faim d'en bas; elle démontre si clairement l'injustice de cet emploi de la force, qu'elle décide les volontés chancelantes et pousse les esprits, surpris par la nouveauté des événements, à l'indignation et à la révolte.

Les soldats du régiment de Lithuanie qu'on avait enfermés à la caserne ont découvert une vingtaine de fusils. Ils reçoivent leurs camarades revenus du carnage avec des coups de feu. Ceux-ci, repentants du rôle qu'on leur a fait jouer, se joignent aux autres. Ils sont armés, et d'autant plus redoutables en leur détermination qu'on les avait fait aller plus loin dans l'obéissance aveugle.

On m'apprend que le régiment de Volhynie s'est joint à l'autre. Dans la nuit on laisse partir tous les officiers dont la position est devenue extrêmement difficile, et les soldats, gens simples, sans érudition, guidés seulement par leur cœur, clairvoyants dans des circonstances qui étourdissent tant d'intellectuels et d'hommes politiques expérimentés, assument - petit groupe de paysans - l'effroyable responsabilité d'une révolte contre le gouvernement du plus grand empire du monde.

 

 

Lundi, 12 mars. - On se bat entre soldats dans les rues. Les régiments de Lithuanie et de Volhynie se sont rendus à l'Arsenal. Le général directeur de cet établissement, qui est sorti dans la rue pour haranguer les hommes et les exhorter à la soumission, a été tué par deux balles. Les soldats se sont emparés de l'Arsenal, Perspective Liteiny, et ont mis le feu au Palais de Justice qui se trouve juste en face.

Il est 4 heures de l'après-midi quand je gagne la Perspective Nevsky par la Fontanka, que coupe la principale artère de Petrograd au pont Anitschkof. J'entends éclater les coups de fusil partout. Au moment où je monte les marches qui mènent au pont, la foule qui l'occupait le quitte en courant. Nous avons tout juste le temps de baisser la tête, quand une salve éclate. Les balles passent au-dessus de nos têtes, et j'entends le bruit des projectiles s'écrasant sur les façades des maisons.

Le peuple est étonnant de calme. Aussitôt la fusillade finie, il accourt pour regarder. C'est une jeune fille de dix-huit ans, qui, la première, rentre dans la Nevsky pour jeter un coup d'œil dans la direction d'où l'on a tiré. Bile est aussi calme que si elle assistait à un spectacle quelconque. Dans la foule j'entends partout des éclats de rire, dès que la première inquiétude est passée. Des têtes curieuses se montrent derrière les réverbères et les portes cochères; les gamins montent sur les chevaux sculptés qui décorent le pont, pour mieux voir. Des ouvriers, des bourgeois suivent le développement des événements avec un intérêt passionné.

Je m'aventure dans la Nevsky avec un officier pressé de regagner son domicile. Au coin des Perspectives Nevsky et Liteiny, un groupe d'une cinquantaine de soldats sous les ordres d'un officier forme un carré dont les quatre faces sont tournées vers les deux principales rues de Petrograd, vides. Les soldats ont allumé un feu de pavés de bois qu'ils ont arrachés. L'officier, debout au milieu, est entouré de ses hommes, qui ont mis un genou par terre, et braquent leurs fusils vers la foule qui, au loin, réapparaît. Un ordre, et les soldats se retirent le long de la Nevsky vers un autre groupe qui s'est posté plus loin. Je suis frappé par un fait significatif: une lanterne au milieu de la Liteiny, tout près du carrefour où se trouvait, le carré, a reçu six balles; les soldats de la Garde impériale ont donc tiré en l'air.

Passent un mort et un blessé sur des brancards. Une auto de la Croix-Rouge est vivement applaudie par tous. On crie hourrah! Une sœur de charité se penche hors de la voiture et agite un mouchoir rouge avec frénésie. Les acclamations l'accompagnent tout le long de la rue.

La foule est composée d'ouvriers, d'étudiants appartenant à la petite bourgeoisie, d'un certain nombre de malandrins qui commencent à surnager dans ce désordre et qui viennent de Dieu sait où. Quelques femmes, trois ou quatre étudiantes, et, pendues aux bras de leurs petits amis, de jeunes femmes, moins vertueuses que complaisantes, qu'on a munies d'un brassard de la Croix-Rouge.

Au loin, des orateurs haranguent la foule du haut des statues du pont Anitschkof. Pas un soldat maintenant dans les rues, excepté deux militaires français qui se hâtent de rentrer pour n'être pas mêlés à cette révolte de soldats.

Tout à coup des coups de fusil éclatent. La rue se vide. Les femmes fuient, tête en avant. Elles reviendront quand il s'agira de nouveau de parler et de rire, puis de voter dans les assemblées du peuple. On tire dans la Perspective Liteiny.

Au loin une énorme flamme sort du tribunal, et cette vue me donne presque un plaisir physique. Sur ce peuple intelligent et auquel les contacts avec les nations plus libres et plus éclairées imposaient depuis un demi-siècle l'étude et la discussion de mille problèmes nouveaux, un terrible silence a pesé. Personne n'osait le rompre. Dès que la conversation, toujours animée et intelligente dans ce pays, et souvent extrêmement brillante, effleurait certaines questions, on regardait son voisin, et les paroles mouraient sur les lèvres. On voyait des gens importants, des intellectuels, de bons patriotes, amoindris par cette prudence. On devait trop souvent baisser la voix et celle-ci ne retrouvait plus sa pleine sonorité. C'est dans ce tribunal, qui flambe maintenant, qu'a été poursuivi le courage de dire son opinion, et que tant de jeunes enthousiastes et d'hommes de cœur ont été condamnés à l'exil et la prison par des juges sur lesquels pesait l'œil attentif et morne du gouvernement...

Les soldats apparaissent dans la Perspective Liteiny, l'air fatigué, inquiets mais déterminés, tous le fusil en main. Ensuite de jeunes ouvriers et étudiants, armés de revolvers, de sabres d'officiers, de baïonnettes, de fusils de soldats ou de fusils de chasse, de poignards. Personne qui commande, mais il règne quand même un certain ordre par l'unité des desseins et la gravité des convictions. Un bruit de fer contre du bois: des malandrins essaient d'enfoncer la porte d'un magasin de tabac. Mais des bras s'interposent, et des ouvriers plus âgés crient: « Ne faites pas ça, frères! allez-vous-en, frères! » Et une grande beauté morale s'exhale du désordre apparent.

Deux officiers sans sabre quittent la masse des soldats qu'on voit au loin, et descendent la rue sans regarder à droite ou à gauche. On voit d'autres officiers suivre de petites rues transversales. Leur rôle est très difficile. Le parti qu'ils prendront, pendant ces jours graves, dépendra de leurs opinions politiques, de leurs préférences personnelles, de l'importance qu'ils attribuent au serment qu'ils ont prêté au tsar, de l'issue de cette lutte qui est encore incertaine. Ce qui est sûr pour le moment, c'est qu'ils abandonnent le jeu et laissent toutes les responsabilités de la décision aux hommes.

Tout à coup les salves éclatent. Au milieu de la bagarre, dans cette rue sans femmes, je me retrouve à côté d'un aspirant-officier, tous les deux serrés contre une grille, nous sentant peu à notre aise dans cette rue vide, où sifflent les balles dans toutes les directions. Le feu cesse, et nous voici dans un groupe de jeunes ouvriers, occupés à chercher des armes. Mon sous-officier, garçon bien élevé, apparemment de bonne famille, les apostrophe: « Frères, où allez-vous? » - « Au combat, donnez-nous votre sabre! » Et comme il refuse, un jeune ouvrier l'interpelle violemment: « Si vous ne voulez pas vous battre, et nous refusez votre sabre, c'est que vous êtes un espion! » L'autre, entouré de vingt personnes, se défend contre cette injure qui prend si facilement forme d'accusation. On veut lui prendre ses armes par la force, mais les balles recommencent à siffler, et la fusillade, cette fois très vive, sépare les querelleurs.

Les soldats que j'interroge ne savent rien de ce qui se passe. La révolte a commencé dans la nuit, s'est déplacée, s'est heurtée à des résistances de la police armée et de régiments de la Garde, et flotte de rue en rue. Du côté de la Perspective Nevsky on entend les salves d'un régiment progouvernemental. On peut être attaqué du côté de la Neva. Et voilà qu'un assaut commence dans la rue où nous nous trouvons. Des gardavoîs tirent, avec une mitrailleuse, d'une lucarne. C'est d'abord un sauve-qui-peut général, mais on se reprend, quelques soldats tirent sm la lucarne, tandis que d'autres enfoncent la grande porte cochère de la maison. J'entends deux coups de canon, probablement à blanc, puisqu'on n'entend pas de ronflement d'obus. Toute cette fusillade désordonnée décroît lentement. De toutes parts ceux qui se sont réfugiés derrière les pieds-droits des portes et fenêtres, ou qui ont escaladé des grilles de jardin, regagnent la rue.

Quelques morts et blessés sont emportés et on descend deux mitrailleuses et une grande quantité de munitions trouvées chez deux policiers qu'on vient de tuer. Toutes les autos particulières et celles de la Croix-Rouge, que les soldats jugent ne pas être nécessaires au service des ambulances, ont été confisquées à mesure qu'elles s'a venturaient dans cette rue, où elles ne croyaient pas tomber en pleine bataille. Dans ce stade des événements on ne sait pas à un bout de la rue ce qui se passe à l'autre. Il n'y a pas encore d'organisation, pas de liaison entre les groupes divers des révoltés, pas de commandement. Ce qui est étonnant, c'est justement la détermination et la modération chez des hommes que tout le monde croyait incapables d'initiative et de mesure.

Sur un auto-camion on charge des mitrailleuses, des bandes de cartouches, bon nombre de fusils. Des soldats, des ouvriers, brandissent des sabres; deux étudiants à casquettes vertes agitent un drapeau rouge. On va se diriger vers la partie non conquise de la ville. On ne sait rien de la situation là-bas; on devine toute une organisation des mansardes par la police, les régiments occupant les ponts et les points dominants de la ville. Mais de cette manifestation de la faim contre le manque d'organisation et le cynisme des gouvernants, est surgi un ancien espoir qu'on n'ose pas encore s'avouer et l'enthousiasme brille sur tous les fronts. Ouvriers, socialistes, étudiants, se jettent des mots et des phrases qui nous sembleraient usés et presque ineptes à nous, vieux Européens blasés et déçus, mais qui, dans ce pays, dans cette bataille de rue, revivent avec un éclat extraordinaire. Pourquoi les mots: « Liberté et res publica », qu'on prononce en latin, me touchent-ils si vivement dans les courtes allocutions qu'on s'adresse avant le départ? Tous sont agités avant ce saut dans l'inconnu, avant cette course le long des rues larges et exposées de la capitale. L'auto démarre, on donne la main à ceux qui partent, et on voit encore longtemps flotter au-dessus du petit groupe de héros le drapeau rouge qu'un étudiant fait voltiger d'un geste large et noble.

Il faut maintenant s'assurer des gares, guetter l'arrivée des nouvelles troupes que le gouvernement ne manquera pas d'appeler. J'accompagne les soldats qui, toujours sans commandement, mais d'un commun accord, se dirigent vers la gare de Finlande.

Au bout de la Liteiny le tribunal flambe toujours. Combien de dossiers intéressants se perdent et combien cette vengeance est courte et sommaire, comparée à l'autre qu'elle empêche et qui se serait exercée après la découverte, dans les procédures, de tant de délations et tant de complaisances d'une justice trop sévère pour les idées libérales et pour les imprudences d'esprits plus enthousiastes que mûrs!

Je prends le quai de la Neva. Des passants attardés se pressent et courent se réfugier dans leurs maisons. De partout me viennent les échos de coups de fusil. L'air est rempli d'un gazouillement comme si cette ville et ce peuple endormis eussent enfin secoué le sommeil et accepté de vivre.

Au Champ de Mars, un attroupement. Encore un régiment qui s'est décidé à suivre le mouvement révolutionnaire. Ici comme ailleurs les officiers ont abandonné leurs hommes. Ceux-ci sont tous armés et ils sortent de la caserne des caisses de cartouches. Ce sont tous de magnifiques jeunes gens, élancés, qui se conduisent comme des enfants. On n'a pas d'instruments pour ouvrir les caisses, et ces grands gamins se les envoient à coups de pied comme s'ils jouaient au football. Elles se brisent à la fin et chacun remplit ses poches de cartouches. Ici et là, un soldat tire en l'air, et il s'ensuit une panique. Mais ces gamineries finissent dans la réprobation générale.

Je trouve dans la foule un interprète, qui m'aide à interroger les soldats. Ce qu'ils veulent? Changer le gouvernement. Sont-ils excités contre le tsar? Non, rien que contre les ministres, et le nom de Protopopof est prononcé partout. Veulent-ils continuer la guerre? Pas de doute, ils veulent chasser les Allemands sur le front, et aussi à l'intérieur et à la cour. Ce qu'ils feront pour le moment? Aider le peuple à trouver du pain, occuper les rues, les gares, ouvrir la Douma.

Par habitude, il se forme des rangs. Quelques retardataires accourent pour rejoindre les autres, car personne ne veut manquer à la fête. Et je les vois se mettre en marche, un peu irrégulièrement, comme je les ai vus tanfde fois aller à la bataille, là-bas, en Volhynie, - des ombres grises, sur lesquelles la nuit se ferme. Et les vœux de tout un peuple les accompagnent, plus ardents que là-bas.

En descendant vers la Nevsky par la Moïka, c'est encore une fois le bruit d'une bataille, tout près. Quelques mitrailleuses, et partout des coups de fusil. Les rues sont vides. Serrés contre la devanture d'une boutique, au croisement de la Moïka et de la Nevsky, quatre hommes m'expliquent: dans la rue Morskaïa, la police a ouvert le feu contre des troupes qui passaient, et elle a fait beaucoup de victimes. On est, en ce moment, occupé à assiéger la maison... Mais pourquoi tire-t-on dans la direction de la Nevsky? Sur le pont de Police je vois, en effet, tout près de moi, les petites flammes des détonations d'une mitrailleuse, montée sur un auto-camion. Avec un détour je m'approche du groupe qui a pris position sur le pont. Autour du camion, des soldats à pied sont sous les ordres d'un étudiant, grand garçon très jeune, mais décidé, qui conduit les soldats à la bataille. Je lui demande sur quoi il tire.

- Sur la police montée. Elle vient de se montrer au bout de la Perspective.

- Avez-vous des pertes?

- Pas ici. On a tué quelques-uns des nôtres tout à l'heure.

- Etes-vous maîtres de la ville?

- Nous le serons cette nuit. Tous les soldats ont compris qu'ils sont nos frères.

- Où voulez-vous en venir?

- A la responsabilité démocratique.

Nous nous quittons. Dans mes oreilles bourdonne encore ce mot qui sonnait si étrangement dans cette rue de la capitale russe.

Après avoir pris un repas à mon hôtel, où se presse dans les couloirs une foule inquiète et anxieuse, je sors dans la direction de la Perspective Nevsky. L'étudiant et son escorte ont disparu. Personne dans cette rue toujours si vivante, excepté tout au loin un camion avec des soldats qui cherchent de quoi manger. Un gamin tire un coup de fusil en pleine rue. Les soldats se fâchent et confisquent le fusil, sorte de Flobert gros calibre, sans faire attention aux plaintes du garçon.

Un bruit de vitres qu'on brise. Ce sont des civils, pour la plupart de jeunes garçons, qui entrent dans une boutique par les fenêtres. La lumière est allumée dans le magasin désert, dont le propriétaire probablement vit autre part. Il est antiquaire, et les visiteurs s'amusent à se parer de ses collections d'armes anciennes. On les jette hors des fenêtres, et chacun ramasse ce qui lui plaît. Un gamin se promène avec une énorme épée à deux tranchants, une sorte de glaive de bourreau. Un autre porte un mousquet dont la crosse est incrustée de métaux précieux. Plus loin, d'autres font des moulinets avec d'élégantes épées de petit-maître. De précieux pistolets, des poignards damasquinés, tout un arsenal des seizième et dix-septième siècles s'ajoutent à l'armement de ces nouvelles troupes de la révolution. Un peu plus tard, ce régiment de gavroches va être désarmé et dispersé par des soldats.

Tous les cafés sont fermés depuis ce matin, et j'entre dans une toute petite maison de thé populaire de la Kazanskaïa. Elle est pleine de monde, tous ouvriers et soldats. Il se fait un silence à mon entrée, mais les conversations recommencent bientôt. Je trouve un ouvrier grec qui parle le russe et le français, et je puis interroger les gens, sans avoir l'air de les étudier. Ces ouvriers et petits boutiquiers ne parlent que des événements du jour, mais de quel ton calme! Ils auraient aussi bien pu causer du prix des pommes de terre. Et pourtant ils ont pris part aux émeutes d'aujourd'hui et Dieu sait de combien près.

Ce sont encore les réponses de tout à l'heure: on n'a pour le moment aucune haine contre l'empereur, on veut continuer la guerre... Vous ne vous représentez pas toujours, en France, combien les Allemands sont haïs en Russie, et surtout par le peuple jusque dans les basses couches.

On veut pendre Protopopof, qu'on assimile à Raspoutine. On vit dans les nécessités du jour, non dans les principes et les systèmes politiques. Tous ces gens du peuple veulent du pain; ils accusent de négligence criminelle les ministres actuels, et ils veulent qu'ils soient remplacés. Des griefs et des accusations plus vagues, la trahison au profit de l'ennemi, la vénalité de la police, la confusion des intérêts de l'Etat avec certains intérêts particuliers, occupent encore tous ces esprits, et pour eux le remède est un changement de ministère, non de régime.

Que le tsar vienne demain dans la capitale, qu'il charge le prince Lvof de la formation d'un nouveau gouvernement, et tous seront contents; ils acclameront l'empereur, et mettront toute leur foi, de nouveau, dans leur Petit Père. Les social-démocrates n'ont pas de prise sur toutes ces petites gens, individualistes certes, mais ennemis des organisations trop rigides et des idéals trop vagues.

D'autres feront la révolution. Les soldats qui errent à travers la capitale par petits groupes, et chez qui le sentiment de leur force s'accroît, forment le noyau d'un mouvement qui va en s'élargissant. Ce matin ils étaient isolés, abandonnés par leurs officiers, troupeaux sans pasteurs. Mais quelques énergiques étudiants et chefs social- démocrates se sont emparés d'eux, et les voilà mêlés par le hasard des circonstances plus que par la force des convictions aux clubs révolutionnaires. Des étudiants, des ouvriers orateurs ont occupé les places que les officiers ont laissées libres, et cela aux moments les plus décisifs de cette fatale journée, si bien que les soldats, accoutumés à être menés aveuglément, se sont trouvés isolés en pleine capitale, traqués de tous côtés, et doutant de leur sort, sinon de leur droit. Et ces petits propriétaires et paysans sont ainsi entraînés dans un mouvement politique, dont les tendances sont opposées à leurs goûts et à leurs convictions, et auquel ils prêtent le secours de leurs bras et de leur organisation militaire.

Quand je regagne mon hôtel, tard dans la nuit, des détonations crépitent encore. Les insurgés se sont emparés d'une auto-mitrailleuse qui file à travers les rues à toute vitesse, en tirant - je le crains - au hasard. La Kirpichnaïa est barrée par une masse noire, une barricade faite de charrettes parmi lesquelles des figures noires s'agitent. On me crie: « Police! » mais je passe vite sans répondre. Qui occupe cette rue? Les gardavoïs ou les soldats? Une réponse pourrait être compromettante dans ces demi-ténèbres. Demain on trouvera là du sang. Quelqu'un aura hasardé une réponse et se sera trompé.

A ce moment, toute cette émeute, conduite par de simples soldats, ne constitue pas encore un bien grave danger pour le gouvernement. Qu'un homme résolu, fidèle, sans scrupules, chien-gardien du tsar, avec deux régiments de cosaques d'une lointaine tribu et une compagnie de mitrailleuses, entre dans la capitale, et cette nuit, une fois de plus, on maîtrisera l'émeute qui n'est pas encore une révolution, on hachera en pièces ces soldats sans discipline, sous les ordres d'étudiants à casquettes vertes, on changera le ministère responsable d'une si dangereuse conflagration, et tout sera fini. Mais, demain, cela pourra être trop tard!

 

Ludovic H. Grondijs

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