- de la revue ''l'Illustration' No. 3889, 15 Septembre 1917
- 'Au Front Russe du Sud-Ouest'
- journalist néerlandais
- Visions de Guerre sur le Front Russe
- Le Sursaut de Juillet
- Lettre et Photographies de Notre Envoyé Spécial, L. H. Grondijs
Nous venons de recevoir, avec un très grand retard, une importante correspondance de notre envoyé spécial aux armées russes, M. Ludovic H. Grondijs. Expédiés du front Sud-Ouest le 8 juillet, ce récit et ces photographies de l'offensive des jours précédents ne nous sont parvenus que le 10 septembre: on ne les lira pas avec moins de curiosité, tant sont rares les témoignages directs sur la situation des armées de la Révolution Russe. Cette situation ne s'est malheureusement pas améliorée depuis le sursaut de juillet, qui fut sans lendemain. Les documents que, dans notre désir d'exposer toute la vérité, nous voulions publier la semaine dernière, un peu postérieurs à ceux-ci, auraient donné une idée des effets de l'indiscipline parmi les troupes combattantes. Le mal s'est singulièrement aggravé depuis. Mais, malgré tout, le témoignage de M. Ludovic H. Grondijs ne permet pas de désespérer du soldat russe et de ses chefs.
M. Ludovic H. Grondijs, qui est sujet hollandais, avait déjà reçu, en 1915 et 1916, les plus belles marques d'estime des états-majors russes. Successivement, la médaille de Saint-Georges, les croix de Saint-Stanislas et de Sainte-Anne avec épées lui avaient été décernées. Sa conduite à l'affaire de Dzike-Lani lui a valu la croix de Saint-Vladimir. En même temps que sa correspondance, nous avons eu le plaisir de recevoir cette note, signée par le chef d'état-major de la ...ieme division: « Pendant la prise de Dzike-Lani, sur le front du 7e corps d'armée de Sibérie, qui a percé la position fortifiée allemande le 18 juin 1917 (1e juillet), M. Grondijs, correspondant de L'Illustration, a montré l'exemple du courage et de l'entrain en accompagnant les troupes russes à la tête des premières vagues. Le commandant de l'armée, sur la proposition du commandant du 7e corps, général Lawdôvsky, a décoré M. Grondijs de la croix de Saint-Vladimir avec glaives et rubans. »
Kamenetz-Podolsk. 23 juin 1917
En quittant la gare pour la ville, le voyageur parcourt, pendant la demi-heure que dure le trajet, le même paysage légèrement ondulé qui l'a ennuyé pendant les longues journées d'un voyage interrompu par de rares surprises. Des chemins sans contours serpentent sur ces plaines qui semblent sans horizon. Des prisonniers autrichiens se promènent en parfaite liberté parmi des soldats russes qui n'ont plus la brillante tenue des premières années de la guerre. Des paysans sales et déguenillés, qui ne semblent pas croire aux bienfaits d'une révolution dont ils n'ont pas encore su profiter, rompent par leurs accoutrements pittoresques la monotonie du paysage. Puis, au tournant de la chaussée qui a lentement descendu, c'est tout d'un coup, en haut, le profil clair et coloré de Kamenetz-Podolsk, la « forteresse polonaise ».
Par un de ces hasards surprenants qu'on expliquerait difficilement, la rivière Smotricz a creusé dans les roches, probablement dans une autre ère géologique, alors que son courant était rapide et violent, un lit circulaire profond de trente mètres, isolant toute une petite île au milieu des champs poussiéreux. Les rivages escarpés du Smotricz montrent d'étranges effets de l'action séculaire des eaux; les rocs prennent dans le crépuscule du soir l'aspect de ruines, dont les hideuses difformités font imaginer mille légendes. Les anciens remparts turcs, percés de meurtrières, les bastions à deux étages, dont les mornes masses de pierres montrent de toutes petites fenêtres, sont d'une beauté romantique et farouche et sans doute étrangère aux guerriers qui, au moyen âge, s'installèrent ici, en plein pays étranger.
Au-dessus des rochers et des ruines des fortifications a poussé toute une floraison d'habitations très simples construites en bois, avec des balcons minuscules. Ces maisons légères abritent des intérieurs infects, et qui semblent transportées en plein vingtième siècle d'un Ghetto médiéval. Dans les ruelles étroites et tortueuses, de malsaines puanteurs persistent longtemps dans la nuit. Les petits enfants en semblent moins gentils; les jeunes filles qui ont tous les charmes de cette population mêlée de Polonais, d'Ukrainiens et de Petits-Russiens, en sont moins attrayantes. Et on aime à reposer son regard sur toutes les tours d'églises qui se dessinent sur le ciel trop brillant, et qui apportent là-haut, au-dessus de cette bourgade où cinq races fourmillent, le témoignage obstiné des adorations de toutes sortes de croyants. On découvre dans le panorama de la ville un discret clocher catholique, d'imposantes cathédrales orthodoxes aux coupoles orientales, une prude église luthérienne, de mornes synagogues, et quelque part, oublié par les guerres de parti et de secte, la silhouette élégante d'un minaret. Sur l'autre rive, au sommet d'une colline qui monte à pic, c'est la citadelle turque, où régnent un silence et une solitude bienfaisants. Entre les bastions et les redoutes de cet ouvrage, qui fut, jadis, formidable, on voit, tout en bas et séparés de ces ruines par trois siècles d'isolement, les contours nets et précis d'une basilique chrétienne.
Pendant son séjour à Kamenetz-Podolsk, au quartier général des armées du front Sud- Ouest, notre correspondant put observer les difficultés que rencontrait le commandement militaire. La place nous manque cette semaine pour publier cette partie de son récit, que nous donnerons dans un prochain numéro.
Avant l'Offensive
Front Sud-Ouest, 30 juin
Quand, il y a six semaines, le général Broussilof, encore commandant du front Sud-Ouest, m'invita à venir dans ses armées, j'espérais que l'offensive dont tout le monde parlait, et à laquelle personne ne voulait croire, se produirait bientôt. La conviction avec laquelle le général annonçait cette reprise de l'action, par des armées sur lesquelles couraient tant de bruits alarmants, m'avait gagné.
A Kamenetz-Podolsk, les jours et puis les semaines passaient, et dans la garnison et dans les régiments on n'entendait que des discussions politiques et des déclarations sur les droits des soldats. Peu de préparation pour une grande offensive, sauf dans les états-majors où l'on travaillait avec une énergie fiévreuse. On ordonnait bien des manuvres d'entraînement, des exercices de grenades, de tir, de travaux de sape; mais les soldats refusaient d'obéir, les comités des régiments ayant jugé ces fatigues inutiles après trois ans de guerre.
Et partout les Boltscheviki agissaient. Leurs sourdes menées, leur propagande infatigable continuaient à miner le prestige des officiers et à flatter chez les soldats les instincts d'indiscipline. Tout le monde parlait, les comités des compagnies, des régiments, des divisions, des corps d'armée, des armées, des fronts, avec une chaleur et une grandiloquence infatigables. On discutait, on critiquait, dans ces moments décisifs. Comment ces soldats excités contre leurs chefs et comment ces chefs exaspérés, depuis des mois, par les tracasseries les plus raffinées, par le mépris le plus insolent, retrouveraient-ils dans le combat la cohésion et la camaraderie? Après tant de concessions, comment reprendre sur les hommes cet ascendant dont un chef a besoin pour les mener au combat? Broussilof avait-il eu raison de plier sous l'orage subit, et le prestige du commandement allait-il se retrouver intact après un affreux cauchemar?
Pour moi, je ne doutais pas que le soldat russe ne dût retrouver, au moment suprême de l'attaque, son imperturbable sang-froid et presque son enthousiasme guerrier. Mais je craignais qu'il n'eût plus la force morale de résister après l'attaque aux épreuves plus dangereuses que la mitraille et que le corps à corps, c'est-à-dire à l'épuisement et à l'attente passive sur les positions conquises.
Le jeu va donc enfin recommencer. On m'a permis d'assister à l'offensive au milieu des régiments. Dans la nuit, c'est de nouveau le grondement des canons, et l'horizon s'éclaire aux gerbes de lumière qui montent aux nuages. De tout ce paysage en flammes sort un chuchotement irrité et indistinct, où percent seulement les exclamations sourdes et violentes des très grosses pièces. Nous concevons très bien ce que ces bombardements représentent de souffrances horribles et de privations intolérables. Mais une grande satisfaction nous remplit tous, et nous sourions en écoutant ces bruits infernaux, tandis qu'une lune très pure illumine les cimes des forêts, là-bas, sur les sommets des collines.
Des hourras se rapprochent et résonnent dans cette vallée. C'est Kerensky qui passe, infatigable, parmi les divisions qui demain monteront à l'assaut. La Révolution, comme le Tsarisme, réclame ses droits aux suprêmes sacrifices. Elle aura si peu changé la face des choses que ses promesses les plus solennelles font sourire, ici, à l'aspect glacial et indifférent de la Mort. Et j'ai déjà maintes fois aperçu cet étonnement des esprits simples, surpris également par la futilité de leurs droits et par l'énormité de leurs devoirs.
Vers la Ligne de Feu
1er juillet
Le matin, à 5 heures, je pars à pied jusqu'au poste de commandement du corps d'armée. J'y trouve le commandant général Lawdovsky et son chef d'état-major, général Lignof. On est très content de la préparation d'artillerie, qui a été minutieuse par ce beau temps, et dans laquelle l'aviation française a joué un rôle considérable. L'attaque commencera à 10 heures. Les batteries qui continuent leur feu, mais mollement, commenceront la rafale à 9 heures.
Accompagné du colonel qui fait le service de liaison avec le front, je me rends chez le général Savelief, commandant la division qui mènera l'attaque principale. Il me reçoit dans son poste d'observation et m'explique la manuvre du combat. Les Allemands occupent ici une très forte position sur le sommet de la colline Dzike-Lani, dans la ligne des ondulations de terrain où ils se sont nichés. Leurs positions forment un saillant dans les lignes russes et dominent de 132 mètres toute la vallée de la Zlota-Lipa.
Il y a à Dzike-Lani une forte organisation de tranchées et de redoutes, que l'infanterie ne pourrait prendre sans l'énorme préparation d'artillerie qui a été poursuivie pendant deux jours et demi. Le fait que Dzike-Lani forme saillant dans les lignes russes a facilité à notre artillerie un feu extrêmement concentré. Aussi, espère-t-on que la position ennemie sera « mûre pour l'attaque » (ce que les Allemands appellent sturmreif) au moment où l'assaut se déclanchera. On prendra d'abord le centre de Dzike-Lani; on s'emparera ensuite de la Redoute Blanche, qui est aussi fortement située et domine la vallée de la Lipa; en troisième lieu, on se tournera vers Mislouwka. Notre assaut sera exécuté par quatre régiments, qui sont indiqués sur le croquis: I, II, III et IV. Ils ont en face d'eux au moins cinq régiments allemands.
Le premier mouvement sera exécuté par les régiments I et II, qui pénétreront jusqu'à la ligne A-A. A ce moment le régiment III avancera à son tour pour s'emparer de la Redoute Élanche. Le régiment IV, placé en réserve, enverra deux bataillons pour flanquer l'attaque principale.
Il est 9 heures. Un feu terrible commence. Le sommet de Dzike-Lani est entouré d'un nuage de fumée et de poussière, à travers lequel percent des flocons blancs et de hautes colonnes noires. J'aurai juste le temps de me trouver en première ligne au moment de l'assaut.
Une chaleur accablante tombe d'un ciel de plomb. Je marche à pied en suivant la vallée. A des distances variant de 300 à 500 mètres, des postes sont placés. A chacun d'eux, il me faut réveiller un homme qui me conduira au poste suivant, où un camarade le remplace. Je perds ainsi un temps précieux, car nous trouvons des postes où tout le monde ronfle, et il faut s'expliquer, endormir les soupçons que la paresse inspire.
Ce sont d'abord des troupes en réserve qui attendent en bas, derrière la digue du chemin de fer; d'autres, plus près de la colline, et qui n'entreront dans la fournaise qu'en cas d'échec des premiers régiments. Elles se sont établies dans la craie du sol, dans des abris souterrains qui ressemblent beaucoup à ceux de l'Argonne, particulièrement à ceux du Four de Paris, que j'ai visités en 1916.
L'ennemi semble avoir vu des mouvements suspects dans nos lignes: des shrapnels commencent à éclater au-dessus de la pente que nous occupons, et d'où l'attaque doit s'élancer dans un quart d'heure. Il y a un arrêt dans le mouvement en avant.
Je vois des soldats qui reviennent et s'abritent dans des boyaux de traverse, où ils n'ont rien à faire pour le moment. On leur crie: - « Pourquoi retournez-vous, camarades? En avant! » Et, lentement, ils rentrent dans les rangs.
Des colonnes suivent les tranchées qui mènent au combat. Quelques-unes s'avancent l'air assuré, les yeux brillants; d'autres marchent sans enthousiasme. Il faut comprendre qu'aucun régiment n'a voulu intégralement s'élancer sur l'ennemi. On peut même considérer comme des volontaires tous les hommes que je vois maintenant s'approcher de la ligne d'assaut.
On leur a enseigné pendant quatre, mois que c'est un péché de se battre; on a essayé de ridiculiser ceux qui portent les médailles de Saint-Georges « pour bravoure ». Je comprends donc que certains hésitent un instant et peut-être se repentent d'avoir pris, hier, la résolution de combattre, alors qu'ils pourraient se trouver quelque part en arrière, tranquillement assis dans l'herbe, jouissant de la plénitude de vie qu'exhalent les paysages de juin, parmi toutes ces douces et gentilles populations de Petits-Russiens, chez lesquelles ils furent si bien accueillis...
Les Allemands n'avaient d'abord pas répondu au feu des batteries russes, espérant peut-être que, la préparation achevée, l'infanterie n'attaquerait pas. Mais maintenant leur défense devient sérieuse, à coups d'obus asphyxiants, et puis de grands obus brisants, qui répandent des pluies meurtrières d'éclats de fonte et de rocher.
Voici nos premiers blessés. Ils se traînent le long des tranchées. Ils ont le visage haut en couleur, le regard allumé. Us crient: « En avant, tavarischi! » D'autres: « Camarades, allez-y! Mettez-les en pièces! » Un autre, un gros gaillard dont la jambe est probablement cassée: « Les Autrichiens sont fichus, finissez-en avec les Allemands! » Et leurs terribles blessures finissent par encourager leurs camarades.
C'est la première fois que je les entends crier ainsi. Je me les rappelle, ces grands blessés de l'an 1915, dans lçs forêts de Volhynie, dans les plaines de Galicie, silencieux, sans cris, sans plaintes, couchés dans les charrettes, pensifs et résignés. Leurs yeux, très doux et douloureux, vous suivaient, tandis que leur main impuissante esquissait un geste de salut. Us faisaient pour d'autres hommes une guerre qui ne les regardait point. Ils n'avaient aucune responsabilité, aucune espérance dans leur vie interminable de fatigues et de privations. Ils n'avaient que la souffrance.
Combien tout cela semble changé aujourd'hui! Us semblent se battre pour leur cause, et parce qu'ils le veulent. Je ne suis pas du tout certain qu'ils se battent pour une république, comme ils ont jusqu'ici fait la guerre pour un empire. Mais, s'ils souffrent cette fois, c'est parce qu'ils l'ont voulu, en hommes libres, et parce que le prix qu'ils attendent de leurs peines vaut bien les blessures qu'ils exhibent avec une visible fierté.
Ces cris des blessés, qu'on entend encore longtemps le long des boyaux par lesquels ils s'éloignent, ont fini de décider les soldats. Un frisson a passé tout d'un coup, très visible, le long des lignes. C'est l'appel des camarades qui entrent dans la fournaise déjà, et qui invoquent la fraternité de ceux qui sont en arrière.
J'ai vu tant de fois les élans subits de cette race qui est si lente à dépenser ses énergies, mais qui les verse aux vents sans les compter, dès qu'une idée irrésistible s'est emparée d'elle! Désormais plus d'hésitations! Je les vois s'avancer maintenant, ces braves soldats qui sont les premiers soldats au monde, comme je les ai vus tant de fois, dans les armées de Broussilof, aller à l'assaut.
l'Assaut
La première vague est sortie des tranchées six minutes trop tôt, par suite d'un mauvais réglage des montres. Je suis donc en retard. Je rejoins la deuxième vague, et me mets à côté du lieutenant Glouschkof, qui commande une compagnie. Nous attendons le signal de partir. Il n'y a aucune possibilité pour moi, en ce moment, de rejoindre la première vague par ces tranchées remplies de soldats, et par lesquelles on- ne saurait passer. J'attends donc à côté de Glouschkof, qui se tient très bien, et d'un petit soldat très brave, Alexandre Ignatief, lequel porte mon appareil. Je lui demande de temps en temps: « Tu n'as pas peur? » Et sa réponse est invariablement: « Nitchevo! »
Tout à coup, en bas, à notre gauche, nous voyons de toutes petites silhouettes qui courent vers nos lignes, irrégulièrement, par sauts brusques. Ce sont des Allemands qui vont se rendre. Et nos soldats de rire! En haut, un aéroplane ennemi plane sur nos têtes. Mais une mitrailleuse commence son tir monotone, et il fait volte-face. Puis ce sont des cris: « En avant les mitrailleuses! » Les lignes de téléphone semblent cassées, et on se crie les ordres d'un bout des tranchées à l'autre. Dans les boyaux parallèles d'autres cris: « Avancez, la ...e compagnie! » Et, enfin, chez nous: « Avancez, la 12 compagnie! » Nous nous mettons en marche.
En première ligne, tout en avant de nos positions, encore une petite halte. Les blessés de la première vague reviennent, et, avec eux, un seul prisonnier. Le capitaine Legof, l'épaule percée, s'avance entouré de deux soldats qui ont chacun pris une mitrailleuse allemande, et qui se feraient tuer plutôt que de s'en séparer. Cette prise signifie pour eux la croix de Saint-Georges, et par conséquent toute une vie de fierté.
Le signal est donné. Nous escaladons le parapet avec notre toute petite compagnie, qui forme la deuxième vague d'assaut. La résistance ne sera pas forte, mais le bombardement devient de plus en plus intense. Les shrapnels et les gros obus font un bruit singulier qui semble se prolonger à travers les rares silences. Les hommes sont superbes. Ni exhortations, ni supplications ne sont nécessaires. Il faut seulement de temps en temps les tirer des grands trous d'obus dans lesquels ils s'attardent. Et je crie comme les officiers: « Wperiod, tavarischi! » « En avant, camarades! » Tous les officiers sont d'ailleurs magnifiques, froids, autoritaires, très habiles, d'une bravoure très simple, poussant leurs hommes. Mais ils ne leur parlent pas et cela a toujours été une cause d'étonnement pour moi, toutes les fois que je les ai accompagnés au combat. Serait-ce parce que les soldats marchent sans qu'on les encourage, d'abord par devoir et ensuite par une sorte de passion qui les entraîne? Et ce qui me surprend aujourd'hui, puisque j'en suis témoin, pour la première fois, c'est qu'à côté des officiers, des soldats encouragent leurs camarades: « Wperiod, tavarischi! » Ces cris, calmes chez les officiers, sont passionnés chez les soldats. Nous pénétrons dans les tranchées allemandes. Les prisonniers se font cueillir partout. Deux blessés allemands, attardés dans leur troisième ligne, sont soignés par nos soldats, parce que nos ambulanciers n'ont pas encore eu le temps de suivre les vagues d'assaut. J'ai pansé deux des nôtres, blessés par des balles de shrapnel à la tête. Et ce sont alors, pour cet insignifiant service qu'on rend, tandis qu'on est simplement intimidé par tant de souffrances et un si simple héroïsme, des épanehements de tendresse et de reconnaissance, qui effraient presque.
Dans les Lignes Allemandes
En troisième ligne ennemie - parce que les troupes d'occupation n'offrent plus ici aucune résistance - je m'aperçois que,nous sommes fusillés par les Allemands qui se trouvent dans l'ouvrage de Mislouwka et qui menacent notre flanc droit. Le lieutenant Zdorof, que j'avais vu auparavant, très brave et énergique, s'est installé ici avec deux ou trois mitrailleuses, pour repousser - si besoin en était - une attaque partant de Mislouwka. Le régiment IV (voir la carte) doit protéger les flancs des colonnes d'attaque; mais il ne faut pas compter sur les autres: il faut tout attendre de soi-même. Ce Zdorof, très vif, et rendu nerveux par les dangers qu'il a traversés, excite les soldats qui passent à activer leur marche: « Courez plus vite, camarades! Vos officiers vous ont devancés. Rejoignez-les. Battez-vous pour la République démocratique!» Et à d'autres: « Attaquez aujourd'hui, mes camarades! C'est pour la libre Russie! » Je lui dis, - en passant, parce que j'ai hâte de rejoindre les autres: ce Ce sera de ce jour que datera votre République! » Mais il répond: « Non, ils se battront parce qu'ils appartiennent déjà à la Russie libre et à la grande République! »
Nous nous donnons une poignée de main en nous quittant sous le feu des obus et sous la pluie de balles qui nous prend en enfilade. Mais je ne crois pas que la forme d'un régime puisse provoquer l'héroïsme.
Ces soldats se battent parce qu'ils le veulent, et aussi parce que, arrivés dans la fournaise, l'appel des combattants les pousse à ne pas abandonner leurs camarades, et plus encore, peut-être, parce qu'ils ont la vertu guerrière, le don du sacrifice, l'animalité saine et brusque.
Nous arrivons enfin dans la ligne 6. La première vague s'y repose déjà. Le lieutenant Glouschkof, dont je m'étais séparé une dizaine de minutes auparavant, est tué. En général, les pertes sont élevées; mais nous sommes dans la position ennemie. Pour peu que les troupes restent animées du même esprit combatif et, pour peu que, sous l'influence d'un retour momentané de l'ancienne discipline, elles occupent le terrain stoïquement (ce qui est plus pénible que de le conquérir), je ne doute pas que la journée que je viens de passer avec ces braves troupes ne soit décisive pour la campagne actuelle.
La Croix-Rouge n'est pas encore arrivée dans cette sixième ligne allemande, dont nous nous sommes emparés après une marche d'une heure et demie. Il nous faut assister aux spectacles les plus épouvantables, découvrir des blessures si affreuses, des tortures si horribles, qu'on voudrait partir pour ne plus demeurer impuissant devant ces malheureux blessés, ne plus entendre leurs gémissements, ne plus voir leur sang se perdre par flots dans le sable ensoleillé.
Un paysan russe, le genou percé par un éclat d'obus et dont on a coupé les vêtements pour mettre rapidement un premier pansement sur sa blessure, est las d'attendre; il se traîne, sur les mains et sur la jambe qui lui reste, à la rencontre des ambulanciers.
Je prends un autre blessé par le bras. Il a la mâchoire traversée par un projectile; le sang lui sort du cou et de la bouche. Je le soutiens et nous nous acheminons lentement vers l'arrière, où j'apprends, dans l'après-midi que Mislouwka est pris, ainsi que la Redoute Blanche.
A Rybniky, je me trouve tout d'un coup parmi les troupes de réserve. Des soldats crient d'une façon très brutale: « C'est défendu de fumer! » Je ne comprends pas, et, tout en continuant de fumer, j'interroge du regard. Mais il insiste: « Comment, cet officier allemand ose fumer! » Cet incident manquait à cette journée! Je riposte vertement: « Vous ne voyez pas, bande d'idiots, que je porte des décorations russes? »
Ils sourient aussitôt. Ceux qui étaient tout près me saluent et déclarent: « Mais on voit maintenant tout de suite qu'il est un des nôtres! »
Le soir, chez le commandant du corps d'armée, j'entends, par contre, raconter qu'un officier allemand du 133e d'infanterie de réserve avait demande au capitaine S..., qui l'interrogeait: « Comment les Russes acceptent-ils d'être conduits à l'assaut par un officier français? » Le capitaine S... s'était récrié et avait assuré son prisonnier qu'il se trompait, qu'il avait mal vu. On rechercha l'origine de cette confusion et on découvrit que c'était moi que l'Allemand avait pris pour un officier français. Il faudra décidément que je change mes costumes...
On peut me fournir maintenant des données plus précises sur l'action: la position de Dzike-Lani était défendue par six régiments, comprenant environ 13.000 à 15.000 hommes. C'étaient des régiments d'infanterie de réserve, le 104e et le 133e (24e division de réserve), le 17e et le 161e (15e division de réserve) et le 361e et le 472e (198e ou 214e division de réserve). 590 prisonniers sont restés entre nos mains, dont 5 officiers parmi lesquels un « major », le commandant de la position centrale de Dzike-Lani. Les Allemands ont subi de grosses pertes sur tout le front d'attaque, excepté dans la position centrale, composée d'abris souterrains profonds. On pouvait y entrer par des escaliers à 39 marches.
Le butin compte en outre 9 mitrailleuses prises à Mislouwka et 13 conquises à Dzike-Lani, ainsi que 9 canons de tranchée.
Rencontre de Kerensky
2 juillet
Les Allemands bombardent la position conquise avec toutes les batteries dont ils disposent. De nos tranchées des gens reviennent, hagards, presque aveugles, trébuchant, heurtant à chaque pas les parois avec des gestes de fous. Quand je les interroge, ils répondent par des phrases qui n'ont pas de sens. Ce sont des contusionnés. Puis, des blessés, tordus par la douleur, mais ne criant plus vengeance comme hier. Le premier enthousiasme est passé. Et je vois des morts qu'on n'enterre pas et à côté desquels on se couche et on s'endort, comme si les malheureux camarades ensanglantés et mutilés dormaient aussi.
Et ensuite des groupes lamentables, composés de soldats chez qui la première ardeur est tombée, qui ne sont retenus par aucun sentiment de discipline et qui vont simplement manger et boire à Rybniky, à une heure de distance, abandonnant les lignes qui ont coûté le sang de tant de leurs frères.
A la fin de la journée, je rencontre Kerensky, qui fait le tour du front et qui vient causer avec les soldats. Après que je lui ai été présenté par le commandant du corps, nous échangeons quelques paroles. Il fait sur moi l'impression d'avoir de fortes convictions. Ayant appris que j'avais assisté à la bataille d'hier, il m'interroge sur le rôle que l'idée républicaine y a joué. Il me demande ensuite si les troupes qui ont pris Dzike-Lani ont déployé à l'assaut des drapeaux rouges. Je dois lui répondre que je n'en ai vu aucun et même que j'ai vu très peu de cocardes rouges. Je mentionne pourtant le fait qu'un officier républicain a prononcé dans les tranchées des discours au nom de la République démocratique. J'aurais pu ajouter que l'attaque a réussi grâce aux qualités guerrières du Russe, et non par l'effet des nouvelles idées politiques, répandues d'une façon fort inopportune, et qui ont affaibli l'armée. Mais je garde cette opinion pour moi.
Kerensky signera ce même soir un décret, par lequel le gouvernement provisoire fait à chaque régiment le don d'un drapeau rouge, pour remplacer celui avec lequel ils montèrent à l'assaut et indiquer sous quelle égide les soldats devront tenir leurs posi- tions dans l'avenir. Je dois avouer que la couleur ne me dit rien. Mais on n'a pas encore trouvé le temps de remplacer les deux aigles qui flottaient si magnifiquement au-dessus des anciens champs de bataille...
Les régiments qui se sont battus hier ajouteront à leur nom: régiment du 18 juin (calendrier russe en retard de treize jours sur le nôtre).
Le ministre de la Guerre est adoré des soldats, comme le fut le tsar et sans qu'on le comprenne ni qu'on le connaisse mieux. On le dit très ambitieux. Je le crois et je l'espère. Il a les yeux attentifs de ceux qui ne veulent pas perdre le contact avec la réalité. S'il commet des fautes, en introduisant - trop brusquement - des changements dans l'armée, il pêche par amour. Car, s'il est ambitieux, il est bon patriote et il donne l'impression d'être capable de mourir pour la cause qu'il embrasse.
... Ce soir, des contre-attaques se produisent, qu'on repousse. Toute la nuit, ce sont de terribles feux de barrage autour du sommet de Dzike-Lani qui semble être en flammes.
Conversation avec un Soldat
4 juillet
Hier encore des contre-attaques nous ont fait perdre quelques lignes. Les comités des soldats continuent leur propagande sous le i'eu de l'ennemi. Heureusement, les relations entre les officiers et les hommes s'améliorent visiblement. Les pertes en offi- ciers atteignent un pourcentage double de celui des pertes en soldats. Ce qui prouve qu'ils ont mené leurs troupes avec entrain et qu'ils n'ont pas craint de s'exposer, comme je l'ai remarqué hier dans ce combat.
Dans les tranchées de Dzike-Lani, où je vais de nouveau passer la journée, des monceaux de morts partout, dans le fond des boyaux et contre les parapets. On les laisse pourrir en plein soleil, par groupes de quatre et de cinq. Je m'assieds tout près de deux cadavres russes, parmi une colonne en marche pour relever un bataillon qui occupe la dernière tranchée allemande que nous tenons encore. En face de moi, un vieux soldat à la figure ridée, aux yeux paisibles et doux. Après m'avoir regardé pendant quelque temps, il m'interpelle:
- « Dis-moi, camarade, pourquoi cette guerre? » J'essaie de lui expliquer en mauvais russe qu'il faut défendre la liberté. Si elle est menacée, mieux vaut mourir que de subir la moindre contrainte.
- « Et, dis-je, que vaut donc la vie? »
- « Oui, répondit-il, c'est vrai, la vie vaut peu de chose! »
Après un silence je lui demande à mon tour: « Et toi, camarade, pourquoi es-tu ici? Après la Révolution, tu pouvais retourner tranquillement chez toi! »
- « Ma foi, répond-il, je suis venu parce que tout le monde prétend qu'il le faut. » Ses regards se fixent sur les cadavres à côté de moi. Ensuite il lève les yeux vers moi, et dit avec un soupir:
- « Ceux-là, du moins, ont la terre et la liberté. » (Zelmja y Wolja, terme de propagande révolutionnaire.) Il se tourne de nouveau vers les deux morts, et, s'adressant à son voisin:
- « Qu'ils ont donc de belles bottes!... Il serait dommage de les laisser pourrir ici! »
Mais quand il voit que je reste très froid et que je ne l'encourage nullement, il n'ose pas prendre les bottes. Puis à un cri qui retentit, tout le monde se lève, et nous allons occuper la tranchée à 50 mètres de l'ennemi.
Qu'est-il devenu, ce vieux soldat aux yeux doux, attentifs et cupides?...
Ludovic H. Grondijs