- de la revue Le Sais Tout No. 137 de 15 avril 1917
- 'Pages de Guerre'
- par Steinlen
Un Artist et la Guerre
Steinlen est le peintre du peuple, de ses turbulences, de ses courtes joies, de ses révoltes, de ses angoisses et de ses espoirs. Il a dit ses attendrissements touchants et puérils et il a dit aussi, avec une saisissante âpreté, le tragique de ses vices, le pathétique de ses misères et de ses tares. Peintre de la foule, il devait être aussi le peintre d'une guerre dont les humbles sont les sublimes artisans. C'est sans effort, guidé par la profonde pitié, inspiratrice de toute son uvre, qu'il est passé de la rue aux champs dévastés par les obus, du ruisseau à la tranchée. Nul n'a vu mieux que lui le côté profondément populaire de la grande tragédie que nous vivons et c'est vraiment l'âme de tout un peuple en armes qui palpite sur les murs de l'exposition où sont réunis, rue de La Boëtie, plus de trois cents de ses uvres magistrales. Poignantes visions, et si diverses! Car l'artiste ne cherche ni à brider ni à canaliser même sa sympathie. Il l'épanché largement sur tous ceux qui, aujourd'hui, souffrent et meurent. Cette largo pitié va du guerrier blessé, ramassé mourant sur la ligne de feu oh! l'admirable eau-forte avec ses oppositions violentes, ses savants raccourcis! aux civils exténués et grelottants, fuyant la terre d'épouvante que dévaste l'ennemi. Voici le soldat casqué qui chemine à pas lourds dans la nuit, ployé sous le « fourniment »; et voici le même soldat en permission, grisé par ses trop courtes heures de liberté, au milieu de la femme et des mioches qui refoulent stoïquement leurs larmes à l'heure du départ. Voici les infirmières guidant les aveugles. Sympathie aussi largement humaine que profonde et qui ne s'enferme pas dans les limites d'un patriotisme étroit: elle pleure sur la Belgique, la Serbie, etles deuxerayons vengeurs à la composition sobre, au trait puissant, qui symbolisent les deux peuples martyrs, sont le cri éperdu d'une âme droite faisant appel à la conscience universelle pour mettre à jamais les bourreaux et les assassins au pilori.
Pourtant cette large pitié n'exclut pas la clairvoyance, elle n'enfante jamais le découragement, elle laisse intacte une indéfectible foi en des jours meilleurs. Aussi, à côté de la Belgique, mise en croix, de la Serbie liée au poteau, le corps labouré de coups de poignard, voici, frémissante et joyeuse, la Victoire aux ailes éployées montrant le but qu'ils atteindront aux jeunes guerriers enthousiastes chantant sous son égide le chant du Départ.
Nous sommes heureux d'offrir aux lecteurs de Je Sais tout, en reproduisant ici les meilleurs de ces dessins, une vision d'ensemble de cette exposition unique, tant par sa beauté que par sa variété, et qui restera comme un des témoignages les plus sincères et lesplus vivants de la grande guerre.
P. F.