de la revue ''l'Illustration' No. 3851, 23 decembre 1916
'Autour d'un Feu de Camp'
par Ludovic H. Grondijs
journalist néerlandais

Visions de Guerre sur le Front Russe

 

Front russe de Volhynie, commencement de novembre 1915

Trois petites fermes dans un pré, au milieu d'une immense forêt sans clairières. Ici et là, un marais qui semble séché dans les broussailles; mais l'eau dort sous les mottes d'herbes et une affreuse boue persiste, qui tire les chevaux par les jambes jusqu'à ce que, haletants, ils s'affaissent, les yeux désespérés.

La plus grande de ces trois fermes est habitée par l'état-major de la division ; les deux autres par les officiers du régiment qui occupe les lignes de feu les plus proches. Tout autour, de grands gaillards, un peu lents dans leurs capotes grises, couchent sous le ciel ou dans des trous profonds qui les protègent contre la pluie et les balles.

L'ennemi se trouve à un kilomètre; il est caché derrière les mêmes arbres qui lui cachent nos positions. A travers la broussaille, les éclaireurs avancent à tâtons, et tout à coup la mitrailleuse, invisible, commence à tirer et fauche les hommes.

Parfois, pendant le jour, on n'entend rien. Un cheval hennit; le vent fait trembler les feuillages; au loin, dans une des maisonnettes, un oiseau roucoule; tout semble endormi dans une idylle. Les soldats sommeillent, autour des fusils en faisceaux, ou causent à voix basse. Et quand il fait beau, quand le soleil éclaire le paysage et fait resplendir la terre dans une immense lumière, tous sourient et sont heureux.

Quelque part, derrière les campements, sont rangés, dociles et terribles comme des bouledogues apprivoisés, les luisants canons de montagne. Ils tournent leurs gueules ouvertes vers l'ennemi et, de temps en temps, éclatent en de violents et secs aboiements qui résonnent très loin sous les coupoles de la forêt.

Avec la nuit, le froid descend dans les bois. De grands feux sont allumés partout, et les hommes les entourent. Ils se tassent .et s'étendent, amollis par la chaleur; et ils se tournent pour se chauffer également le dos. On les voit parfois enroulés comme des serpents autour des fagots, pour ne, rien perdre de la chaleur.

 

Dans la maison occupée par l'état-major, tout le monde s'ennuie terriblement.

Huit lits de camp sont étendus dans une petite chambre de ferme. Les officiers sont couchés et lisent ou se plaignent entre eux de leur inactivité. Tous lèvent la tête quand un coup de téléphone résonne, leur faisant espérer un changement dans leur vie monotone. Ils attendent le signal d'une attaque qui dépendra des succès remportés sur d'autres points avoisinants du front. Chez les téléphonistes aussi, on sent de l'inquiétude et de la nervosité.

A l'appareil, le général parle peu et brièvement; il semble discuter avec un état-major supérieur, en des phrases qui montent et descendent le long du fil.

Il est petit; mais il a une attitude de géant; son visage respire la bonté et il apparaît brave comme un sabre; dans ses yeux, pendant que je le regarde, passent des lueurs d'acier. Il pense aux combats qui, dans cette guerre et la précédente, ont trempé son âme. Son esprit se prépare à la bataille prochaine.

Il ne connaît qu'une seule expression en langue étrangère, et c'est de l'allemand: « Setzen Sie sich » (Asseyez-vous). Et, chaque fois que j'entre, son visage s'illumine dans un bon sourire d'homme du monde; il me tend la main et me désigne une chaise: « Setzen Sie sich ».

Après quoi il recommence sa marche à travers la petite pièce, où à chaque instant il se heurte contre un escabeau ou un des cent objets qui appartiennent à ses officiers. Des yeux très perçants brillent dans sa tête, pendant que, interrompant sa marche de fauve en cage, il dicte des instructions, d'une voix de clairon, à son chef d'état-major.

Je sors avec mon jeune ami Iwanenko, capitaine et écrivain. La nuit est claire, les étoiles brillent au ciel; l'air est humide et froid. Des coups de fusil éclatent comme des joncs qu'on brise, et les balles sifflent au-dessus de nos têtes.

Autour de grands feux les hommes sont assis. Ils écoutent un joueur d'harmonica, un grand virtuose, qui appuie son vieil instrument contre ses genoux et, nonchalamment, la tête penchée en arrière, promène ses doigts agiles et infaillibles sur le clavier. Quand il nous voit, il change de répertoire et joue des valses très modernes. Nous le prions de continuer ses chansons du Don; et les hommes approuvent.

Ils fredonnent les airs qui montent et s'évaporent, dans la nuit froide et claire. Us ont tous des yeux limpides, des yeux d'enfants. Leur intelligence est peu développée, mais ils ne sont nullement stupides. Les traits des visages sont rudes et parfois presque grossiers, mais les mouvements de la face sont fins, et chez tous le sourire est sympathique.

Je leur fais poser des questions par Iwanenko, qui s'intéresse à mes étonnements. Les réponses sont généralement données par l'un d'eux qui était avant la guerre un ouvrier de Moscou, et qui a lu. Il consulte les autres du regard chaque fois qu'il parle.

Je leur demande s'ils haïssent leurs ennemis.

— Oui, nous haïssons les Allemands. Nous n'avons pas de haine pour les Autrichiens.

Et quand j'insiste, ils précisent:

— Les Allemands ont voulu faire la guerre. Les Autrichiens pas tant que ça...

D'autres:

— Et les Allemands sont très cruels. Us ont pendu des prisonniers par les pieds, pour les faire parler...

— J'ai moi-même trouvé des Russes dont les yeux étaient crevés...

— Us tuent tous les cosaques qu'ils trouvent...

— Et après, ils tirent encore des coups de fusil sur leurs cadavres, parce qu'ils ont peur qu'ils revivent...

— Oh! comme les Allemands haïssent les cosaques!...

Tous parlaient à la fois. Et puis ils riaient, en montrant de fortes dents blanches, car ils pensaient que les cosaques avaient bien mérité depuis la guerre la haine de l'ennemi.

Je demande si les Autrichiens n'emploient pas de balles explosives et ne commettent pas, eux aussi, des cruautés. Us se consultent quelque temps et répondent:

— Parmi les Autrichiens, dit l'un, nous trouvons presque toujours des amis.

Les gens de Galicie viennent chez nous en temps ordinaire, et nous allons chez eux. Comment voulez-vous que nous ayons de la haine pour eux?

— Et toujours il arrive qu'un de nous,, en voyant les prisonniers, s'écrie : Eh bien, c'est toi ? Et l'autre qui répond: Tu le vois ! Le premier reprend : Comment vont ta femme et tes filles? L'autre l'interroge sur son bétail et sa ferme. Et tous les deux se plaignent de la guerre. Combien de temps durera-t-elle encore? Et ainsi de suite. Il y en a qui s'embrassent et s'en vont comme des amis. Un instant plus tôt, ils voulaient s'entre-tuer.

— Il y a, dit un autre, beaucoup de vrais Russes parmi les prisonniers, et qui ne parlent que le russe. Pourquoi les haïrions-nous?

Un troisième a des griefs sérieux contre les Allemands: '

—? Oui, dit-il, les officiers autrichiens sont très bons ; ils nous donnent des cigarettes; ils nouent conversation avec nous. Mais les officiers allemands ne font pas ainsi; ils nous donnent des ordres.

 

La fusillade est devenue tout à coup plus violente. Les balles sifflent-à travers les arbres. L'ennemi a commencé une attaque contre nos positions qui sont à un quart d'heure de marche de ce feu de bivouac. Notre conversation a cessé. Les réserves vont au combat. Lentement, leurs lignes grises passent à côté de nous. L'es hommes regardent notre groupe, où le joueur d'harmonica a repris son instrument. Il n'y a qu'un seul harmonica dans le régiment, et il suffit à charmer tous les soldats.

L'artiste joue une mélodie que tous connaissent, et nos hommes, en suivant des yeux leurs camarades qui vont au feu, murmurent les paroles d'une célèbre ballade du Don. Un cosaque a trahi sa fiancée avec une amie et se moque de celle qu'il a délaissée. Celle-ci l'empoisonne et, tandis que l'infidèle meurt lentement, elle chante près de son chevet un chant de haine et d'amour.

Un soldat apporte des branches qui avivent le feu. Lorsque les flammes s'élèvent, elles illuminent des yeux brillants. Chaque homme a oublié l'attaque qui a commencé et la fusillade dont l'intensité croît, tellement, dans la guerre, la mémoire est courte pour la douleur et longue pour tous les transports de l'âme.

Tout à coup les explosions violentes de nos canons se mêlent aux bruits du soir, et nous oublions les haines des fiancées de cosaques qui ressemblent tant à des idylles travesties. Je vois les soldats qui rient aux éclats, moitié par nervosité subite, moitié par contentement. Ils pensent: « Voilà comment nos canons parlent et de quelle jolie voix! »

Les coups de fusil diminuent d'intensité. Bientôt les réserves reviennent lentement, comme elles étaient arrivées. Les canons se taisent. L'attaque est repoussée. Quelques blessés qu'on soigne; quelques morts qu'on transporte pour les enterrer demain. Voilà tout.

Le combat est oublié dès que l'harmonica joue de nouveau. Et c'est fort bien ainsi. Un homme ne pourrait résister à l'anxiété de la mort qui plane continuellement sur lui, s'il avait continuellement devant les yeux les souffrances et le désespoir de ses camarades et la vision des dangers qui le menacent personnellement.

Je fais raconter aux hommes par mon jeune ami comment, après la prise de Tchartorisky, un détachement du 1er régiment des grenadiers du kronprinz, espérant se sauver à travers la forêt par des petits chemins de bûcherons, rencontra deux cosaques isolés, tua l'un et blessa l'autre. Celui-ci put se sauver; il rassembla 25 camarades qui, pleins de rage, poursuivirent les Allemands et les exterminèrent tous à coups de sabre. J'ajoutai qu'aucun officier russe n'était présent à cette scène.

Quand les soldats entendirent cette histoire, ils rirent et l'un d'eux dit:

— Voilà ce qui est bieh fait. Les Allemands ont vraiment massacré assez de cosaques.

Et tous commencèrent à conter des histoires de vengeances cosaques, auxquelles ils avaient assisté, ou qu'ils avaient entendues pendant les longues soirées des camps, alors que tout le panorama de la guerre se déroule devant l'imagination et se ranime en songes fiévreux.

Ils approuvaient, mais sans oublier d'expliquer ces rigueurs des cosaques en rappelant que les Allemands avaient les premiers donné l'exemple de la cruauté.

Je fis demander: « Tout cela est parfait, mais vous racontez ce que les cosaques ont fait en telles ou telles circonstances. Que feriez-vous vous-mêmes? Massacreriez-vous des prisonniers, tueriez-vous des blessés sur leurs chevets? Et insulteriez-vous des gens qui ne peuvent pas se défendre? »

Les soldats se consultèrent longuement. L'un d'eux, un vieux guerrier du Don qui avait une tête de philosophe grec, fit des remarques judicieuses et fort approuvées. Enfin, celui qui a lu prit la parole au nom de tous:

— Non, nous ne pourrions pas faire cela ! Et tous me regardèrent.

Je leur fis dire que, dans de nombreux combats, j'avais vu des blessés allemands, pris dans les tranchées, qui avaient la tête tuméfiée, mais qui pouvaient facilement suivre à pied leurs camarades en captivité. Ils me répondirent que ces prisonniers avaient dû être abattus par des coups de crosse. J'insistai en demandant pour quelle raison les soldats russes employaient plus volontiers la crosse que la baïonnette.

Les soldats se consultèrent une fois de plus. Et le savant déclara que, lorsque les soldats entraient dans des tranchées qu'ils se sentaient sûrs de prendre, ils préféraient toujours ne pas tuer inutilement leurs ennemis, mais les étourdir à coups de crosse pour les mettre momentanément hors de combat.

Je regardai ces hommes et je compris qu'ils disaient la vérité. Pendant mon court séjour en Russie, j'ai eu maintes fois l'occasion de remarquer comment les passions, qui éclatent rarement, y sont brusques et violentes. Le soldat russe a, dans la bataille, des élans qui me semblent irrésistibles quand ils sont bien dirigés. Mais cette ardeur disparaît comme elle est venue : subitement. La colère du vainqueur tombe devant l'infortune du vaincu. Le soldat russe a une civilisation différente de celle de ses alliés des autres fronts, mais qui n'est pas inférieure. Si son esprit est en général moins développé, ses yeux brillent d'un éclat plus doux, son calme est plus attirant. L'état d'enfance dont parlent les Ecritures, et que les autres nations ont perdu, vaut bien toutes les éducations. Le Russe peut être un guerrier comme tous les autres, mais il n'est jamais cruel.

Et quant aux contes sur les cruautés des cosaques, il ne faut pas les prendre à la lettre. Ces soldats me font parfois l'impression de ces jeunes filles qui aiment à lire de terribles romans de brigands, mais qui n'admettent pas qu'on tue des colombes.

Le virtuose s'est remis à jouer de son harmonica. Des cris plaintifs, des soupirs douloureux et des mélodies très tendres montent et restent suspendues aux étoiles comme des guirlandes. Heureux les peuples qui connaissent encore la douceur des ballades! Dans leurs vies qui ne sont que des épisodes, dans leurs âmes qui sont prêtes à mourir, la poésie est un parfum qui pénètre les sens, console de la douleur et guérit de cette appréhension maladive de la mort, toujours en suspens au-dessus de nos têtes.

 

Les hommes n'osent pas s'étendre par terre. Nous les remercions et rentrons. Quand nous nous retournons une dernière |pis, nous les voyons qui se rapprochent du feu attisé de nouveau et qui se couchent dans un ensemble très pittoresque de costumes et d'attitudes.

Dans la chambre, tout est rentré dans le calme. Le général me semble avoir pris son parti; silencieusement, il étudie la carte avec son chef d'état-major. Quand il m'aperçoit, il me tend la main: « Setzen Sie sich! » s'écrie-t-il, et ses officiers qui l'aiment pour sa bravoure et son excellent cœur, sourient de cette érudition linguistique.

Mais personne n'est content. Dans le silence de la nuit, qui n'est interrompu que par de rares coups de fusil, nous sommes tourmentés par la pensée que l'ennemi est en train de consolider ses positions dans la forêt, et que l'heure de l'offensive n'est pas encore venue.

 

Ludovic H. Grondijs

 

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