le livre
'Notre Evasion d’Allemagne'
par M. Charrier

En Captivité en Allemagne

 

 

Chapitre Premie

Comment Je Fus Fait Prisonnier

Lorsque la guerre éclata, en 1914, j'exerçais la profession de charpentier à Beaufou, commune de l'arrondissement de La Roche-sur-Yon, en Vendée. J'avais vingt-cinq ans.

De la Loire à la Marne

Je partis le troisième jour de la mobilisation. J'allai rejoindre à Angers le régiment du 6e Génie que j’avais quitté six mois auparavant. Là, je retrouvai mes anciens camarades. Tous, nous étions remplis de confiance dans le succès de nos armes et nous partîmes joyeux pour le front.

Je fus affecté à une compagnie divisionnaire, dont le sort fut lié à celui de la vingt et unième division, composée de deux régiments vendéens, le 93e de La Roche-sur- Yon, et le 137e de Fontenay-Ie-Comte.

Je reçus le baptême du feu, en Belgique, à Messin, où tombèrent un grand nombre de mes camarades de la Vendée. Je pris part à la défense des ponts de la Meuse, à Sedan, et, après les indicibles fatigues de la retraite de l'armée française sur la Marne, j'assistai à son offensive victorieuse dans le secteur particulièrement meurtrier de La Fère-Champenoise.

Au 2e Génie

Lorsque, peu de temps après, la vingt et unième division fut dirigée, à marches forcées, sur le front ouest, un jour, succombant d'épuisement, je tombai sur la route; alors j'abandonnai pour toujours mes chers camarades du 6e Génie.

Au bout de quelques semaines de repos, je fus dirigé sur le 2e Génie, cantonné à Tracy-le-Val, dans l'Oise.

Quand j'y arrivai, la guerre de tranchée s'organisait. Les sapeurs avaient fort à faire. Ils étaient chargés de placer entre les lignes françaises et allemandes des réseaux de fils de fer barbelés, de préparer des abris pour les mitrailleuses et des emplacements pour mortiers, de creuser des tranchées et des galeries souterraines, de faire sauter les ouvrages de défense ennemis et de s'élancer les premiers hors des tranchées aux jours d'attaque pour abattre les derniers obstacles épargnés par notre artillerie.

A Tracy-le-Val

Le secteur de Tracy-le-Val était particulièrement dangereux à la fin de 1914. L'ennemi s'y cramponnait. Les troupes allemandes occupaient notamment le cimetière situé aux flancs d'une colline. Ils l'avaient fortifié, crénelant les murs, aménageant les chapelles en abris de mitrailleuses, utilisant les caveaux après les avoir vidés de leurs cercueils.

Un régiment de zouaves, cantonné à Tracy, tenta plusieurs coups de main pour s'en emparer. Les sapeurs préparèrent les attaques et y prirent part. La cinquième seulement, menée par des volontaires, fut couronnée de succès.

Ces attaques partielles ne furent pour nous qu'un détail et comme une préparation à une attaque de plus grande envergure où la plupart d'entre nous devaient rester.

Préparatifs d'attaque

Nous nous trouvions, quelques jours après la prise du cimetière de Tracy, un peu plus à l'est, à la lisière de la forêt de l'Aigle, dans le secteur de Quennevière. Cet endroit était terriblement bombardé. Malgré cela, de jour et de nuit, nous creusions un souterrain pour tenter de miner la première ligne de défense ennemie. Nous en étions rendus à trente mètres, quand on nous annonça que notre souterrain servirait simplement de débouché pour les troupes d'assaut, et, de plus, que vingt-cinq sapeurs du génie précéderaient la première vague pour cisailler les réseaux de fils de fer et détruire les mines de la tranchée ennemie.

Le commandant, ne croyant pas devoir faire appel aux volontaires, chargea le sort de décider.

Il écrivit le nom de tous les hommes sur des bouts de papier, les mit dans un képi, les brassa et les fit tirer. Mon nom sortit le deuxième.

L'attaque était fixée au lendemain matin. Elle n'eut pas lieu. Aussi, les deux jours suivants nous reprîmes l'espoir d'échapper à la mort. Le troisième jour, au soir, pendant la soupe, il fallut déchanter. On nous avertit d'être prêts pour minuit et de préparer les charges que nous aurions à placer devant la tranchée allemande quelques instants avant l'assaut.

Je m'offris comme volontaire. Entre temps, je mis ordre à mes affaires de conscience. S'il faut mourir, au moins convient-il de mourir proprement.

Aussitôt la soupe, nous faisons nos préparatifs. Nous entendons alors le commandant nous dire que nous avons l'honneur de nous mesurer avec l'élite des troupes allemandes.

Nous nous mettons en route, en rampant, n'ayant pour nous dissimuler que des trous d'obus. Deux fusées nous enveloppent de leur lumière... Heureusement nous ne sommes pas aperçus... Nous allons jusqu'à cinq ou six mètres des Allemands; nous les entendons causer très distinctement. Là, je pose ma charge en bonne place.

Le retour est facile, je le fais au pas de course.

Une furieuse attaque

A minuit moins le quart, dans le but d'avertir notre artillerie et de lui faire exécuter un tir intense, nous faisons exploser les charges. Aussitôt se déclanche le tir d'arrosage. C'est une scène infernale qui dure une demi-heure. Nous avons l'impression d'être dans une fournaise traversée de sifflements continus, de flammes et de boulets, saturée d'odeur de poudre. Baïonnette à la main, les zouaves sont prêts à bondir. Ils attendent l'ordre des officiers qui sont debout, revolver au poing. Brusquement, l'artillerie cesse. C'est le signal.

Le génie sort le premier. Mes camarades et moi, nous sautons résolument sur le terrain. J'ai à peine fait vingt mètres en courant que les zouaves, rugissant comme des lions, me rattrapent. Nous arrivons ensemble aux réseaux serrés de fils de fer et de chevalets hauts de un mètre cinquante. A coups de crosses, mes camarades et moi nous abattons les barbelés. Il faut faire vite, car la mitraille de mousquetons nous enveloppe. Tout autour de moi, les hommes tombent. Debout sur le parapet de la tranchée allemande, je fusille sans épauler un grand diable de Boche, qui, à trois mètres, m'ajustait. Il tombe, frappé d'une balle en pleine poitrine. Les zouaves, toujours hurlants, se ruent dans la tranchée, baïonnettes en avant, et commencent une véritable boucherie. Les occupants, et ils sont nombreux, lèvent les mains en criant « camarades! ». Peine inutile! Ils sont tous embrochés par les zouaves, qui ne sont plus des hommes, mais de véritables fauves. Les baïonnettes transpercent les hommes avec tant de violence que certaines restent plantées dans les corps. Pour moi, après avoir sauté dans la tranchée, je recherche avec ma pioche les cordons de mine. Ah! ce que je vois alors est affreux! Je m'avance. Pas un seul Allemand ne reste vivant. Les cadavres s'entassent les uns sur les autres, baignant dans le sang. On ne peut marcher qu'en les piétinant.

De notre côté, les pertes ne sont pas moins sévères. Sur vingt-cinq sapeurs, il en reste quatre, et sur treize cents zouaves, deux cents seulement. Quelques heures après, au moment de ma capture, ils n'étaient plus que cent vingt.

Pendant ce temps, les mitrailleuses allemandes de l'arrière balaient le dessus du parapet et nous rendent impossible le retour à découvert vers la tranchée française. Alors éclate une mauvaise nouvelle: les tirailleurs marocains, à notre droite et à notre gauche, flanchent! Ils fuient! Comment faire pour nous dégager? Zouaves et sapeurs prennent des pioches pour creuser un boyau, mais c'est au plus haut point téméraire, car l'infanterie allemande s'avance! Elle n'est plus qu'à quelques mètres..... Les zouaves laissent leurs pioches, prennent leurs baïonnettes et se ruent sur l'ennemi. Mais, mitraillés, décimés, ils ne restent qu'en nombre infime. Pendant ce temps, mes camarades et moi, à l'abri d'un terrassement, nous abattons avec nos fusils tous les casque-à- pointe à notre portée. Près de moi, un camarade reçoit une balle dans la tête. Sa cervelle jaillit en éclat. Mais nos munitions commencent à manquer. Nous prenons celles des morts allemands et leurs fusils. Elles s'épuisent aussi. A deux reprises, un officier allemand, poussant devant lui un zouave, nous crie: « Rendez-vous, Messieurs les Français. Vous voyez bien que toute résistance est inutile! » Et deux fois nous lui répondons: « Non! Nous tiendrons jusqu'au dernier. »

Captif

Il est quatre heures du soir. Nous ne sommes plus que quelques combattants. Alors une mine éclate sous nos pas, nous soulève, nous laisse retomber dans un cratère béant et nous y enfouit jusqu'à moitié corps. Nous restons là enlisés jusqu'à l'arrivée des ennemis. Ils nous dégagent et nous commandent de les suivre. Plusieurs d'entre nous, épuisés, tombent au milieu des cadavres. Nous descendons dans une grande tranchée occupée par des Allemands. Ils nous tendent la main et nous appellent camarades...

C'est le 21 décembre 1914.

Après avoir suivi quelques boyaux, nous débouchons dans un ravin et nous pénétrons dans une carrière souterraine utilisée comme abri. Nous laissons nos sacs, puis nous nous enfonçons dans une galerie et nous gagnons une grande salle. Un officier est là. Il nous fait mettre en cercle, se place au milieu de nous et nous félicite de notre résistance: « Vous êtes des braves, nous dit-il, vous n'avez rien à craindre, je ne vous sera fait aucun mal. »

Les soldats allemands qui nous entourent ne sont pas moins corrects. Ils se montrent même obligeants; ils nous offrent cigarettes et cigares. Après une heure de repos, nous quittons notre abri et nous reprenons nos sacs; ils sont fouillés, il est vrai, mais ils gardent intact leur contenu; on nous a enlevé seulement les quelques munitions qui nous restaient.

Alors commença la marche sur Noyon, sous une escorte de uhlans.

Une heure d'arrêt à l'hôtel de ville et à la gare! Vers neuf heures du soir, on nous embarque dans des wagons à bestiaux. Le train part à minuit, passe à Namur, Liège, Aix-la-Chapelle et s'arrête à Cologne. Le voyage a duré vingt-cinq heures.

Pendant ce trajet, notre nourriture se composa d'un bol d'orge grillé et d'un morceau de pain noir.

Une heure après le départ de Cologne, une secousse formidable nous renverse les uns sur les autres dans le wagon. C'est une collision de trains...

Grâce à Dieu, nous n'avons que quelques contusions! Nous continuons notre route et nous débarquons à Meschede, en Westphalie, le 23 décembre, à trois heures du soir, après quarante-huit heures de voyage.

Me voici donc prisonnier! Au moins, je suis vivant! Comment ai-je pu sortir sain et sauf, sans même une blessure, de si nombreux et si graves dangers?... Mystère!...

Ma confiance en la Providence en est accrue; elle reste mon meilleur espoir à cette heure où des jours mauvais se préparent de nouveau...

 

Chapitre II

En Captivité

Meschede est bâtie au confluent de la Henné et de la Rhur. C'est une petite ville coquette, de quatre mille habitants, entourée de forêts de sapins. Bien qu'elle soit garantie des vents du Nord, la température y était cependant très froide lors de notre séjour; la neige y avait une épaisseur de trente à quarante centimètres. Le froid y atteignait quinze à vingt degrés au-dessous de zéro.

Le camp des prisonniers

Le camp des prisonniers était situé sur une colline dominant la ville. C'était un emplacement rectangulaire: deux baraquements en planches, pouvant loger chacun cent prisonniers, différents bâtiments affectés aux magasins, aux cuisines, à un lazaret, au logement du gardien, des soldats et des officiers préposés à la garde du camp. Tout autour, plusieurs rangées de fiîs barbelés très serrés et très hauts.

Alors commença pour nous une vie de misère profonde. Nos chemises étaient des haillons, nos souliers étaient troués ou manquaient de semelles. Je n'avais qu'un pantalon de treillis.

La nourriture était insuffisante et infecte. Le pain était un aggloméré de déchets de légumes, d'épluchures de pommes de terre, de gruau, d'orge, de maïs, assaisonné de sciure de bois!... Les porcs n'en auraient pas voulu!

Le café se composait d'orge et de glands grillés. Le sucre n'était qu'une affreuse mouture d'os d'animaux.

La ration était des plus chiches. Le matin, une gamelle minuscule de koffi. A midi, une gamelle d'un infâme brouet. Le soir, une rondelle de fromage ou de saucisson infect du volume d'une pièce de cinq francs.

L'hygiène était inconnue; toute propreté était devenue impossible. Un litre d'eau nous était distribué pour trois jours. Il apaisait à peine notre soif et nous mettait dans l'impossibilité de nous nettoyer, à plus forte raison de laver notre linge de corps, le seul que nous avions.

Les latrines étaient aussi lamentables. Elles se composaient d'une tranchée d'un mètre de profondeur sur un mètre de large, barrée d'une planche. Au bout de quelques jours, elles étaient devenues un immense cloaque, un précipice immonde, générateur de vers et de poux. Bientôt les vermines envahirent nos paillasses, nos couvertures et nos vêtements.

Un soir, la baraque qui servait de magasin à pain fut cambriolée par les zouaves; huit fois de suite ils commirent la même gourmandise. Une nuit, une sentinelle les découvrit et tira sur eux: deux furent blessés grièvement.

Pendant cent huit jours, nos privations furent particulièrement grandes. Nous dûmes nous nourrir avec les épluchures de rutabagas, avec les arêtes et les fonds huileux des boîtes de conserves jetées par les gardiens... Aussi, étions-nous dans un grand état de faiblesse.

Malgré cela, on nous forçait à extraire de la pierre, dans une carrière située au flanc du coteau, et à la rouler dans des brouettes jusqu'au camp. La montée était dure, et la route, bientôt ravagée, devint impraticable. C'était un travail de forçats. Certains prisonniers, qui n'en pouvaient plus, étaient frappés à coups de crosses ou piqués avec les baïonnettes. Aussi plusieurs d'entre nous, tombant d'inanition, furent menés à l'hôpital et bientôt... au cimetière.

Le cimetière de Meschede témoigne du grand nombre de soldats français morts de la fin de 1914 à mars 1915.

A l'usine de Kreustat

Vers la mi-mars, un officier allemand vient proposer aux survivants d'aller travailler dans des fermes ou dans différentes entreprises. Nous acceptons presque tous, dans l'espoir d'obtenir un meilleur sort et d'avoir plus de chances d'évasion.

Un matin, le train nous emmène, et dans l'après-midi nous débarquons à Kreustat, importante cité industrielle de Westphalie. Nous sommes dirigés vers la banlieue, près d'une usine métallurgique et d'une fonderie dotée de deux hauts fourneaux.

Là, notre sort est meilleur. Nous sommes logés dans un baraquement divisé en deux parties. L'une sert de dortoir, où des matelas superposés forment trois étages; l'autre est utilisée comme cuisine et réfectoire.

En considération de notre faiblesse, nos gardiens nous donnent trois jours de repos et une nourriture substantielle. Au quatrième jour, nous sommes engagés comme terrassiers. La nourriture fut alors diminuée; elle demeurait cependant meilleure qu'au camp. Mais nous devions travailler dur et subir encore les pires traitements: injures, coups de crosses, piqûres de baïonnettes. Là, pourtant, nous trouvions quelques compensations: nous recevions les lettres et les colis du pays.

La hantise de l'évasion

Cependant, l'idée d'évasion nous hantait tous. Pour moi, je l'estimais impossible, car je n'avais ni carte, ni boussole, ni argent.

Une nuit, quatre camarades la tentèrent et réussirent à sortir de la baraque par une ouverture pratiquée à la scie. Le lendemain matin, à l'appel, l'évasion est connue. Alors, grand branle-bas dans l'usine. Nous sommes tous renfermés et poussés à dire comment s'est faite cette évasion. Personne de nous ne souffle mot; nous fûmes pendant huit jours en butte à de sévères représailles. Quant aux évadés, ils furent bientôt repris et payèrent cher leur escapade.

Retour à Meschede

Quelques semaines après, deux nouvelles tentatives d'évasion furent aussi malheureuses; elles attirèrent sur neus de nouvelles rigueurs. La plus pénible fut assurément de retourner au camp de Meschede.

En y arrivant, grand fut notre ébahissement! Que de transformations! Une route principale, des allées transversales avec trottoirs en ciment, ont été créées. Le service d'eau avec robinets et bornes-fontaines, salle de douches, autoclave pour le linge, y sont installés, ainsi que des « water » vastes et propres. Des baraquements nouveaux, espacés et alignés, offrent un certain confort. Le lazaret est composé de six grandes baraques. Une chapelle en planches est élevée au milieu.

Pourquoi tant de modifications? Sans doute pour bien impressionner les commissions étrangères chargées de visiter les prisonniers.

La garde du camp avait été puissamment organisée. On avait dressé tout autour une puissante clôture de protection. D'abord une grande palissade de quatre mètres de haut, formant chemin de ronde, une autre clôture de barbelés hauts de trois mètres. Aux quatre coins du camp et au-dessus de la palissade s'élevaient des observatoires hauts de huit mètres, où veillaient des sentinelles. Sur les hauteurs, tout autour du camp, étaient placées bien en vue des mitrailleuses et des soixante et onze de campagne; de puissantes lampes électriques, la nuit, éclairaient le camp et les environs.

Toute évasion semblait ainsi impossible. Cependant, nous en avions tellement le désir que nous creusâmes plusieurs souterrains au-dessous des planches des baraquements. Plusieurs furent très avancés et dépassèrent même la palissade, mais aucun ne put être mené à bonne fin, les Allemands étant toujours renseignés à temps.

En divers commandos

Je quittai le camp pour être envoyé en différents commandos ou petits détachements de travailleurs. Je n'y restai que peu de temps. On nous faisait travailler le bois, pour en faire des pieux pour les tranchées, des manches de pelles ou de pioches. Pour rien au monde je ne voulais travailler contre ma patrie. Je me faisais alors porter malade. Mais une fois mon subterfuge ne prit point et je fus envoyé dans un « commando » de représailles créé pour les fortes têtes. Je n'y travaillai qu'à force de coups de crosse ou de baïonnette. J'élaborai alors avec un ami un projet d'évasion. Mais étant à quatre cents kilomètres de la frontière suisse, nous fûmes peut-être sages en l'abandonnant.

Lors d'une revue, je fus remarqué par un général. Il me fit causer: je lui dis tous les mauvais traitements dont j'étais l'objet. Il me fit ramener au camp de Meschede, où je ne pensai plus qu'à mon évasion.

Pour cela il me fallait une carte, une boussole, des vivres pour quinze jours et le moyen de traverser le cordon de sentinelles et de barbelés qui clôturaient le camp.

A Marsberg

Un jour vint où je crus les circonstances favorables. J'étais caserne au commando de Marsberg. Un camarade, venant du front, me vendit pour six marks une boussole, une carte et une paire de petites jumelles. J'avais encore réussi à accumuler plusieurs colis de biscuits, de conserves, de chocolat, envoyés par ma famille.

Nous sommes employés, cinq de mes amis et moi, par un entrepreneur qui nous affecte à des travaux de charpente et de menuiserie. Nous mangeons et couchons dans sa maison. Notre logement se trouve au centre de la ville de Marsberg.

Aussitôt arrivé là, je commence à étudier sérieusement mon projet. Il me faut, d'abord, trouver au moins un camarade, car à un seul l'évasion est difficile; mais il faut ce camarade sûr et discret. Il est nécessaire, d'autre part, d'agir prudemment pour ne pas éveiller les soupçons et de ne pas ébruiter l'affaire. Je savais, pour l'avoir entendu dire plusieurs fois et pour l'avoir vu moi-même, que de nombreuses tentatives d'évasion avaient échoué par suite de l'indiscrétion même des Français.

Deux compagnons de route

Après avoir observé attentivement pendant plusieurs jours et sondé les camarades qui me paraissaient le plus sûrs, je désespérais de trouver un compagnon de route, quand, un beau jour, la Providence me fit découvrir deux prisonniers qui, eux aussi, avaient l'intention de s'évader, sans cependant y être encore bien décidés.

C'était un matin, aux lavabos. J'entendis deux de mes voisins parler à mi-voix. Je crus comprendre qu'ils s'entretenaient d'évasion. Brusquement, je les interpelle: « Vous voulez vous évader?... » Interloqués, ils gardent le silence. Je les rassure. « Eh bien! moi, je pars, et d'ici quelques jours! Si vous voulez venir avec moi, nous serons trois et nous aurons plus de chance de réussir. Si vous avez peur, je partirai quand même tout seul. »

Cette conversation fut reprise dans la journée. Voyant que j'étais bien décidé à m'évader, ils résolurent de me suivre. L'un s'appelait Henri Ravailhe et l'autre Michel Doche.

Ravailhe est originaire du Tarn. Avant la guerre, il travaillait aux mines de Carmaux en qualité de charpentier. Mobilisé avec la classe 1906, il avait été incorporé au 80e régiment d'infanterie. Fait prisonnier à Ypres, aux premiers jours de décembre de 1914, il avait été interné aux camps de Wetzlar, de Giessen et de Mes-chede, d'où il avait été envoyé au commando de Marsberg.

Michel Doche, de la classe 1907, est un cultivateur de Thones, en Haute-Savoie. Mobilisé le 2 août 1914, au 62e bataillon de chasseurs alpins, il a pris part à la bataille de Saint-Dié.

Des Vosges, le 62e bataillon de chasseurs fut transporté dans la région d'Ypres, où Doche fut fait prisonnier, le 30 novembre, au cours d'une contre-attaque ennemie. Dirigé, comme Ravailhe, sur les camps de Wetzlar, de Giessen et de Meschede, il était venu échouer, lui aussi, depuis peu, à Marsberg.

Aussitôt, nous commençons à étudier notre plan. Nous décidons de profiter du temps de la pleine lune, qui nous permettra de voir plus clair et de nous diriger plus facilement la nuit.

La date du départ est fixée à la nuit de mardi à mercredi 12 et 13 septembre, car c'est le mardi soir que se touche la boule de pain habituelle pour cinq jours. On ne pouvait songer à partir dans la journée, parce qu'il nous était impossible de pouvoir sortir les sacs de vivre indispensables pour la route.

Les jours qui s'écoulent jusqu'au 12 septembre nous paraissent longs. Nous vivons dans une attente fiévreuse. Pour ma part, je trouve un grand réconfort dans la confiance en la Vierge Marie, patronne de la France. Je l'invoque souvent et je lui confie le succès de notre audacieuse entreprise.

 

Chapitre III

La Fuite

Le dimanche 10 septembre, profitant de ce que beaucoup de camarades sont partis à la promenade, nous commençons nos préparatifs. Notre soirée est employée presque tout entière à étudier la carte, une carte au 150.000e, et surtout à rechercher le meilleur moyen de sortir de notre cage. La chose est extrêmement difficile. Pour le comprendre, il est nécessaire que je décrive les lieux de notre cantonnement à Marsberg.

Description des lieux

Nous sommes logés au premier étage d'une vieille maison d'habitation en briques.

La chambre où je suis avec mes deux camarades a vue sur une petite cour de derrière, par une fenêtre très étroite et sur une ruelle par deux autres fenêtres aussi très étroites. Toutes ces ouvertures sont grillagées et défendues par de gros barreaux de fer rapprochés les uns des autres. Notre porte est verrouillée pendant la nuit et les trois sentinelles boches qui nous gardent couchent dans une chambre séparée de la nôtre par une simple cloison.

De plus, nous ne pouvons garder nos souliers avec nous pendant la nuit. Tous les soirs, nos gardiens nous obligent à les déposer en un lieu désigné.

Toutes ces dispositions rendent la sortie extrêmement difficile et dangereuse, car nous sommes sûrs qu'au moindre bruit nos gardiens n'hésiteront pas à tirer sur nous. Il faut de l'audace et surtout beaucoup de prudence.

Après avoir successivement adopté et rejeté plusieurs projets pas assez sûrs, nous adoptons un plan qui, pour être dangereux, nous paraît cependant le meilleur.

Provisions de route

La soirée du lendemain lundi fut employée à préparer les sacs de vivres. Nous avions chacun de 16 à 18 kilos de biscuits, 5 à 6 kilos de chocolat, 1 kilo ou 2 de lard ou jambon, 5 ou 6 boîtes de lait condensé, 10 à 12 boîtes de conserves de toutes sortes. Le tout est entassé soigneusement dans des sacs « tyroliens », que nous dissimulons pour ne pas éveiller l'attention des gardiens dans la journée du lendemain.

Dernière journée de travail

Notre pensée n'est guère au travail en cette journée du mardi 12 septembre 1916. Tout notre esprit est tendu vers la grande affaire de la nuit qui vient. Nous allons faire notre premier pas vers la liberté ou peut-être vers l'autre monde. Mais nous sommes tellement décidés et déterminés à tout que la pensée du danger, si grand soit-il, ne nous arrête pas un seul instant. Toute la journée, je tire au flanc le plus possible, afin de ne pas être fatigué pour la nuit. Mes camarades en font autant.

Un vilebrequin et une paire de pinces coupantes m'étaient indispensables pour exécuter notre plan de fuite. Je les prends à l'atelier, le soir, lors d'une absence du patron, quelques minutes avant de quitter le travail. Quoique les outils soient gros, je réussis à les cacher sous ma capote sans éveiller l'attention de l'ouvrier qui nous accompagne et de la sentinelle qui ouvre la porte de notre logement tous les soirs à notre arrivée.

Quand mes deux camarades arrivent à leur tour, nous nous concertons avec prudence et réglons les derniers préparatifs. Il nous faut d'abord tromper nos gardiens en laissant nos souliers dans le corridor, car à neuf heures ils doivent être tous déposés en dehors de notre chambre, afin d'être comptés.

Dernières précautions

Tout étant prêt, j'expose à la vue des gardiens une vieille paire de chaussures trouvée dans le couloir et cachée sous ma paillasse. Michel Doche en a acheté une paire toute neuve d'un Anglais, qui travailla avec nous la veille. Ravailhe, lui, s'est débrouillé avec un autre camarade, qui en avait deux paires. Leurs vieilles chaussures sont déposées à la place habituelle.

Nous ne pouvons finir de mettre tout bien au point et de compléter les sacs avant que les sentinelles nous aient enfermés à clef dans notre chambre.

En attendant l'appel, nous nous restaurons d'un bon plat de macaroni et de nouilles préparé par nous-mêmes, et nous buvons un bon coup de café français reçu de chez moi.

Des bruits de pas! Qu'est-ce qui se passe?

Rien d'anormal: c'est la sentinelle qui compte nos souliers et nous enferme à clef.

Aussitôt, nous complétons nos provisions, et nous mettons tout en ordre pour le départ. Dans nos sacs archibourrés, nous ajoutons chacun une ou deux musettes de biscuits et les rations de pain pour cinq jours que nous avions récemment touchées. Nos poches sont également pleines: souvenirs et lettres de nos parents et amis. A neuf heures et demie, la lumière électrique étant coupée, nous nous fourrons sous nos couvertures (tout habillés), et là, nous attendons minuit, heure à laquelle nos gardiens doivent dormir profondément.

Ce qui nous inquiète fort, c'est qu'un de nos gardiens a l'habitude de sortir en ville et de ne rentrer que très tard. Justement, ce soir-là, nous l'avons aperçu sortir. A minuit, il n'est pas rentré. Nous attendons jusqu'à minuit et demi, et comme il ne rentre toujours pas, nous commençons le travail.

L'évasion

Nous avions choisi, pour sortir, une petite croisée donnant sur une cour large à peine d'un mètre, que bordait un ruisseau. La croisée était garnie de solides barres de fer transversales, assez rapprochées pour ne pas permettre le passage d'un homme. Mais la pièce d'appui de la croisée, qui faisait environ huit centimètres d'épaisseur, n'avait pas été comptée sur la répartition des barreaux de cette pièce. Une fois enlevée, un homme de grosseur moyenne pourrait donc se glisser entre le premier barreau et le bas de l'ouverture.

Vers minuit et demi, je me mets au travail avec beaucoup de précautions, et seul, afin de faire le moins de bruit possible; j'attaque l'encadrement du carreau de gauche, celui de droite étant obstrué. Je perce avec mon vilebrequin une série de trous se touchant les uns les autres, de façon à couper complètement le bois. Il fait un clair de lune magnifique et comme la lune donne en plein sur la fenêtre, elle éclaire mon travail. Après environ une demi-heure, la pièce d'appui est coupée en deux endroits, mais elle est pointée tout au long dans un cadre en bois qui tient le briquetage. Je suis obligé de commencer une longue coupe de trous de vilebrequin d'au moins soixante centimètres de longueur, dans le sens vertical. A ce moment, un bruit de pas retentit dans l'escalier. Je m'arrête... J'écoute... C'est le fameux gardien qui rentre... Il sera vite endormi... Je vais pouvoir continuer mon travail dans quelques minutes..., mais sa chambre touche la nôtre. Ne va-t-il point m'entendre? Je reprends ma tâche et ce n'est qu'après une heure et demie d'un travail acharné et excessivement fatigant — car le bois est de chêne et très dur — que je parviens enfin à faire l'ouverture nécessaire pour passer.

Deux heures moins un quart. Tous nos sacs et nos équipements sont apportés près de la croisée.

Je prête l'oreille... Je regarde... Personne! Je tente le premier la sortie. Le trou n'est pas grand: il fait à peine vingt-cinq centimètres de largeur. Je me laisse glisser les jambes en avant, il y a au moins quatre mètres de contre-bas de la fenêtre au sol. Jusqu'à la poitrine ça va bien, mais arrivé là, je me sens serré comme dans un étau. Je me secoue, je m'allonge. Enfin, je suis dégagé...

Un pied posé sur un bout de poutre qui dépasse le mur et une main fixée à l'un des barreaux de la fenêtre, je descends les sacs et les musettes que mes camarades me passent. Ensuite, je leur donne la main pour les aider à sortir. Eux aussi ont beaucoup de difficultés, surtout le gros Michel Doche, qui est obligé de se déshabiller presque complètement pour réussir à passer.

Nous voici enfin hors de notre prison. Nous commençons à respirer. C'est un grand pas de fait, mais ce n'est que le premier. Il s'agit maintenant de traverser la ville pour en sortir.

Alerte terrible

Nous chaussons nos souliers, nous nous équipons, et en route. Nous avançons d'abord prudemment en rasant les murs à la file indienne le long de la ruelle qui longe notre baraque. Nous allons déboucher sur la rue principale.

Avant de nous y engager, nous prêtons l'oreille. Des pas se font entendre très rapprochés. Nous avons juste le temps de nous blottir dans un recoin à quelques mètres en arrière.

Ce sont des ouvriers revenant du travail de nuit dans une usine voisine. Pendant cinq minutes, ils passent sans discontinuer. Enfin, ils disparaissent. Alors nous avançons vivement, craignant que les sentinelles ne s'aperçoivent de notre fuite.

A peine avons-nous fait quelques mètres que de nouveaux pas se font entendre tout proches, si proches que nous avons juste le temps de nous ranger le long du mur. Qu'est-ce?... Quatre gendarmes!... Ils sont sur nous... à quatre mètres! Notre sang se glace... Les voilà!... Ils avancent!... Ils passent!... Ils n'ont pas tourné la tête!... Ils ne nous ont pas vus!...

Nous l'avons échappé belle!... Si nous avions été vus, nous étions pris, et bien pris!... Nous n'avions aucune issue pour nous sauver.

Nous attendons qu'ils se soient un peu éloignés, et, de nouveau, en route...

Il nous faut nous éloigner au plus vite. On peut s'apercevoir de notre fuite.

Nous changeons de costume

Nous prenons pied sur la rue; nous passons sous la fenêtre de la chambre de nos gardiens: il y a encore de la lumière. Au plus vite, nous traversons la ville. Nous continuons notre route par des sentiers que nous prenions en nous rendant au travail. Aucune rencontre... Nous contournons la ville par un chemin désert, creusé au flanc d'une montagne, et traversons le cimetière pour raccourcir notre route.

Nous voici près de l'atelier où je travaillais. C'est là que j'avais décidé de me procurer des effets civils. Sans hésiter, sans bruit, nous rentrons par une porte dépourvue de serrure dans une chambre où les ouvriers allemands, qui travaillaient avec nous, laissaient la nuit leurs vêtements de travail. A tâtons, sans lumière, nous choisissons vivement ce qu'il nous faut. Nous endossons ces costumes et laissons les nôtres à la même place en échange.

Chapitre IV

Première Étape Vers La Frontière

Première nuit de marche, 12-13 septembre

Nous mettons sac au dos et nous sortons avec précautions sans être inquiétés. Nous nous trouvons alors dans une zone dangereuse, formée par la ligne de chemin de fer Cologne-Berlin. Nous la traversons rapidement par un passage creusé sous la voie, et suivant un petit chemin, nous nous engageons en pleine campagne.

En marche vers la Holland

Nous commençons à respirer. Le premier pas vers la liberté est fait! mais que c'est peu! Il nous faut, en effet, gagner la Hollande. C'est un parcours de 250 à 300 kilomètres... à vol d'oiseau, et combien en réalité?....

Puis, que de dangers à éviter!... Mais ce n'est pas le moment de s'attarder. Il est près de trois heures du matin. Il faut mettre le plus de distance possible entre nous et notre point de départ durant les deux heures qui nous restent avant l'appel des prisonniers.

A travers champs

Nous marchons très vite dans la direction de la frontière hollandaise. Il nous est facile de la repérer grâce à l'étoile polaire, qui est bien visible cette nuit. Après une demi-heure de marche, nous arrivons dans un village, puis nous laissons le chemin pour couper à travers champs. Sous un clair de lune magnifique, nous traversons un terrain accidenté. Par endroits, il faut grimper dur et avec des sacs excessivement lourds. Nous suons à grosses gouttes, nos chemises sont trempées, les épaules nous font mal, mais pas un de nous ne se plaint et nous marchons toujours.

Nous traversons un terrain très difficile, formé de ravins et de coteaux. Les champs de betteraves et d'avoine, les pâturages sont clôturés de fils de fer. Nous préférons les escalader plutôt que les couper avec nos pinces, de peur qu'on retrouve les traces de notre passage.

Tout à coup, nous arrivons sur un immense plateau. Les moissons sont coupées et mises en meules. Notre marche devient beaucoup plus facile. Il est quatre heures. Il faut se presser, car il ne nous reste plus qu'une heure de marche avant le jour. Il nous semble alors apercevoir, dans le lointain, une masse noire. En nous rapprochant, nous distinguons un bois. Comme il est situé sur notre route, nous nous dirigeons vers lui, et, après une bonne heure de marche forcée, nous arrivons à la lisière. Nous la suivons, cherchant un tourré assez épais pour nous cacher.

. Au repos sous les sapins

Après une demi-heure de recherches, nous trouvons une plantation de jeunes sapins très épais. Nous nous y engageons. Il faut bientôt ramper. Au bout de quelques mètres, n'y voyant absolument rien, nous devons nous tenir les uns les autres pour ne pas nous perdre. Lorsque nous nous croyons en sûreté, nous nous étendons côte à côte sur l'herbe et nous ne tardons pas à nous endormir profondément. Quand nous nous réveillons, les rayons du soleil glissent à travers les sapins et nous éclairent.

Nous cassons la croûte, car nous avons faim. Nous buvons un coup de café que nous avons eu soin d'emporter dans nos bidons. La journée se passe à deviser gaiement, à évoquer la tête de nos gardiens trouvant au matin la cage brisée et les oiseaux envolés. Nous pensons aussi au patron de l'atelier qui cherche son vilebrequin et ses pinces, aux ouvriers qui viennent prendre leurs effets de travail et qui trouvent les nôtres à leur place.

Au milieu du jour, je sors en rampant avec mon camarade Michel à la lisière du bois pour examiner le terrain avec nos jumelles. Le terrain me paraît plat; à un kilomètre en face passe une route; plus loin, à une lieue et demie environ, une ligne de bois nous ferme l'horizon...

Cependant, le temps s'est assombri; quelques gouttes de pluie commencent à tomber. Il y en aura pour toute la soirée, mais la pluie ne nous gêne pas: nous sommes bien à l'abri sous les sapins.

La journée se passe sans que nous soyons inquiétés...

Chapitre V

Dans la Région de Paderborn

Deuxième nuit de marche, 13-14 septembre

Nous nous remettons en route vers neuf heures et demie par un très mauvais temps; la pluie tombe fine et serrée, fouettée par un vent violent. Le ciel est sombre, et c'est à peine si nous voyons à une dizaine de mètres devant nous.

A travers les clôtures en fils de fer barbelés.

Nous traversons un terrain planté de betteraves, des champs de blé et de seigle, et nous arrivons sur la route aperçue dans la journée. Nous la suivons deux ou trois kilomètres environ. Puis trouvant, après un coup d'œil à la boussole, qu'elle nous conduit trop à l'ouest, nous la quittons et nous nous engageons à travers des prairies séparées par de nombreuses clôtures de fils de fer barbelés très difficiles à franchir. Pendant une heure, nous marchons à travers champs, escaladant au moins cinquante clôtures.

Nous rencontrons une route qui semble aller dans une bonne direction; après avoir consulté notre boussole, nous la suivons. Elle oblique un peu trop à l'ouest et nous la quittons pour prendre un petit chemin qui, lui, va trop à l'est. Nous sommes obligés de l'abandonner pour couper de nouveau à travers champs. Là, le terrain cesse d'être plat; nous traversons un bas-fond pour monter ensuite une côte élevée. Le terrain est dénudé, avec très peu de haies et de clôtures.

Tourmentés par la soif

Une souffrance nouvelle nous torture: la soif. Nous n'avons pu trouver d'eau depuis notre départ. Pour nous désaltérer, nous essayons de sucer des navets, mais ils ne nous rafraîchissent guère.

De plus en plus, le terrain devient accidenté; ce ne sont que coteaux et vallons; très peu de cultures; presque un désert; aucun village à l'horizon.

Depuis un moment, le temps s'est remis au beau et l'on voit plus clair et plus loin devant soi. Il nous est cependant assez difficile de bien orienter notre marche. L'étoile polaire ne paraissant pas, nous sommes obligés à tout moment de consulter la boussole. Nous faisons des crochets à droite ou à gauche pour contourner plusieurs bois de sapins très épais. Je suis pourtant d'avis que nous marchons trop à droite; plusieurs fois, j'en fais la remarque à mon camarade Doche, qui dirige la marche, mais il ne partage pas mon avis.

La soif nous tourmente toujours, et impossible de trouver une goutte d'eau.

Vers minuit, notre groupe tombe tout à coup dans un ravin très profond, encaissé entre des collines élevées et couvertes d'énormes sapins. Nous suivons un sentier étroit et sombre, au bord du lit desséché d'un torrent. Il fait tellement noir que nous voyons à peine à quelques mètres devant nous.

Ce ravin encaissé et profond, ces grands sapins étalant leurs rameaux sombres, rendent ce lieu sinistre. Nous marchons ainsi pendant une bonne demi-heure à la file indienne, sans prononcer une parole, anxieux et dévorés par la soif. Notre sentier s'élargit tout à coup et débouche dans une prairie, au milieu d'un cirque de montagnes couvertes de hautes forêts de sapins.

Le terrain est marécageux; un léger murmure d'eau se fait entendre tout près: à quelques mètres, dans la prairie, une petite fontaine nous apparaît. Nous bondissons de joie à cette vue et nous nous désaltérons à grands traits, sans prendre le temps de déposer nos sacs. Il fait, en ce moment, un clair de lune splendide. L'endroit où nous sommes nous apparaît sauvage et grandiose. Nous nous y reposons un peu, le temps de manger, de remplir nos bidons, et en route. A ce moment, il peut être environ une heure et demie.

Sur la route de Paderborn

Vers deux heures et demie, après avoir suivi un ravin qui nous conduit trop à droite, nous tombons sur une grande route. D'après notre carte, c'est la route nationale de Warburg à Paderborn. Quelques centaines de mètres plus loin, nous voyons en effet, sur une borne, ces mots: Paderborn, dix-huit kilomètres.

Nous avons résolu d'atteindre cette ville avant le jour et il nous reste à peine trois heures de marche. Pour aller plus vite, nous suivons donc cette route, malgré ïe danger qu'elle présente. Nous avançons à la file indienne, à l'ombre des grands arbres qui la bordent. Notre marche est si rapide qu'à quatre heures et demie du matin nous sommes à quatre kilomètres de la ville.

Nous décidons à ce moment-là de couper à travers champs, afin de contourner la ville par la droite. Nous traversons plusieurs bois de sapins très épais, un ravin où coule un ruisseau assez large, que nous passons sur une planche placée juste à cet endroit. Nous traversons aussi plusieurs routes. Des maisons se montrent de tous côtés, dans la vallée, indiquant les faubourgs d'une grande ville. Au lever du jour, nous arrivons sur une petite route bordée de coteaux escarpés, couverts de broussailles. Nous décidons de nous y cacher pour passer la journée. Mais l'endroit est tellement plein de ronces, d'ajoncs et d'épines, qu'après deux ou trois tentatives pour y pénétrer et nous être écorché la figure et les mains, nous abandonnons ce lieu. De là, nous grimpons au sommet de la colline, où nous nous cachons dans un bois de sapins très épais, à vingt mètres à peu près de la lisière.

La journée du 14 septembre dans les bois

La matinée se passe sans incident. Vers midi, je m'avance, en rampant, jusqu'à la bordure du bois, pour explorer le terrain avec mes jumelles. Le point où je suis étant très élevé, je puis voir à une grande distance.

Nous avions décidé de contourner Paderborn par la droite, mais j'aperçois, de ce côté-là, un terrain excessivement difficile et accidenté, coupé de ravins et de collines escarpées. J'en rends compte à mes camarades et nous décidons de contourner la ville par le sud. J'étudie aussitôt la carte et je note la ville de Diebruck comme point de repère.

Dans la soirée, vers trois ou quatre heures, alerte. Deux ou trois chiens de chasse rentrent dans le bois; ils viennent plusieurs fois près de nous, mais, par bonheur, ils n'aboient pas. Nous entendons les pas des piétons qui passent à la lisière du bois à vingt mètres de nous.

Chapitre VI

A la Recherche de la Lippe

Troisième nuit de marche, 14-15 septembre

Nous nous trouvons tout près d'une grande ville, la ville de Paderborn, et nous craignons de rencontrer des passants attardés; aussi attendons-nous onze heures du soir pour partir. Nous prenons comme objectif à atteindre, pour cette nuit, une importante rivière, un affluent du Rhin, la Lippe, qui prend sa source près de Paderborn et qui passe à huit ou dix kilomètres au nord. Dans ia journée, j'ai bien étudié la carte; j'ai même fait, en gros traits, afin de pouvoir le lire sans lumière la nuit, un croquis du terrrain à traverser. La zone est dangereuse et très difficile; elle est sillonnée de plusieurs voies ferrées importantes et de plusieurs grandes routes nationales. Pour les éviter, il faut marcher complètement à travers champs. Oh! cette marche à travers champs, quelle croix!

Vers onze heures, nous nous mettons donc en route. Sur les instances de mes camarades, je prends la direction de la marche. Nous descendons la colline, nous retournons sur nos pas et nous revenons traverser la grande route de Warburg à Paderborn, à l'endroit même où nous l'avions laissée la nuit dernière. Il fait un clair de lune magnifique et l'étoile polaire nous guide à merveille. J'ai dans la tête le plan de la carte et les angles d'orientation à suivre.

La grande ligne d'Essen à Berlin

Nous traversons d'abord un terrain plat, couvert de moissons, qui, heureusement, sont coupées et, une demi-heure après, une ligne de chemin de fer et un ravin profond. Là coule une rivière assez forte, non indiquée sur notre carte. Nous nous déchaussons et la franchissons avec de l'eau jusqu'aux genoux. Cinq cents mètres plus loin, nous trouvons une grande route nationale, puis une autre encore à quelques centaines de mètres.

A six kilomètres de là, il nous faut traverser, et c'est le plus dangereux, la ligne d'Essen à Berlin, ligne de quatre ou cinq voies. Nous nous y dirigeons à travers un terrain plat et cultivé. Nous traversons de nombreux champs de betteraves et de navets, des terrains labourés, mais en suivant les « chintres », afin de ne pas laisser de traces. Nous nous glissons à travers de nombreuses clôtures de fil de fer. C'en est plein en ce pays. N'importe, nous franchissons tous les obstacles, ne nous occupant que de la direction à suivre: celle de l'étoile polaire. La ligne de chemin de fer nous est indiquée par la fumée des locomotives et par l'éclairage des voitures.

Ce n'est qu'après deux heures d'une marche excessivement fatigante que nous atteignons la ligne de chemin de fer. Nous demeurons épouvantés par le nombre considérable de trains qui passent sans discontinuer. Nous n'en sommes plus qu'à une cinquantaine de mètres, dans un champ de betteraves, quand un train de marchandises arrive en face de nous. Aussitôt, nous nous couchons à plat ventre pour ne pas être aperçus par les mécaniciens. Nous voyant, ils pourraient nous signaler à la gare la plus proche.

Maintenant il s'agit de traverser les voies sans se faire écraser. Le plus vite possible, nous franchissons une large haie qui nous en sépare. Nous regardons de chaque côté de la ligne. Un nouveau train est en vue. Nous apercevons les feux de la locomotive, mais nous estimons avoir le temps de passer. Alors, au pas gymnastique, nous traversons les quatre voies de la grande ligne. A peine avions- nous fait une vingtaine de mètres que le train aperçu arrive en face de nous. Une deuxième fois, nous nous aplatissons à terre pour n'être pas vus.

Nous reprenons notre route. Jusqu'à l'aurore, c'est toujours le même terrain de cultures ou de pâturages, coupé, de-ci de-là, par quelques sentiers que nous suivons. Nous traversons encore de nombreux champs de betteraves et de pommes de terre, nous franchissons une quantité considérable de clôtures, ainsi que quelques fossés où nous pouvons trouver l'eau nécessaire à étancher notre soif. Sur les cinq heures, le terrain semble s'abaisser vers d'immenses prairies. Le sol est coupé de nombreux fossés larges et profonds qui gênent notre marche. La nature du terrain nous montre que nous approchons d'une rivière assez importante: ce doit être la Lippe.

Situation critique

Mais le jour commence à poindre et il nous faut trouver une cachette pour la journée. Aucun bois n'apparaît en face de nous. Nous marchons encore une demi-heure: il est six heures. Il fait presque jour, et, de tous côtés, rien pour se cacher qu'une immense prairie. La situation devient critique. A tout moment nous pouvons être découverts. Mes camarades commencent à se décourager.

Nous passons tout près d'une ferme où les gens doivent être levés, car il y a de la lumière. Les chiens aboient fortement à notre passage, mais, heureusement, personne ne sort. Nous passons sans être aperçus. Nous continuons à nous diriger sur un point noir que nous voyons depuis quelque temps. Nous l'atteignons au petit jour. C'est une oseraie assez fourrée où nous pouvons nous cacher, mais, par malheur, le fond en est très marécageux. Ne pouvant choisir, nous acceptons ce refuge. Par mesure de précautions, cependant, j'observe les environs. A quelques pas, je découvre une ferme. Le meilleur parti à prendre est de rester où nous sommes.

Nous choisissons l'endroit le plus sec. Nous avons cependant les pieds dans la boue. Nous coupons des branches d'osier; nous les plantons auteur de nous pour bien boucher les vides entre les rangées d'osier par où on pourrait nous apercevoir. La journée se passe sans incident; nous entendons les gens de la ferme causer, aller et venir. Des enfants viennent chercher leurs bestiaux et passent à une vingtaine de mètres de nous, dans la prairie, mais sans nous inquiéter.

Ce qui nous ennuie fort, c'est que nous n'avons pas atteint la Lippe. Il nous semble cependant qu'elle n'est pas très éloignée. La carte nous indique que le terrain à traverser, pour la nuit prochaine, doit être marécageux, car, après avoir traversé la Lippe, nous aurons à franchir l'Ems, autre rivière, que nous devrons longer jusqu'à Münster.

 

Chapitre VII

Une Nuit de Déveine

Quatrième nuit de marche, 15-16 septembre

Vers neuf heures et demie, nous nous mettons en route. Malheureusement le temps est sombre, les étoiles ne paraissent pas.

Marche difficile

Nous traversons plusieurs prairies, barrées de clôtures en fil de fer et de haies; nous arrivons tout près d'un village qui nous paraît grand; de nombreuses lumières y brillent. Nous nous en approchons et nous tentons de le traverser par des jardins, mais nous sommes arrêtés par de fortes haies et par des clôtures. Après plusieurs tentatives infructueuses, nous trouvons un petit sentier qui le contourne. Nous rasons plusieurs maisons où nous entendons des voix, mais personne ne sort à notre passage. Un peu plus loin nous tombons sur une petite route; nous regardons notre boussole et, comme l'aiguille indique qu'elle va dans la bonne direction, nous la suivons. Nous passons encore devant plusieurs maisons. Quelques chiens aboient fortement à notre passage, mais aucun ne s'élance vers nous.

Après avoir traversé un petit ruisseau sur un léger pont de bois, nous nous arrêtons une minute pour remplir nos bidons. Brusquement notre route oblique à gauche. Nous sommes forcés de la quitter pour prendre un sentier qui nous conduit dans les prairies. Quelque cent mètres plus loin, de grosses haies difficiles à franchir nous rendent la marche excessivement dure. Par suite de nombreux détours, nous devons à tout instant consulter notre boussole et l'éclairer en faisant craquer une allumette. De plus, pour comble de malheur, le temps s'assombrit. A peine voyons- nous à une dizaine de mètres devant nous.

Voici la Lippe

Un chemin nous mène dans une vaste prairie, au bout de laquelle s'étale une rivière. Elle fait au moins cinquante mètres de large. Je la montre à mes camarades en leur disant: « Voici la Lippe! » Nous sommes contents: c'est la preuve certaine que nous suivons la bonne direction.

Il s'agit maintenant de trouver un pont pour la traverser... Ce pont ne sera-t-il point gardé, comme certains nous l'ont assuré?... A la grâce de Dieu! Nous nous décidons à longer la rive gauche, car c'est de ce côté que, d'après notre carte, doit se trouver le pont traversé par la route que nous avons repérée. Nous faisons peut-être deux cents mètres et, tout à coup, un pont en pierres d'une seule arche nous apparaît au- dessus de la rivière. Avant de nous y engager, nous examinons si un factionnaire ne se trouve pas là. Nous ne voyons rien. En avant! Risquons le coup! Nous traversons rapidement le pont sans voir personne.

Une fois sur l'autre rive, nous poussons un soupir de soulagement. Nous avons en effet franchi l'obstacle qui, au dire de tous les évadés repris, est le plus dangereux après la frontière.

Du fond du cœur, nous remercions le bon Dieu qui nous a si bien exaucés. Notre confiance en la bonne Providence et en la Sainte Vierge en est notablement accrue.

En fait de cours d'eau à franchir, il ne nous reste plus désormais qu'un grand canal près de Münster, le canal de Dortmund à la mer du Nord. Il nous semble encore plus dangereux, car il longe la Hollande tout le long de la frontière, sur une distance de cinquante à soixante kilomètres; il constitue un obstacle naturel et une barrière pour tous les évadés qui se dirigent vers la frontière hollandaise. De ce fait, il est très probable que les ponts sont gardés avec vigilance. Mais nous n'y sommes pas rendus!...

Dans un labyrinthe de routes

Le pont franchi, nous suivons la route qui doit être la route de Delbruck. C'est elle, en effet, car, environ deux cents mètres plus loin, grimpant, pour mieux voir, à un poteau indicateur, j'y peux lire: « Delbruck, douze kilomètres ».

Grande est notre joie en voyant que notre carte nous a parfaitement guidés sur un parcours de vingt-cinq kilomètres à travers champs. Nous décidons alors de suivre la route jusqu'à trois ou quatre kilomètres de la ville, pour obliquer ensuite à gauche; mais, après environ une demi-heure de marche, nous arrivons à un carrefour où se croisent cinq petites routes, sans poteau indicateur.

Nous consultons à nouveau notre boussole et nous prenons le chemin qui nous paraît le mieux orienté dans notre direction. Mais il fait tant de détours qu'au bout d'un quart d'heure de marche nous nous demandons si nous sommes bien encore dans la bonne voie. Il nous semble que depuis un moment nous appuyons trop à droite.

Nous arrivons alors à un nouveau croisement. Mais voici un poteau indicateur. J'y grimpe, et quelle n'est pas ma stupéfaction de voir que nous avons pris la direction de Paderborn, au lieu de celle de Delbruck. Je lis en effet: « Paderborn, vingt-huit kilomètres. »

Depuis un moment, nous avions tourné le dos à la frontière. Par bonheur, sur une plaque du chemin de gauche, se trouve inscrit: « Delbruck. » Rapidement, pour regagner le temps perdu, nous nous y engageons.

Pendant une heure et demie nous marchons, sans rencontrer aucune maison. Le lieu est désert et assombri par de grands arbres formant un berceau au-dessus du chemin. Par bonheur, il est droit comme un I. Nous rencontrons cependant une ferme au croisement d'un autre chemin, et, comme il est minuit, nous nous arrêtons tout près des bâtiments pour faire la pause.

Après avoir consulté encore une fois notre boussole et constaté que nous sommes dans la bonne direction, nous nous remettons en marche. Pendant encore une heure et demie nous suivons ce même chemin, toujours très droit. Brusquement il s'arrête à une petite route qui le coupe presque à angle droit. Nous prenons une allée en face, mais elle nous conduit devant la grille d'une propriété privée, à cent mètres plus loin. Nous retournons sur nos pas et prenons la route à gauche, qui, pourtant, nous semble aller beaucoup trop à l'ouest, mais bientôt il nous est impossible de couper à travers champs, le terrain étant excessivement marécageux et coupé de nombreux canaux d'irrigation. Alors nous décidons de prendre la première route que nous trouverons sur la gauche.

Il est en ce moment environ deux heures du matin. Le temps est toujours très sombre et quelques gouttes de pluie commencent à tomber. Environ deux kilomètres plus loin, nous prenons une route allant à droite, qui, celle-là, se dirige trop au nord, mais peut cependant compenser le crochet fait à gauche. Nous nous en rendons bien compte d'ailleurs d'une façon certaine par le poteau indicateur qui se trouve au croisement de cette route. Il indique Lippstadt, ville située sur la Lippe, à douze kilomètres à gauche.

Trempés jusqu'aux os

Nous suivons cette nouvelle route depuis une bonne heure, quand tout à coup la pluie se met à tomber en averse. Nous sommes obligés de chercher un abri sous les arbres. La pluie redouble d'intensité; il pleut à torrents et nous sommes bientôt trempés jusqu'aux os. Nous cherchons autour de nous. Aucun abri sérieux ne nous apparaît et l'orage continue. Le ciel est noir comme de l'encre. Au bout d'une demi- heure la position n'est plus tenable. Rompus, fourbus par quatre nuits de marche à travers champs, nous grelottons et la fièvre commence à nous prendre. Nous nous concertons et nous décidons de trouver, coûte que coûte, un abri sérieux pour la journée; sans cela nous risquons de tomber malades et de ne plus pouvoir continuer notre route.

Tout près de là, à deux cents mètres environ en arrière, il nous a semblé, en passant, apercevoir une ferme. Nous nous y rendons. Nous tentons d'abord de nous cacher dans une meule de paille, mais, après essai, nous abandonnons ce projet; nous avons peur d'être découverts, car cette meule est placée-au-coin de la route et du chemin de la ferme, à cinquante mètres de celle-ci. Je propose à mes camarades de chercher un refuge dans les bâtiments mêmes de la ferme, grenier à paille ou à foin par exemple, et de nous y cacher. Ils trouvent l'opération bien dangereuse, mais finissent cependant par se décider à me suivre.

Audacieuse ascension dans un grenier à foin

Nous nous approchons de la ferme, et, à pas de loup, nous faisons le tour des bâtiments. Aucune lumière ne paraît, aucun chien n'aboie, ce dont nous avions peur. La porte entrebâillée d'une remise nous apparaît. Je rentre, mes camarades me suivent. Nous faisons craquer une allumette. Une voiture se trouve dans le fond. Nous regardons au plafond pour voir s'il n'y a pas de grenier à fourrage. En effet, à travers les planches mal jointes d'une sorte de galetas, nous apercevons de la paille. Une trappe se trouve juste au-dessus de la voiture. Cela nous tente et nous décidons de risquer le coup et d'y monter voir.

Rapidement, nous posons nos sacs et allumons un bout de bougie dont nous avons eu soin de nous munir. Je grimpe sur la voiture et, d'un rétablissement sur les poignets, je saute dans le grenier. Mes deux camarades me passent les sacs et montent à leur tour. Avec la bougie, nous regardons autour de nous. C'est un petit grenier en appentis, assez étroit et en contre-bas d'un autre grand grenier à fourrage. Une bonne couche de paille de soixante à quatre-vingts centimètres s'y trouve étendue. Elle paraît n'avoir pas été touchée depuis longtemps. Il n'y a plus à hésiter, l'heure avance. Il est environ quatre heures et demie et les gens ne vont pas tarder sans doute à s'éveiller. Nous cachons nos sacs sous la paille, le long du mur, pour les retrouver plus facilement. Nous nous enfonçons le plus possible dans la paille et nous nous recouvrons d'une couche d'au moins cinquante centimètres d'épaisseur, de façon à ne pas paraître du tout s'il venait quelqu'un. Nous ne tardons pas à nous endormir d'un sommeil profond, tellement nous sommes harassés de fatigue.

Un chant français: « La Berceuse aux étoiles »

Sur les huit heures, je dormais encore, quand un chant vint frapper mes oreilles: tout près de moi, une voix mâle et sonore chantait « La berceuse aux étoiles ». Je me réveillai et entendis la vieille chanson française:

Pendant que les heureux, les riches et les grands Reposent dans la soie ou dans leurs fines toiles, Nous, les infortunés, les gueux, les mendiants, Nous écoutons chanter « La Berceuse aux étoiles ».

Le chanteur ne se doute certainement pas que les paroles de son chant sont si opportunes. Après réflexion nous concluons, mes camarades et moi, que le chanteur, qui a l'accent français, doit être un prisonnier en corvée dans la ferme. Notre jugement n'est point téméraire, car, dans le courant de la journée, nous reconnaissons les voix de quatre prisonniers français et d'une sentinelle allemande. Ils vont et viennent dans la remise au-dessops de nous, occupés à scier du bois. Nous les entendons très distinctement parler moitié en français, moitié en allemand. La conversation roule continuellement sur la guerre, mais sur un ton très peu patriotique. Inutile de dire que nous nous tenons tranquilles. Des gens viennent aussi dans le grenier à foin, à côté et au-dessous de nous, mais personne ne s'approche trop près.

A part ces quelques émotions, la journée se passe sans incident.

Nous attendons qu'il soit assez tard, onze heures, pour sortir de notre gîte. La sortie s'effectue d'une façon normale par le même chemin que l'entrée.

 

Chapitre VIII

Aux Abords de Wiedenbruck

Cinquième nuit de marche, 16-17 septembre

Aussitôt sortis des bâtiments, nous reprenons la route qui est tout proche.

Le temps s'est remis au beau et il fait un clair de lune magnifique. Reposés et dispos, nous nous sentons de taille à dévorer des kilomètres. Malheureusement, nous n'avons pas pu, dans la journée, étudier notre carte et faire le point exact de notre position. Nous savons néanmoins que la frontière hollandaise se trouve au nord-ouest et que nous n'avons qu'à suivre cette direction.

Rencontre d'un évadé

A peine avons-nous fait quelques mètres sur la route qu'une ombre surgit tout à coup à côté de nous, rasant le fossé. C'est un homme; il marche en espadrilles et porte un sac comme les nôtres. A l'accent bien français qui enveloppe son: « Gute Nacht » (« Bonsoir » en allemand), nous concluons que ce doit être un prisonnier, un camarade, qui, lui aussi, se dirige vers la frontière.

Nous suivons notre route sur environ un kilomètre; puis, comme elle tourne beaucoup trop au sud, nous la quittons pour prendre un chemin de traverse qui va dans la bonne direction. Nous le suivons dans l'espoir de rencontrer bientôt une bonne route. Il nous est impossible de couper à travers champs; le terrain est trop marécageux.

Marche dans la boue

Notre chemin est lui-même très mauvais; par moments, nous avons de la boue jusqu'au-dessus des chevilles. Nous marchons pendant près d'une heure sans rencontrer de route, quand, vers minuit, nous tombons sur une voie importante, bordée d'arbres, qui se dirige droit au nord. Nous décidons de la suivre, mais nous ne savons pas bien où nous nous trouvons. Nous déduisons cependant qu'en marchant au nord, c'est-à-dire en suivant cette route, nous devons rencontrer l'Ems, fleuve qui se dirige vers Münster.

Nous nous arrêtons un moment près d'un petit ruisseau pour la pause habituelle de minuit. Nous cassons la croûte, remplissons nos bidons et nous lavons, ce qui nous fait grand bien. Aussi, c'est frais et dispos que nous nous mettons en route.

Pendant deux heures, sans arrêt, nous marchons presque au pas gymnastique.

Vers Wiendenbruck

Nous arrivons alors près d'une ville qui doit être importante, à en juger par son cimetière, près duquel nous passons. Pour éviter de la traverser, nous prenons une route à gauche. Nous voici tout près de l'Ems. Notre route, qui longe le fleuve, traverse un terrain plat. Nous franchissons à tout instant des rivières et des canaux, qui vont tous dans la direction du fleuve. Nous désirons vivement un croisement de route, afin de trouver un poteau indicateur, quand nos regards tombent sur une grande pancarte où sont inscrits, en gros caractères, ces mots: « Wiendenbruck, quatre kilomètres. »

Nous sommes ravis; nous ne croyions pas avoir fait tant de chemin et être dans une si bonne route! Nous marchons encore pendant un quart d'heure et, comme il est quatre heures et demie, nous décidons de nous cacher avant d'arriver à la ville.

Une visite indésirable

Nous avisons un petit bois, à quelques mètres de la route. Il est assez épais et nous semble suffisant pour nous abriter pendant la journée. Nous choisissons l'endroit le plus fourré, tout près du bord, le long d'une grosse haie de charmille, à une cinquantaine de mètres environ de la route.

C'est dimanche; nous voyons à travers la haie passer sur la route des promeneurs, des gens qui vont à la messe ou qui en reviennent. La Westphalie est un pays catholique, où la population est très pratiquante.

Sur le soir, à partir de cinq heures, nous sommes inquiétés par la venue de chasseurs de faisans. Ils tirent à une centaine de mètres du bois. Le plomb crépite autour de nous, mais ne casse que les branches. Sur les dix heures, nos chasseurs partent sans nous inquiéter davantage.

 

Chapitre IX

Deux Nuits Troublées

Sixième et Septième nuits de marche, 17-18-19 septembre

Nous partons à dix heures. Aussitôt sortis du bois, nous reprenons la route suivie la nuit précédente. Couper à travers champs est chose impraticable; nous décidons alors de prendre le premier chemin allant sur la gauche afin d'éviter la ville de Wiendenbruck.

Joyeuse rencontre

A peine avons-nous fait quelques mètres sur la route que nous entendons des chants et des cris joyeux. Nous pensons qu'ils viennent d'un café voisin et nous continuons à marcher. C'est une erreur. Cent mètres plus loin, à un détour de la route, nous rencontrons une bande joyeuse, une trentaine de jeunes gens et de jeunes filles qui paraissent avoir bu un bon coup et qui ne se font pas de bile. En passant, ils nous adressent quelques quolibets, auxquels, bien entendu, nous ne répondons pas, pour la bonne raison que nous ne comprenons rien de ce qu'ils nous disent. Nous passons rapidement et ils continuent leur route sans plus s'occuper de nous.

Deux cents mètres plus loin, nous prenons une route à notre gauche, mais elle va en plein sud. Nous la laissons pour traverser une petite ligne de chemin de fer remarquée sur notre carte, et nous prenons la direction de Münster. Nous rencontrons alors un vieillard qui nous dit: « Gute nacht », nous lui rendons son bonsoir et nous passons. Nous arrivons au passage à niveau. Les barrières sont ouvertes, mais nous entendons parler dans la maison du garde-barrière et nous y voyons de la lumière. Faut-il passer?... Un court moment d'hésitation!!! L'audace nous a toujours réussi!... En avant!...

Nous passons...

Personne ne nous inquiète...

Un cycliste inquiétant

La route que nous suivons est très bonne. Elle ne semble pas très fréquentée. Elle paraît bien droite et semble aller vers la frontière. Il nous est d'ailleurs très facile de nous repérer, car l'étoile polaire paraît et la lune éclaire splendidement.

Jusqu'à minuit, tout va bien, mais soudain nous sursautons brusquement: un cycliste arrive sur nous et nous dévisage sérieusement. Nous nous attendons à ce qu'il nous interpelle et déjà nous nous apprêtons à nous défendre ou à prendre la fuite; mais il passe sans rien nous dire.

Nous sommes cependant très inquiets, car nous craignons d'être signalés et de tomber dans un piège tendu en avant sur notre route. Nous nous concertons. Je suis d'avis d'abandonner la route pour faire un détour à travers champs; mes camarades sont épouvantés par le terrain marécageux, rempli de fossés; alors nous nous décidons à suivre la route, malgré le danger possible.

Au bout d'une heure de marche sans incident, des lumières apparaissent en face de nous. Est-ce la petite ville ou la ligne de chemin de fer indiquées par la carte? Nous croyons en être encore loin. Ce ne doit être qu'un village. Comme il est minuit, il n'est pas périlleux de le traverser... Allons-y!

Fourvoyés en pleine ville.

Nous approchons. Les lumières aperçues proviennent des réverbères, et à leur lueur nous voyons des maisons se dresser de chaque côté de la route. Celle-ci est pavée, ce qui ne nous étonne pas, car la plupart des villes, en Allemagne, sont pavées et éclairées. Cependant, au bout de deux ou trois cents mètres, au lieu de sortir du village nous arrivons sur une place entourée d'hôtels et de magasins. Ceux-ci nous paraissent bien importants pour un petit village!

Nous sommes dans une ville, il n'y a plus de doute! Mais quoi faire? Retourner sur nos pas, cela va nous faire perdre un temps considérable, et peut-être allons-nous être obligés de faire un grand détour pour la contourner!... Nous sommes bien perplexes! Tenter de la traverser, c'est bien téméraire!... Nous risquons à tout instant de tomber sur des agents de police ou sur une patrouille de gendarmes, ou bien encore sur des officiers ou des soldats en garnison dans la ville! Tant pis! nous avançons, l'œil bien ouvert, sur le qui-vive, prêts à une fuite précipitée ou à une défense désespérée.

Nous voici sur la place; nous la traversons par le milieu et, nous guidant de notre mieux d'après l'étoile polaire, nous suivons une rue, qui, mieux éclairée, nous paraît être une des rues principales et nous semble aboutir à une route sortant de la ville. Nous marchons ainsi une bonne demi-heure, traversons plusieurs petites places et passons devant des édifices publics, dont deux ou trois églises, devant la gendarmerie, que nous reconnaissons au drapeau allemand et à l'inscription: « Deutsche Policemann ». J'avoue avoir eu un peu la frousse à ce moment-là...

Nous avons de la veine, personne ne pointe à l'horizon!

A la Gare

Tout près, à cinquante mètres environ plus loin, nous arrivons à un carrefour de plusieurs rues. Une route nous paraît mieux éclairée et bordée de grands arbres de chaque côté. Nous en concluons qu'elle doit sortir de la ville. Nous la prenons, quand tout à coup, au bout de deux cents mètres, nous tombons sur un grand bâtiment très éclairé. Plus de doute, nous voilà sur une gare. Les portes sont ouvertes, des ouvriers vont et viennent à l'intérieur, des employés sont assis à leur bureau.

Sans prendre le temps de discuter, vivement nous enfilons une petite rue qui longe les bâtiments à gauche. Par une chance extraordinaire, personne ne nous croise. Mais, loin d'être sauvés, nous sommes dans une mauvaise passe, car le chemin que nous suivons longe les voies du chemin de fer et se trouve séparé d'elles seulement par une petite haie taillée très bas. Le tout est abondamment éclairé par les becs de gaz.

Environ cent mètres plus loin, notre chemin aboutit à un passage à niveau qui traverse les voies, mais les barrières sont fermées. De plus, une cabine éclairée nous montre qu'il y a un veilleur. Près de la barrière, de l'autre côté, un train arrive, qui entre en gare. Vivement nous nous dissimulons derrière une méchante baraque, sous des instruments agricoles. Aussitôt le train passé, nous tentons d'aller un peu plus loin, espérant trouver un passage plus sûr pour traverser les voies, mais au bout de quelques mètres, nous entrons dans la gare même, au milieu des quais et des magasins... Des employés, balançant des lumières, vont et viennent sur les quais; c'est la gare de marchandises!

Notre position devient de plus en plus critique. Pour comble de malheur, le bruit d'un train qui entre en gare se fait encore entendre. Une sorte de cabine à signaux, en tôle, se trouve là, tout près. Nous nous y jetons tous les trois en attendant que le train passe. C'est un train de marchandises et il vient s'arrêter juste en face de nous! Il fait la manœuvre et vient prendre des wagons tout près de notre cachette.

Au bout d'un quart d'heure, qui nous paraît une grande heure, il part enfin! Nous respirons!

Au nez du garde-barrière

Nous sommes dans un véritable cul-de-sac. Pour en sortir, il nous faut retourner sur nos pas et repasser devant la gare des voyageurs, ce qui est très dangereux. Nous prenons une décision énergique: franchir le passage à niveau devant la cabine du veilleur.

Les barrières sont toujours fermées; il n'y a pas de petits portillons sur les côtés; nous sautons par-dessus la première barrière et traversons les voies au pas de course; nous arrivons à l'autre barrière; le premier, sans hésitation, je saute silencieusement par-dessus, sans cesser de fixer la cabine du veilleur, qui est toute proche. Mon camarade Ravailhe saute aussitôt après moi, sans faire de bruit; mais, par malheur, Doche, qui passe le dernier, heurte par mégarde son pied dans la barrière. A ce bruit, le veilleur sort de sa cabine. Il voit Doche encore à califourchon sur la barrière et nous deux qui nous trouvons, en ce moment, juste en face de sa cabine. Il a l'air tout interloqué! Il y a de quoi! Il a devant lui trois hommes drôlement accoutrés, sales, pleins de boue et harnachés de sacs et de musettes. Nous n'avons certainement pas l'air d'honnêtes gens. Alors le garde élève sa lanterne, nous dévisage quelques secondes et, à notre grand étonnement, rentre dans sa cabine. Nous passons vivement devant lui sans qu'il nous dise une parole. De l'autre côté, c'est la campagne.

Nous voilà enfin sortis de la ville; une route est en face de nous. Nous la prenons, mais cent mètres plus loin nous la quittons pour prendre un petit sentier à gauche, car maintenant que nous avons été vus, nous avons peur d'être signalés, et de voir la gendarmerie à nos trousses. Il nous faut gagner le plus possible d'avance avant le jour. Alors, au pas gymnastique! Nous allons vite, car le sentier est bon et bien battu. Au bout d'une demi-heure, après au moins quatre kilomètres, nous arrivons sur une route. Là, notre boussole, consultée, nous assure que nous sommes dans la direction exacte. Sans perdre de temps nous suivons la route à toute vitesse. Il est deux heures du matin, et il nous reste encore deux bonnes heures. Nous marchons sans arrêt jusqu'à quatre heures et ne rencontrons personne. Mais la fatigue, l'épuisement, surviennent; nous nous arrêtons quelques minutes. Nous discutons. Craignant d'être signalés et recherchés dans les bois, nous décidons, pour dépister les recherches, d'essayer de nous cacher dans une ferme.

Sur un tas de gerbes

Justement, à quelques centaines de mètres plus loin, des bâtiments de ferme nous apparaissent sur le bord de la route. Nous nous approchons, nous avisons une sorte de hangar qui touche à une maison d'habitation. Il est rempli de gerbes sur une hauteur de cinq à six mètres. Nous décidons d'y grimper pour voir si l'on peut s'y cacher. Mais ce n'est pas facile: le côté du tas est droit et il n'offre guère de prise. En nous aidant les uns les autres, nous arrivons cependant à y monter. Une bonne couche de paille de près d'un mètre d'épaisseur se trouve sur les gerbes; nous nous y enfouissons avec nos sacs. Nous sommes tellement fatigués que nous ne tardons pas à nous endormir. Lorsque je me réveille, sur les neuf ou dix heures, j'entends des gosses qui s'amusent au pied du tas de gerbes.

La journée se passe sans incident, mais sans que je puisse un seul instant fermer l'œil, car à tout instant, je suis obligé de faire taire mon camarade Michel, qui ronfle comme un sonneur. Nous sommes aussi très ennuyés par une bande de poules qui sont montées près de nous et qui chantent après avoir pondu. « Pourvu, pensons- nous, que personne ne vienne chercher les œufs! »

Sur le soir, le temps devient très mauvais. Vers neuf heures, la pluie tombe à verse; il fait un temps épouvantable! Aussi, comme nous avons suffisamment de vivres pour la route et dans le but de dépister les recherches au cas où on nous guetterait sur les routes des environs, nous nous décidons à rester encore là la journée et la nuit suivantes.

Quand les gens de la ferme sont couchés, nous sortons un peu de dessous la paille pour nous restaurer; toute la journée nous n'avons pu ni bouger, ni rien prendre. Nous ne dormons pour ainsi dire pas. Moi, du moins, je ne peux fermer l'œil tellement je suis préoccupé par l'idée de partir.

La visite tant redoutée

La matinée se passe sans danger; cependant, sur le tas des gerbes, les poules ne cessent de caqueter et de chanter. En bas, les gosses s'amusent. Ils pourraient bien venir chercher les œufs.

Ce qui m'agace encore, c'est Doche, qui ronfle toujours de plus en plus fort. Je suis obligé de le réveiller presque à chaque instant.

Vers trois ou quatre heures de l'après-midi, ce que je redoutais tant arrive. Les gosses montent sur le tas chercher les œufs. Ils vont d'un nid à l'autre. Ils passent et repassent sur nous, heureusement sans nous apercevoir, et, au bout de quelque temps, ils redescendent.

Pour nous, nous retenons notre souiïle. La peur nous tient figés dans une immobilité de cadavre.

Mais, heureusement, les enfants ne voient rien, n'entendent rien, ne se doutent de rien. Au bout de quelques minutes, ils redescendent sans soupçonner, les pauvres petits, que des soldats français sont cachés dans leur demeure.

Quant à nous, nous respirons! Nous nous croyions bien perdus! Pendant quelques minutes, le cœur nous a battu bien fort. Si ces enfants nous avaient découverts, ils auraient certainement donné l'éveil et nous aurions été dans l'impossibilité de nous sauver assez vite, car nous étions déchaussés pour mieux nous reposer.

Vers neuf heures, personne ne remue plus dans la maison qui touche notre hangar. Sans faire de bruit, nous nous chaussons, nous prenons notre équipement et, après un coup d'œil sur la route, personne n'apparaissant, nous sautons vivement en bas et reprenons le large.

...

Chapitre X

Vers Munster

Huitième nuit de marche, 19-20 septembre

Rien de bien important à signaler cette nuit-là. Nous suivons continuellement la route et marchons de toutes nos jambes dans la direction de Münster. Nous voudrions, cette nuit, nous approcher le plus possible de cette ville, malgré la distance qui est évaluée à quarante kilomètres au moins.

Une belle randonnée

Nous sommes bien reposés. Le temps est magnifique. Aucune hésitation. L'étoile polaire nous guide à merveille. Nous filons à vive allure, marchant, suivant la méthode employée sur les autres routes, les uns derrière les autres, à la file indienne, sur le bord des fossés, surveillant en avant et en arrière. Nous traversons plusieurs villages, dont deux ou trois assez importants et une petite ville que nous contournons en partie par des chemins détournés qui nous ramènent sur la route que nous avions quittée.

Il survient cependant un moment d'émotion. Vers une heure du matin, nous tombons tout à coup sur une usine importante, en plein fonctionnement et donc éclairée, juste au moment de la relève des ouvriers. Nous croisons plusieurs groupes de ceux-ci, mais comme nous leurs ressemblons, avec des vêtements usés comme les leurs, personne ne fait attention à nous. Quelques « Gute nacht » auxquels nous répondons, et c'est tout.

A plusieurs croisements de route, nous sommes guidés par l'étoile polaire et par notre carte, et aussi par les indications gravées sur les poteaux indicateurs. Mais ce qui nous rend perplexes, c'est que les poteaux ne nous indiquent pas la distance qui nous sépare de Münster, chose importante pour nous. Cependant, sur les cinq heures du matin, comme nous nous apprêtons à chercher un gîte pour la journée, nos désirs se trouvent tout à coup exaucés. A un coin de route, qui coupe la nôtre en diagonale, un poteau porte ces mots: Münster-Ville, dix-huit kilomètres, et de l'autre côté: Münster-Asfeld, c'est-à-dire Münster-champs.

Une grotte improvisée

Nous éprouvons une véritable joie à savoir que nous sommes dans la bonne direction et que nous approchons de Münster.

Mais il n'y a pas une minute à perdre. Il est cinq heures et demie. Il nous faut chercher sans retard une cachette pour la journée. Un bosquet nous apparaît à trois cents mètres de là, à droite de la route. Nous nous en approchons. C'est un bois de sapins très épais et très fourré. C'est tout ce qu il nous faut, on ne peut mieux tomber. Nous nous enfonçons assez profondément, au moins à cinquante mètres de la lisière, et nous nous installons comme il faut, entre trois ou quatre petits sapins qui forment comme une grotte; puis, voyant le temps s'assombrir, nous confectionnons une toiture avec des branchages. Nous sommes là comme dans un confortable gourbi.

Une rude journée en perspective

La journée se passe très bien, sans que nous soyons du tout inquiétés. Nous pouvons, tout à loisir, étudier notre carte. La chose est très importante, car nous approchons d'une zone excessivement dangereuse. Il nous faut, en effet, contourner Münster, ville de trois cent mille habitants, et pour cela traverser plusieurs grandes lignes de chemin de fer, plusieurs routes nationales très importantes, et surtout, ce que nous redoutons tant, franchir le canal de Dortmund à la mer du Nord. En plus, nous risquons de tomber sur un des camps de concentration de troupes ou sur un des trois camps de prisonniers que nous savons se trouver dans les environs de Münster.

...

Chapitre XI

Auprès de Munster

Neuvième nuit de marche, 20-21 septembre

Vers neuf heures, nous voulons sortir du bois, mais nous ne voyons pas le moindre coin de ciel, tellement les sapins sont serrés. Par surcroît de malheur, il nous est impossible de reconnaître le côté par lequel nous sommes entrés et par lequel il nous faudrait sortir. Nous avançons au hasard, en nous tenant fortement pour ne pas nous séparer.

La sortie du bois

Pendant une demi-heure, nous rampons dans diverses directions. Le fourré est de plus en plus rempli de ronces et d'épines. Nos mains et nos visages sont déchirés et ensanglantés. Perdus et saignants, nous ne savons que devenir! Nous faisons une tentative désespérée en droite ligne et, au bout de quelques instants, nous sommes au clair. L'étoile polaire apparaît; le temps est beau. Nous sommes sortis du bois à l'opposé du côté où nous y étions entrés. Nous avons vite fait de retrouver la route laissée le matin. Rapidement, nous la suivons pendant une bonne heure. Une pancarte indique: Münster, treize kilomètres.

Dans la boue et dans l'eau

Nous prenons une route à gauche, afin de contourner la ville par le sud, comme nous l'avions décidé, puis un chemin de traverse à droite qui nous semble être un raccourci. Un poteau indicateur porte, en effet: Münster, neuf kilomètres. Ce chemin est très mauvais, il est rempli de boue et de flaques d'eau. Nos pieds s'enfoncent dans la boue jusqu'au-dessus de la cheville. Plusieurs fois, en traversant des villages, les chiens aboient fortement à notre passage.

Après une heure de marche, nous arrivons dans un grand terrain vague, sorte de lande. A la lueur qui éclaire le ciel devant nous, nous sentons que nous approchons de la ville. Une petite route coupe la lande; nous la suivons et elle nous mène dans un grand village où une voiture passe près de nous sans que le conducteur ait l'air de nous remarquer. Nous prenons un autre chemin, mais il est encore plus mauvais que le premier. Nous nous enfonçons dans un bas-fond sombre et marécageux, parmi de grands bois de sapins. La marche est de plus en plus pénible, car l'eau, en certains endroits, nous monte jusqu'à mi-jambes. Nous nous attendons au moins, comme compensation, à rencontrer le canal, mais nous marchons pendant trois heures dans ce terrain sans rien apercevoir. Aucune habitation, c'est un vrai désert. Il peut être environ deux heures et demie du matin.

Tout à coup, à un détour du chemin, en plein bois, parmi les grands sapins, une vive lumière nous apparaît. Inquiets, nous avançons prudemment et nous arrivons près d'un grand bâtiment de forme circulaire puissamment éclairé. C'est la prise d'eau de la ville. Nous entendons très bien le bruit des pompes en marche, mais nous ne voyons personne et nous continuons notre chemin. Une heure et demie après, nouvelle émotion: nous arrivons sur un pont qui traverse une petite rivière. Est-ce le canal? Non. La carte nous le montre près d'une ligne de chemin de fer. Quelques centaines de mètres plus loin, nous traversons, à un passage à niveau, une ligne de chemin de fer, celle qui croise le canal un peu au sud de Münster. Nous ne sommes donc pas loin du canal. Nous marchons encore une bonne demi-heure. Le chemin est moins mauvais, mais il est quatre heures et demie du matin, l'heure de nous cacher.

Cachés sur une meule de paille

Nous cacher en ces lieux, au voisinage de la ville? Est-ce prudent? Une grosse meule de paille, au croisement de deux chemins et à cinquante mètres environ d'une ferme, nous tente. Cependant nous avançons un peu plus loin, et, comme nous ne trouvons rien de meilleur, et que d'autre part nous tombons sur une petite rivière qui nous paraît difficile à traverser, nous revenons à notre meule. Au moyen d'une échelle qui se trouve à côté, nous montons sur le faîte, tout près de la couverture, car la meule est recouverte d'une toiture pointue, en ardoises, montée sur quatre poteaux. Nous dissimulons nos sacs et nous nous enfonçons dans la paille. Nous sommes tellement harassés que le sommeil nous prend vite. Mais, au bout d'un moment, nous sommes réveillés par le froid: nos vêtements, imbibés d'eau, sont collés à la peau et nous glacent le corps. Nous ne pouvons nous réchauffer par le mouvement, de peur de nous trahir. Enfin, la chaleur du corps, peu à peu, sèche nos vêtements.

A part cet inconvénient, la journée se passe tranquillement, j'allais dire presque joyeusement. A plusieurs reprises, en effet, des enfants viennent prier au pied d'un calvaire qui s'élève en face. Ils ont les bras chargés de fleurs qu'ils déposent pieusement au pied de la croix. Ils chantent des cantiques et prient ensemble d'un air fort recueilli.

 

Chapitre XII

La Traversée du Canal

Dixième nuit de marche, 21-22 septembre

Vers dix heures, nous nous mettons en route. Le temps est un peu sombre et l'étoile polaire ne paraît pas. Nous descendons à la rivière où nous étions allés le matin. Là, nous nous arrêtons un moment pour manger, n'ayant pu rien prendre toute la journée.

Le canal tant redouté

Dans l'espoir de trouver un pont, nous suivons le cours d'eau à droite, nous faisons à peu près trois ou quatre cents mètres, et, tout à coup, une nappe d'eau large de cent mètres environ apparaît à quelques mètres de nous. C'est le canal tant redouté: les chemins de halage qui le bordent ne nous laissent aucun doute. Maintenant il s'agit de le traverser, soit dans une barque, soit sur un petit pont non gardé. Nous suivons la rive à notre gauche, du côté opposé à la ville. Au bout de dix minutes, il nous semble apercevoir une masse sombre s'élevant au-dessus du canal. Elle est d'abord confuse. Avec beaucoup de précautions et le moins de bruit possible, nous nous en approchons.

Devant nous se dresse un grand pont métallique, genre cage, élevé de dix mètres au-dessus de l'eau. Tout en redoublant de précautions, nous observons les alentours. Personne! Il faut risquer le passage sans plus tarder. Rapidement nous grimpons le talus du chemin à quelques mètres de la culée du pont, et tous trois, de front, nous nous engageons sur le pont. C'est le moment d'ouvrir l'oeil, et le bon. Devant nous il n'y a personne, mais à l'autre bout, n'allons-nous pas tomber sur un soldat allemand armé? Tous trois, nous avons la même appréhension. Ah! comme mon cœur bat fort pendant la traversée! Je m'attends à chaque pas à entendre le « Halte! Wer-da! » retentir, et je suis prêt à prendre le pas de course à la moindre alerte. Mais nous voici à l'autre bord... Personne! Aucune sentinelle ne se trouve là!

Surpris, presque suffoqués d'étonnement, nous retenons encore notre respiration, quand, rassurés enfin par un coup d'œil rapide comme l'éclair tout autour de nous, nous respirons à l'aise et goûtons tous la joie inexprimable d'avoir franchi sans difficulté l'obstacle le plus redoutable de notre route.

Dès que je me sens en sécurité, un sentiment de profonde gratitude monte de mon cœur vers ma céleste patronne, la Vierge Marie. J'attribue à sa protection le concours de circonstances si favorables qui a transformé pour nous en promenade un passage dangereux, qui fut funeste à tant d'autres évadés.

Contents mais inquiets

Cependant, tout danger n'est pas écarté. Quelque guetteur peut être caché par là. Puis, le voisinage de la grande ville de Münster ne nous réserve-t-il point quelque désagréable surprise?

Aussi nous reprenons fiévreusement notre marche. Les prairies d'alentour ne sont qu'un marécage. Il nous faut suivre la route; au bout d'une demi-heure, nous remarquons que cette route tourne tout à coup et qu'elle nous ramène près du canal. Nous apercevons même à cent mètres un autre pont dont l'entrée est éclairée. Il nous faut résolument nous écarter de ces lieux dangereux. Nous retournons donc sur nos pas et nous prenons un petit chemin que nous avions hésité à suivre un moment auparavant.

Dans l'eau jusqu'à la ceinture

Il est environ minuit. Jusqu'à deux heures du matin, notre marche est des plus pénibles. Nous avons parfois de l'eau jusqu'à la ceinture.

Nous arrivons à une ligne de chemin de fer très importante, à un passage à niveau, tout près d'une gare. Une lanterne est posée sur le bord de la voie à côté d'une cabine de veilleur. Que nous réserve cette cabine?... Prestement et à pas de loup, nous traversons le passage à niveau. Personne n'apparaît!... Sauvés une fois de plus, nous filons à vive allure. Nous marchons jusque vers quatre heures et demie du matin sans incident. A ce moment, nous jugeons prudent de chercher un bois pour nous y cacher.

Nous nous dirigeons à travers champs vers une masse sombre qui nous apparaît à quelque distance et qui nous semble être un bois de sapins. Mais la distance nous trompe, et nous marchons bien une bonne heure avant d'arriver, à travers des champs de navets, de betteraves, remplis de rosée. Nous sommes trempés jusqu'aux genoux. Le temps passe et il fait presque complètement jour. Tout près du bois, nous passons à côté d'une ferme. Les gens sont levés. Ils font du bruit, mais par bonheur ils ne nous aperçoivent pas.

Nous nous engageons enfin dans le bois, qui nous paraît être très grand et, à deux cents mètres environ de la lisière, nous choisissons pour nous cacher, un fourré de petits sapins très épais.

Une bonne journée de repos

Mais les sapins sont pleins de rosée; nous achevons de nous mouiller complètement. Cela ne nous inquiète guère; nous commençons à y être habitués. Nous sourirons du froid pendant deux ou trois heures, mais bientôt le soleil paraît et il fait toute la journée un temps magnifique. Nous nous sommes déchaussés et nous avons mis nos bas à sécher au soleil, ce qui fait que le soir nous sommes entièrement secs et dispos pour repartir. A la tombée de la nuit, nous sommes inquiétés par des chasseurs. Ils tirent près de nous, mais sans nous voir, ni nous blesser.

...

Chapitre XIII

Marche à l'Aventure

Onzième nuit de marche, 22-23 septembre

A l'heure ordinaire, vers neuf heures et demie, nous sortons de notre cachette, et en route! Nous rencontrons une sorte de passage herbeux qui s'engage à travers champs. D'après l'étoile polaire qui brille, il va dans la bonne direction, nous le suivons. Au bout d'une demi-heure, nous arrivons à un village. Les chiens aboient à notre passage, mais personne n'apparaît. Nous arrivons sur une petite route que nous suivons quelque temps, pour reprendre encore un sentier battu qui nous paraît bien orienté.

A la recherche du bon chemin

Après une demi-heure de marche d'un bon pas, nous arrivons tout à coup sur une gare. Nous traversons la voie ferrée, tout près de la gare des marchandises. Il est onze heures, nous ne voyons personne. Après un parcours d'une centaine de mètres sur la petite route qui longe la ligne, nous arrivons à un croisement. C'est justement la route de Billerbeck que nous cherchions; le poteau indicateur nous le montre. Nous sommes contents, nous sommes dans le bon chemin.

Toujours suivant notre méthode, à la file indienne, sur le bord de la route, nous marchons sur l'herbe de la banquette. Le terrain paraît accidenté, ce ne sont que montées et descentes. La route est bordée de grands sapins sous lesquels il fait très sombre. Nous traversons plusieurs villages, sans prendre garde désormais aux aboiements des chiens. Il n'y a qu'une heure que nous marchons d'un pas rapide. A l'entrée d'un village, à notre droite, apparaît un poteau indicateur d'une hauteur démesurée, beaucoup plus haut que ceux que nous avions rencontrés jusqu'ici. Je m'approche pour y grimper, afin de lire l'inscription, mais je me retire vivement: je viens de me piquer les mains à je ne sais quoi. Je regarde et je constate que le poteau est entouré de fil de fer barbelé. Comme la frontière n'est pas loin, c'est une précaution prise par les Allemands pour empêcher les évadés de grimper au poteau. Ce n'est pas ce qui nous arrête. Mes deux camarades font la courte échelle et je grimpe sur leurs épaules. Je peux déchiffrer la pancarte et quel n'est pas mon étonnement de voir qu'elle indique Billerbeck à onze kilomètres seulement. Ce chemin est certainement un raccourci pour y arriver; nous nous décidons à le prendre.

En pleine forêt

Après avoir gravi une forte côte, notre chemin n'est plus qu'un sentier; il s'engage dans une forêt tellement épaisse qu'il y fait nuit noire. Plus nous avançons, plus il fait sombre. Ce sont les ténèbres complètes. Il nous est impossible de nous reconnaître les uns les autres. Je marche le premier, et avec mon bâton qui ne me quitte jamais, je fais des moulinets en avant, à droite et à gauche, pour m'assurer que le chemin est libre. Au son de mes souliers, je m'aperçois quand je quitte le sentier; celui-ci, empierré, porte ferme et résonne sous nos pas. Mes deux camarades me suivent; le premier tient la queue de mon veston et le second en fait autant au premier. En ces lieux, il y a cependant plusieurs habitations et nous craignons que les gardes qui pourraient y loger ne soient réveillés par l'aboiement des chiens. Aussi nous redoublons le pas malgré le grand noir. Nous sortons enfin de la forêt et nous nous trouvons sur la crête d'une colline élevée. Nous y voyons plus clair et nous respirons plus à l'aise.

Quelques centaines de mètres plus loin, nous arrivons sur une route large, qui nous semble être celle que nous avions laissée. Nous la prenons. Après quelques kilomètres, notre route fait tout à coup un brusque crochet à gauche, presque à angle droit. Cependant nous la suivons, espérant rattraper l'écart que nous venons de faire. Mais, à notre grand dépit, à l'entrée d'un village elle fait encore un angle à gauche. Nous continuons quand même, nous traversons lé village et nous faisons bien un kilomètre. Mais la route n'oblique pas à droite et nous avons l'étoile polaire presque derrière nous; nous marchons donc complètement au sud, tournant le dos au but! Pour comble de malheur, le terrain est plein de bois et de ravins marécageux. Voyant qu'il nous sera impossible ou très difficile de couper à travers champs, nous retournons en arrière, à l'entrée du village, où il nous avait semblé apercevoir un chemin à droite. Il s'y trouve bien, en effet, un chemin, mais il nous mène nous fourvoyer dans la cour d'une ferme.

A travers une ville inconnue

Tant pis, nous reprenons notre reute, dans l'espoir d'en trouver une autre qui se dirige à droite. Pendant une heure et demie, nous marchons fiévreusement, légèrement sud-ouest, désespérant de trouver une autre route. Nous sommes enfin prêts à nous engager à travers champs, quand nous arrivons à un croisement. Sans perdre de temps, nous prenons à droite. Cette fois-ci, la direction est bonne, mais, au bout de quelques centaines de mètres, c'est l'entrée d'une ville. De grandes maisons se dressent de chaque côté de la route pavée. Comme nous avons perdu beaucoup de temps, nous ne voulons pas en gaspiller d'autre, et nous nous risquons à traverser la ville. Pendant plus d'une heure et demie nous suivons des rues, traversons des places et passons devant des monuments importants, dont deux ou ou trois églises. Nous nous demandions si nous n'allions pas, comme précédemment, tomber dans une gare, ou bien rencontrer une patrouille de gendarmerie. Mais non, nulle mauvaise rencontre, tout se passe pour le mieux! Il est vrai qu'il est une heure et demie du matin et qu'à cette heure-là tout le monde dort.

Où trouver une cachette?

En sortant de la ville, nous tombons juste sur une route qui paraît aller dans la bonne direction, c'est-à-dire nord-ouest.

Ce qui nous inquiète, c'est de savoir si la ville que nous venons de traverser est Billerbeck. D'après notre carte, elle nous paraissait bien moins au sud. Et là, nulle pancarte, nul poteau indicateur. Probablement ces enseignes ont été enlevées dans le but de rendre plus difficile la marche des évadés. Après nous être reposés un peu et avoir cassé la croûte, nous nous mettons rapidement en marche, malgré notre incertitude sur la route que nous venons de rencontrer. C'est une large route bordée d'arbres et qui paraît bien droite. Sur les trois heures et demie du matin, nous arrivons à l'entrée d'un village important, que nous traversons sans encombre. Le temps s'est assombri, les étoiles ne paraissent plus, il fait noir. Comme il est près de cinq heures, nous décidons de nous arrêter et de chercher une cachette.

Un moulin à vent que nous apercevons à quelque distance, sur un monticule, nous fournirait peut-être cette cachette sûre et serait un superbe observatoire pour étudier, à l'aide de nos jumelles, le terrain environnant dans le cours de la journée. Peut-être est-il abandonné et ne sert-il plus à moudre du grain? Nous allons y voir. Bientôt nous sommes au pied; nous inspectons les abords; ils nous paraît, en effet, ne plus fonctionner, car l’herbe pousse devant les portes et tout le tour des murs. Mais les portes sont fermées à clef, il nous est impossible d'y entrer.

Nous l'abandonnons et allons flairer près d'une ferme située à une centaine de mètres, dans l'intention de trouver peut-être une meule de paille ou un hangar à fourrages pour nous cacher. Mais nous n'avons pas le temps de chercher longue- ment; à peine nous sommes-nous approchés qu'un chien se jette sur nous en aboyant furieusement. Vivement nous sautons par-dessus une clôture et nous nous éloignons à travers champs, du côté opposé à la route. Dans une autre ferme, à trois cents mètres plus loin, ce n'est plus un chien, mais un bonhomme qui ouvre sa porte juste comme nous approchons. Heureusement pour nous, nous sommes cachés par un petit bouquet d'arbres, il ne nous aperçoit pas. Décidément, il ne fait pas bon dans ces parages, aussi nous en éloignons-nous rapidement. Il faut pourtant nous cacher.

Pendant près d'une heure nous ne faisons que zigzaguer à travers champs sans pouvoir trouver un bois qui nous paraisse assez sûr. Nous traversons la route que nous avions laissée. Il est cinq heures et demie et il fait presque entièrement jour. Nous sommes épuisés par la course que nous venons de faire à travers champs et nous désespérons de trouver une cachette pour la journée. Tout de même, à trois cents mètres, de l'autre côté de la route, nous réussissons à trouver un bois de jeunes sapins qui nous paraît peu fréquenté. Nous choisissons l'endroit le plus fourré et nous nous y installons pour la journée.

Une étrange visite

La matinée se passe très bien; le temps est clair, il fait un beau soleil. Vers une heure, en sortant de déjeuner, comme nous quittions la mousse sur laquelle nous étions assis, nous eûmes une étrange visite. Deux zeppelins passèrent, en faisant un bruit infernal, au-dessus de nos têtes, et assez bas pour qu'on pût distinguer les Boches dans la nacelle. Comme ils se dirigeaient vers l'Ouest, nous nous disions: « En voilà deux qui vont rendre visite ce soir à nos amis les Anglais à Londres. » Et, en effet, c'était bien vrai, mais nos alliés les ont si bien reçus qu'ils y sont restés. C'est ce qui nous a été confirmé trois jours plus tard, à notre arrivée en Hollande. Ils avaient été descendus tous les deux par les canons anglais.

...

Chapitre XIV

Aux Approches de la Frontière

Douzième nuit de marche, 23-24 septembre

A l'heure habituelle, vers neuf heures, nous nous apprêtons à partir. Ce n'est pas sans difficultés que nous parvenons à sortir de notre bois. Nous tâtonnons; nous nous écorchons copieusement la figure et les mains; enfin nous réussissons à sortir du bon côté. Nous traversons quelques prairies et quelques clôtures de fils de fer barbelés et nous tombons sur la route que nous avions traversée le matin.

A huit kilomètres à l'heure

L'étoile polaire brille; il nous est facile de nous orienter. La nuit s'annonce très belle, quoique un peu sombre: la lune, à son déclin, ne se lèvera qu'après minuit. La route, très droite, nous paraît orientée dans la bonne direction. Cela nous encourage. Nous décidons de la suivre, afin de rattraper par une marche rapide le temps perdu de la nuit dernière. Nous menons un train d'au moins huit kilomètres à l'heure.

Au bout d'un moment, nous apercevons une large lueur en face de nous, comme la lueur que projette la nuit une grande ville fortement éclairée. Nous nous demandons quelle ville ce peut bien être, car, depuis deux ou trois jours, nous sommes un peu désorientés.

Autour d'une ville inconnue

Nous continuons à marcher dans l'ombre des arbres, sur le côté de la route. Il peut y avoir environ une heure et demie que nous marchons, quand, tout à coup, à un détour de la route, de vives lumières apparaissent en face de nous. Nous pensons que ce sont les lumières de la bifurcation en question ou d'un passage à niveau. Nous avançons prudemment, en décidant de contourner l'obstacle par un crochet à travers champs. Nous ne sommes plus qu'à deux ou trois cents mètres des lumières, qui apparaissent de plus en plus nombreuses. A ce moment-là, un civil nous croise à l'improviste, mais, heureusement, il passe rapidement, sans nous adresser la parole.

Nous nous décidons à abandonner la route parce que nous sommes trop près de ce qui nous paraît être une gare de chemin de fer. Nous nous engageons à droite à travers des prairies marécageuses, où la marche ne tarde pas à devenir des plus difficiles. Nous enfonçons dans la boue jusqu'à la cheville; nos souliers sont pleins d'eau et de boue. Mais il n'y a pas à reculer; nous sommes engagés, il faut passer. Nous faisons ainsi trois ou quatre cents mètres, et nous arrivons sur un petit ruisseau qui nous barre la route et qui paraît trop large pour que nous puissions le sauter. Cependant, en grimpant le long d'un fort pieu de clôture qui se trouve incliné au-dessus, nous réussissons à le franchir sans nous mouiller. Le terrain est un peu plus sec de l'autre côté. Cent mètres plus loin, nous sommes de nouveau arrêtés par une grosse haie d'aubépines. Pour traverser, force nous est de nous lacérer la figure, les mains et les effets.

Après avoir suivi un petit sentier pendant quelques mètres, nous débouchons sur une large avenue bordée de grands arbres. Des bancs en pierre sont placés de distance en distance. Nous devons être à proximité d'une ville. D'ailleurs des lumières nous apparaissent. Après avoir franchi une petite prairie et plusieurs haies et clôtures, nous nous engageons parmi des jardins. Nous les traversons pendant un bon quart d'heure. A un détour du sentier, nous sommes surpris par une vive lumière qui nous était cachée par des haies très hautes et très serrées en cet endroit. C'est un réverbère, placé sans nul doute à l'entrée de la ville.

Malgré cela, nous avançons et nous arrivons sur une route, bordée de maisons, qui nous paraît contourner la ville. Nous la suivons à droite. Nos conjectures se vérifient. Cette route, en effet, contourne la ville. De nombreuses rues y prennent naissance, se dirigeant vers le centre. Au bout d'un quart d'heure de marche, nous sommes obligés de quitter notre route qui s'engage trop à l'intérieur. Il est prudent de déguerpir de ces lieux au plus vite; ils sont rendus dangereux par la proximité de la ville. Nous coupons alors à travers des cultures et des jardins, quand, presque aussitôt, nous sommes arrêtés par une rivière large et profonde qui nous barre le passage. Nous marchons longtemps sans trouver de pont pour passer sur la rive gauche. Il est minuit. Nous traversons la cour d'une ferme sans apercevoir âme qui vive.

Nous prenons alors sur notre gauche un sentier qui nous ramène à travers des prairies aux bords de la rivière, juste à l'entrée d'un pont qui nous permet de la franchir.

Le pont franchi, nous nous engageons à travers champs pour aller vers une voie ferrée située tout près et que nous devons traverser. Comme nous arrivons sur le bord de la voie survient un train. Nous nous jetons à terre pendant son passage afin de n'être pas aperçus. Aussitôt qu'il est passé, nous franchissons la voie en escaladant le plus rapidement possible les clôtures, assez élevées, de trois champs. Une centaine de mètres plus loin, voici une route; elle nous paraît importante, route nationale sans aucun doute, très large et bordée de vastes banquettes et de grands arbres. Ces nombreuses et importantes voies de communication nous montrent que nous devons être aux abords d'une grande ville. Quelle est cette ville? Connaissant par cœur la carte de cette région, j'interroge mes souvenirs, et, de concert, nous jugeons que cette ville doit être Coesfeld. Elle compte près de cent mille habitants. Elle est située à trente ou trente-cinq kilomètres environ de la frontière, en face de la pointe de la ville hollandaise Winterswik. Les différentes routes, les voies de chemin de fer qui rayonnent autour, ainsi que la rivière, qui doit être la Berkell, ne nous laissent aucun doute sur notre bonne orientation. De ce fait, nous nous apercevons que nous sommes descendus bien plus bas que nous le voulions; nous avions en effet l'intention de passer la frontière en face d'Hausville, situé à quinze ou vingt kilomètres plus au nord, à la naissance de la pointe de Winterswik. Nous voulions éviter cette pointe hollandaise qui, formant saillie en territoire allemand, devait être point de mire pour les évadés et être, de ce fait, très sérieusement gardée.

C'est l'heure de la pause. Nous nous installons à quelques mètres de la route, sur le bord d'un petit chemin. Mollement allongés sur le gazon, grignotant quelques biscuits avec du chocolat, nous devisons à voix basse et nous nous concertons sur la route à suivre. Nous avons d'abord l'intention de suivre la grande route sur le bord de laquelle nous nous trouvons, et qui est certainement, d'après son orientation, la route de Coesfeld à Haaus, afin de remonter plus au nord, conformément à notre premier plan. Mais, finalement, nous abandonnons ce projet, car la proximité de la Hollande nous le montre trop dangereux, et nous décidons d'obliquer un peu à l'ouest, en nous rapprochant de la frontière. Le chemin sur lequel nous nous trouvons est conforme à notre direction: nous le suivons.

Encore en pleine forêt

Pendant une bonne demi-heure nous marchons très rapidement sans rien rencontrer d'anormal. Le chemin est droit, dans la bonne direction et en bon état. Tout va bien. Après un kilomètre nous débouchons sur un champ de courses.

Notre chemin suit la piste où des obstacles sont disposés pour les différents sauts, et, au bout d'un kilomètre environ, il bifurque en deux directions. Nous prenons celle de droite qui nous paraît être la meilleure pour notre sécurité et nous nous enfonçons en pleine forêt. Il fait sombre sous ces rideaux de grands sapins très serrés. Cependant, nous marchons très vite. Tout à coup une vive lumière nous apparaît à travers les sapins et assez près de nous. Avec précautions nous nous approchons et découvrons la fenêtre éclairée d'un pavillon de garde. A pas de loup, en ayant bien soin de ne faire aucun bruit, marchant sur le gazon, nous passons devant sans rien constater d'anormal. Nous marchons toujours en pleine forêt. Par bonheur notre chemin se poursuit très droit.

Un Boche à sa fenêtre

Une demi-heure après, nouvelle lumière et nouveau pavillon de garde, mais cette fois-ci c'est plus dangereux. Nous apercevons un individu debout, près de la lumière, dans l'embrasure de la croisée. Cachés dans l'ombre des sapins, nous attendons un moment, dans la crainte qu'il ne sorte. N'apercevant rien, après quelques minutes d'attente, nous nous remettons en marche, mais en faisant un crochet à travers bois afin d'éviter la maison. Nous avons une peine très grande pour nous frayer un passage, car les petits sapins sont très serrés et très touffus, ne laissant passer nulle lumière. Aussi, sommes-nous obligés de nous tenir les uns les autres, afin de ne pas nous perdre. Heureusement nous ne tardons pas à rejoindre notre route, à cinquante mètres à peine de la maison du garde. La forêt commence bientôt à s'éclaircir, mais notre chemin se fait plus mauvais; d'abord un peu marécageux, il le devient de plus en plus, à tel point qu'il est presque impraticable. Au bout d'un moment nous enfonçons dans la boue jusque par-dessus la cheville, et par endroits nous avons de l'eau jusqu'aux genoux. Dans ces conditions, la marche est extrêmement pénible. Après une heure de marche, le terrain s'élevant un peu, nous nous trouvons au sec et arrivons sur une sorte de route en construction dont le terrassement est à peine achevé. Nous regardons à notre montre: il est deux heures du matin; voilà deux grandes heures que nous marchons dans cette forêt sans rencontrer d'autre village que ces deux pavillons de garde, et le pays paraît toujours désert.

Une course effrénée

Cette nouvelle route nous paraît bien orientée et très peu fréquentée. Sans hésitation nous la prenons. Elle est très bonne, quoique non empierrée. Nous suivons sur le bord un sentier très plat, où la marche est facile. Aussi c'est le pas accéléré, c'est bientôt le pas gymnastique, puis la course effrénée. Je ne sais quelle force invincible nous pousse, sans doute l'assurance que nous sommes près de la frontière. Deux heures durant, nous allons à ce train d'enfer, sans prendre une seule minute de repos. Le jour commence à se lever, nous marchons toujours, sans songer à nous arrêter. Nous sommes tellement surexcités que d'un bond nous voudrions franchir la frontière. Nous marchons toujours sans aucunement ralentir. Nous sommes comme mus par une force électrique et nous ne sentons plus du tout la fatigue. Il fait grand clair, et il est après cinq heures. Nous arrivons soudain à un tournant sur une rivière qui doit être la Berkell et que nous traversons sur un pont de bois. Environ deux cents mètres plus loin nous passons devant une usine. Nous commençons à ouvrir l'œil et à nous inquiéter, car il fait jour. Nous voyons à certains indices, à la route pavée, à quelques maisons d'habitation, que nous devons être près d'une agglomération quelconque, ville ou village.

Redoutable souricière et vieux chat de Boche

En effet, quelques centaines de mètres plus loin, après un détour de la route, nous arrivons brusquement à l'entrée d'une rue. Apercevant à cinquante mètres en avant de nous une route à gauche, nous nous y engageons bravement. Heureusement! Comme nous l'avons su par la suite, l'endroit est des plus dangereux. Il est signalé aux évadés comme devant être évité avec soin. Des nombreuses prises y ont été faites. Ce lieu était dans une position, on peut dire, stratégique, car il était à la jonction de plusieurs routes et de nombreux chemins se dirigeant vers la frontière de Hollande, justement en face de cette fameuse pointe de Winterswik, tant recherchée. C'était donc une véritable souricière où les évadés (surtout ceux qui, comme nous, n'étaient pas suffisamment renseignés) venaient facilement se fourrer.

Avec cela, à la garde de cette souricière, un vieux chat de Boche, singulier monomane qui ne peut dormir la nuit et qui, depuis le début de la guerre, s'est fait une spécialité d'arrêter les évadés. Toutes les nuits, armé de son revolver, il est aux aguets sur le seuil de sa porte et bondit comme un tigre sur les passants qu'il menace de son arme, en leur commandant de s'arrêter: il n'hésite pas à tirer dessus s'ils ne s'arrêtent pas assez vite. Ce point dangereux se nomme Guescher, grosse bourgade située à quinze kilomètres environ de la frontière, en face Winterswik. Si le vieux Boche ne nous a pas aperçus, nous l'avons dû, sans doute, au fait de n'avoir traversé qu'un coin du bourg et d'avoir pris la route dont j'ai parlé, qui bientôt nous conduisit en pleine campagne.

Les dernières maisons passées, nous prenons un sentier à travers champs, car il nous faut vivement trouver une cachette pour la journée. Il est grand temps, si nous ne voulons pas être découverts. Le sentier nous conduit bientôt dans une sorte de taillis ou de plantations de sapins. Mais ce taillis est peu large et coupé de nombreux sentiers battus et sans doute fréquentés. Nous essayons de nous abriter parmi plusieurs plantations de sapins, mais nous abandonnons successivement ces endroits, les trouvant trop peu épais et trop près des passages. Nous finissons par élire domicile dans une sorte de fourré de saules et de noisetiers, qui, tout en étant assez clair, nous semble peu marécageux. Nous nous installons au pied d'un petit chêne, dans l'endroit qui nous paraît le plus caché. Afin d'être moins facilement aperçus, nous bouchons de notre mieux, avec des feuillages, tous les interstices autour de nous, formant ainsi une sorte de tonnelle (nous devions un peu plus tard, dans la soirée, en apprécier l'utilité).

Une vive émotion

La matinée s'était très bien passée, sans que nous soyons le moins du monde inquiétés. Nous avions depuis un bon moment pris notre repas de midi, composé seulement de quelques biscuits et de quelques tablettes de chocolat, les conserves de lard et de jambon étant épuisées. Il pouvait être sur les trois heures de l'après- midi, mes deux camarades étaient déchaussés et dormaient étendus à mes côtés. Assis par terre, le dos appuyé à l'arbre, je veillais tout en fumant une cigarette par petites bouffées, éloignées les unes des autres. Je dispersais la fumée le plus possible entre mes mains, afin qu'on ne l'aperçoive pas. Un bruit insolite, sorte de craquement, me fait tout à coup dresser l'oreille. Tout d'abord je ne m'en soucie pas trop, croyant que cela provenait, comme nous l'avions vu bien des fois, du saut d'un écureuil, d'un renard ou de toute autre bête dans le bois. Cependant, aplati par terre, après avoir éteint ma cigarette, j'écoute et j'observe attentivement. Les craquements continuent et bientôt je me rends compte que c'est quelqu'un, marchant dans le bois, qui fait ce bruit-là en brisant sous ses pieds des branches sèches; et, pour comble de malheur, il semble se rapprocher de notre côté.

Avec précaution, tout en leur recommandant par un geste significatif le plus grand silence, je réveille mes deux camarades. Aussitôt ils comprennent, et, sans bruit, aplatis le plus possible par terre, nous nous mettons à observer. Nous distinguons maintenant les pas humains, et bientôt, par une petite éclaircie, entre les branches, au ras du sol, les jambes d'un homme qui s'avance droit vers nous. L'instant est critique et le cœur nous bat fort, quoique nous soyons bien décidés à tout, plutôt que de nous laisser arrêter. L'homme s'avance toujours, droit sur nous; il n'est plus qu'à une dizaine de mètres, quand tout à coup, il s'arrête. Nous a-t-il aperçus? Sans doute, et c'est pour cela qu'il s'est arrêté pour nous regarder. Je ne le quitte pas de l'œil et je commence déjà à mettre la main à mon sac et à mon gourdin, prêt à toute éventualité, quand tout à coup, après avoir coupé une badine, il repart et fait demi- tour du côté où il est venu.

Nous a-t-il aperçus? Est-il retourné pour chercher du renfort? C'est ce que nous nous demandons avec angoisse, mais, après avoir bien réfléchi et bien examiné le terrain et l'endroit où il se trouvait, nous en déduisons qu'il ne devait pas nous avoir aperçus, et, vu le grand danger que nous courons à sortir du bois à cette heure, nous nous décidons à rester en attendant la nuit. En effet, nos prévisions étaient justes; le reste de la soirée se passe sans que nous soyons nullement inquiétés.

 

Chapitre XV

Voici La Frontière!

Treizième nuit de marche, 24-25 septembre

Dans la crainte de rencontrer quelques promeneurs attardés parce que c'est aujourd'hui dimanche et que nous nous trouvons tout près d'une agglomération, nous attendons qu'il soit un peu tard pour nous mettre en route. A dix heures nous quittons notre bois. Il fait un beau temps, la lune éclaire, et l'étoile polaire, qui comme toujours est notre meilleur guide, paraît, mais malheureusement pas pour longtemps. Bientôt des nuages se lèvent et nous la cachent pour le reste de la nuit. L'obscurité rend notre marche particulièrement difficile cette nuit-là.

De déception en déception

Depuis quelques nuits nous avons perdu tout point de repère sur la carte, par suite de l'absence de poteaux indicateurs sur les routes. Nous ignorons le lieu exact où nous nous trouvons. D'un autre côté, nous avons fait erreur dans nos calculs: la petite ville près de laquelle nous nous trouvons n'est pas celle que nous croyions. Nous devions nous en rendre compte et en avoir la décevante certitude le lendemain matin.

Nous croyons n'être qu'à une vingtaine de kilomètres environ de la frontière, aussi allons-nous avec la conviction de faire le pas décisif cette nuit-là. De ce fait, nous sommes décidés à prendre le plus de précautions possibles et à éviter tous les chemins de communications, même les plus petits.

Le terrain est plat. Ce ne sont, en général, que des pâturages coupés de nombreuses haies clôturées par des fils de fer barbelés ou par des fossés, ce qui rend notre marche très pénible. En plus, d'après nos prévisions et nos calculs, nous devions en ces lieux traverser une petite ligne de chemin de fer que nous ne trouvons pas. Nous nous rendons compte que nous nous sommes trompés. C'est une pénible déception.

Au bout d'un moment, le temps se couvre, l'étoile polaire ne paraît plus; nous n'y voyons pas suffisamment clair pour marcher, surtout à travers ces prairies coupées d'obstacles à tout instant. Nous sommes obligés à tout moment d'éclairer discrètement notre boussole.

Obstacle sur obstacle

Nous avons peur que le jour nous prenne sur la frontière même, en pleine zone dangereuse de surveillance; aussi, malgré de si mauvaises conditions de marche, nous forçons le pas, au risque, soit de tomber dans un trou ou dans un fossé, soit de nous prendre dans les ronces artificielles, ce qui, d'ailleurs, nous arrive bien des fois. Nous avons les mains, les bras, la figure même, tout écorchés; ça ne fait rien, il faut marcher et le plus vite possible. Je mène le train. Mes camarades me suivent le plus près qu'ils peuvent, toujours à la file indienne; aussi c'est moi qui écope le plus, car s'il y a un obstacle je suis sûr de m'y heurter.

Jusqu'à minuit, c'est à peu près le même terrain: des pâturages, quelques rares champs de terres labourables, mais toujours un terrain où la marche est des plus difficiles. Nous trouvons à chaque instant des haies énormes de saules et des fourrés d'épines, des rangées de barbelés, des fossés parfois profonds et remplis d'eau. Heureusement nos pinces coupantes font du bon travail.

Dans un enclos privé

Nous approchons du but. Peut-être demain serons-nous libres? Peut-être, hélas! serons-nous pris? Ces pensées passent en moi comme des éclairs. Je n'ai pas le temps d'y songer, tellement je dois veiller à mes pas. Vers minuit, nous tombons sur une clôture en treillage très fort et d'au moins trois mètres de hauteur. Nous nous demandons ce que ça peut bien être. Nous trouvons bientôt un trou dans le grillage; nous passons à travers; nous faisons quelques centaines de mètres au milieu des prairies et nous arrivons dans un parc planté de sapins. Nous nous engageons dans une petite allée, quand, tout à coup, après quelques pas, nous tombons sur une maison d'habitation, quelque chose comme un pavillon de garde.

Heureusement il ne se trouve pas de chien pour donner l'éveil. Nous nous écartons vivement, mais, après quelques pas, nous sommes arrêtés par la même clôture, toujours très haute. Nous la suivons pour tâcher de trouver un trou ou une issue quelconque, mais nous n'en trouvons aucune; nous nous décidons alors à l'escalader. Je grimpe le premier le long d'un poteau de soutien et, avec mes pinces, je coupe deux rangées de fil de fer barbelé et je saute de l'autre cote.

Le terrain devient plus boisé et le temps se fait de plus en plus sombre, aussi la marche est-elle de plus en plus difficile. Elle l'est encore davantage parce que nous ne pouvons pas employer la boussole, ne voulant pas l'éclairer en des lieux si proches de la frontière, situés peut-être sur la frontière même. Nous y regardons quand même de temps en temps, avec d'infinies précautions, en nous cachant dans un fossé et en dissimulant la lumière dans le fond d'un chapeau. Ne trouvant pas de passage aux environs, nous sommes obligés de traverser plusieurs petits bois, sortes de taillis fourrés et pleins de ronces et d'épines, ce qui est excessivement dur par une obscurité pareille. Nous nous tenons les uns à la suite des autres pour ne pas nous perdre. Nos habits sont déchirés et en haillons, notre figure dans un état épouvantable. Nos mains sont pleines d'épines. Nous ne trouvons que très peu notre souffrance, tellement nous sommes dans un état de fièvre et de surexcitation.

Tout à coup, en traversant un petit taillis, Ravailhe, qui s'était écarté quelque peu de Michel et de moi, pousse un cri. Nous nous précipitons.

Il était tombé dans un trou d'au moins deux mètres de profondeur. Nous l'aidons à se retirer; par bonheur, il n'a aucun mal; mais quelle peur!

Un moment de terreur

Un moment après, nous longions un champ de semailles, quand tout à coup, brusquement, à un regard que je donne instinctivement du côté du champ, la silhouette d'un homme m'apparaît à quelques mètres. J'ai un brusque sursaut et un frisson me court dans le dos.

Un instant, rapide comme l'éclair, j'ai cru que c'était une sentinelle; nous sommes très près de la frontière. Mais vite je me ressaisis.

Je regarde... C'est un simple mannequin!... un épouvantail à oiseaux!... mais si bien imité!... si bien placé pour nous faire peur!

—Eh bien! mon vieux, dis-je en me retournant vers mes camarades, j'en ai eu une de ces frousses!...

— Et moi aussi, dit Ravailhe.

— Et moi donc!, ajouta Michel.

Mais nous n'avons pas le temps de nous arrêter à causer de notre peur; ce n'est guère le moment! Nous continuons à marcher toujours à vive allure. Cette nuit-là, nous ne nous arrêtons pas une minute, ni pour faire la pause, ni pour casser la croûte.

La proximité de la frontière nous donne une telle fièvre que nous ne songeons à rien d'autre chose qu'à la franchir.

En Hollande?

En consultant notre carte, nous avions remarqué, tout près de là, une petite ligne de chemin de fer d'intérêt local qui longeait la frontière et s'enfonçait en territoire hollandais vers le nord. Nous pensions la retrouver. Environ deux heures après la rencontre du bonhomme de paille, après avoir traversé un nombre considérable de haies, de fossés, de clôtures de fils de fer barbelés, voici que nous l'apercevons devant nous. A cette vue nous sentons notre cœur battre violemment, en même temps que nous poussons tous les trois une exclamation de surprise et de joie: « La Hollande! »

L'ami Michel, qui en est le plus convaincu, crie « Vive la France! »

Moi aussi, j'ai bien envie d'en faire autant, mais je suis retenu par je ne sais quelle crainte. J'ai peur que nous ne nous soyons trompés de route.

Aussi, tout de suite, j'interromps la joie de mon bon ami Michel: « Ne crie pas trop fort, lui dis-je, car malheureusement notre sortie d'Allemagne n'est pas certaine encore. Soyons prudents. » Ma douche le refroidit tout de suite et il me dit: « Tu as raison, attendons. » Nous nous concertons quelques instants à voix basse et nous décidons de suivre la ligne de chemin de fer, à tout hasard, à droite.

En Hollande ou en Allemagne?

Le jour commence à se lever; notre montre dit quatre heures et demie du matin et notre boussole nous donne grande satisfaction en nous indiquant que la ligne que nous touchons a bien la direction indiquée sur notre carte, direction nord, légèrement nord-ouest. Cette constatation nous rassure. D'autres menus indices nous con- firment encore de plus en plus dans cet espoir. D'abord, les traverses de la voie sont en bois au lieu d'être en fer, comme sur toutes les voies que nous avons vues en voyageant en Allemagne. A un passage à niveau, les plaques avertissant les passants du danger ne sont pas écrites dans la même langue. Nous croyons que c'est du flamand.

Tout près de ce passage à niveau, nous arrivons à l'entrée d'un village qui est pavé, mais d'une façon nouvelle. Les pavés ne sont plus disposés en cercle, ce sont de gros pavés carrés placés à la file.

A cette vue, nous nous disons: « Ça y est, il n'y a pas de doute, nous sommes bien en Hollande. » Nous en sommes si certains que nous ne prenons plus guère de précautions. Nous nous engageons dans le village, gaillardement, au beau milieu de la route, sans songer à éviter de faire du bruit.

Une déception terrifiante

Au milieu du village, une grande pancarte s'élève sur le bord de la route comme dans tous les villages allemands. Nous nous en approchons pour lire. Hélas! nous voyons écrit en grosses lettres, en langue allemande: « Wessec, région de Münster, canton de Coesfeld. »

A cette lecture, un frisson nous court dans le dos. Nous sommes encore en Allemagne! Nous sommes en danger d'être découverts, car il est six heures du matin et dans plusieurs maisons, tout près de nous, les gens se lèvent. Le moment est critique. Il n'y a qu'un seul parti à prendre: sortir du village et trouver un refuge pour nous cacher le plus vite possible.

A peine avons-nous fait quelques pas qu'un homme sort de sa maison juste à notre passage. Nous continuons à marcher rapidement. Nous sortons du village. Environ trois cents mètres plus loin, voyant un petit chemin de traverse à gauche, nous nous y engageons; mais, pour comble de déveine, il nous conduit à deux cents mètres de là devant une ferme. A travers les fenêtres, nous voyons les gens qui sont levés et qui marchent dans la maison. Par bonheur personne ne sort à notre passage. A trois cents mètres plus loin, ne trouvant rien de mieux, nous décidons de rester dans un fouillis de broussailles en forme de triangle, composé d'épines et de jeunes frênes, situé entre une prairie, un champ de terre labourable et le chemin. Nous nous y dissimulons de notre mieux, nous enfonçant dans un fossé.

Voici la frontière!

Aussitôt cachés, nous regardons notre carte pour savoir où nous nous trouvons exactement. Le nom du village, « Wessec », nous guide; en effet, nous le trouvons tout près de la frontière hollandaise. Nous mesurons le plus rigoureusement que nous le pouvons, avec l'échelle de notre carte, la distance qui nous en sépare. Nous l'évaluons à environ quatre kilomètres. Cette fois-ci, il n'y a plus aucun doute, la frontière est bien là, tout près, à quelques kilomètres seulement. Nous en avons la certitude, car tout concorde avec notre carte, le nom du village, la ligne de chemin de fer, la direction qu'elle suit.

La journée se passe sans incident, quoique nous ne soyons pas tranquilles. En effet, nous sommes mal cachés, à proximité d'une ferme et sur le bord d'un chemin. Nous apercevons des gens aller et venir. Des enfants gardent leurs bestiaux dans la prairie à côté; mais ils ne s'approchent pas de nous.

Il fait une journée magnifique. Peut-être est-ce pour nous tous ou pour quelqu'un d'entre nous le dernier jour; car c'est ce soir, la nuit prochaine, qu'il nous faudra tenter de franchir le fameux passage.

Allons-nous enfin atteindre le but que nous poursuivons depuis quatorze nuits, jouir du suprême bonheur de la délivrance pour lequel nous avons tant souffert? Hélas! il y a tant de déceptions, tant de désespérances à l'entrée de ce paradis qu'est le séjour de la liberté, que nous osons à peine y songer!

..

Chapitre XVI

Le Passage de la Frontière

Quatorzième et dernière nuit de marche, 25-26 septembre

Cette fois, nous nous savons près du but; nous avons la certitude absolue d'être à quatre kilomètres de la frontière hollandaise. C'est donc cette nuit que va se jouer le grand coup.

Toute la journée, nous ne faisons qu'en parler. Une grande émotion nous étreint.

Allons-nous franchir la terrible barrière et reconquérir notre liberté?

Le bonheur de réussir nous apparaît tellement grand que nous n'osons pas y croire.

Mais ce n'est pas le moment de se laisser abattre; nous avons besoin de toutes nos forces et de toute notre présence d'esprit.

Notre plan de route

D'abord, nous fixons notre plan de route. Nous sommes au centre d'un V formé à droite par une route et à gauche par une ligne de chemin de fer d'intérêt local, la ligne même qui fut cause le matin de notre grande joie et de notre grosse déception. La frontière coupe la pointe de ce V à environ un kilomètre du point d'intersection qui se trouve en territoire hollandais. La largeur de la ligne frontière entre ces deux limites est aussi d'environ un kilomètre.

Nous décidons de passer au milieu; en cas de nuit noire, nous pourrons ainsi nous diriger facilement sans boussole, donc sans lumière.

Nous ignorons totalement les obstacles qu'il peut y avoir à la frontière et la manière dont elle est gardée. Nous avons entendu au camp des prisonniers les dires les plus divers. On nous a parlé d'un cordon de sentinelles placées de cent mètres en cent mètres, de clôtures barbelées, de fossés, même de fils électriques à haute tension. Bref, tout ce qui nous a été dit n'est pas pour nous rassurer. Mais nous ne savons absolument rien de sûr.

Nos dernières préoccupations

Le jour commence à baisser; nous sortons de faire notre dernier repas sur la terre allemande avec quelques biscuits, les derniers qui nous restent, trempés dans un peu de lait condensé.

Nous abordons une question capitale: que ferons-nous si une sentinelle ou une patrouille tombe sur nous et tente de nous arrêter?

La question est grave... C'est notre vie qui est en jeu... Nous savons que les Allemands n'hésiteront pas à tirer sur nous...

Mes deux camarades restent perplexes!... Se faire tuer dans les conditions présentes, sur cette terre ennemie et si loin des siens, qui, peut-être, ne le sauront jamais!...

Nous songeons à toutes les souffrances que nous avons endurées pendant ces quatorze jours et ces quatorze nuits pour arriver jusque-là...

Nous considérons notre état lamentable. Nous ne ressemblons plus à des êtres humains. Les mauvais effets volés aux Allemands ne sont plus que des guenilles, des loques sans nom, que nous avons été obligés, en maints endroits, de raccommoder ou plutôt d'attacher avec des bouts de ficelle. Nos figures, nos mains sont couvertes de cicatrices, d'éraflures faites en traversant les fourrés et les haies garnis de ronces et d'épines.

Non, décidément, nous avons trop souffert pour nous faire reprendre maintenant que nous touchons au but!

Dernières dispositions

Pour moi, mon parti est pris irrévocablement: je passerai ou je me ferai tuer. J'en fais part à mes deux camarades qui se rallient presque immédiatement à ma décision.

Nous envisageons toutes les éventualités. Si nous tombons sur une sentinelle sans pouvoir l'éviter, nous l'assommons avant qu'elle ait le temps de nous mettre en joue!

Si nous sommes mis en joue avant d'avoir pu prévenir ce geste, nous nous sauvons à toute vitesse, au risque d'attraper une balle.

Dans un bouquet de frênes voisin de nous, nous nous coupons de solides gourdins de la grosseur du poignet et de plus d'un mètre de longueur.

Nous fixons l'heure du départ à minuit. Nous comptons deux heures pour atteindre la frontière. Deux kilomètres à l'heure, c'est peu; mais il nous faut marcher si prudemment! Nous espérons qu'à cette heure très matinale la surveillance des gardes-frontière se sera un peu relâchée.

Minuit! En route!

Enfin, il est minuit!

L'attente nous a paru bien longue depuis qu'il fait noir! Chacun de nous rassemble tout son courage. Dernières recommandations!... En route!

Il fait un clair de lune magnifique, plus que nous ne l'aurions voulu, car nous sommes plus visibles. Mais, d'un autre côté, avec l'étoile polaire nous sommes sûrs de ne pas nous écarter de la direction à suivre. Nous marchons à la file indienne. Je prends la tête, bien résolu à aller toujours en avant, convaincu que la meilleure chance reviendra au plus audacieux.

Dans un labyrinthe inextricable

Nous marchons d'abord assez rapidement sur un terrain plat, parmi des prairies très morcelées, clôturées de haies de fils de fer barbelés. Plus nous avançons, plus les haies et les clôtures vont en s'épaississant, à tel point que notre progression revient excessivement pénible. Ces haies, très rapprochées, toutes d'aubépines et de saules, sont renforcées d'un fossé de 0 m. 60 environ de chaque côté, rempli d'eau, et, au milieu de la haie, de plusieurs rangées de fils barbelés. Heureusement, avec nos pinces, nous pouvons les couper.

Il faut passer à tout prix la frontière avant le jour. Nous nous piquons, nous nous déchirons, mais nous n'y prêtons guère attention, et nous ne sentons rien tellement nos nerfs sont tendus. A plusieurs reprises, nous tombons dans les fossés bordant les haies.

Enfin, après une heure environ, nous sortons de ce labyrinthe inextricable, les vêtements en loques et couverts de sang. Devant nous le terrain, toujours plat, nous paraît à première vue dépourvu d'obstacles; il est nu et inculte.

Nous reprenons confiance, mais, hélas! pas pour longtemps. Nous avançons de quarante ou cinquante mètres. Que voyons-nous? Un fossé large de cinq à six mètres, profond de deux mètres, rempli de ronces, de broussailles, de branches d'abatis et garni de fils barbelés. Avec des précautions infinies, nous réussissons à le traverser. Mais nous n'avons pas fini!

C'est au moins une dizaine de fossés analogues que nous avons à traverser! Comme il fait toujours clair de lune, nous pouvons bientôt constater que c'est enfin terminé. Quel soulagement!

Une grande prairie s'étend devant nous en bordure de la masse sombre d'un taillis. Jusque-là, nous n'avons rien vu d'anormal! Aucun bruit suspect! Nous traversons la prairie sans trop songer que notre marche debout, en terrain découvert, devient dangereuse et imprudente si près de la frontière.

Nous arrivons au bois, jeune taillis de huit à dix ans, qui nous paraît très serré et très épais. Nous le longeons à gauche, de crainte de nous égarer dans l'obscurité en le traversant. Le clair de lune nous fait apercevoir à cent mètres plus loin un endroit plus clairsemé et de peu d'épaisseur. Sans dire un mot (nous n'avons pas prononcé dix paroles à voix basse depuis notre départ de ce soir), nous nous y engageons. Malgré toutes nos précautions, nous ne pouvons nous empêcher de faire un peu de bruit: des branches sèches craquent par moments sous nos pas. Au bout de vingt à trente mètres, nous arrivons à la lisière.

Le danger imminent

Avant de sortir complètement de ce taillis, nous examinons le terrain en face. Tout de suite nous sommes frappés par la vue d'une lumière. Une prairie assez vaste s'étend devant nous et cette lumière nous apparaît à quelque deux cents mètres environ, au fond de la prairie, bien en face de nous, et dans la ligne de direction à suivre.

A ce moment-là le danger nous apparaît; nous le pressentons imminent. Toujours à couvert des bois, nous discutons. Nous regardons d'abord nos montres. Il est deux heures moins dix. Nous estimons que nous devons être tout près de la frontière. Nous examinons bien la lumière qui paraît immobile devant nous et nous nous rendons compte que c'est une fenêtre de maison éclairée. Tout de suite, vu l'heure avancée de la nuit, nous concluons que nous devons nous trouver en présence d'un poste de garde de la frontière. « Mon pauvre Charrier, dit Michel tout bas à mon oreille, c'est le moment ou jamais de prier la bonne Providence de venir à notre aide et de faire que ça tourne bien pour nous! »

Le moment décisif

Que faire? Je sens le moment décisif arrivé; mais je suis dans un tel état de surexcitation que je ne m'arrête pas une seconde à une pensée de défiance. Je fais appel à tout mon sang-froid. Malgré tout et plus que jamais je suis décidé à passer ou à me faire tuer. Mais je n'en dis rien. Comme moi, mes deux camarades gardent pour eux leurs impressions.

Nous décidons d'obliquer à gauche, le long de la lisière du bois, afin d'éviter ce que nous supposons être un corps de garde. Nous allons rampant à plat ventre.

A peine avons-nous fait quelques mètres le long du bois que la lumière de la maison s'éteint brusquement. Sans nous arrêter à en discuter la cause, nous poursuivons notre marche difficile.

Au bout de cent mètres de cette marche extrêmement fatigante, nous décidons de traverser la prairie à l'endroit où elle nous paraît le plus rétrécie. Nous quittons donc la lisière du bois. Comme nous sommes en plein dans la lumière de la lune, nous redoublons de précautions; cinquante mètres encore de la même marche, et nous voilà le long d'une grosse haie d'aubépines taillées, ce qui nous semble au premier abord étrange. Pour ma part, j'ai tellement hâte d'en finir que je ne m'y arrête pas.

Un petit sentier s'amorce tout près perpendiculairement, toujours très resserré entre deux grosses haies d'aubépines taillées et assez hautes pour que nous puissions marcher debout toujours. Sur un simple signe fait à mes camarades qui m'approuvent du geste, je m'y engage résolument; par un geste de la main, je leur recommande une marche très silencieuse, chose facile d'ailleurs: les bords du sentier étant tapissés d'une bonne couche de gazon. Nous avançons sans faire le moindre bruit. Je ne m'occupe plus de mes deux camarades, qui sont derrière moi. Quelque chose me fait pressentir qu'on doit nous guetter; mes yeux, mes oreilles, tous mes sens sont tendus à l'extrême. Je serre nerveusement, à le rompre, mon gourdin.

Nous pouvons avoir fait environ trente ou quarante mètres, quand, après un petit coude, je vois une coupure dans le sentier. Un chemin, une petite route, le traverse. Je continue à avancer. J'arrive au coin de la haie à gauche, juste pour déboucher du sentier. Mon corps rase la haie qui s'arrête à angle vif. J'avance la tête pour scruter le chemin sur ma gauche. Au même moment, j'entrevois un éclair d'acier et j'entends un « Halte! Wer-da » énergique! Une décharge électrique me secoue tout entier. Je bondis en avant. La flamme d'un coup de fusil m'éclaire le visage. Je ne ressens rien: pas touché. Je suis déjà sur le côté opposé du chemin, dans l'ombre, heureusement, des grands arbres qui le bordent. Instinctivement, je m'écarte du côté opposé à mon agresseur. Je m'élance de toute la force de mes jambes galvanisées le long de la haie à droite. Un second coup de feu retentit à cinq ou six mètres, puis c'est une fusillade continue! J'entends les balles siffler tout près. Après trente mètres de course folle, sous les balles, j'aperçois une trouée dans la haie à gauche, dans la direction de la Hollande. Je m'y élance. Je cours toujours à toute vitesse. Les coups de feu se ralentissent, puis cessent.

Mais j'entends le pas de quelqu'un qui me talonne et de très près.

J'ai l'impression que c'est un Boche qui me poursuit. Je force tant que je peux, mais impossible de le distancer. Je sens même qu'il gagne du terrain. De plus en plus, il se rapproche de moi. Je fais sauter mon sac de dessus mes épaules. Il me gêne. Peine perdue, celui qui me poursuit se rapproche toujours. Voyant qu'il va me rejoindre, je me décide à l'assommer. J'ai toujours mon gourdin; l'homme n'est plus qu'à deux mètres de moi, je le sens. Je m'arrête brusquement et fais un écart de côté. Emporté par son élan, il passe près de moi. Mon gourdin est déjà levé... mais je reconnais Ravailhe; mon bras s'arrête à temps. Sans nous dire un mot, sans nous arrêter, nous continuons notre course folle. Presque aussitôt nous arrivons à un petit bois. Nous nous y enfonçons de quelques mètres et nous le traversons. Nous tombons alors sur une petite ligne de chemin de fer en contre-bas. Nous sommes en Hollande!!! Nous en avons la certitude. C'est la ligne portée sur notre carte. Mais nous sommes encore trop près pour nous arrêter. Nous continuons à marcher nord- ouest, nous suivons un chemin ombragé de grands arbres. A cent mètres plus loin, nous arrivons brusquement devant un bâtiment faiblement éclairé. Ce doit être un corps de garde. Nous n'apercevons personne, nous passons. Nous avançons encore pendant deux ou trois cents mètres et enfin nous nous arrêtons...

Qu'est devenu Michel?

Mais qu'est devenu Michel? C'est la première question que mon camarade et moi nous nous posons. A-t-il été atteint? Nous nous le demandons avec anxiété. Nous songeons avec peine qu'il est peut-être mort ou gravement blessé...

Nous espérons cependant qu'il a pu prendre une direction autre que la nôtre. Nous songeons à l'appeler, mais nous craignons de nous faire reprendre, car nous savons que des camarades évadés ont été repris, même en territoire neutre, la nuit, par les Allemands. Nous ne faisons aucun bruit et nous avançons encore de façon à être plus en sûreté.

Nous sommes exténués; nous nous reposons, mais très peu de temps, et nous reprenons notre marche. Nous allons, plus lentement, par des chemins de terre, des allées herbeuses, des pâturages, un terrain toujours très plat, mais, contrairement à celui que nous venions de traverser, dépourvu d'obstacles.

Où sommes-nous?

Ravailhe n'est pas encore trop rassuré sur notre sort. N'ayant guère de notions de la carte, il ne s'y fie pas. Je fais cependant tout ce que je peux pour le rassurer; il est d'avis d'avancer toujours plus loin. Nous continuons d'avancer, mais tout doucement, car nous nous sentons d'une lassitude extrême.

Au petit jour, nous suivons une route et nous arrivons à l'entrée d'une agglomération qui nous paraît peu importante. Il fait presque clair; nous passons devant une pauvre petite église de village... Nous cherchons une pancarte pour connaître le nom de la localité, mais nous ne voyons rien. Je finis cependant, ayant la quasi-certitude d'avoir passé la frontière, par décider Ravailhe à nous faire connaître.

Nous nous faisons connaître

Comme nous ne voyons de lumière encore nulle part dans les maisons, nous nous asseyons sur un banc de pierre, près de l'église, en attendant de voir quelqu'un. Au bout d'un moment, nous apercevons un bon vieux qui vient en roulant une brouette. Ce doit être un journalier qui s'en va à son travail. Nous nous avançons vers lui. Il a bonne physionomie. Il paraît un peu interloqué en nous apercevant en si piteux état! Je l'interpelle en français en lui demandant: « Nous sommes bien en Hollande ici? » Mais je vois qu'il ne comprend pas. L'idée me vient de lui poser la même question en allemand. Tout aussitôt il me répond: « la! la!» Ravailhe le lui fait répéter plusieurs fois; malgré cela, il ne s'y fie encore pas trop. Cependant le bonhomme semble sincère. Toujours en allemand, je lui explique que nous sommes des prisonniers de guerre français échappés d'Allemagne.

Aussitôt il nous montre son contentement et nous fait signe de le suivre. Il nous emmène chez lui, tout près. Sa petite maison est d'un aspect pauvre mais très propre. Nous entrons dans la cuisine et nous nous asseyons pendant que notre hôte passe dans la pièce contiguë prévenir sa bonne femme. Celle-ci aussitôt se lève et s'habille. C'est une toute petite vieille, qui fait preuve tout de suite envers nous de beaucoup de bonté et de charité. Elle allume son poêle flamand et nous prépare un grand bol de lait chaud sucré avec de la crème. Nous savourons ces bonnes choses qui sont suivies de tout un déjeuner: tartines beurrées, chocolat, etc.

ernière frayeur

Pendant ce temps, son mari est sorti. Un petit quart d'heure après la porte s'ouvre, et derrière notre homme nous voyons entrer un soldat en armes, fusil sur l'épaule.

Un instant je suis rempli de frayeur. N'est-ce point un soldat allemand? Ne sommes- nous point trahis?

Mais le soldat comprend et s'empresse de nous rassurer. Il parle parfaitement le français, sans accent: « Soyez tranquilles, nous dit-il, vous êtes bien sortis d'Allemagne. »

Nous respirons enfin et nous sentons au cœur une joie immense.

« Vous êtes bien soldats français? » nous demande-t-il encore.

— Oui, nous sommes des prisonniers français évadés de Marsberg, en Westphalie.

— Donnez-moi vos papiers.

Nous lui faisons voir nos plaques d'identité, des cartes, des lettres reçues de nos parents en captivité et gardées dans nos poches.

Il ajoute: « Maintenant, vous n'avez plus rien à craindre. On va vous conduire à Rotterdam, à votre consul, qui s'occupera de vous; mais d'abord, il faut que je vous mène à mon chef de compagnie, à Aalten, petite ville qui se trouve à quatre kilomètres d'ici. Restaurez-vous bien, prenez votre temps, reposez-vous, et quand vous serez prêts, nous partirons. Nous marcherons tout doucement, car je vois que vous êtes très fatigués et nous avons le temps. »

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Chapitre XVII

Notre Retour en France

La bonne vieille nous sert toujours à manger. Je vois encore son insistance pour nous faire prendre de tous les plats et pour y retourner.

Séjour à Aalten

Le petit déjeuner terminé, nous nous mettons en route avec notre nouveau compagnon. Les quatre kilomètres ne nous paraissent pas longs: nous sommes tellement heureux et notre guide est si aimable! Il ne cesse de nous parler tout le long du chemin. Vers neuf heures, nous arrivons à la petite ville de Aalten. Elle nous paraît très coquette.

Le capitaine commandant la compagnie des troupes hollandaises mobilisées sur la frontière avait établi son quartier général dans un hôtel. Nous lui sommes présentés; il nous fait un accueil chaleureux et nous félicite. Il donne des ordres à l'hôtelier pour qu'on nous donne tout ce dont nous pouvons avoir besoin. « Pour les effets, nous dit-il, nous n'avons pas d'ordres pour vous en donner, mais nous allons rafistoler un peu les vôtres. Quant au boire et au manger, votre consul vous accorde tout ce qui vous fera plaisir; aussi ne vous gênez pas. Vous allez passer le reste de la journée et la nuit ici et dès demain matin nous vous dirigerons vers votre consul, en vous faisant prendre le train pour Rotterdam. »

Décrire notre bonheur pendant cette journée est impossible. Elle peut compter parmi une des plus belles de notre vie.

La population nous fait un accueil charmant. Toute la soirée des gens viennent nous voir, qui nous paient un verre, nous donnent la pièce et nous demandent mille détails sur notre évasion.

Michel Doche est sauvé

Les journaux locaux parlent de notre passage à la frontière. Ils disent que sur les deux heures du matin, trois prisonniers de guerre français ont réussi à passer la frontière au nez d'une patrouille allemande, qui les a ratés presque à bout portant. Dispersés au moment de la fusillade, deux sont arrivés à Bredevoord et le troisième à Winterswik. Tout de suite nous voyons que notre camarade Michel est sain et sauf. Nous sommes heureux.

Une bonne douche, un passage chez le coiffeur, — nous avions une barbe de trois semaines — nous font du bien.

La nuit nous dormons peu. Voilà bien deux ans que nous ne nous étions guère déshabillés et que nous n'avions pas couché dans un lit. Notre sommeil est rempli de cauchemars. Il nous semble toujours voir les Boches venir nous arrêter.

Le lendemain matin, nous prenons le train pour Rotterdam. A la première station, qui voyons-nous sur le quai? Notre ami Michel.

Récit de Michel

Il monte avec nous. On se serre la main! On s'embrasse! Quelle joie de nous retrouver tous!

— Et vous n'êtes pas blessés, nous dit ce brave Michel d'un air tout étonné!

— Et toi, comment n'es-tu pas mort? répliquons-nous. Allons, raconte-nous vite ton histoire. Comment as-tu fait pour te sauver?

— Eh bien voici! Quand je vous ai vus attaqués à coups de fusils tirés presque à bout portant, et venant de plusieurs directions à la fois, je me suis dit: non, jamais je ne réussirai à passer! Mieux vaut me cacher! Et je me suis jeté dans le buisson.

De ma cachette, j'ai aperçu les Boches courir après vous en tirant.

— Pendant qu'ils vous poursuivaient, je suis sorti de mon abri; j'ai contourné la maison des gardes et je suis allé me cacher derrière un tas de bois, à cent mètres environ sur la gauche. Je n'ai pas pu aller plus loin. Quelque chose me clouait sur place! Je voulais absolument savoir si vous étiez pris, blessés ou sauvés. Songez qu'ils étaient quatre à courir après vous et point fatigués du tout!

— Au bout d'un moment, je les ai vus revenir seuls, agités, causant fort! Ah! tant mieux, me suis-je dit, les camarades ne sont pas repris! Ils sont donc sauvés! A peine entrés dans la maison, les gardes en sont sortis avec de grosses lanternes à la main et ils se sont mis à fouiller les buissons d'alentour...

— C'était le moment de détaler... Je m'engage alors dans les champs sur la gauche et au bout de quelques minutes je rencontre la petite ligne de chemin de fer que nous avions repérée ensemble. Je la suis sur la droite, sachant que cette direction me conduirait sûrement en Hollande. En effet, au bout de peu de temps, j'arrive à Winterswik.

— La première personne que je rencontre en arrivant me conduit sans hésitation dans un hôtel de la localité. Quelle n'est pas ma surprise de voir venir à ma rencontre une dame qui me parle en français et m'accueille avec la plus grande affabilité! C'est la patronne de l'hôtel, une Française, bien connue dans le pays pour son dévouement à l'égard des soldats français évadés. A peine entré, je vois deux hommes se diriger vers moi. Ils me ressemblent fort par leur accoutrement. Ce sont deux soldats français, évadés comme nous, qui ont franchi la frontière cette même nuit. L'un d'eux est le fils du général Pajot, commandant la place de Maubeuge au moment de l'invasion.

— Vous devinez si j'ai été bien accueilli et si l'on s'est réjoui! Le soir, la maîtresse de l'hôtel s'est mise au piano et nous avons chanté longuement des chansons de France!

Ah! le beau voyage de deux jours que nous fîmes à travers la Hollande, le long du Zuyderzee!

A Rotterdam

Nous arrivons à Rotterdam vers trois heures de l'après-midi. Deux inspecteurs en civil nous attendent et nous accompagnent à travers la ville. En plein centre, sur la place de la Bourse, incident: la foule reconnaît en nous des évadés: attroupement, bousculade. Un civil (un espion allemand sans doute) essaie d'entraîner l'un de nous. Mais un inspecteur le ceinture vivement et le remet à deux policemen en uniforme.

Un inspecteur arrête un tramway et nous y fait monter pour nous soustraire à la foule. On nous conduit au poste de police du port où nous sommes interrogés sur ce qui se passe en Allemagne. Puis, à notre Consulat, c'est le consul lui-même qui nous reçoit en bon père de famille. Il nous emmène déjeuner dans un restaurant chic. Là encore, à notre vue, brouhaha! Nous devons nous mettre à déjeuner à part.

La soirée, nous sommes complètement habillés de neuf, photographiés et conduits à notre hôtel, où nous devons rester quinze jours.

Il y avait à cela une raison. Il nous fallait trouver un bateau sûr pour traverser la mer du Nord. Peu de jours avant, en effet, soixante évadés, vingt Français, quarante Russes, embarqués sur un vaisseau hollandais, avaient été dénoncés par un espion et capturés par deux torpilleurs allemands, puis réintégrés dans leurs anciens camps, en Allemagne.

Ce séjour à Rotterdam fut pour nous un enchantement. Le Consulat nous gratinait chaque jour d'un florin avec lequel nous pouvions faire les « garçons ». Un jour, cependant, où Ravailhe et moi nous visitions les docks, nous fûmes pris pour des espions et emmenés entre deux policiers au commissariat du port. Avisé, le consul nous fit remettre en liberté, et, le lendemain, pour nous dédommager, il nous donna la faculté d'aller à La Haye pour y visiter, quelle ironie! le palais de la paix.

Le jour et l'heure de notre départ furent tenus secrets, par crainte des espions.

La traversée de la mer du Nord

Un soir, sur les neuf heures, le secrétaire du consul vient nous trouver et nous dit à voix basse: « Préparez-vous, vous allez partir. » En cinq minutes nous sommes prêts. Nous le suivons sans dire mot. A la sortie de l'hôtel, nous nous trouvons cinq: Doche, Ravailhe et moi et deux autres Français qui ont franchi la frontière comme nous. La nuit est noire; nous distinguons cependant le parc zoologique, que nous traversons, et, à la sortie, les quais du port. Un gros cargo est en chargement de caisses de fromages et de margarine. Nous traversons la planche jetée entre le quai et le cargo, et, à la suite d'un guide, nous nous engageons dans nos cabines. Le consul nous y rejoint, nous fait la recommandation de ne pas en sortir et nous souhaite bon voyage. Je me couche et je m'endors. Au petit jour, je suis réveillé par le battement des pistons des machines et je regarde les environs par le hublot. Nous sommes en route, mais encore sur la rivière. Je monte sur le pont, et le large au loin apparaît. Le temps est mauvais. Une pluie fine s'abat, le vent passe sec et rude, n'importe, je reste sur le pont, humant à pleins poumons l'air de la délivrance.

Bientôt, à l'embouchure, la mer est plus houleuse et le bateau danse furieusement. Nous voilà en pleine mer. Mais, nouvelle émotion: deux navires de guerre fondent sur nous à toute vitesse. Ils se rapprochent, à leurs signaux nous reconnaissons heureusement deux torpilleurs anglais. Ils ont la mission de nous faire escorte, ce qu'ils accomplissent en faisant de grands cercles autour de nous. Malgré la grosse mer, ils se faufilent à travers les lames, bondissent sur leurs crêtes, lancés comme des bolides.

Le temps se gâte de plus en plus; la mer est très grosse. C'est une véritable tempête. Les vagues balaient le pont, le cargo se cabre, la coque gémit; impossible de rester au dehors. Cependant la traversée s'opère sans incident, et sur les trois heures du soir nous sommes en vue des côtes anglaises, à l'embouchure de la Tamise,en face de Warthmouth. Il y a là de nombreux navires au mouillage. Notre cargo se place parmi eux et y stationne la nuit.

A Hull

Le lendemain, de bonne heure, il se remet en route, longeant les côtes anglaises. Il s'arrête au port de Hull, dans la soirée, à quatre heures.

Un inspecteur de la sûreté anglaise arrive à bord. Il nous interroge longuement sur notre séjour en Allemagne, sur ce que nous savons de l'état d'esprit de nos ennemis et nous conduit au commissariat du port, puis à notre hôtel. Le lendemain, il revient nous trouver et nous fait visiter la ville, où nous voyons les ravages causés par les Zeppelins sur plusieurs grands immeubles.

A Londres

Le jour suivant nous partons pour Londres dans un rapide. Assis dans de confortables fauteuils de voitures Pullmann, nous admirons les paysages variés de l'Angleterre, nouveaux pour nous. Vers deux heures de l'après-midi, nous roulons dans l'immense banlieue de Londres et nous descendons du train dans la grande gare Victoria.

Aussitôt nous sommes conduits à l'ambassade de France; là on nous questionne très abondamment sur tout ce que nous savons de l'Allemagne, mais nulle félicitation, des questions sèches, presque sévères, et pour comble, ensuite, on nous installe dans un hôtel mal tenu et presque infect...

A Folkestone

La matinée suivante nous visitons la capitale de l'Angleterre.

Le soir du même jour nous gagnons par chemin de fer Folkestone, port d'embarquement pour la France. Nous y sommes à sept heures du soir. Là on nous emmène au Quartier Général, où des employés nous invitent gentiment chez eux. Nous y dînons et nous y logeons comme si nous avions été en famille.

Vive la France!

Le lendemain, de bonne heure, nous grimpons sur les falaises. Le temps est clair. On entrevoit le ciel de France. Avec quelle émotion nous saluons les côtes françaises. Ah! revoir sa patrie, après ces longs jours d'exil, quelle joie! Le cœur bat fort, si fort que l'on entend ses battements! Et c'est en balbutiant qu'un cri, à moitié étouffé par les sanglots d'émotion, s'échappe de nos poitrines: « Vive la France!... »

A dix heures nous prenons le paquebot. Une foule de gens le remplissent, parmi lesquels beaucoup de soldats. On nous entoure, on nous questionne, on nous félicite. Mais la traversée est rapide.

Nous voilà au port de Boulogne. Enfin nous mettons le pied sur la terre française. Alors encore, quelle émotion dans l'âme!... Quelle joie au cœur! Quel moment d'ivresse, inoubliable dans ma vie!...

En ce même moment, je sens monter du fond de mon cœur les sentiments d'une vive reconnaissance envers la bonne Providence et la Sainte Vierge Marie, qui nous ont si admirablement protégés durant la grande aventure qui touche à sa fin, à l'instant où nous touchons si heureusement le sol de la patrie. Dieu soit béni! Merci mon Dieu!

Notre arrivée ayant été signalée, plusieurs Français nous attendent au quai de débarquement. Ils nous tendent les mains, nous prennent dans leurs bras, nous serrent sur leur poitrine comme si nous étions leurs frères. Bien mieux, ils ne nous quittent pas.

Ils nous emmènent au Grand Quartier Général, nous présentent au commandant, qui nous félicite et nous remet nos ordres de route pour nos dépôts respectifs.

Puis nos admirateurs, les sous-officiers du Quartier Général, veulent à toute force nous inviter à déjeuner. Le déjeuner fut ce qu'on pense, copieux, arrosé du bon vin de France, égayé de chansons du pays. Il se prolongea jusqu'à huit heures du soir, heure de notre départ pour Paris.

En chemin de fer, nous longeons le front où crépite la fusillade, où tonne le canon. N'importe, nous sommes contents. Le voyage est long à cause des nombreux stationnements où descendent des soldats anglais.

Nous arrivons à la gare du Nord au petit jour, et là, mes amis et mois, prenons ensemble le dernier déjeuner commun. Il fut triste, comme on pense, et plusieurs larmes coulèrent lorsqu'il nous fallut nous séparer.

Le soir, j'arrivai au dépôt d'Angers. Et le lendemain matin, j'étais présenté au colonel, qui me félicita chaudement. Il me donna d'abord quinze jours, puis trois mois de convalescence.

Il me fit diriger ensuite sur le Maroc, où je continuai à servir.

 

Épilogue

Les notes de M. Charrier se terminent avec le chapitre précédent. Mais plus d'un lecteur éprouvera sans doute le désir de savoir ce que sont devenus les trois héros du récit après leur retour en France. Ces lignes vont le dire brièvement.

On sait qu'il était interdit, pendant la grande guerre, aux soldats évadés ou rapatriés d'Allemagne, de retourner au front. C'est pourquoi nos évadés furent dirigés vers l'Afrique; Charrier sur le Maroc, Ravailhe et Doche sur la Tunisie.

Au Maroc, la situation était parfois dangereuse. En pays insoumis notamment, les travailleurs se voyaient perpétuellement inquiétés par les tribus marocaines, surexcitées par la propagande allemande. Les sapeurs français, employés souvent comme chefs d'équipe à l'aménagement des voies de communication, devaient travailler constamment en tenant l'outil d'une main et le fusil de l'autre.

Une fois en particulier, en janvier 1918, le groupe de Charrier, occupé à construire un pont de bois sur un torrent entre Fez et Taza, fut attaqué par quatre cents indigènes. Sans le courage des légionnaires préposés à la garde des travailleurs, sans leurs mitrailleuses, ceux-ci auraient été submergés par la masse des assaillants. Une fois de plus, notre sapeur échappa à la mort.

Enfin vinrent l'armistice et la démobilisation.

Nos trois évadés rentrèrent alors dans leur pays et, depuis, chacun y a fondé un foyer.

Ravailhe est retourné aux mines de Carmaux. Doche est revenu à ses montagnes. Il habite la jolie petite ville de Thônes, en Haute-Savoie. Avec sa femme et ses enfants, il a repris ses paisibles occupations de cultivateur.

Marcel Charrier a installé au chef-lieu même du département de la Vendée, à La Roche-sur-Yon, une importante entreprise de charpente et de menuiserie. A côté de sa vaste scierie, il a bâti un joli chalet où il habite avec sa famille.

Nos trois rudes soldats sont redevenus les plus pacifiques des citoyens.

Ils sont l'image de la France. La France aime la paix; mais quand on l'attaque, elle sait se redresser, redoutable, car elle n'a jamais perdu le sens de l'effort et du sacrifice.

Puisse la jeunesse d'aujourd'hui comprendre la forte leçon d'énergie, de patience et d'audace donnée par les trois évadés de Marsberg!

H. G.

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