le livre
'Journal d'un Bourgeois de Paris
Pendant la Guerre de 1914'
par Georges Ohnet 1914

La Capitale

 

Journal d'un Bourgeois de Paris Pendant la Guerre de 1914

30 novembre 1914

Nous sommes arrivés au cent dix-neuvième jour de la guerre et j'ai eu l'idée d'ouvrir le tiroir où j'avais serré les notes prises par moi, au jour le jour, sur les événements prodigieux qui se déroulaient autour de nous. Je les ai mises en ordre. Elles m'ont paru intéressantes parce qu'elles étaient sincères. Il s'y trouve de tout: des tableaux pittoresques, des analyses psychologiques, des récits tout simples d'incidents vécus, des racontars populaires, des appréciations émanant de personnages compétents, des critiques faites par le simple vulgaire. Enfin, toute la guerre, telle que nous l'avons subie, soufferte et telle que nous la mènerons jusqu'à la victoire finale, racontée par un homme qui n'avait aucun parti-pris, et qui n'aura été qu'un enregistreur de ce qu'il avait vu et entendu.

J'avais déjà assisté à la guerre de 1870. Mais alors j'étais un jeune garçon. Cette fois-ci, je suis trop vieux pour avoir pu défendre mon pays par les armes, mais je lui ai apporté tout ce que la confiance la plus solide dans ses destinées impérissables et l'espérance la plus ardente dans son triomphe pouvaient répandre autour de moi de force morale. Je me suis fait, pendant les longs mois de cette terrible campagne, professeur d'énergie, pour soutenir le courage des combattants, offrir du réconfort à ceux qui étaient frappés dans leurs affections, et ils furent nombreux, soigner les blessés dans les ambulances, et aider les malheureux à vivre, dans le désarroi de toute notre existence nationale.

Ce sont toutes ces choses, que je me propose de raconter, comme elles se sont passées sous mes yeux, comme j'ai entendu dire qu'elles s'étaient produites loin de moi, témoin passionné apportant ma contribution à l'histoire delà convulsion guerrière la plus formidable qui ait jamais secoué l'humanité depuis que la terre existe et qu'elle tourne.

Peut-être même, au cours de ces journées mémorables, où nous étions tenaillés par l'angoisse, ne nous sommes-nous pas tous rendu compte suffisamment de la grandeur inouïe du spectacle que les nations qui s'entrechoquaient avec fureur, d'un bout de l'Europe à l'autre, nous offraient. En lisant ces pages, sans doute, on sera frappé par le formidable effort qu'il nous a fallu faire pour ne pas être écrasés par la monstrueuse machine de guerre allemande. On verra comment à cet attentat prémédité, scientifiquement préparé par un peuple de brigands, la légère et frivole France répondit par une improvisation merveilleuse de tous les engins de défense, et, à force d'héroïsme, échappa à l'écrasement, que l'infatuation germanique lui prédisait.

Il y a donc quatre mois que la France, qui devait être écrasée, en quinze jours, par l'invincible armée allemande, non seulement lui tient tête, mais encore l'a reconduite, en la battant en toutes rencontres, des portes de Paris aux bords de la Marne, puis aux rives de l'Aisne, et enfin à la frontière du Nord. Il y a juste trois mois, nous étions, ma femme, mes enfants et moi, au bord de la mer, à Dieppe. Nous nous apprêtions à assister au tournoi de tennis annuel, préparé par le Président Lemercier. On nous annonçait l'arrivée de raquettes brillantes: Germot, le comte Salm, le champion anglais Dixon et la charmante Mlle Broquedis. Il faisait un temps agréable, ni trop chaud, ni trop froid. Et le golf sur la falaise, avec l'admirable panorama de Pourville-Varangeville offrait ses tapis verts aux joueurs de tous les pays.

Brusquement une petite note dans les journaux amène l'inquiétude: un ultimatum a été adressé par l'Allemagne à la Russie. Puis le nuage qui pointait à l'horizon, s'étend, noircit, s'emplit d'éclairs et, en trois jours, la situation devient si menaçante que mon gendre, qui était à Paris, nous téléphone de revenir sans attendre un jour.

En deux heures les malles sont faites, les dépenses payées, et ma femme avec tous les domestiques prend le train pour Paris, tandis que ma fille, ses enfants et moi, avec l'auto nous prenons la route de terre et faisons du soixante à l'heure. A midi et demi, nous sommes tous réunis à Paris, et le soir même nous allons coucher à la campagne où nous restons trois jours.

Mais, la mobilisation paraissant imminente, nous craignons d'être bloqués, sans moyens de rentrer à la ville, et nous repartons, avec tous nos bagages, au milieu de la nuit. Oh! ce lugubre retour vers la capitale, où nous allons nous enfermer, remplis d'appréhension, en pleine chaleur de Juillet, avec la tristesse du départ prochain de mon gendre, qui est capitaine d'artillerie!

J'ai déjà vu l'horrible siège en 1870. Vais-je avoir la douleur de revoir les Allemands dans la banlieue? Que va faire Paris, devant la menace d'une guerre? Les socialistes vont-ils s'insurger, décider la grève générale? Saboter la mobilisation, comme ils l'ont annoncé tant de fois? La Révolution va-t-elle nous livrer désarmés à l'invasion allemande pendant que nos alliés Russes et Anglais assisteront impuissants à notre agonie?

Les Allemands y comptent. C'est une des chances de victoire qu'ils ont escomptées. La France ne se défendra pas, elle est énervée, divisée, abâtardie. Elle pliera sous la menace, et l'Allemagne, libre vers l'ouest, pourra à son gré écraser la Russie. Voilà les pensées que je ressasse, pendant cette nuit sinistre du retour dans la grande ville, grosse de menaces. Autour de moi les fronts sont mornes. Ma femme et ma fille se détournent pour pleurer. Mon gendre part demain, à six heures, pour rejoindre son corps à Vernon. Et nous allons rester tous réunis dans ma maison, l'usine étant fermée par suite du départ de son chef et ma fille trouvant plus sage et plus consolant de quitter son habitation pour vivre avec nous. Quelle tristesse, quelles craintes! Des vociférations ont retenti toute la nuit, accompagnées de coups de feu. C'étaient les bandes d'apaches qui, sous le couvert du drapeau tricolore, commençaient par la destruction des laiteries Maggi le pillage des boutiques de Paris.

Les gardiens de la paix, qui occupent le poste de police en face de notre maison avaient l'air soucieux de gens qui attendent un coup de chien. La garde municipale est venue occuper le Collège Rollin, comme les jours d'émeutes. Allait-on se battre dans les rues de Paris, ainsi que l'annonçaient les Allemands avec des cris d'espérance?

Non! En un instant, tout a changé. L'obscurité tragique s'est dissipée, un coup de lumière a montré, dans la magnifique séance des chambres, la France réconciliée devant la menace étrangère. Vaillant, le vieux communard a crié: Vive la France! Pas un désaccord, pas une récrimination, l'abandon de tous les griefs, de toutes les rancunes, devant le danger de la Patrie. Jamais depuis les jours des enrôlements volontaires, la France n'a présenté un spectacle plus grandiose, plus émouvant. Il n'y a plus de partis. Il n'y a plus que le bloc national. Et ce bloc là, on ne l'entamera pas.

 

Le pauvre Jaurès qui a dit, dans une langue sonore, tant de sottises, qui m'ont si souvent exaspéré, a eu une fin déplorable. Il a été tué dans un café, et sa cervelle s'est répandue sur le marbre d'une table banale dans l'écume des bocks. Son assassin est un fou, ou un simulateur de folie, car on commence à raconter que les allemands auraient été les instigateurs du crime, dont-ils attendaient un heureux soulèvement du parti socialiste criant: Vengeance!

Quels qu'aient été les mobiles de l'assassin, son coup n'a pas eu les conséquences politiques déplorables qu'il aurait pu avoir. Les amis de Jaurès, avec un patriotisme admirable et une intelligence parfaite, ont pleuré la victime et accueilli, avec émotion, les protestations de tous les honnêtes gens indignés par ce crime abominable et imbécile. Chacun savait que Jaurès aurait été un excitateur merveilleux du patriotisme, dans ces jours de fièvre, et que sa voix n'aurait fait entendre que d'ardentes et nobles paroles. C'était un sectaire, mais c'était un Français, et comme Gustave Hervé, au jour du danger, il aurait oublié tous ses rêves d'harmonie universelle et de fraternité internationale, pour maudire les barbares, et repousser leur invasion. Tout le côté Mirabeau de son talent aurait disparu, et il ne serait resté que le côté Danton. « De l'audace, de l'audace, et encore de l'audace! »

Ce n'est pas du reste ce qui va nous manquer car le pays montre devant la menace étrangère, une résolution ferme et froide qui est de bon augure. On nous avait dit que le conseil des ministres s'était montré hésitant sur la question de savoir s'il fallait donner l'ordre de mobilisation. Quelques esprits timides faisaient observer que c'était une bien grave mesure qui coupait court à tout espoir d'arrangement. Sans doute, on savait que l'Allemagne ayant déclaré officiellement l'état de guerre, se préparait, par une mobilisation déguisée, mais réelle, à la fameuse attaque brusquée dont nous étions menacés, depuis quinze ans, à chaque changement de saison. Se laisser devancer par l'ennemi, c'était se livrer à lui, sans défense. Mais mobiliser n'était-ce pas provoquer l'Allemagne et déclancher le mouvement d'offensive que nous n'étions pas prêts à repousser? Il paraît que ce furent les membres les plus antimilitaristes du cabinet, qui imposèrent la décision de mobiliser. C'est vraisemblablement cette détermination qui a sauvé le pays en lui permettant de réunir ses forces, avant que l'envahissement de la Belgique eut décidé l'Angleterre à jeter son épée dans la balance.

 

Qui n'a pas assisté au départ des mobilisés ne peut se faire une idée de la résolution ferme et froide avec laquelle la France a accepté la sanglante partie qui se joue, en ce moment, mais dont le gain est dès à présent assuré. A l'heure de la mobilisation, la situation n'était rien moins que sûre. La Russie était en état de guerre avec l'Allemagne, mais nous n'avions pas d'illusions sur la lenteur avec laquelle elle devait entrer en mouvement. Son action sur la Prusse orientale ne se ferait pas sentir avant six semaines. Et dans huit jours nous savions que nous aurions à supporter le choc des vingt-six corps d'armée de l'Allemagne, tout prêts à partir, réunis aux points de concentration, le pied sur le marche pied des wagons.

Nos hommes, graves mais résolus, se rendaient aux gares à l'heure dite. Les femmes, les mères, les accompagnaient, et tout un concours de peuple était réuni pour les voir passer, les applaudir et les encourager. Pas un cri violent, pas une manifestation déplacée, dans cette foule émue jusqu'au fond de l'âme, et qui frémissait à la fois de colère et d'angoisse. Des enfants offraient des fleurs aux soldats. On ne leur donna pas à boire. Ce départ n'eut pas l'aspect de débauche débridée et hurlante qui attrista les gares de Paris en 1870. Personne ne songea à crier : A Berlin! On ne pensait pas à envahir, mais à se défendre. Aux regards, aux paroles, on sentait que ce serait furieusement. Nul ne doutait que ce fût une guerre à mort qui commençait.

Dès le premier instant, il fut évident que nul obstacle ne serait mis à la réunion de nos forces militaires. La Confédération générale du travail avait pris ses précautions et sondé les dispositions de la Social Démocratie allemande Au Congrès de Bruxelles la question avait été nettement posée: en cas de guerre refuserez-vous de marcher? Le silence du délégué allemand avait été significatif, et il n'était plus douteux, pour le parti socialiste français, qu'en cas d'hostilités le parti socialiste d'Outre-Rhin, ne se mettrait pas en opposition avec le parti militaire, et obéirait au kaiser.

Dès lors à moins de trahir la France et de la livrer pieds et poings liés aux Pangermanistes, il fallait renoncer à tous les plans d'obstruction par la grève générale et le sabotage des voies ferrées. Les socialistes français s'y décidèrent sans hésiter. D'ailleurs, n'y avait-il pas eu, clans toutes leurs menaces, une large part de forfanterie, et ne peut-on leur faire l'honneur de penser qu'ils étaient trop bons français pour se résigner à trahir leur pays au jour du danger?

Leur conduite a largement prouvé qu'ils méritaient qu'on les estimât mieux qu'ils ne s'estimaient eux-mêmes. Le vieux sang des ancêtres de 93 s'est remis à bouillonner dans leurs veines et les hommes qui hurlaient si bien l’Internationale en agitant le drapeau rouge, n'ont plus voulu chanter que la Marseillaise, sous les plis du drapeau tricolore. Cependant, notre mobilisation se poursuivait dans un calme, avec une une régularité, qui causaient au inonde entier et à nous-mêmes, un étonnement enthousiaste.

On peut dire que c'est des premiers jours de la mobilisation française, qu'en Europe, les esprits les plus prévenus contre notre pays commencèrent à douter que nous fussions tombés dans un état de décadence aussi complet que les allemands s'étaient plu à l'assurer. « Pauvres petits Français, nous allons vous casser les os », disait, avec grâce, le Berliner Tageblatt. « La campagne de France, ne saurait être qu'une promenade militaire », déclarait le Lokal-Anzeiger. Et la Wossige Zeitung, donnait rendez-vous, aux junkers de la garde prussienne, à Paris, vers le quinze août, qui, comme chacun sait, est la fête de l'Assomption.

Ces piétistes brutaux et féroces se promettaient de la célébrer dans la capitale avec accompagnement de coups de canons. Le kaiser lui-même, avait invité, disait-on, les officiers de son Etat-major à déjeuner dans un grand restaurant des boulevards. Avant même que la campagne fût commencée, nous étions déjà vaincus, rançonnés et occupés par toute la horde des barbares.

Nous ne répondions rien. Nous rassemblions nos régiments. Nous donnions toute sa force à notre couverture d'Alsace-Lorraine, et, au bout de huit jours, prêts à subir le choc sur notre frontière de l'Est, nous attendions, l'arme au pied, ayant reculé de quelques kilomètres en arrière, pour bien établir aux yeux du monde que nous n'avions pas attaqué les premiers.

 

Si la mobilisation s'était faite, sans heurts et sans difficultés, si les administrations de chemins de fer avaient accompli des prodiges, en transportant des centaines de mille hommes d'un bout de la France à l'autre, avec leurs armes, leurs chevaux, leurs convois, leurs parcs, leurs ambulances, et tous les impedimenta qui exigent pour une réunion de troupes des centaines de trains, l'émoi, dans la population parisienne, n'en avait pas moins été extrêmement violent.

Une transformation de la vie publique s'était produite, en un instant, qui troublait gravement ses habitudes. Tous les autobus avaient été mobilisés pour le service de l'armée, toutes les automobiles avaient été réquisitionnées, les chevaux des fiacres et des voitures de maîtres avaient été pris pour la remonte, et instantanément les Parisiens riches ou pauvres s'étaient trouvés à pied.

On ne peut se douter du trouble que jette dans le monde des affaires l'absence des moyens de locomotion. Il restait, en tout et pour tout, le métropolitain et les auto- taxis. Encore, une partie des lignes du métro, et bon nombre de taxis étaient-ils en panne, par suite du départ des conducteurs et des chauffeurs. Sans récriminer, sans se plaindre, on prit son parti d'aller à pied. D'aucuns firent la remarque que c'était excellent pour la santé, qu'on allait beaucoup trop en voiture, à Paris, et que d'ailleurs les affaires devant vraisemblablement diminuer d'importance, sinon cesser complètement, on aurait le temps de faire les courses en se promenant. La gêne était plus grande pour ceux qui habitaient dans la banlieue, car les trains avaient à peu près cessé d'être à la disposition des voyageurs. C'était un temps à passer. Tout s'arrangerait.

Une crise d'une autre nature, en même temps, commençait et celle-là plus grave, car elle trahissait des inquiétudes sourdes. C'était la crise de l'alimentation. Les ménages parisiens s'étaient, dès les premiers instants préoccupés de s'approvisionner de denrées de toutes sortes, pour le cas où les arrivages habituels ne se feraient plus avec facilité. Un vague souvenir du siège de Paris, en 1870, et des souffrances causées par les privations revenait à l'esprit des vieux. Et on se précautionnait, « pour le cas où ça recommencerait ». On ne l'avouait pas, mais on avait peur d'être investi et de manquer de nourriture, de bois, de charbon, de pétrole et d'eau.

Et chacun de courir chez ses fournisseurs, pour se procurer tout ce qui devait être nécessaire, pendant une période de quelques semaines. De là, une élévation subite des prix, un refus immédiat de livrer par grandes quantités, afin de ne pas se démunir, et la fermeture même, àw certaines heures, des magasins, qui craignaient d'être envahis.

On revit la queue, à la porte des épiceries, comme aux plus mauvais jours de 1870. Les marchands redevinrent insolents et durs. Ils majorèrent leurs prix, sans aucune autre raison que la concurrence des acheteurs. Mais très rapidement cette panique prit fin. Les compagnies de chemins de fer firent des prodiges et pas une seule fois le lait ne manqua à Paris, même pendant la mobilisation.

Ce petit mouvement populaire eut son effet immédiat. Un grand nombre de familles quittèrent Paris, et s'en allèrent dans le midi, de préférence, afin d'être le plus loin possible des voies d’invasion. Et la capitale, sous un ciel d'été splendide, par un soleil éclatant, prit un aspect de ville de province vraiment extraordinaire.

Dans les avenues plantées d'arbres, dans les rues, à l'ombre des maisons, les habitants installés sur des pliants ou des chaises, se formaient par groupes, pour causer, travailler, pendant que les enfants jouaient sur le trottoir. On voisinait. Et, à Paris, où souvent les habitants d'une maison n'ont aucune relation avec les locataires de l'étage proche, ou du palier voisin, des politesses et des familiarités s'échangeaient, semblables à ces connaissances que l'on fait aux bains de mer, ou aux bons rapports que l'on se permet en voyage, avec des gens que l'on ne reverra jamais.

Une sorte de besoin de communiquer entre soi, de s'apprendre réciproquement les nouvelles, de se confier les appréhensions, réunissait des gens de rangs très divers. Dans ces conditions, bien des poignées de mains lurent échangées qui ne se rattrapperont jamais. Sous la poussée des événements, les cadres de la société éclataient de toutes parts, et il n'y avait plus de partis, plus même de classes. On ne connaissait plus que des Français prêts à tout pour la défense de leur pays.

C'est dans cet état de violente émotion, mais sans la moindre faiblesse ni la moindre crainte que l'insolent ultimatum du gouvernement allemand trouva la France quand il la somma d'avoir à ne pas prendre parti pour la Russie, dans le différend qui surgissait à propos de la guerre scélérate faite par l'Autriche à la Serbie. Si la Russie avait abandonné la petite nation slave brutalisée par l'hypocrite et lâche empire dualiste, c'en était fini de la cause slave en Europe.

La prépondérance allemande était définitivement établie, et les deux empires du centre imposaient leur monstrueuse hégémonie militaire, prélude de leur triomphe industriel et commercial. La France, à cette heure si grave, était dans une situation particulièrement périlleuse et les allemands le savaient bien, ce qui doublait leur audace et leur insolence.

Gouvernée, depuis quinze ans, par le parti radical, qui avait appliqué son programme nettement antimilitariste, la France se trouvait à peu près désarmée. C'est à peine si elle avait une partie de son artillerie lourde. Son fusil excellent, mais d'un modèle déjà ancien, passait pour inférieur au fusil allemand. Sa cavalerie n'avait pas encore son matériel d'artillerie légère. Il était avéré que le nombre des mitrailleuses, dans les régiments, était insuffisant. Enfin le commandement énervé par des ministères successifs qui ne croyaient pas à la guerre, avait été recruté parmi la clientèle politique, et les chefs de l'armée avaient été choisis pour leur loyalisme républicain, plus que pour leurs talents militaires.

Le conseil supérieur de la guerre, tenu en suspicion, attaqué sans cesse par les journaux de la gauche, était rarement consulté sur les réformes nécessaires. La discussion de la loi de trois ans avait montré, dans son plein, le peu de respect qu'avaient des députés, à peine sortis de leurs comités électoraux, pour les chefs les plus éminents de l'armée. Le récent discours du sénateur Humbert, avait ouvert les yeux des plus optimistes. Rien, suivant lui, n'était prêt, ni le matériel, ni les soldats, ni les approvisionnements. Nous étions désarmés et à la merci de nos ennemis.

Voilà dans quelles conditions, les membres du Parlement eurent à prendre, sous la menace insolente de nos ennemis héréditaires, une décision qui engageait la fortune, l'honneur et l'indépendance de la Patrie.

Il paraît évident que les Allemands avaient une confiance telle en leur supériorité qu'ils étaient convaincus que nous ne pourrions pas leur opposer une résistance sérieuse. Ils se considéraient comme les premiers soldats du monde. Ils nous avaient battus en 1870, nous qui avions battu les Russes en 1856 et les Autrichiens en 1859. Donc ils étaient, militairement, les maîtres de l'Europe.

Comment expliquer autrement qu'ils aient attendu, pour nous attaquer, que nous eussions renforcé notre armée avec le vote de la loi de trois ans? Dans quelque condition qu'ils dussent nous combattre, ils se croyaient assurés de la victoire. Ils avaient la supériorité du commandement avec leur grand État-Major. Ils avaient la supériorité de l'armement avec leur fusil à chargeur, leur artillerie lourde et leurs mitrailleuses. Ils avaient la supériorité de la manœuvre et de la discipline. Leur machine de guerre fonctionnait sans un à coup. Ils étaient sûrs du résultat. Le kaiser le leur avait dit, et comme chacun sait le kaiser parlait au nom du Dieu des armées. « Unseren Alten Gott. »

Quant à nous, pauvres français, travaillés par le socialisme, rongés par l'alcool, amollis par la richesse, pourris par tous les vices de la décadence nous n'étions plus capables du moindre effort et, au premier choc, nous allions tomber à genoux et crier: grâce!

Il n'était donc pas nécessaire de prendre, avec nous, des précautions. L'heure, qu'il plairait à l'Allemagne de choisir, pour notre écrasement, quelle qu'elle fut, serait favorable.

La France, avec une profonde anxiété, assistait à ces préparatifs de guerre. Les espérances d'un dénouement pacifique,'que j'avais partagées avec beaucoup de gens très raisonnables, s'affaiblissaient d'heure en heure. Et le 4 août, lorsque la Chambre et le Sénat furent convoqués en session extraordinaire par le Président de la République, il ne fût plus douteux pour personne que le sort en était jeté et que l'événement tant redouté qui avait pesé, depuis quarante ans, sur la vie française, allait s'accomplir.

Cette séance, il faut se hâter de le dire, fût grandiose par l'unanimité qu'elle révéla. Tous les cœurs battirent pour la même cause, et c'était celle de la Patrie. Jamais peuple attaqué sans droit, sans franchise, sans générosité, ne se dressa d'un élan plus fier, pour faire face à l'ennemi. Il y eut, dans cet assentiment de tous les représentants de la France, un premier pré-sage de victoire. Une révolte des consciences outragées réveilla le chauvinisme français endormi. Et nul, même parmi les partis avancés ne songea à s'en plaindre. C'est que, à cette heure si grave, le sentiment profond du danger remettait en place les idées faussées par la politique. Il ne s'agissait plus d'un intérêt de classe ou d'une réalisation de programme; l'avenir du pays était en jeu. Paul Deschanel prononça un très beau discours, nerveux et concis, et fort habilement il profita de la mort de Jaurès, qui aurait pu diviser le Parlement, pour le grouper dans une unanimité complète. Jaurès, qui avait tant déclamé contre la guerre, servit à réunir tous les représentants du peuple dans un cri de réprobation indignée contre l'Allemagne. L'affichage du discours de Deschanel, voté à mains levées, fut le prélude de la guerre.

Le message du Président de la République produisit un effet considérable. Il avait une allure qui n'était pas celle qu'on attendait. Le ton en était simple et ferme. Il disait:

Messieurs les sénateurs, Messieurs les députés, La France vient d'être l’objet d'une agression brutale et préméditée, qui est un insolent défi au droit des gens. Açant qu'une déclaration de guerre nous eût encore été adressée, avant même que l'ambassadeur d'Allemagne eût demandé ses passeports, notre territoire a été violé. L'empire d'Allemagne n'a fait hier soir que donner tardivement le nom véritable à un état de fait qu'il avait déjà créé.

Depuis plus de quarante ans, les Français, dans un sincère amour de la paix, ont refoulé au fond de leur cœur le désir des réparations légitimes.

Ils ont donné au monde l'exemple d'une grande nation qui, définitivement relevée de la défaite par la volonté, la patience et le travail, n'a usé de sa force renouvelée et rajeunie que dons l'intérêt du progrès et pour le bien de l'humanité.

Depuis que l'ultimatum de l'Autriche a ouvert une crise menaçante pour l'Europe entière, la France s'est attachée à suivre et à recommander partout une politique de prudence, de sagesse et de modération.

On ne peut lui imputer aucun acte, aucun geste, aucun mot qui n'ait été pacifique et conciliant.

A l'heure des premiers combats, elle a le droit de se rendre solennellement cette justice qu'elle a fait, jusqu'au dernier moment, des efforts suprêmes pour conjurer la guerre qui vient d'éclater et dont l’empire d'Allemagne supportera, devant l'Histoire, l’écrasante responsabilité.

Au lendemain même du jour où nos alliés et nous, nous exprimions publiquement l'espérance de voir se poursuivre pacifiquement les négociations engagées sous les auspices du cabinet de Londres, l'Allemagne a déclaré subitement la guerre à la Russie; elle a envahi le territoire du Luxembourg, elle a outrageusement insulté la noble nation belge, notre voisine et amie, et elle a essayé de nous surprendre traîtreusement en pleine conversation diplomatique.

Mais la France veillait. Aussi attentive que pacifique, elle s'était préparée; et nos ennemis vont rencontrer sur leur chemin nos vaillantes troupes de couverture, qui sont à leurs postes de bataille et à l'abri desquelles s'achèvera méthodiquement la mobilisation de toutes nos forces nationales.

Notre belle et courageuse armée, que la France accompagne aujourd'hui de sa pensée maternelle, s'est levée, toute frémissante, pour défendre l'honneur du drapeau et le sol de la patrie.

Le Président de la République, interprête de l’unanimité du pays, exprime à nos troupes de terre et de mer l’admiration et la confiance de tous les Français.

Etroitement unie en un même sentiment, la nation persévérera dans le sang-froid dont elle a donné, depuis l’ouverture de la crise, la preuve quotidienne. Elle saura, comme toujours, concilier les plus généreux élans et les ardeurs les plus enthousiastes avec cette maîtrise de soi quiest le signe des énergies durables et la meilleure garantie de la victoire.

Dans la guerre qui s'engage, la France aura pour elle le droit dont les peuples, non plus que les individus, ne sauraient impunément méconnaître l’éternelle puissance morale.

Elle sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne biaisera devant l'ennemi l'union sacrée et qui sont aujourd'hui fraternellement assemblés dans une même indignation contre l’agresseur et dans une même foi patriotique.

Elle est fidèlement secondée par la Russie, son alliée; elle est soutenue par la loyale amitié de l’Angleterre.

Et déjà de tous les points du monde civilisé viennent à elle les sympathies et les vœux. Car elle représente aujourd'hui une fois de plus, devant l'univers, la liberté, la justice et la raison.

Haut les cœurs et vive la France!

L'Europe entière frémit à ces nobles paroles. Elle comprit que la grande voix de la France, silencieuse depuis quarante-quatre ans, venait de nouveau de se faire entendre pour défendre le droit menacé. Un souffle sacré passa, présage mystérieux d'événements redoutables. Nos alliés comprirent et eurent confiance. L'Allemagne seule, aveugle et sourde, ne comprit pas.

Il ne resta plus au gouvernement qu'à se préparer à repousser l'invasion.

La situation du ministère qui se trouvait, par une étrange ironie du destin, chargé de soutenir la guerre, était la plus paradoxale qui se fut jamais présentée au jugement des hommes.

Tous, sans exception, étaient antimilitaristes, et quelques-uns avec passion. Il y avait là des « deux annistes » pour employer ce vocable monstrueux, issu de la discussion de la loi militaire, qui avaient tout fait pour que la loi Barthou échouât. Ce n'est pas trahir un secret que de nommer MM. Malvy, René Renoult, Messimy, Augagneur, et d'autres encore, parmi ces adversaires du service de trois ans. Eh bien! Leur attitude fut, à ce moment décisif, si nettement patriotique que nul, dans la presse ou dans le public, ne songea à manifester d'inquiétude. On leur fit un large crédit de confiance.

Hâtons-nous de dire qu'ils la méritaient. Le bruit a couru, et vaut d'être consigné ici, que, lorsqu'il fallut donner l’ordre de mobilisation individuelle, prélude de la mobilisation générale, afin de répondre aux armements de l'Allemagne, ily eut dans le ministère une très vive opposition contre cette mesure indispensable. C'était une question de vie ou de mort pour le pays. En ne mobilisant pas individuellement, comme l'Allemagne le faisait, depuis quinze jours, nous nous exposions à être surpris et bousculés en plein travail de formation de l'armée.

Il y avait, dans le Conseil, des antimilitaristes endurcis qui ne voulaient pas se réveiller de leur rêve pacifiste. Ce furent, paraît-il MM. Messimy, Augagneur et Malvy qui imposèrent la décision de mobiliser. Oui, vous lisez bien: Augagneur, Malvy et Messimy. Le dernier, passe encore. Il était ministre de la guerre, et quoi qu'il eut combattu avec passion la loi de trois ans, il était, encore assez militaire. Mais les deux autres! Ceci éclaire d'une lueur profonde le caractère français, si loyal, si ardent et si sincère. Ces sectaires brusquement se retrouvèrent patriotes, en face du danger et, avec une ferme clairvoyance, ils entraînèrent leurs collègues, indécis ou pusillanimes, aux résolutions fières et énergiques qui seules pouvaient assurer lé salut de la France.

Immédiatement pour répondre aux efforts que le gouvernement allait avoir à faire pour mettre le pays en état de défense, le syndicat de la Presse prenait des mesures pour donner à l'esprit public la plus favorable direction. Il publiait la déclaration suivante inspirée par le plus pur patriotisme:

La mobilisation générale de l’armée française s'est effectuée à Paris et dans toute la France avec un tel calme, une telle méthode, un élan si résolu, que le monde entier rend déjà hommage au patriotisme organisé de la nation.

Grâce à la merveilleuse préparation de notre état-major général et de tous les services de l’armée, les classes mobilisables s'échelonnent successivement aux postes assignés.

Dans de pareilles conditions, les cortèges avec on sans drapeaux, les clameurs des manifestants, même s'ils sont animés des sentiments les plus nobles, risquent d'affaiblir cette force morale et cet ordre dans la rue qui sont le complément indispensable de toute action militaire aux frontières.

La presse a la conscience d'accomplir le premier de ses devoirs envers la patrie en demandant à tous les bons citoyens de ne s'associer d'aucune manière à des manifestations inutiles dans la rue et dans les endroits publics.

Toute la France a confiance dans les pouvoirs publics pour assurer au mieux des intérêts du pays, la défense de la nation.

Cela doit suffire à tous les bons citoyens.

 

Singulier symptôme, et bien caractéristique de l'état d'esprit des Français. Comme par un mot d'ordre, à la devanture de tous les marchands de gravures, les scènes militaires ont reparu. Chez Braun, ce ne sont que photographies du 1806 de Meissonier, de la charge de cuirassiers de Flameng, et chez les marchands de la rue Lafitte on ne voit que des tableaux de bataille. Dans les rues, les enfants jouent aux soldats. Ils vont en file, armés de sabres et de fusils, marchant d'un air résolu, sous le drapeau tricolore. Les pères et les frères sont partis. Les petits s'amusent à faire la guerre.

Hélas! La guerre n'est pas un jeu, ils l'apprendront promptement, en voyant pleurer les épouses et les mères. En attendant, ils se disputent à qui sera le Français, l'Anglais ou le Russe. Un petit, que l'on a voulu forcer à faire le Prussien, pleurait à chaudes larmes, écrasé sous l'offense de ce choix injurieux. Sa mère a voulu le consoler en lui disant:

Mais l'Allemand sera peut-être vainqueur!

— Non! non! Il ne le sera pas! a crié le petit bonhomme en sanglotant.

J'en accepte l'augure: On dit que la vérité sort de la bouche des enfants.

 

Je suis frappé du nombre incroyable d'hommes jeunes, bien portants, solides et qui se promènent dans les rues avec des brassards de toutes les couleurs. Ce sont, paraît-ils les gens qui ne partent pas. Ils sont dans les bureaux de la Préfecture, des Ministères, du Gaz, de l'Electricité, de l'Assistance publique. Étant donné le nombre de gens qui ne partent pas, les cadres des régiments doivent être vides. Pourquoi tous ces gaillards-là, barbus, moustachus, larges d'épaules, et ayant, en général, l'accent du midi, sont-ils exemptés du service militaire? Il y a là un abus qui me paraît excessif. Je réponds qu'on trouverait, flânant par les rues de Paris, la valeur d'un corps d'armée, d'hommes robustes et qui feraient de superbes soldats. Ils sont embusqués dans quelque emploi de tout repos, et restent bien tranquillement à vaquer à leurs petites affaires, pendant que de braves bougres vont se faire casser la figure pour les défendre. C'est un véritable scandale et une pure honte. En temps de guerre, une femme ne devrait pas supporter qu'un poltron, qui ne va pas au feu. lui adresse la parole.

On raconte que, sous le premier Empire, pendant les grandes guerres, dans les villes on ne rencontrait que des infirmes ou des invalides. Un homme bien portant aurait rougi de ne pas partir pour la guerre. Il aurait craint qu'on le soupçonnât d'avoir quelque mal caché. Nos embusqués ne sont pas si fiers. Pourvu qu'ils ne partent pas, peu leur importe ce que l'on pense d'eux. On devrait, en plus de leur brassard sauveur, les obliger à porter des bonnets de femmes.

Une autre plaie de Paris, en ce moment, ce sont les gens qui se promènent en auto, avec des drapeaux tricolores, ou des drapeaux de la Croix Rouge, ou même des pavillons de fantaisie, attachés au capot de leur voiture. Ils vont dans les rues, à des vitesses vertigineuses, se dirigeant vers des buts inconnus, avec des jeunes personnes pleinla voiture. Qu'est-ce que c'est encore que tous ces chauffeurs équivoques, convoyant sous des pavillons suspects une marchandise de pacotille. Ils ontaussi des brassards, couverts de signes hiéroglyphiques.

Le commandant de la place de Paris a été obligé de faire placarder, sur tous les murs, un ordre pour couper court à cette orgie de pavillons et de drapeaux, et faire présenter au service des réquisitions toutes ces autos récalcitrantes. Le Parisien a un goût très prononcé pour se soustraire à la règle commune. Il veut échapper au service militaire, il cherche à ne pas donner sa voiture réclamée par l'administration. Son rêve serait d'avoir un bel uniforme, et de pouvoir le porter, sans faire de service. Il me rappelle cette jeune parisienne, qui voulait bien accepter que son mari fut nommé secrétaire d'Ambassade, pourvu que ce fût à Paris. Heureusement ces mauvais français sont l'exception, et c'est avec pitié qu'on les regarde passer dans leur couardise et leur nullité.

En même temps, pour donner satisfaction à l'opinion qui réclamait des mesures de sûreté contre l'espionnage organisé par les Allemands dans tout notre pays, des mesures étaient prises pour que tous les étrangers allassent aux commissariats de police régulariser leur situation.

On marchait littéralement, dans Paris, sur les espions. Ce qu'il y avait de bonnes, soi-disant Alsaciennes ou Suissesses, qui étaient des Bavaroises ou des Prussiennes, offrant cet avantage de ne coûter que trente francs par mois, et de se montrer appliquées, soumises et sobres, n'était pas croyable. Et le plus curieux c'est que les petits ménages bourgeois, chez lesquelles ces allemandes authentique étaient embusquées, ne pouvaient pas se décider à s'en séparer.

— Une si brave fille, monsieur le commissaire! Et si fidèle! Et qui apprend l'allemand aux enfants! Est-ce que vous ne pourriez pas lui donner un permis de séjour?

— Impossible! Les ordres sont formels, il faut qu'elle parte, dans les vingt-quatre heures, ou je l'enverrai dans un camp de concentration.

— Quel malheur! Comment la remplacer? Et c'était partout ainsi. Ces allemands s'étaient faufilés partout, offrant leurs services à bas prix: garçons d'hôtel, employés de banques ou de commerce, domestiques d'officiers, surtout, et cela au détriment de nos nationaux qui chômaient pendant que ces intrus occupaient les places.

— Que voulez-vous disait le chef d'une maison de commerce — voilà un garçon que je paye cent cinquante francs par mois, qui me fait ma correspondance allemande et anglaise, qui est poli, propre, assidu, tandis qu'un employé français, frondeur, exigeant, débraillé, ignorant l'allemand et l'Anglais, me coûterait deux cents francs, pour ne pas me donner satisfaction. Comment voulez-vous que j'hésite?

Ils n'hésitaient pas, en effet, et c'est ainsi que le jour de la guerre, à la tête des escadrons de uhlans, ou des compagnies de cyclistes, pour leur montrer les chemins de notre pays, nous avons retrouvé mobilisés sous l'uniforme allemand, tous les commis modèles qui prenaient la mesure de nos fortunes, et l'empreinte de nos coffre-forts. Eternelle duperie de la légèreté française! On nous avait cependant bien prévenus! La guerre de 1870 avait eu des enseignements aveuglants, mais si vite oubliés. Marcel Prévost avait publié ses Anges gardiens, qui avaient fait crier à l'exagération. Le romancier était resté au dessous de la vérité. Les espions en France pullulaient. On allait en avoir la preuve effrayante, et dans des conditions tellement extraordinaires que l'imagination d'un Jules Verne, ou d'un Driant, aurait eu de la peine à les concevoir.

La Bourse avait accueilli la menace de guerre avec une émotion bien compréhensible. Elle était mal préparée à une si violente secousse. L'emprunt de liquidation, différé, au mépris de toute raison, avait favorisé le drainage de nos capitaux par les états Étrangers. La finance cosmopolite avait travaillé très durement nos valeurs françaises, et les banquiers allemands, par leurs intermédiaires parisiens, avaient fait des efforts considérables pour diminuer la puissance financière de notre pays. C'était une sourde préparation à la guerre, très sérieuse et très périlleuse, qui se faisait à l'abri de notre bonne foi et de notre loyauté. Des établissements financiers, dépités, sans doute, de voir que le gouvernement français ne se décidait pas à profiter des mobilisations de capitaux qui avaient été faites en vue de l'emprunt, s'étaient engagés dans des spéculations à l'étranger. Et le mouvement de prévoyance toute naturelle, qui avait poussé les déposants des Banques à des retraits de capitaux, avait surpris ces établissements dans un moment où ils étaient démunis de leurs ressources et plus fournis de titres que de numéraire.

En un instant, la situation devint si menaçante qu'il fallut que les pouvoirs publics prissent une décision pour empêcher un krack, qui, dans les graves circonstances où nous nous trouvions, aurait eu les conséquences les plus funestes. Un moratorium fut décidé et promptement décrété par le gouvernement.

Le moratorium, mot latin, qui veut dire retardement ou délai, laissera dans la mémoire de tous les Français un pénible souvenir. Car du petit au grand, du riche au pauvre, tout le inonde a eu à souffrir du moratorium. Capitaliste ayant un dépôt dans une banque, ou petit employé ayant ses économies à la Caisse d'épargne, fournisseur ayant une facture à recouvrer chez un particulier, ou propriétaire comptant sur ses loyers pour vivre, chacun a entendu prononcer ce mot: moratorium, qui était comme le Sésame ferme toi de toutes les caisses. Dans le peuple on le prononçait: moratorion.

Bout de dialogue entendu, à la porte d'une boucherie:

— Dites donc, voisin, qu'est-ce que c'est que ce fameux moratorion dont on parle?

— Ah! ma petite dame, c'est une bien belle invention! Il signifie que vous avez le droit de ne plus payer ce que vous devez... Ainsi, votre proprio vous envoie votre quittance au terme d'octobre. Vous lui répondez: moratorium. Et il rengaine son compliment. Votre percepteur vous expédie un papier vert... Vous lui dites: moratorium, et il se tient tranquille... Il n'ose rien vous faire... Votre blanchisseuse vous remet sa note. Vous lui riez au nez, en disant moratorium, et elle s'en va avec son panier vide...

— Bon! Eh bien! Nous allons voir!

La voisine entre dans la boucherie, puis elle en ressort rouge et furieuse:

— Vous en avez de bonnes, vous, avec votre moratorion! Je viens de demander un gite à la noix au boucher, et, au moment de l'emporter, je lui ai dit: moratorion! Savez-vous ce qu'il m'a répondu, ce gros mal poli:

— Ma petite mère, je paie ma viande, comptant, à la Villette... On ne l'emporte que contre argent de mon étal. Vous pouvez vous mettre votre moratorion sur l'estomac. Il vous tiendra chaud!

Très facilement la population se serait habituée à ne plus rien payer, sous prétexte de moratorium. Un grand épicier qui, à la faveur des approvisionnements de réserve que firent tous les parisiens, a gagné beaucoup plus d'argent qu'en temps ordinaire, manifestait la prétention de ne pas payer son loyer, sous prétexte de moratorium. A l'abri de cette loi, bien des exactions ont été commises.

Les Banques, qui n'avaient pas assez de démarcheurs, avant la guerre, pour attirer les capitalistes dans leurs établissements, ont laissé sans pitié, les déposant souffrir de la gêne, pendant qu'elles leur dispensaient chichement 250 francs, par chèque, sur l'argent de leurs dépôts, dont elles se servaient pour faire des escomptes extrêmement lucratifs, pour ne pas dire usuraires.

L'attitude des Banques, à l'égard de leurs clients, pendant ces jours de crise, il faut bien le dire, fut absolument scandaleuse. Autrement digne et loyale fut la manière de procéder des Compagnies de chemins de fer. Le moratorium, pour elles, fut nul et non avenu. Elles payèrent à guichets ouverts, les coupons de leurs obligations, assurant ainsi à leurs titres une valeur qui ne sera pas négligée par l'épargne.

En même temps que le moratorium, le gouvernement décrétait le cours forcé, pour les billets de la Banque de France. Précaution bien inutile, carie crédit de la Banque restait inattaquable. Notre grand établissement de crédit, lui aussi avait refusé de se prévaloir du moratorium, et payait ses déposants sur chèque, à jour. A l'heure actuelle la solidité de la Banque est si bien établie que, lorsque le billet de banque allemand perd sept et huit pour cent, au change, le billet de banque français fait prime, comme s'il était en or.

 

Les événements sont devenus promptement très graves. L'Allemagne, après nous avoir déclaré la guerre, a envahi le Luxembourg et la Belgique, sans se soucier le moins du monde des traités signés par la Prusse et assurant le respect de ces pays neutres. Une avant-garde a pris possession de la ville de Luxembourg, arrêté la jeune Duchesse, et désarmé les deux cent quarante hommes qui constituent son armée. En même temps, un corps d'armée pénétrait en Belgique et marchait sur Liège, où commande le général Léman. Une rencontre très sérieuse avait lieu vers Recht, ou des exécutions avaient lieu sur des habitants qui avaient tiré sur les troupes allemandes.

Une bataille s'engageait dans la plaine, en avant de Liège, ou les troupes belges se comportaient avec une remarquable vaillance et repoussaient l'envahisseur. C'est le général Von Emmich qui commande l'armée de la Meuse. Les Allemands ont envoyé là ce qu'ils ont de meilleur, comme troupes, notamment le fameux x° corps du Brandebourg. Ce sont des Prussiens féroces, animés d'une haine enragée contre la France, et qui furieux de la résistance opposée par les Belges à leur entreprise vont se livrer à tous les excès. Déjà les ambulances allemandes regorgent de blessés. Le haut commandement a tenté une attaque brusquée sur les forts de Liège et a lancé ses troupes, par masses, pour enlever la position. Il en est résulté un massacre effrayant. Mais les Belges ont tenu bon, et le général Léman se conduit en héros.

 

M. de Schœn, après avoir déclaré la guerre, au nom de l'Empereur — car il ne faut pas l'oublier, ce sont les allemands qui nous ont déclaré la guerre — s'attarde dans son hôtel de la rue de Lille, et ne paraît pas pressé de s'en aller. Ce fourbe, qui a été pendant trente ans, reçu, comme secrétaire, puis, comme ambassadeur, dans la haute société parisienne, avec une parfaite bonne grâce, affecte des airs désolés. « Ah! C'est un grand malheur! Nous ne voulions pas la guerre! » Qui donc la voulait, si ce n'est son Empereur et tout le peuple allemand avec lui? Nous avons donné trop de preuves de notre patience, vis-à-vis des bravaches panger-manistes, pour avoir besoin d'attester notre attachement à la paix.

Nous lui avons, à de certains moments, sacrifié de notre dignité. On sait avec quelle aimable sollicitude nous avons soigné l'attaché militaire allemand, le colonel Winterfeld. Eh bien! Ce pandour, à peine rétabli par nos bons soins, et ayant encore dans l'estomac les friandises que nous lui envoyions, s'est installé à Saint-Sébastien, et tient là une officine de dénigrement et, sans doute, d'espionnage contre notre pays. En même temps, ses camarades, ivres de fureur se sont rués sur la Belgique, qu'ils couvrent d'incendies et noient dans le sang.

Le peuple belge héroïque s'est dressé tout entier contre l'envahisseur et fanatisé par l'exemple chevaleresque de son Roi, défend son honneur et sa liberté. L'effet de cette admirable conduite ne s'est pas fait attendre. L'Angleterre qui, depuis l'ultimatum adressé par l'Allemagne à la France, et la menace de guerre qui avait motivé un commencement de mobilisation de nos réserves, avait montré une attitude réservée, est sortie de ses hésitations.

La violation de la neutralité belge a été le coup de cravache qui fait franchir l'obstacle au cheval de course, qui voudrait se dérober. Pour le parti libéral, après ses déclarations hostiles à l'impérialisme, après tant de concessions faites aux « petits anglais » se jeter dans une politique qui pouvait aboutir à la guerre, et à une guerre pareille, c'était une résolution terrible à prendre.

L'Angleterre avait tout sacrifié à la paix. L'Allemagne comptait sur sa neutralité. C'était un des éléments de succès de sa tentative. Ses hommes politiques ne se gênaient pas pour le dire: que le passage par la Belgique soit ouvert à nos armées, et par conséquent que nous ayions le moyen de prendre à revers les défenses de la Lorraine; que la neutralité de l'Angleterre nous soit asssurée, et par suite la maîtrise de la mer acquise à notre flotte, avec la facilité de débarquer une armée à Cherbourg, et nous aurons écrasé la France en trois semaines.

Alors nous nous retournerons vers l'Est, avec toutes nos forces, et, en trois mois, aidés par l'Autriche, nous en aurons fini avec la Russie. Et le monde entier appartiendra à l'Allemagne.

Ce rêve d'orgueil monstrueux pouvait se réaliser. Supposez qu'au lieu du noble et généreux Roi Albert, le souverain d'affaires, que fut Léopold II, eut encore été sur le trône. L'homme du Congo, qui nous haïssait, au fond, pouvait s'enfermer dans Anvers, avec la garde civique, et regarder passer le flot teuton roulant vers Stenay et Givet. Surpris en pleine mobilisation, nous étions bousculés, repoussés sous Paris. La ville, sans un canon dans ses forts, sans une défense extérieure capable d'arrêter une attaque de vive force, était écrasée parles bombes du 420, comme le furent Liège, Namur et Maubeuge. Il nous fallait gagner huit jours, pour être réunis, prêt à combattre. La sublime fierté, la valeureuse résistance des Belges nous en a donné quinze et la France a été sauvée. Jamais les Français ne devront oublier ce que, dans une heure tragique, les Belges ont fait pour eux. A compter d'aujourd'hui, la Belgique est la sœur d'adoption de la France, et elle verra comment nous savons aimer ceux qui nous aiment.

Je ne crois pas que M. Asquith, sir Edward Grey et M. Loyd Georges aient envoyé de gaîté de cœur à l'Allemagne l'ultimatum qui pouvait entraîner la guerre au bout de douze heures. Assurément la nation amie, depuis une semaine, ne nous donnait pas la sensation qu'elle courait à notre secours, mais enfin elle marchait. C'était déjà quelque chose. Tant d'hommes politiques, en Europe, avaient affirmé qu'elle ne bougerait pas!

Les Anglais, en général, sont lents à se mettre en train. Mais il faut leur rendre cette justice que, une fois qu'ils sont entrés dans le jeu, ils ne lâchent plus prise. Ils ont beaucoup du dogue de leur pays, qui ne peut plus rouvrir la mâchoire, quand il a mordu. Ils eurent d'autant plus de mérite à se jeter dans la mêlée, qu'ils étaient travaillés, d'une façon intense, par les influences allemandes auxquelles obéissaient de très gros banquiers anglais. Je pourrais les nommer. A quoi bon! Leur tentative a échoué. On pourra s'en souvenir plus tard.

Mais il faut l'oublier, en ce moment, pour ne voir que l'admirable résolution avec laquelle la nation anglaise se rangeait de notre côté, à la grande stupeur de l'Allemagne. M. de Bethmann-Hollweg n'en revenait pas. « Quoi! Etait-ce possible? L'Angleterre nous ferait la guerre, « pour un chiffon de papier? »

Ce que le chancelier de l'Allemagne appelait ainsi, c'était le traité garantissant l'intégrité du territoire Belge, en cas de conflit, et signé par la France, l'Angleterre, la Russie, l'Autriche et la Prusse. La signature du roi Guillaume était sur ce « chiffon de papier », que garantissait l'honneur des puissances signataires. Et avec une inconscience, qui touchait au cynisme, M. de Bethmann-Holweg répétait: « Pour un chiffon de papier? Est-ce possible? »

La déconvenue fut rude, d'autant qu'elle se doubla de la fière et énergique résistance de la Belgique. Mais l'infatuation du grand état-major allemand était encore entière. Les rudes leçons que lui réservait l'avenir n'avaient pas rabaissé sa superbe. Et dans les communiqués, publiés chaque jour à Berlin, il n'était question que de victoires.

… Je n'ai pas le dessein d'écrire une histoire de la guerre de 1914. Ces notes ne sont que des impressions personnelles prises au jour le jour et sous la poussée des événements. Elles ont surtout le mérite de retracer avec exactitude l'état de l'opinion à Paris, pendant tant de jours d'angoisse et d'attente. Il faisait un temps radieux. Jamais l'été n'avait été si beau. On vivait dans la rue. Les maisons s'étaient pavoisées de drapeaux, dès les premiers jours de la guerre, parce que les commerçants, qui n'affichaient pas leurs sentiments patriotiques sur la devanture de leurs magasins, risquaient de recevoir des pierres dans leurs carreaux. L'opinion parisienne fut très chatouilleuse, quoiqu'elle fut très calme.

Ce pavoisement général donnait un air de fête à la ville qui cependant n'était pas gaie, car toutes les familles avaient un des leurs à la frontière, et l'anxiété était générale. Depuis quarante ans que nous vivions sous la menace de la guerre, nous avions fini par croire qu'elle n'éclaterait jamais. Le formidable appareil de l'armée allemande, cette machine à tuer, si soigneusement construite, éprouvée, corrigée, poussée à sa perfection, inspirait une sourde inquiétude, car son invincibilité était passée en dogme. Tout le monde a entendu dire: l'armée allemande ne fera qu'une bouchée de l'armée française. On avait fini par être impressionné par les affirmations qui exaltaient la puissance militaire de nos voisins, et rabaissaient la nôtre.

Nous avions, cependant, des soldats. Mais que valaient-ils? Armée de deux ans, encadrée par des sous-officiers en nombre insuffisant, et conduite par des officiers, depuis si longtemps, brimés et molestés, qu'on pouvait les craindre un peu découragés. Quant aux généraux, c'était l'inconnu. Pas un qui eut fait la guerre. Des théoriciens, sortis de nos écoles. Mais que savaient-ils?

Les dernières grandes manœuvres n'avaient pas donné d'indications bien satisfaisantes. Les chefs de corps avaient été faibles. Quant au généralissime, le général Joffre, ceux qui le connaissaient en faisaient cas, comme d'un officier très sérieux, réfléchi et dont le titre le plus brillant était l'organisation de tous les services de l'arrière: ravitaillement en vivres et en munitions, envoi des renforts, etc..

De l'avis de tous, le fonctionnement de ces services était parfait. Et comme jamais, dans aucune guerre, ils n'avaient fonctionné d'une façon satisfaisante, on se sentait assez disposé à considérer le général Joffre, comme un homme de valeur.

On le disait franc-maçon, et cette particularité contrariait extrêmement un grand nombre de gens, qui voyaient dans l'affiliation du général, à la secte d'Hiram, la plus apparente raison de son élévation au grade suprême. Cependant, il avait conservé auprès de lui, comme chef d'état-major de l'armée, le général de Gastelnau, dont nul n'ignorait les idées religieuses. Et à ce propos, on racontait, sur M. Millerand et sur le général de Castelnau, une histoire qu'il n'est pas inutile de rapporter ici. Peut-être n'est-elle pas vraie. Ce serait dommage. Quand M. Millerand entra au ministère de la guerre, il y trouva le général de Castelnau, que ses amis politiques, radicaux renforcés, lui avaient désigné comme un fougueux réactionnaire, un capucin botté. Il l'aurait fait venir dans son cabinet et, entre les deux hommes, le ministre et le général, les répliques suivantes se seraient échangées :

— Mon général, on m'a dit que vous étiez catholique fervent. Est-ce vrai?

— Oui, Monsieur le Ministre.

— On m'a dit également que vous étiez un officier du plus haut mérite. Voulez-vous me donner votre parole que, dans vos fonctions, vous ne vous occuperez absolument que des affaires militaires?

— Monsieur le Ministre, je vous la donne.

— C'est bien. Vous resterez à votre poste.

Et malgré les criailleries des sectaires, M. de Castelnau resta. Ce fut bien heureux pour la France. Mais c'est singulièrement à l'honneur du ministre. Nous avions donc à la tête de l'armée, au moment de la déclaration de guerre, le général Joffre généralissime et le général de Castelnau chef d'État-major général. Quels devaient- être les autres chefs à qui des armées seraient confiées?

Le conseil supérieur de la guerre, comptait une douzaine de chefs de corps, dont la valeur n'avait été, nulle part, éprouvée. Les plus qualifiés étaient les généraux d'Amade et Alix, qui avaient commandé au Maroc et dans le sud Oranais. Mais qu'était cette guerre d'embuscade, contre des ennemis sans artillerie, se battant comme des guérillas, comparée à la grande guerre de masse qu'il allait falloir faire, et pour laquelle un Napoléon eut été nécessaire.

Par contre que valait le commandement allemand? C'était aussi l'inconnu. Pour mouvoir la redoutable, brillante, et perfectionnée machine de guerre, qui le Kaiser allait-il choisir? Le chef général d'état-major était le général de Moltke. Héritier d'un nom fameux, il passait pour être méthodique et raisonnable. On ne lui prêtait pas du génie. Mais avait-il seulement du talent. L'ancêtre glorieux, le maréchal de Moltke de 1870, avait manœuvré, il faut lui rendre cette justice, dès le début de la campagne, en dépit du sens commun. Sa conception des deux armées l'une entrant en France par Forbach, et l'autre par Frœschviller, était tout juste ce qu'il fallait pour se faire battre, par une armée français fortement concentrée sous Metz, et commandée par un autre homme que le piteux Bazaine. Ce qui avait sauvé Moltke de la défaite, c'était l’impéritie de ses adversaires. Toute la valeur de la stratégie allemande résida dans l'audace des généraux qui commandaient des corps d'armée.

La victoire de Gravelotte fut due au mordant d'Alvensleben, qui s'accrocha furieusement à l'armée de Metz en retraite sur Verdun. Et la victoire de Saint-Privat fut due à l'imbécillité de Bazaine, qui s'imaginait être tourné par sa gauche, quand l'armée allemande, écrasée, étaità cette aile, en pleine retraite, tandis que Canrobert, laissé sans secours à la droite, était tourné à Amanvilliers.

Tous ces stratèges, de l'école de Moltke, etaient-ils comme leur maître, de simples théoriciens de l'enveloppement par les ailes, ou bien allaient-ils montrer de l'imagination, et appliquer des conceptions nouvelles? Allions-nous, surtout, avoir la chance que Guillaume voulut faire prévaloir ses idées personnelles, dans la conduite de son armée?

Les mécomptes nombreux qu'il avait éprouvés, quand il s'était hasardé à commander, pendant les grandes manœuvres, étaient légendaires. Il s'était fait prendre, avec tout un corps d'armée, après une charge brillante à laquelle, au dire du vieux maréchal Hœseler, n'aurait pas survécu un seul des participants. Impulsif et autoritaire, il prétendait violenter même la victoire. Son fils, le Kronprinz, n'avait pas donné, en diverses occasions, beaucoup de preuves de bon sens. Nous avions affaire à des violents et à des infatués disposés à s'exagérer leur puissance, tandis que, de notre côté, on était plutôt enclin à une modestie excessive.

Les Allemands publiaient dans leurs journaux d'insolentes bravades. Les ordres de mobilisation de certains réservistes, portaient, comme lieu de réunion: Reims,et cette date le 15 août. L'Allemagne toute entière était debout acclamant le kaiser, et chantait le fameux Deutschland uber alles, en criant: à Paris! C'était la transposition complète, et de bon augure, de ce qui s'était passé en 1870, où nous avions follement hurlé: à Berlin!

Cette fois, c'étaient les Allemands qui s'épou-monnaient à annoncer leurs triomphes. Nous, graves, résolus, silencieux, nous nous préparions pour une lutte où nous sentions que notre indépendance, notre honneur, et l'avenir tout entier de notre pays étaient engagés.

 

La lutte pour la vie que nous nous apprêtions à soutenir, a eu chez nous d'admirables préparateurs. Pendant quarante ans le noble Paul Deroulède n'a pas cessé, un seul jour, de penser à la Revanche, et de s'occuper des moyens de l'obtenir. Sa Ligue des Patriotes fut la pépinière des excitateurs du patriotisme, qui résistèrent vaillamment aux conseils amollissants des pacifistes et au travail destructeur des antimilitaristes.

De ceux-ci, les uns étaient des philosophes, qui disaient guerre à la guerre. Les autres étaient des révolutionnaires, qui voulaient supprimer l'armée. La besogne des premiers était aussi mauvaise que celle des seconds. Elle aboutissait au même résultat: le désarmement de la France. Un de ces hallucinés n'a-t-il pas été jusqu'à écrire dans un accès de délire humanitaire « qu'il fallait que la France déclarât la paix à l'Europe. » Si ces conseils avaient été suivis nous serions aujourd'hui sous le talon de l'Allemagne, et nous savons ce qu'il pouvait nous en coûter. Nos ennemis ne se sont pas privés de la satisfaction de nous le dire.

Henri Heine, qui connaissait bien ses compatriotes a écrit: « L'Allemand est né bête, la civilisation l'a rendu méchant. » Il aurait pu dire qu'elle l'a rendu féroce. Les excès auxquels se livrent en Belgique les bandes teutonnes dépassent tout ce qu'on aurait pu imaginer. Des Peaux-rouges, sur le sentier de la guerre, seraient moins cruels que ces hommes qui se prétendent civilisés. Et ce qu'il y a de plus grave, dans leur cas, c'est que les crimes qu'ils commettent sont prémédités, réglementés, et font partie, comme l'exercice et la manœuvre, de l'instruction des troupes.

Il y a, dans l'armée allemande, des compagnies d'incendiaires, munis de sachets contenant une poudre spéciale qui brûle lentement en produisant une grande flamme. Ils ont aussi des bidons de cuivre, pareils à ceux des viticulteurs pour le sulfatage des récoltes. Une petite pompe lance le pétrole à plusieurs mètres de distance. Ces bidons se portent sur le dos, à l'aide de bretelles.

Les malheureux habitants de Louvain et de Termonde ont vu ces brigands opérer, au commandement, et incendier méthodiquement leur ville. Ce n'est pas dans la chaleur de la bataille, et emportés par la furie d'un assaut meurtrier que les allemands ont commis ces crimes. C'est en vertu d'une consigne, suivant un plan, et dans l'espoir de terrifier la population. Voilà comment les soldats d'une nation qui se dit civilisée font la guerre.

Un de leurs généraux, dès le début des hostilités, en Alsace, a dit à ses troupes: « tuez tout, achevez les blessés, les Français doivent disparaître. » Voilà qui est facile en paroles, l'exécution sera peut-être plus malaisée.

L'esprit de notre armée est excellent, mais la fermeté de la population est un peu ébranlée. On voit beaucoup de gens très inquiets, et qui font leurs malles, pour s'en aller 1res loin. Un de ces héros m'a dit:

— Que voulez-vous, ma femme est si nerveuse que je crains pour elle le bruit de la canonnade. Elle deviendrait folle! Il vaut mieux que je la conduise en lieu sûr.

— Du côté de Biarritz ou d'Arcachon, dans un pays sain. Qu'il y ait, n'est-ce pas? un peu de distraction, un casino...

— Ah! qu'allez-vous penser là? S'amuser, prendre du bon temps, pendant que la Patrie est en danger? Jamais! En tout cas, moi, je ne fais qu'aller installer ma femme et mes enfants, et je reviens.

On ne l'a plus revu. Le gaillard et mille autres pareils, ont filé avec leur auto vers des cieux plus cléments, et s'ils se sont arrêtés à la frontière d'Espagne dans des Saint- Jean-pied-de-port, ou des Saint-Jean-de-Luz, c'a a été par pure concession à la dignité humaine. S'ils n'avaient écouté que leur penchant ils ne se seraient arrêté qu'aux îles Baléares. Et encore, n'eut-ce pas été bien aventuré? Pensez donc! Un croiseur autrichien aurait pu s'échapper de l'Adriatique!

Ce que cette guerre a révélé de poltrons est vraiment extraordinaire. On a vu des hommes, dans la force de l'âge, solides, bien musclés et pas du tout neurasthéniques, pâlir quand on leur parlait d'un bombardement éventuel des forts de Paris et regarder autour d'eux, avec effroi, comme si déjà les allemands défilaient sur les boulevards. Par contre, et c'est à l'honneur de la population parisienne, les femmes se montrèrent d'une rare intrépidité.

Elles se promenèrent, sous la menace des bombes, avec une tranquille indifférence, rapidement notée par les espions qui n'ont pas cessé de pulluler dans la ville. Les enfants couraient pour voir les Tauben et l'un, même, eut ce mot admirable:

— Oh! chouette! le voilà qui revient!

Mais il ne faut pas que les assassins volants qui ont tué le notaire Higonnet et mutilé la petite Cartier se fassent d'illusion, si on les prend, ils passeront en cour martiale et seront fusillés. Il y a notamment un insolent drôle, nommé von Steffen qui mérite douze balles dans le ventre. J'imagine qu'on a noté le nom des autres.

Le prix de la vie courante, en somme, n'a pas augmenté, comme on le craignait au début. Les arrivages se font aux Halles avec une grande régularité. Le lait n'a manqué qu'une fois. Encore ne fut-ce qu'un retard de deux heures, causé par la marche des trains militaires. Mais le Bois-de-Boulogne et le bois de Vincennes, sont transformés en herbages et les vaches et les moutons paissent l'herbe des Champs de course sous la garde de territoriaux. C'est la réserve de lait et de viande, préparée en cas d'investissement de Paris.

Du reste cet investissement, qui eut lieu en 1870, paraît aujourd'hui bien improbable. La circonférence du camp retranché est certainement de plus de cinquante kilomètres. Il y faudrait quinze corps d'armée, au bas mot. Et l'armée d'opérations française, évoluant autour de la capitale, pourrait mettre quelque empêchement à la réalisation d'un si vaste dessein.

Il y a bien des chances pour que l'entrée dans Paris demeure libre, d'un côté ou d'un autre. La population ne risque donc pas de mourir de faim. Les moutons et les vaches, demeureront, jusqu'à plus ample informé, un simple objet de curiosité pour les parisiens, qui se rendent en taxi, le dimanche, au Bois-de-Boulogne.

Car il y a encore des taxi. Les autobus sont partis, réquisitionnés pour le service du ravitaillement. Les autos de maîtres sont toutes passées aux mains des chauffeurs militaires. Mais les fiacres restent, et font un service suffisant. La misère des temps a forcé beaucoup de gens à se restreindre. Tel, qui roulait en voiture, prend démocratiquement le métro. Et ceux, qui prenaient le métro, vont à pied. C'est bien meilleur pour leur santé et ils font ainsi des économies. Ils se rattrapent en achetant des journaux. Instantanément, les journaux ont pullulé et se sont mis à publier deux et trois éditions successives, pour répondre à la soif de nouvelles qui surexcite tous les Parisiens. Savoir, apprendre, connaître ce qui se passe, c'est le mot du jour. Et les camelots apparaissent, courant le long des trottoirs, criant, toutes les heures, leur pacotille imprimée.

— Demandez les dernières nouvelles! Importantes opérations!

Et pour un sou le passant achète le placard, encore tout humide de l'encre d'imprimerie, où, dupé, il ne trouve rien que les vagues renseignements qui lui ont déjà été donnés dans une édition précédente. Ce trafic de papier, sans valeur, qui n'a pour effet que d'irriter la curiosité du public, a été, du reste, promptement réglementé. Les journaux n'ont le droit de faire paraître qu'une édition le matin, et une édition le soir. Et la censure a commencé à s'exercer d'une façon sérieuse, en ce qui concerne les nouvelles et les renseignements militaires.

Le syndicat de la Presse, convoqué par le ministre de la guerre, a pris l'engagement de ne donner aucune nouvelle qui pût éclairer l'ennemi sur les dispositions prises par le commandement français. On s'est à point souvenu que c'est dans un journal que les Allemands en 1870, apprirent la marche de Mac-Mahon dans la direction de Metz, pour tendre la main à Bazaine, et purent changer à temps leur ordre de bataille.

Il ne faut pas qu'un pareil fait puisse se reproduire. L'espionnage offre déjà assez de ressources à l'état-major allemand. Il est inutile que nos journaux lui portent des précisions sur ce que nos chefs ont dessein d'entreprendre. Il est vrai que nous serions embarrassés pour être indiscrets, même si nous le voulions. Le mystère le plus complet enveloppe les événements de la guerre. On ne nous raconte rien, et par conséquent nous sommes hors d'état de rien répéter.

Le ministre s'en est expliqué avec franchise:

— Je ne vous dirai pas grand chose, mais ce que je vous dirai sera toujours la vérité.

Vivons donc dans la confiance, et avec l'espoir. C'est ce que nous avons de mieux à faire.

 

Une nouvelle, qui devait causer dans toute la France une sensation profonde, commençait hier à circuler dans Paris. L'armée française, partie de Belfort, serait entrée en Alsace, se serait jetée sur Altkirch, et dans un élan impétueux aurait poussé jusqu'à Mulhouse où flottait le drapeau tricolore. Ce matin, les journaux confirment cette magnifique reprise de possession, et voici la proclamation adressée par le général Joffre à nos frères annexés:

Enfants de l'Alsace,

Après quarante-quatre années d'une douloureuse attente, des soldats français foulent à nouveau le sol de cotre noble pays. Ils sont les premiers ouvriers de la grande œuvre de la revanche: pour eux quelle émotion et quelle fierté!

Pour parfaire cette œuvre, ils ont fait le sacrifice de leur vie; la nation française unanimement les pousse, et dans les plis de leurs drapeaux sont inscrits les noms magiques du droit et de la liberté.

Vive l’Alsace!

Vive la France!

Le général en chef des armées françaises

JOFFRE.

 

Ainsi c'en était fait: l'impossible rêve était réalisé. L'Alsace avait revu les trois couleurs, Et Déroulède n'était plus là, pour sonner, lui-même, la charge, dans son héroïque clairon.

La destinée a de ces ironies cruelles. Six mois avant la revanche, elle enlève celui qui n'a respiré, pendant quarante-quatre ans, que pour voir se lever le soleil delà victoire. Pour la dernière fois, l'an dernier, il s'est fait conduire à Champigny et a célébré, avec ses ligueurs, l'anniversaire de la défaite, en invoquant ardemment la Revanche.

Sa voix défaillante avait, une fois encore, crié son espérance. Puis il était mort. Et maintenant le drapeau français était planté sur la terre d'Alsace. Il n'est pas un homme de cœur, dans notre pays, qui n'ait associé le souvenir de Déroulède à cette glorieuse reprise de notre territoire.

 

Il semble que cette triomphante avance de nos troupes en Alsace ait surexcité la fureur des Allemands. Ils mettent à feu et à sang la Belgique. L'armée du roi Albert défend, avec une brillante bravoure, les forts de Liège. Mais des masses allemandes se sont jetées sur les troupes belges en si grand nombre que celles-ci ont du céder du terrain.

Les Allemands procèdent à coups d'hommes, poussant leurs soldats sous la mitraille, sans aucun souci de les ménager, et comme de la véritable chair à canon. A la faveur de cette ruée, les assaillants ont réussi à passer entre les forts de Liège et à occuper la ville. A quel prix? On dit que le massacre a été effrayant. Mais l'État- major est installé à l'Hôtel-de-Ville dans lequel il s'est barricadé, pendant que l'armée continue le siège des forts qui sont vigoureusement défendus par le gouverneur de la place, le général Léman.

Les troupes belges n'ont pas abandonné la lutte, et reprennent l'offensive. L'invasion allemande, par suite de la résistance admirable des Belges se trouve arrêtée. Guillaume et son Etat-major devaient être le 15 août devant Paris. Il ne leur reste plus que trois jours pour prendre Liège, Namur et traverser la moitié de la France, s'ils ne veulent pas être en retard.

Et déjà notre mobilisation achevée pousse nos premières troupes dans l'Est, et dans le Nord. Le général Percin commande le 1er corps d'armée à Lille, et les Anglais débarquent, à Dunkerque et au Havre, les premières divisions de leur corps expédilionnaire. Nous allons donc nous trouver en mesure d'aller au secours des Belges qui défendent si noblement l'indépendance de leur pays.

Déjà les fausses nouvelles qui sont un des moyens d'action les plus habituels aux Allemands commencent à courir dans Paris. La prise de Mulhouse aurait coûté à notre corps expéditionnaire des pertes formidables. On parle de vingt mille hommes. Les troupes auraient été décimées par l'explosion de fougasses préparées à l'entrée de la ville, et plusieurs régiments auraient été détruits tout entiers.

Un voile de tristesse a donc promptement caché l'éclat de ce premier succès. Mais un communiqué a promptement rétabli les faits: la colonne d'attaque ne comptait pas vingt mille hommes; elle n'a donc pas pu les perdre. Néanmoins une rumeur sourde persiste malgré les démentis officiels.

Les gens qui se disent en mesure d'être bien renseignés affirment que les pertes ont été très sérieuses et par la faute, prétend-on, du général d'Amade, qui se serait engagé fort imprudemment. A la suite de quoi, il aurait été relevé de son commandement. C'était pourtant un de ceux sur lesquels on comptait le plus.

Mai il va falloir nous cuirasser contre les impressions produites par les nouvelles contradictoires. Il parait certain que nous allons être plus que sommairement renseignés, et que, dans l'incertitude ou l'ignorance, il sera indispensable que nous conservions une confiance absolue. Ce sera très difficile, mais si nous y réussisons, notre moral nous donnera une force invincible. L'armée est admirable d'ardeur et de foi. C'est à la population à se montrer digne de ceux qui vont combattre pour la défendre. Le gouvernement allemand n'est pas chiche de renseignements comme le gouvernement français. Seulement, il les donne généralement faux. Il y a en Allemagne des agences de mensonge, dont la plus importante est l'agence Wolff, qui a pour mission de répandre, par le monde entier, des nouvelles qui toutes, sans exception, sont avantageuses pour l'Empereur et son armée. Du reste le kaiser donne l'exemple de la fourberie. Il en est encore à affirmer, dans ses discours et clans ses proclamations, que c'est la France qui lui a déclaré la guerre et qui l'a surpris en pleine paix. Malheureusement l'univers a été témoin de la duplicité avec laquelle il a procédé vis-à-vis de la Russie et vis-à-vis de nous-même.

Il dit: des ennemis jaloux de notre grandeur ont voulu la détruire. Ce bon apôtre, après nous avoir tendu un guet-apens et nous avoir assaillis, comme un apache au coin d'une rue, voudrait se donner des airs de victime. Mais l'opinion du monde est faite. Et l'Amérique, dont Guillaume voudrait se concilier les bonnes grâces se détourne de lui et refuse de le servir.

Les Japonais, enfin, se solidarisant avec l'Angleterre, viennent de déclarer la guerre à l'Allemagne, et de se jeter avec leur flotte sur le poste allemand de Tsing-Tao. Nulle ambition personnelle dans la détermination des Japonais. Ils veulent chasser les allemands du Ghang-Toung, et le rendre purement et simplement à la Chine.

 

Un vent de panique a passé sur Paris et a affolé une partie de la population. Les trembleurs, qui supportaient impatiemment d'être exposés à la menace des Tauben, ont eu une admirable occasion de perdre complètement la tète. Les nouvelles les plus absurdes ont été répandues. Il est certain qu'il y a, dans la ville, des agences de découragement, comme il y a des bureaux d'espionnage.

Un beau parleur s'arrête, dans un groupe, au coin d'une rue, et raconte que les Allemands sont dans la forêt de Saint-Germain, on a vu des uhlans au pont du Pecq. Aussitôt le racontar imbécile est colporté, grossi, et les femmes commencent à crier: Partons! Allons au bout de la France, ne nous exposons pas au pillage, au massacre, aux violences infâmes!

Et de faire les malles, puis de courir vers les gares d'Orléans et de Lyon. Les autres étant celles qui desservent les pays exposés à l'invasion. Aux guichets, on fait queue, car tout le monde veut prendre le même train, le premier qui doit partir. Il a fallu faire des prodiges, pour amener les bagages jusqu'au chemin de fer. Les voitures refusaient le service. Pourquoi, lorsqu'on a besoin d'eux, les cochers sont-ils enclins à ne pas vouloir marcher? Est-ce paresse subite? Désir de faire sentir leur pouvoir? Ou bien cupidité? Il y a, de tout cela, un peu.

J’ai entendu un conducteur de taxi demander cent francs à un brave homme qui le suppliait, les larmes aux jeux, de le conduire à la gare Montparnasse. Les enfants terrifiés hurlaient. Et, dans les halls, sous un jour cru, les visages se décomposaient de fatigue et d'épouvante.

Mais la peur, accrue par l'effort fait pour fuir un danger imaginaire, galopait tous ces malheureux, déprimés, tombés au-dessous d'eux-mêmes, et qui n'avaient plus dans le cerveau qu'une pensée: partir. C'était un spectacle lamentable. Impossible défaire entendre raison aux obstinés, qui allaient au devant des plus graves difficultés. Sans direction, sans gîte assuré, sans argent pour vivre, ils ne voulaient rien entendre. Il s'agissait, avant tout, de se mettre à l'abri. On réfléchirait après, on s'arrangerait, d'une manière ou d'une autre, mais il fallait d'abord partir.

Les trains ne pouvaient prendre qu'un certain nombre de voyageurs. Une partait qu'un certain nombre de trains, par jour. Il y eut des gens qui couchèrent, dans les gares, devant les guichets, où se distribuaient ces billets convoités qui assuraient le salut. Misérable spectacle. Débâcle navrante. Mais exode bienfaisant, qui purgea Paris de tous les poltrons qui claquaient des dents, et ne laissa dans la ville que les hommes et les femmes de courage, prêts à affronter en commun les dangers, les privations, pour l'honneur de la capitale et la défense du pays.

Pour donner l'exemple, nous avions le général Galliéni, et, à partir du moment où ce brave soldat eut dit: « Je défendrai Paris », on put avoir la certitude que si les Allemands se présentaient à portée de ses canons, il saurait les recevoir. Il n'avait plus à compter que sur lui-même. Le gouvernement était à Bordeaux, l'état de siège était proclamé! Le chef militaire était souverain maître dans son commandement. Et on savait par la façon dont il s'était comporté à Madagascar que les Allemands trouveraient à qui parler.

On le voyait maigre, sec, silencieux, avec sa moustache blanche et son binocle, passer en auto, dans la rue Lafayette, pour se rendre aux avancées du camp retranché. En une semaine, tout avait changé de face. Et la ville mise, en sérieux état de défense, était en mesure de recevoir la visite de l'envahisseur.

Mais il avait fallu pour arriver à ce résultat un remaniement ministériel.

Les événements en Belgique avaient pris une très grave tournure. Liège, écrasée sous les bombes, avait cédé après une résistance héroïque. Le général Léman avait été ramassé sous les décombres du fort qu'il occupait et qui venait de sauter. Grièvement blessé, mais vivant, par miracle, le héros belge était tombé aux mains des Allemands.

Libre de se jeter sur Namur, l'armée d'invasion avait marché en avant, et, en même temps; elle jetait une avant-garde sur Bruxelles dont elle s'emparait, sans coup férir, le roi Albert ayant eu la sagesse de ramener ses troupes en arrière afin d'éviter la destruction de la capitale.

Exaspérés par le retard apporté à leur offensive, ayant perdu des jours précieux à briser la résistance des Belges, les Allemands se vengeaient en mettant le pays cà feu et à sang. C'est à Termonde et à Louvain, qu'ils ont incendié méthodiquement, scientifiquement, et de façon à ce qu'il n'en restât que des décombres calcinés, que pour la première fois les compagnies d'incendiaires, ont fait leur apparition.

Jusqu'à présent, dans les armées Européennes, il y avait des cavaliers, des fantassins, des artilleurs. Les Allemands ont ajouté à ces catégories de troupes, le corps des incendiaires. Ils pourraient avoir aussi des corps d'assassins. Mais pour l'assassinat, il n'y a pas de distinction dans leur armée: ils le pratiquent tous, et avec une férocité monstrueuse. Ils tuent les femmes, les enfants, les prêtres. Ils crèvent les yeux des blessés, leur coupent le nez et les oreilles.

Les atrocités, auxquelles ils se livrent, sont tellement effroyables qu'on en est à se demander si on a pas ouvert tous les bagnes de l'Allemagne, et si ce sont des soldats qui font la guerre, ou des condamnés en rupture de geôle. Et les officiers, donnent l'exemple de la barbarie. Ils massacrent, ils pillent, ils brûlent, par ordre. De sorte que la responsabilité de toutes ces infamies remonte directement jusqu'au kaiser, qui les ordonne [au nom du Dieu des armées.

Il doit y avoir plusieurs Dieux des armées, car nous avons aussi le nôtre, qui commande le respect des vaincus, la pitié pour les blessés et l'assistance aux innocentes victimes. Le nôtre c'est le Christ, qui s'est sacrifié pour l'humanité. Celui du kaiser, c'est Teutatès, l'antique idole à laquelle il fallait de sanglants sacrifices.

Gott mit uns! crie l'Allemand, Dieu avec nous! A la fin de cette formidable aventure, nous verrons avec qui Dieu aura été et de qui il aura exaucé les prières.

Tuant, volant et incendiant, les Allemands avaient débordé comme un torrent à travers la Belgique, et ils arrivaient à Charleroi, menaçant notre frontière du Nord par Givet, comme ils menaçaient notre frontière de l'Est, par l'Argonne et Stenay. Mais nous avions eu le temps, grâce à l'héroïque défense de la Belgique, de rassembler nos troupes. Nous faisions face de tous les côtés, et les Anglais montant au-dessus de Mons s'apprêtaient à donner la main à l'armée belge. C'est à ce moment, et pour empêcher la jonction des armées alliées avec les troupes belges que l'Etat-major allemand prit l'offensive et jeta trois armées dans la direction de la vallée de l'Oise, pour forcer notre frontière.

Ici, nous sommes obligés de nous livrer à des conjectures. Nous ne savons rien de précis, sur la bataille terrible qui mit aux prises les troupes anglaises et françaises, avec les masses allemandes. Aucune communication ne nous a été faite, ni sur la composition de nos armées, ni sur ceux qui les dirigeaient. Nous savons, tout simplement, que le général French commandait l'armée anglaise, « la méprisable petite armée anglaise », comme disait l'empereur Guillaume. Nous connaissions le nom du général Joffre, qui commandait les armées françaises. Nous avons su, depuis, que le général Percin commandait à Lille. Peut-être aurait-il mieux valu que nous ne l'apprissions pas, car c'est la clameur publique, l'accusant d'avoir causé la perte de la bataille, par son inaction, qui nous a révélé son nom.

Il y a des malédictions imméritées, comme celle qui a poursuivi Grouchy. Nous saurons plus tard ce qu'il faudra penser du rôle militaire du général Percin. Mais ce qui est malheureusement certain, c'est que l'armée anglaise n'étant pas soutenue à l'aile gauche avait été débordée par un vaste mouvement enveloppant prononcé par l'armée de von Kluck, et qu'elle avait été obligée de céder du terrain, entraînant la retraite du centre, malgré une résistance héroïque.

Le général Joffre, qui avait réussi à contenir l'ennemi dans les Ardennes, la Voivre et jusqu'à Nancy, ne paraît pas avoir hésité cà ordonner la retraite. Il la fit par échelons, sans trouble, sans désordre, comme s'il s'était attendu à être contraint de se replier sous la pression formidable du torrent germanique, qui roulait en masses compactes, à travers la Belgique. On me dirait qu'il avait livré cette bataille de Charleroi, à contre cœur, que je n'en serais pas autrement surpris. Nous n'étions pas, à ce moment là, avec les forces que nous avions réunies, et sur un front aussi étendu, en mesure de prendre l'offensive. Et cette offensive, n'était-ce pas par ordre que nous la prenions? Peut-être, cependant, si l'armée de Lille avait été engagée à fond, aurions-nous pu remporter un premier avantage.

Il eut peut-être été suivi d'une défaite. La masse allemande nous aurait forcément débordés. Il y avait des troupes massées jusqu'à Aix-la-Chapelle. Et c'est toute cette effroyable ruée de quinze cent mille hommes, à laquelle il fallait faire face, sans se laisser entamer, sans se décourager, en accomplissant la plus difficile manœuvre qu'il y ait à la guerre: une retraite stratégique.

Celle-là, pour ce que nous en connaissons, paraît avoir été un chef-d'œuvre de tactique. S'arrêtant, quand une position se prêtait à un retour offensif, et alors livrant une véritable bataille, comme à Guise, où les Allemands furent repoussés, battus, et perdirent beaucoup de monde, sans parler du matériel, le général Joffre, sans se laisser accrocher, s'en allait à travers les départements du Nord, delà Somme, de l'Oise.

Maître de ses troupes, qui s'étonnaient seulement qu'on battit en retraite, alors qu'en chaque rencontre, lorsqu'on s'arrêtait, l'ennemi était battu, le généralissime suivait le plan qu'il s'était tracé, et reculait sur Paris, pour y trouver les positions défensives qui lui permettraient de s'arrêter, et alors, soudé à ses corps de la Maine et de la Lorraine, de livrer une bataille décisive.

Nous avons su par l'admirable lettre de félicitations qu'adressa le général Joffre au général de Castelnau, que toute celte manœuvre, qui devait aboutir à la bataille de la Marne aurait échoué, si l'armée de Lorraine, commandée par Castelnau, n'avaitpas tenu en échec, pendant un mois, les armées allemandes de Metz et du kronprinz.

Les troupes de Castelnau, furent le pivot inébranlable, sur lequel tourna toute l'armée française, pour venir faire face aux armées des princes de Wurtemberg, de Bavière, de von Hausen, de von Bulow et de von Kluck. Sans l'énergie du général de Castelnau, sans la vaillance du merveilleux 20e corps, nous étions rejetés en arrière, et Paris, découvert, pouvait être attaqué.

C'est à ce moment même que la panique, dont j'ai montré les effets, parvint à son plus haut degré d'intensité. C'est à l'heure où les allemands arrivèrent à Saint- Quentin que l'émotion se manifesta. Cette fois, il y avait vraiment de quoi.

L'ennemi était à quatre marches de Paris, et les communiqués qui jusque là, ne parlaient que de l'invasion de la Belgique, donnaient des précisions sur l'occupation du département de la Somme. Ce fut un coup de tonnerre. Quoi! La Somme tout d'un coup? Mais alors c'était l'invasion? En même temps, la nouvelle d'un remaniement ministériel était répandu dans le public, et achevait de troubler les esprits.

Les trembleurs s'empressaient de crier que tout était perdu, et que les allemands entreraient dans Paris « comme dans du beurre ». Nous apprenions en même temps, à quelles conditions la capitale devrait acheter son salut de la miséricorde du vainqueur.

C'était pour rien: Un milliard de contribution de guerre. La livraison de six cents otages, pris parmi les hommes politiques, dont le Président de la République, les présidents de la Chambre et du Sénat, les chefs des grandes Banques, les principaux artistes et hommes de lettres, les magistrats et les avocats les plus renommés. Cinquante millions, par jour, pour l'entretien de l'armée, et la conclusion de la paix sur la base d'un abandon absolu du budget de la guerre et de la marine, pour l'avenir. Une indemnité de guerre de vingt milliards.

A ces nouvelles, répandues et grossies par des gens affolés, un mouvement de réaction se produisit dans la population laborieuse de Paris. La colère gagna les plus calmes et l'effet que les Allemands espéraient produire sur les esprits s'opéra dans un sens tout à fait opposé à celui qu'ils attendaient.

On commença à dire: Eh! Bien! Qu'ils y viennent! On n'entre pas dans Paris si facilement. Et si on y entre, il faut en sortir. Les femmes de Paris n'auraient qu'à jeter les marbres de leurs commodes, par les fenêtres, sur la tête des envahisseurs, pour les écraser!

Comme toujours la mesure était dépassée. Mais mieux valait un excès de confiance, que la démoralisation préparée. Cependant, les nouvelles officielles annonçaient le remplacement de MM. Messimy, Noulens, Doumergue, Jacquier, Ferry, etc. par MM. Delcassé, Millerand, Ribot, Briand, Albert Sarraut, Marcel Sembat et Jules Guesde. L'importance du remaniement opéré par M. Viviani, dans son ministère n'échappait à personne.

M. Millerand rentrait au ministère de la guerre, où il avait donné tant de preuves de claire intelligence. M. Delcassé reprenait la direction des affaires étrangères, et nul n'ignorait que c'était lui qui avait conclu l'alliance russe et assuré l'entente avec l'Angleterre.L'entrée de MM. Sembat et Guesde prouvait la ferme volonté du parti socialiste de coopérer à la défense de la France, avec toute son énergie et tout son dévouement.

Il ne manquait à ce cabinet que la présence de M. Barthou, à qui était dû le vote de la loi de trois ans, pour être un ministère magnifiquement national. Tel qu'il se présentait, il apportait à l'opinion publique un sérieux réconfort. Elle en avait besoin. Soudainement, les journaux annonçaient l'arrivée des Allemands à Compiègne, puis à Senlis, puis à Lagny. Mais déjà le général Galliéni était à la tête de la défense de la capitale et des milliers de bras mettaient en état de résister le camp retranché de Paris.

Les routes et les lignes de chemins de fer, aux avancées des forts, se couvraient de redoutes, et j'apprenais que, dans ma propriété de Bois-la-Croix, auprès de la station d'Emerainville, quatre cents terrassiers, envoyés par le syndicat de la Seine, la fine fleur des grèves, les plus brillants adeptes de la chaussette à clous et de la machine à bosseler, creusaient des tranchées dans mon parc, et coupaient les bois avec entrain.

Tous ces préparatifs, si rassurants pour le pays, et si déplorables pour les propriétaires, ne suffisaient pas à retenir le gouvernement à Paris. La perspective d'être bloqué, encore que cela parut impossible, ne semblait pas s'accorder convenablement, avec l'administration du pays, et le bruit d'un départ pour Tours, comme en 1870, commençait à se répandre.

D'aucuns disaient même: Tours, c'est bien près. Il faudrait aller au moins jusqu'à Bourges. Peut-être ce séjour susciterait-il une nouvelle Jeanne d'Arc. Les railleurs murmuraient: On trouvera plus facilement des Agnès Sorel. Enfin, il fut décidé que toute la machine gouvernementale: Présidence, Ministères, Chambre, Sénat, partirait pour Bordeaux. Là, on serait tranquille. L'Espagne était une amie. On n'avait à attendre d'elle que de bons procédés. Le départ se fit à onze heures du soir, aux lanternes. Et le matin, Paris apprit qu'il avait perdu son importance administrative, et que privé de son titre de capitale, il était devenu une simple place de guerre.

Il avait, en huit jours, perdu un tiers de sa population. Douze cent mille habitants s'étaient élancés vers d'autres cieux. Ceux qui restaient savaient quels risques ils couraient. Mais avec fermeté ils s'apprêtaient à souffrir, s'il le fallait, mais chez eux, dans leurs foyers et non pas errants sur les routes, ou dans des habitations de hasard, parmi des inconnus, presque des indifférents.

 

La stupéfaction qu'avait causée aux Parisiens la rédaction du premier communiqué du nouveau gouvernement: Notre ligne de défense s'étend « de la Somme » à... n'était pas encore calmée que l'annonce de l'entrée des Allemands à Compiègne, avertissait qu'il fallait s'attendre à revoiries uhlans à nos portes. Pour ma part, j'en étais un peu humilié et très mécontent, car, depuis quinze jours, je n'avais pas cessé d'affirmer que c'était impossible et qu'avec les masses d'hommes que nous pouvions opposer à l'invasion, il n'y avait aucune chance pour que Paris fût exposé à une attaque.

J'avais une telle confiance, que Mlle A., femme du député de Boulogne, nièce de Joseph Reinach, et par cela môme, en mesure d'être bien renseignée, m'ayant dit que les Allemands venaient d'entrer à Saint Quentin, alors que je les croyais encore en Belgique, j'avais déclaré que ce n'était pas une raison pour qu'ils arrivassent sous Paris.

Il y avait de belles positions sur la ligne de l'Oise, pour livrer une bataille, et cette fois là, concentrés, appuyés sur nos réserves, nous pouvions remporter la victoire qui nous avait échappé dans les plaines de Belgique. La preuve qu'il y avait de belles positions sur la ligne de l'Oise, devait être faite plus tard. En attendant, Compiègne était occupé, et la ruée allemande s'étendait, comme un mascaret, balayant tout sur son passage.

L'arrivée dans Compiègne avait été impressionnante. Au moment de pénétrer dans la ville, les officiers avaient crié brusquement: Singen, et les troupes, prenant le pas de parade, s'étaient mises à chanter. Et ce défilé de bataillons, dans un ordre magnifique, ivres d'orgueil et faisant retentir l'air de chants de triomphe, était bien préparé, avec sa pompe théâtrale, pour impressionner cruellement les populations.

Nous avons eu sur l'occupation de Noyon, de Chauny et de Compiègne des détails très précis, rapportés par la famille de mon gendre. Ces malheureuses gens, fuyant Noyon avant l'arrivée des Allemands avaient reçu l'hospitalité à Compiègne, chez M. Martin, l'admirable adjoint au maire de la ville, qui faillit dix fois payer de sa vie, son attachement à ses devoirs.

Femmes et enfants, il avait fait cacher ses parents et ses amis.dans un souterrain, et lui, avec M. de Péroux s'était bravement offert aux responsabilités que faisaient peser sur la ville les exigences des garnisaires allemands. Le haut commissaire, entré avec l'avant-garde, était un impudent drôle nommé Sabath, qui faisait apposer sur les murs de Compiègne des affiches ainsi rédigées: Moi, commissaire impérial.. Pour un peu, ce brigand aurait dit: Moi, le Roi.

Il se conduisait, du reste, en potentat, et volait pour le compte de son gouvernement, en même temps que pour son compte personnel. Il levait ainsi les contributions: « Vous m'apporterez, ce matin, à midi, cinq mille francs, en or. » Et les cinq rouleaux de louis, lui ayant été remis, il commençait par en mettre dans sa poche en disant: « D'abord pour moi! »

Voilà comment ce haut commissaire entendait l'administration. Si jamais, après les exactions, les pillages, les cambriolages, qui ont été exécutés à Compiègne, sous le couvert de son autorité, il tombait entre les mains de nos troupes, il ne faudrait pas s'attarder à le faire passer devant un conseil de guerre. Des coquins de cette espèces, cela se tue, au coin d'une borne, comme un chien enragé.

Ce matin, nous avons eu au réveil, une violente surprise, le communiqué qui nous apportait depuis si longtemps, avec une désolante régularité, l'itinéraire de la retraite de nos troupes et de l'avance des forces ennemies, a brusquement changé de ton. Voici ce qu'il nous apprenait:

Une action générale est engagée sur une ligne passant par Nanteuil-le-Haudouin, Meaux, Sezanne, Vitry-le-François et détendant jusqu'à Verdun.

Grâce a une action très vigoureuse de nos troupes, puissamment aidées par l’armée britannique, les troupes allemandes qui s'étaient avancées, avant-hier et hier, jusque dans la région de Coulommiers et de la Ferté-Gaucher, ont dû dans la soirée d'hier, marquer un mouvement de recul.

Nous étions arrivés au 7 septembre. Depuis deux jours la bataille de la Marne était commencée.

C'est à partir de ce jour-là, que la Victoire aux ailes d'or, qui depuis quarante-quatre ans avait déserté nos drapeaux, en Europe, reprenant son vol irrésistible, d'une voix éclatante cria: En avant! à nos soldats. Son sublime et redoutable visage, encore voilé par les crêpes noirs de l'année terrible, s'était démasqué brusquement et se montrait menaçant à l'ennemi qui s'arrêtait épouvanté.

Nos petits soldats, éperdus devant cette vision, se rappelèrent la forme mystérieuse qu'ils avaient tant de fois vu passer dans leurs rêves, et ne s'y trompèrent pas. C'était la grande protectrice des armées de la Monarchie, de la Révolution et de l'Empire. Celle qui savait que la France n'avait jamais tiré l'épée que pour la défense du droit et de la liberté.

Ils l'entendirent qui criait dans les nuées: Soldats de France, c'est assez aller en arrière. J'avais cru l'Allemagne pure et généreuse. A la lueur des incendies de Louvain, je l'ai vue scélérate et féroce. Je l'ai quittée pour revenir à vous. Dressez haut vos étendards, dans le vent qui s'élève, et marchez au colosse germanique. Je vous livre le monstre, destructeur de chefs-d'œuvre, égorgeur de femmes, de vieillards et d'enfants. Frappez au cœur! Désormais la Victoire est avec vous!

La France reconnut la voix que, depuis si longtemps, elle n'avait plus entendue. Elle frémit d'enthousiasme et de joie. De Mun, qui allait mourir, l'entendit avant de fermer les yeux, et dit: « Enfin! C'est elle! Je l'ai tant priée, comme une sainte! Elle revient! » Joffre, qui n'avait jamais désespéré, dit à ses officiers: La voilà! Nous l'avons apaisée à force de sacrifices. Elle est rouge de notre sang: elle nous restera fidèle! A compter d'aujourd'hui nous reprenons l'offensive.

Et, dans le vaste ciel, par dessus le pétillement de la mousqueterie, le fracas de la canonnade, et les rumeurs de la bataille qui commençait, les cris de là Victoire, entraînant nos bataillons, retentirent furieux, pendant que de ses larges ailes, toutes rouges d'avoir plané sur la mêlée, elle fouettait les plis déchirés de nos étendards frémissants.

 

Nos alliés, sur les frontières de la Pologne viennent de faire une très utile démonstration. Le général Rennenkampf a lancé en avant les escadrons de ses cosaques et déjà les habitants de la Prusse orientale terrifiés couvrent les routes vers l'Oder pour se mettre à l'abri. En même temps près de Lemberg, le grand duc Nicolas, vient, dans une bataille de huit jours, d'écraser l'armée autrichienne du maréchal Conrad de Hœtzendorff.

Les routes de Galicie sont encombrées de colonnes en déroute, de convois et d'artillerie fuyant la poursuite des Russes. C'est une victoire décisive et, qui va avoir pour résultat de nous décharger de quelques-uns des corps qui pèsent si lourdement sur nous. Car, nous le savons, maintenant, le kaiser nous avait fait la bonne mesure et nous avait traités honorablement. Nous avons, tant en Belgique qu'en France, quarante et un corps d'armées à combattre. On estime à cinq cent mille hommes ce qui reste en Belgique. Nous avons donc seize cent mille hommes sur le dos. Excusez du peu! comme disait l'autre.

Qu'avons-nous à opposer à cette masse d'hommes? Nous ne le savons pas. La censure militaire a institué un jeu de colin-maillard, où nous avons tout le temps les yeux bandés, afin de ne pas savoir ce qui se passe autour de nous. Combien d'armées possédons nous? Par qui sont-elles commandées? Quel est leur effectif? Où sont-elles placées? Autant d'énigmes et de secrets.

Dans une obscurité profonde, des batailles anonymes sont livrées par des armées fantômes, conduites par des chefs sans visage. Par moments, nous éprouvons la sensation de vivre dans un affreux cauchemar. Nous nous résignons, depuis un mois, à ce traitement de rigueur. Le peu que nous apprenons sur les événements, qui se déroulent, et où se joue notre existence et notre honneur, c'est par les journaux étrangers.

Nos voisins d'Angleterre peuvent, sans doute, sans inconvénients connaître des faits qui doivent nous être cachés à nous, avec soin, car dans le Times, le Daily-News et le Graphic nous trouvons des rapports du général French, et des comptes rendus de reporters militaires qui éclairent un peu la situation.

C'est une grande faute de sevrer le public français de toute nouvelle, même ancienne. La confiance la plus solide, à ce jeu là, peut s'ébranler. En tous cas elle ne reçoit pas les aliments qui devraient la nourrir et la fortifier. C'est un parti pris de ne rien dire. Résignons-nous donc et tâchons de deviner ce qu'on persiste à nous cacher. Cela nous expose à commettre des erreurs. Mais nous n'en sommes pas responsables.

Paris étant en état de siège, tous les écrits destinés au public, ce recueil dénotes personnelles, comme les journaux organes de l'opinion, sont soumis à la Censure. Je lis, tous les jours les plaintes que formulent mes confrères contre ce régime qu'ils trouvent intolérable. On voit bien qu'ils n'ont pas connu les ciseaux d'Anastasie. C'était ainsi qu'autrefois, sans révérence, on nommait la censure instituée par M. Thiers et qui ne badinait pas. Je ne crois pas que j'aie à redouter ses coupures. En ce qui touche aux choses de l'armée, je ne pourrai jamais commettre d'indiscrétion, qui renseigne l'ennemi sur l'emplacement, ou les mouvements de nos troupes, puisque les événements dont je m'occuperai sont anciens et ont produit tout leur effet.

En ce qui concerne la politique et l'action du gouvernement, je m'abstiendrai, de parti-pris, d'aucune critique. Je trouve que la tâche de ceux qui ont, en ce moment si grave, la charge de diriger nos affaires, est assez lourde pour qu'on n'essaye pas de la rendre plus pesante. Je considérerais comme une déloyauté, pour un Français, de penser à autre chose qu'au salut du pays. « Après les troubles », comme disait Mlle la marquise de Rohan, en parlant de la Révolution de 93, nous verrons s'il y a lieu de faire des remontrances au gouvernement. Jusque-là, aidons-le franchement à porter haut et ferme le drapeau de la France.

On m'a demandé: « Comment se nomment ces fameux censeurs dont la sévérité parsème de taches blanches les pages des journaux? Je les connais, mais je ne les trahirai pas. Ils sont trois grands chefs. Mettons que, comme les Parques, qui étaient trois aussi, et tenaient entre leurs doigts armés de ciseaux le fil des existences humaines, ils s'appellent: Glotho, Atropos et Lachésis. Et souhaitons leur bien du plaisir, dans leurs ingrates fonctions.

 

C'est un art, que tout le monde ne possède pas, de savoir sortir d'un salon, en faisant le maximum d'effet que doit produire la personnalité de celui qui prend congé. Il y a aussi un art de mourir opportunément, de façon à ne pas s'en aller à la muette et dans l'indifférence. Victor Hugo, théâtral jusqu'au dernier soupir, a su se ménager une fin grandiose. Le pape Pie X, personnage auguste, qui avait tout juste l'envergure d'un curé de campagne, profita du conflit qui faisait trembler le vieux monde pour rendre son âme candide à Dieu.

Au milieu du fracas des armes, on entendit un léger soupir. C'était le successeur de saint Pierre qui passait de vie à trépas, discrètement. On peut dire de lui que ce fut un bien brave homme mais qui fît, involontairement, à l'Église de France tout le mal qu'il était en son pouvoir de lui faire, en ordonnant au clergé de repousser l'offre des cultuelles, acceptée par tout le parti catholique de notre pays. C'est de ce refus des cultuelles que date la ruine de l'Église, réduite à la mendicité.

Le Pape avait dit: « Allez, mes fils, à la pauvreté ! » C'était bel et bon, mais qui allait payer les curés et entretenir les églises? Tous les biens du clergé passèrent, du coup, dans la caisse des liquidateurs. On sait qu'ils n'en sont pas sortis. Pie X, après un rapide conclave, tenu dans l'indifférence universelle, fut remplacé par le cardinal délia Chiesa, prêtre instruit, esprit fin et cultivé, qui, sans posséder l'autorité qu'aurait eue un Rampolla, pourrait offrir l'étoffe d'un Léon XIII. Nous verrons bien ce que Benoit XV, annoncé par la prophétie de Johannès, dès 1600, apportera de bienfaits dans les plis de sa soutane blanche.

En tous cas, son avènement a passé presque inaperçu en France. Nous étions trop occupés de nos affaires pour prêter de l'attention à celles de la chrétienté. Quand la maison brûle, on ne songe pas à sauver l'image de sainteté qui est à la tête du lit. Le pape nous revaudra cela plus tard. Il est d'avance sûr de notre respect. Nous pensons pouvoir compter sur sa bienveillance.

 

Dans ses Mémoires, Marbot, ayant à formuler son appréciation sur les événements militaires de la campagne de 1815 la résume en celte phrase d'une concision familière: « Nous avons manœuvré comme des citrouilles. » Je crois que c'est l'opinion qu'il faut avoir de la stratégie du grand État-major allemand. A partir du moment où l'armée allemande a mis le pied en Belgique, le général de Moltke, puisque c'était lui le grand chef, a accumulé faute sur faute. Son oncle, le grand vainqueur de 1870, s'était déjà distingué par ses maladresses, dont malheureusement l'impéritie de nos généraux ne sût pas profiter. Mais le stratège d'aujourd'hui paraît vraiment peu doué. A moins qu'il n'obéisse aux fantaisies militaires de son impérial maître. Auquel cas tout s'expliquerait naturellement.

L'envahissement total de la Belgique, l'occupation de Bruxelles, l'extension du mouvement enveloppant de l'armée allemande au-delà de la Meuse, ont été des fautes capitales. Si l'armée allemande, au lieu d'étendre son front plus loin que Mons, s'était concentrée de façon à passer entre Liège et Chimay, en masquant simplement la forteresse belge avec trois corps d'armée, elle serait arrivée, beaucoup plus vite en France. Elle aurait pris à revers la couverture de Lorraine, et aurait livré bataille en Champagne et non en Seine-et-Oise et Seine-et-Marne.

L'armée de Paris ne trouvait pas l'occasion de faire le mouvement qui l'a jetée, avec une extrême habilité, dans le flanc des troupes de von Kluck, et il est probable que les Allemands n'auraient pas perdu la bataille de la Marne. Mais il était écrit qu'ils la perdraient, parce que l'Etat-major voulait faire grand, et que le mouvement enveloppant de l'aile droite allemande devait balayer toute la France du Nord et arriver devant Paris consterné, pour y entrer par un coup de force.

Seconde faute. Pourquoi, une fois ce mouvement enveloppant engagé, ne l'a-t-on pas continué intrépidement? Arrivée à Compiègne, au lieu de foncer vers Paris, la droite allemande arrête sa marche sur l'ouest et s'infléchit vers le sud-est. Elle contourne Paris, qu'elle paraît éviter. Au lieu de venir buter fortement sur Montlignon, Ecouen, Vaujours, et d'essayer de les emporter, elle monte vers Lagny, Meaux, La Ferté-sous-Jouarre, passe la Marne et paraît chercher à couper la ligne de l'Est, vers Ozoir-la-Ferrière, la ligne de Paris-Lyon, vers Montgeron, et la ligne d'Orléans, dans la direction de Brétigny.

Elle va jusqu'à Coulommiers. Mais, à ce moment précis, le général Joffre a trouvé l'occasion qu'il cherchait depuis Charleroi, qu'il a manquée à Guise, à Ham et à Péronne et qui s'offre-la, magnifique. Paris est dans le dos de l'armée allemande. Les Anglais sont à Provins, à Melun, presque à Fontainebleau. Les corps Français, sur la droite ont reculé par vastes échelons, appuyés au pivot inébranlable qu'à constitué, pendant toute la retraite, l'armée de Castelnau, qui tient le Grand Couronné de Nancy. Le général Foch vient de découvrir le manque de liaison qui existe entre l'armée du Kronprinz et celle du prince de Wurlemberg. Il se jette dans l'espace ouvert, comme un coin.

En même temps, les Anglais font face en arrière et marchent sur Montmirail. Toute l'armée française reprenant l'offensive se jette sur l'Allemand étonné, qui se croyait trop sûr de sa victoire. La garde prussienne, poussée dans les marais de Saint-Gond et sur Fère champenoise est écrasée, laissant des prisonniers de l'artilferieune partie de ses convois, dans les boues de la plaine. Elle a, pour la seconde fois, subi l'ascendant de la furie française, car déjà à Guise elle a été décimée.

Mais, cette fois, elle bat en retraite, dans un désordre qui sent la déroute. Von Hausen, qui marchait de l'avant avec ses Saxons, est bousculé par les Anglais, et von Kluck, le plus habile manœuvrier de l'armée allemande se voit tourné sur son flanc droit, par l'armée de Maunoury, que Galliéni a jetée sur lui, avec un admirable à-propos.

On se souvient, à Paris, de la course éperdue de tous les auto-taxis réquisitionnés pour transporter nos soldats sur le champ de bataille. On les vit, ce jour là, au nombre de plus de deux mille, faire la navette, de Paris à Lagny, transportant cinq soldats par voiture, à fond de train, les jetant dans la bataille et revenant en chercher d'autres.

La fortune des armes venait de tourner brusquement, et le général Joffre récoltait, en un instant, le fruit de sa constance, de sa fermeté, de sa prudence. Il avait, pendant cent lieues, battu en retraite, devant l'ennemi, en cherchant son champ de bataille. Il venait de le trouver, et, avec une décision remarquable, il y battait son adversaire. Jamais l'absence de renseignements précis, sur une action de guerre, ne parut plus pénible qu'à cette heure tant attend ne où nous sentions la victoire nous revenir.

Nous ne savions pas où l'on se battait, qui se battait, et quels résultats étaient obtenus. Le nom de nos commandants d'armée nous était caché. Seuls, le général Joffre et le maréchal French étaient connus, et parce qu'il n'avait pas été possible de les dissimuler. Mais les noms des autres, nous ne les avons appris que plus tard, quand il a fallu distribuer de l'avancement et des récompenses. Alors, il a été impossible de ne pas nommer les héros de cette formidable bataille qui commencée presque sur les bords de la Seine, sous Paris, se terminait à cent kilomètres plus loin, sur les bords de l'Aisne.

Ces braves et habiles soldats se nommaient Franchet d'Espèrey, et Hache qui avait, au même moment, remplacé Sauret. Le distingué Maunoury, qui commandait l'armée de Paris. Le général Dubail, qui, je crois, commandait en Alsace. Le général Sarrail, avec l'armée de Verdun, et enfin Gastelnau. Celui-là, toutes les fois qu'il y aura une opération difficile à exécuter, un coup de boutoir à donner, nous le retrouverons: c'est à lui que le général en chef s'adressera. Et c'est le 20e corps — sa garde, — qui marchera énergique, infatigable, victorieux.

Cependant, la bataille se poursuivait. Les Allemands, surpris en pleine offensive, et renversés sur leurs réserves, sur leurs convois et sur leurs parcs, résistaient avec fureur. Von Kluck, avec une habileté extrême, se dérobait à l'enveloppement qui le menaçait, et battait en retraite sur Compiègne, dans un grand désordre. Devant la Ferté-sous-Jouarre, les Anglais vainqueurs à Montmirail, écrasaient les troupes de Bulow. Les Allemands étaient venus vite de Belgique, mais ils se sauvaient encore plus vite, laissant sur toutes les routes des prisonniers, des canons, des approvisionnements.

Le soir de la bataille de Montmirail, les Anglais vendaient des chevaux allemands dix francs, tant qu'on en voulait. Mais ces animaux étaient si fourbus qu'ils ne trouvaient pas preneurs. Alors une balle dans la tête, et les routes étaient jalonnées de cadavres de chevaux. Les pertes de l'armée allemande dépassaient tout ce qu'on pouvait croire. Enragés par la défaite, les généraux avaient attaqué par masses compactes nos troupes pour reprendre du terrain, et le terrible 75 avait fait des hécatombes.

Les champs étaient couverts de morts, et, par cette chaleur intense, l'odeur que répandait ce charnier était insupportable. La guerre s'est montrée là, dans toute son horreur. La bataille de la Marne commencée le 5 septembre était, le douze, complètement gagnée. Le général J'offre pouvait adresser au gouvernement un bulletin où il déclarait que la victoire était incontestable. Elle n'était pas contestée. Les Allemands avaient battu en retraite sur vingt-cinq lieues, en moyenne. Mais si les avantages remportés par l'aile gauche franco-anglaise étaient décisifs, la droite avait fort peu progressé. Le centre de l'action avait été Vitry-le-François. Les engagements avaient eu lieu depuis la Woivre jusqu'à l'Ourcq et Nanteuil-le- Haudoin. A la gauche, l'armée allemande avait été écrasée, mais elle ne laissait pas entre nos mains le nombre de prisonniers que nous aurions dû ramasser.

Il y avait eu là, à n'en pas douter, une faute d'exécution qui ne nous a pas été signalée, mais que, à travers l'obscurité systématique, qui entoure les événements, nous croyons discerner. Qu'a fait la cavalerie française, dans cette déroute du centre et de la droite allemande? Depuis la bataille de Charleroi, elle ne paraît pas avoir figuré. La cavalerie française est absente. Où sont ses divisions indépendante et son artillerie montée? Que sont devenus tous les dragons, cuirassiers, hussards et chasseurs? Il devait y avoir une masse de trente ou quarante mille chevaux. Qu'ont- ils fait? Gomment les a-t-on employés?

Au moment où Manoury tombait dans le dos de von Kluck, après avoir bousculé le flanc-garde qui se tenait sur l'Ourcq, pourquoi cette cavalerie ne s'est-elle pas répandue en escadrons déchaînés, sur toutes les routes où l'ennemi précipitait sa fuite? Il y a là un point obscur, qu'il faudra élucider un jour, et une bien grave responsabilité à établir. Nous savons que, depuis le début de la campagne, les intentions du généralissime n'ont pas toujours été exécutées, comme il aurait fallu. Avec une inlassable ingéniosité il a paré aux défaillances. Mais les résultats des fautes commises à la guerre, sont acquis, et rien ne peut les modifier.

Nous avons la sensation que l'armée allemande, vaincue, n'a pas été poursuivie, comme il avait été ordonné qu'elle le fût, et que von Kluck, et Bulow, qui devaient laisser une partie de leurs troupes entre nos mains, ont pu s'échapper avec plus de bonheur qu'ils n'en méritaient.

Si nous avions détruit la droite allemande, la victoire de la Marne aurait eu, pour conséquence immédiate, la retraite de l'envahisseur en Belgique. Au lieu d'évacuer notre territoire, l'ennemi, après cinq jours de retraite extrêmement pénible et meurtrière, s'arrêtait sur la ligne de l'Aisne, et se préparait à livrer une seconde bataille sur des positions de repli soigneusement préparées et retranchées.

La discrétion de nos communiqués ne nous faisait même pas connaître le chiffre approximatif des pertes de l'ennemi. Le bulletin était muet sur les gains de cette bataille anonyme. Car nous l'avons baptisée bataille de la Marne, de notre autorité privée. On aurait aussi bien pu la nommer bataille de l'Ourcq, ou du Grand-Morin, ou de Sézanne, ou de Saint-Gond, pour citer les lieux où les engagements les plus remarquables de cette action gigantesque se produisirent.

Nous ne savons pas encore, aujourd'hui, trois mois après l'événement, ce qui s'est passé exactement pendant cette semaine, qui décida du sort de Paris, et peut-être de toute la France. Le peu que nous en avons appris nous a été raconté parles journaux anglais où furent publiés les rapports clairs et briliants de l’État-major anglais. Car nos alliés, dans ces jours mémorables, se taillèrent largement leur part de gloire.

Avec une vigueur, une allégresse, une élégance, tout à fait remarquables, les Anglais se battirent à nos côtés, aussi bien que nous-mêmes. Nous savons qu'ils apprécieront la valeur de cet éloge car l'armée française, depuis un mois, montrai tune endurance, une bravoure, une vigueur dignes de ses plus beaux temps de gloire. Nos soldats s'étaient retrouvés les dignes descendants de ceux qui avaient porté si haut, pendant tant de siècles, le prestige militaire de la France.

En résume, le coup, que la victoire de la Marne avait porté à l'armée allemande était bien plus violent que nous ne l'avions supposé. Et ce fût une déplorable erreur de ne pas constater hautement, devant toutes les nations du monde, l'importance de ce succès. La modestie, avec laquelle nous triomphions, laissa croire que notre avantage n'était pas aussi décisif qu'il l'était en réalité. Il est mauvais de se vanter, mais il n'est pas habile de se sous-estimer.

A compter de la bataille livrée sous Paris, l'armée allemande cessa d'exister, au point de vue stratégique. Ce corps énorme possédait encore une redoutable puissance. Mais le ressort, qui le mettait en mouvement, parût avoir été faussé. Désormais, l'ennemi ne cherchera plus à exécuter de plan nettement offensif. Il ne manœuvrera plus. Il donnera, sur différents points, des coups de tête désordonnés et formidables, mais sans résultats, parce qu'ils seront sans but déterminé.

Tous ses mouvements seront, subordonnés aux nôtres. Il sera continuellement manœuvré par notre Etat-major. Lui, qui à la guerre, ne reconnaissait de valeur qu'à l'offensive, il se cantonnera dans une défensive, masquée, cachée, souterraine, et pour tout dire d'un mot: inerte. C'est le commencement de la paralysie générale, pour le magnifique organisme créé pendant quarante ans, dans le dessein de nous détruire, et que, d'un coup violent, nous venons de fausser à jamais. Il n'en est encore qu'à l'ataxie locomotrice. Nous le verrons réduit à l'impuissance.

Les causes de cette dégénérescence sont faciles à expliquer. Elles sont de deux sortes. La première toute intellectuelle tient à l'échec complet du plan élaboré par le grand Etat-major, dans le recueillement studieux de la paix. Pendant des années, M. de Moltke et ses adjoints ont réglé, dans les plus petits détails, l'ordre stratégique et la marche tactique de l'invasion de la France. Le plan, porté à son plus haut point de perfection, offrait la quintessence de la science militaire allemande. C'était le chef- d'œuvre du militarisme d'Outre-Rhin.

On n'avait rien pu trouver de mieux. On ne connaissait rien qui pût égaler la valeur d'un pareil plan. Or ce plan venait d'échouer. Et dans le désarroi de cet échec, le grand État-major, son chef, ses adjoints, ne trouvaient rien qui pût le remplacer. Aucune autre combinaison ne s'offrait, et ne s'offrira à l'imagination de nos ennemis. Ils ont, en une seule fois, donné le fond de leur sac. Rien ne les inspirera plus, dans la configuration de nos vallées, de nos fleuves et de nos collines. Ils ne verront, sur la carte de Fiance, se dessiner aucune de ces belles manœuvres que trouvent les grands généraux. Ils se défendront. Ils ne chercheront pas à imposer leur volonté. Stratégiquement, ils sont finis.

Au point de vue tactique la cause de leur affaiblissement est évidente et elle est toute physique. C'est la seconde raison que je veux donner. Et elle ressort des événements mêmes. Dans l'effroyable consommation d'hommes à laquelle, emporté par sa folie d'orgueil, le haut commandement teuton s'est livré, depuis le début de la campagne, un choix n'a pas pu être fait. En même temps que les soldats, les sous- officiers, ces admirables cadres, qui composaient l'ossature de ce grand corps militaire, ont été jetés dans la fournaise. Ces rudes, brutaux, insolents, mais braves sous-officiers, se sont fait tuer, sans broncher: Deutschland Uber alles!

On a pu remplacer les soldats, en puisant dans les réserves. On n'a pas pu remplacer les cadres. On improvise des soldats. Il faut des années pour former des sous-officiers. La fleur de l'armée allemande, ses sous-officiers, gît dans les plaines de Guise, de Ham, de Saint-Quentin, sous Paris, à Ghampaubert et dans les marais de Saint-Gond, avec la garde, qui y a trouvé son tombeau.

On reverra, dans les batailles futures, une garde, car on l'a bourrée avec des landvehr. Mais ou est la première garde, si pleine de morgue, de dureté et d'insolence, dont les officiers nobles, porteurs des plus grands noms de l'Allemagne, ont si férocement brûlé, dépouillé, vidé et volé les villes de France? Ils sont tombés fauchés par notre 75, les hobereaux de Prusse, au bruit de leurs tambours plats et de leurs aigres fifres, croyant aller à Paris, pour y faire la fête.

Ils jalonnent de leurs tombes les plaines de la Brie et de la Champagne. Le rêve de gloire est fini. Ils sont heureux, du moins, ceux-là. Ils ne connaîtront pas l'amertume de la défaite, ils ne verront pas, sur le sol de l'Allemagne, l'arrivée des pantalons rouges, ces pauvres petits Français, si méprisés. On a reconstitué un corps de la garde, mais ce n'est plus la garde. On a bouché le trou des corps d'armée, mais c'est avec des soldats de seconde ligne. On n'a pss pu remplacer les sous-officiers. Il n'y en avait plus. Et ce qu'il en reste, s'égrène, tous les jours, et, quoique plus rare et plus précieux, est jeté à la boucherie, sans modération, sans calcul, dans une rage de massacre, qui présente les caractères de la folie.

 

Ce qui s'est passé, après la bataille de la Marne, est tout à fait extraordinaire, et paraît un épisode de roman. On dirait qu'Arsène Lupin a travaillé en collaboration avec les envahisseurs. Ceci n'a rien d'exagéré. Le célèbre cambrioleur aurait pu prendre des leçons de vol, auprès de nos ennemis, mais par contre il aurait pu leur donner des leçons de courtoisie. En tout cas, jamais ses châteaux, ses maisons, à doubles fonds, à cachettes dans les murs, à couloirs secrets, n'ont été mieux truqués que les positions sur lesquelles les Allemands se sont ramassés, après leur défaite.

Ils s'étaient dirigés sur Soissons et Noyon, avec une hâte extraordinaire. Ils savaient qu'ils allaient y trouver des casemates, des tranchées, des souterrains, des redoutes maçonnées, bétonnées, préparées, dès le temps de paix, et garnies de munitions, de vivres, et de tout ce qui pouvait leur être nécessaire. Ceci est à peine croyable, et pourtant cela est vrai.

Les Allemands, avant la guerre, avaient préparé, au centre de la France, sous l'œil des habitants, des maires, des gardes-champêtres, des gendarmes et de toute l'administration, sans qu'on se doutât de rien, des positions de repli, pour le cas où il faudrait s'arrêter, se retrancher, reprendre haleine. On nous avait déjà laissé soupçonner qu'à Maubeuge, des plate-formes bétonnées avaient, dès longtemps, été agencées pour l'artillerie de siège des Allemands. Ils n'avaient eu qu'à amener leurs canons, pour les mettre en batterie, séance tenante, et commencer le bombardement. C'était une économie de deux semaines. Et le temps était précieux. De même, plusieurs années avant la guerre, à Noyon, du côté de Chierry, ils avaient acheté des carrières servant à la culture des champignons, et y avaient fait de très importants travaux d'installation. Les voitures de sable et de ciment s'étaient succédé, pendant des semaines. Les habitants, étonnés d'abord, avaient promptement détourné leur attention de ces aménagements. Un beau matin, ils apprirent ce dont il s'agissait, en voyant les Allemands s'y installer et y placer leur artillerie. Les champignonnières étaient devenues autant de forteresses.

De même, en avant de Soissons, dans les carrières, des logements pour la troupe, des emplacements pour les canons avaient été installés, et l'armée allemande, poursuivie par nos soldats, s'était terrée brusquement, comme un blaireau qui regagne son trou.

Dans une propriété, même, à Condé, un fort, abandonné par le génie, était resté au milieu du parc, et soigneusement restauré par les Allemands, il a tenu en échec, l'armée anglaise, pendant trois semaines, sous le leu de son artillerie lourde. Nous avons eu, partout, sur notre sol, chez nous, des surprises semblables. De nombreux tennis, établis, dans les environs de Paris, et, comme par hasard, en vue des forts de la défense, avaient été entrepris dans des conditions d'extrême bon marché, et construits avec un soin extraordinaire, par une société d'entrepreneurs spécialistes, qui faisaient des assises en béton de un mètre cinquante d'épaisseur. C'était un travail magnifique et véritablement pour rien.

Les propriétaires étaient émerveillés. Ils ont compris, aujourd'hui, que leurs entrepreneurs travaillaient, en même temps que pour eux, pour le Roi de Prusse. A l'heure actuelle, on peut être sûr qu'il y a des fils téléphoniques qui communiquent de maisons, situées dans le camp retranché, avec des habitations, fermes, ou cabarets, situés au dehors, et qui auraient servi à donner des indications à l'ennemi, en cas d'attaque d'un groupe de forts.

Je ne suis pas de ceux qui ont cru à un investissement possible de la place de Paris, mais je dois reconnaître que toutes les précautions avaient été prises par l'ennemi pour s'assurer à l'avance les plus grandes facilités dans ses attaques. Il est vraiment incroyable qu'une guerre agencée, avec un tel luxe de précautions dans le détail, montée, combinée avec une organisation aussi minutieusement scientifique, une méthode si remarquable dans l'hypocrisie et la duplicité, n'ait pas obtenu des résultats plus satisfaisants. Tout ce que la préparation savante de la guerre, ce que Léon Daudet avait si lumineusement prévu, dans son Avant-guerre, presque prophétique, avait été porté par les Allemands au point de perfection le plus étonnant. Et tous ces moyens frauduleux, tout ce truquage de la lutte, toute cette déloyauté basse d'un adversaire, qui cherche à rendre le combat inégal, par des pièges et des chausse-trapes, toute cette vilenie a été inutile. Les mauvais joueurs, les adversaires perfides, ceux qui ont pratiqué les coupsdéfendus, enfin qui n'ont pas fait franc jeu, en ont été pour leur courte honte: ils ont été battus malgré leur habileté. Et on peut dire que c'est le meilleur qui a triomphé.

 

Je me suis laissé emporter par l'intérêt puissant que m'offrait cette bataille de la Marne, qui a marqué la fin du cauchemar dans lequel nous vivions depuis le commencement de la guerre Il avait paru bien dur à tous les Français, que leurs troupes fussent repoussées par l'offensive allemande et que nos vingt corps d'armée ne parussent pas en état d'arrêter le formidable mouvement tournant qui les balayait comme de la poussière.

Etions-nous donc vraiment devenus le peuple dégénéré, mûr pour la servitude, que l'Allemagne se déclarait décidée à rayer de la carte de l'Europe. La réponse avait été foudroyante. Nous étions toujours les soldats de Crimée et d'Italie. Nous pouvions enfin respirer, reprendre confiance, et nous livrer à l'espoir. Du reste, nous avions affaire à de tels monstres, que nous n'avions pas à hésiter sur la façon de nous conduire: l'héroïsme nous était imposé par le souci de la conservation. Il s'agissait du salut de notre pays. La France disait à ses enfants, comme Corneille: Meurs ou tue!

Ce qui se passait en Belgique, de monstrueux, de stupide et de féroce, nous enseignait ce qui attendait notre pays, si nous laissions le Teuton envahir nos provinces. Exaspérée par la résistance de l'armée belge, qui, pendant que nous combattions dans les plaines de la Brie et de la Marne, défendait bravement son territoire contre les envahisseurs, l'Allemagne donnait le signal des massacres et des incendies.Parordre, et comme obéissant à une consigne militaire, les Allemands fusillaient les femmes, écrasaient les enfants, assassinaient les vieillards.

Le pillage servait de prétexte au meurtre. Des bandes d'incendiaires enrégimentés allumaient les villes comme des torches, et déjà Louvain et Termonde, cités exquises où des trésors d'art étaient réunis, payaient de leur destruction le mécompte du kaiser auquel la Belgique avait osé résister. En ces jours de soucis et de douleur, l'infortune de notre vaillante voisine fût un surcroît d'amertume qui nous serra bien cruellement le cœur.

La noble Belgique s'était sacrifiée pour ne pas laisser violer sa neutralité. Elle s'était offerte comme un bouclier aux coups de l'ennemi, qui voulait nous attaquer par derrière. Et c'était elle que le traître, déçu dans sa lâche manœuvre, assassinait sans que nous pussions courir à son secours. Il faut dire hautement que l'Angleterre et la France souffrirent du malheur immérité de ce fier peuple si brave et si loyal, plus que de leurs propres blessures.

Le sang du peuple belge leur parut plus précieux que celui de leurs propres enfants. Elles l'auraient versé à flots, pour sauver Louvain et pour empêcher les hordes allemandes d'insulter Bruxelles de leur présence. Mais le torrent germanique les avait, à cette heure si grave, submergé. L'armée française et « la méprisable petite armée anglaise », comme disait le kaiser, avaient à supporter le choc de deux millions de Barbares. Et tout ce qu'elles pouvaient faire c'était de les vaincre et de les arrêter. Mais elles assistaient impuissantes au crucifiement de la Belgique, sanglante sur son calvaire.

Un cri de réprobation s'éleva alors, dans le monde entier, si ardent et si unanime, que l'Allemagne étonnée, s'arrêta dans ses massacres, et écouta. Que signifiaient ces voix qui protestaient contre des violences exécutées avec méthode et discipline, sur l'ordre des officiers, et comme à la parade? N'était-ce plus le droit de la guerre? Que devenait la forte parole de leur Bismark déclarant: la force prime le droit?

La force ne créait-elle plus le droit au pillage, au carnage, à l'ivrognerie, au sadisme le plus féroce et le plus dégradant? Ne pouvait-on plus, dans sa conquête, se comporter suivant son bon plaisir, et se vautrer dans ses ordures, comme les porcs, qui souillentleur nourriture et s'en repaissent, après, sans dégoût? Les chefs ne donnaient-ils pas l'exemple des exploits excrémentiels? Et l'absorption du vin de Champagne n'était-elle pas accompagnée de la déjection, à ventre déboutonné, dans la salle même du festin, pendant la ripaille, l'ivresse semblant s'augmenter de l'infection de l'air, et de l'abjection des convives?

Et quand on s'était bien empiffré, quand on avait bu à ne plus savoir comment contenir la boisson, quand on était pris du delirium frénétique de l'orgueil teuton enflammé par l'alcool, on n'aurait pas le droit de s'amuser un peu en faisant flamber les châteaux, les fermes, les usines, les villages, avec leurs habitants? Que rabâchaient ces trouble-fêtes? On était sous les armes, en campagne. On pouvait bien rire un peu. C'était la guerre!

 

Quand on a affaire à des sauvages, il faut leur parler dans leur langue. C'est ce qu'ont fait, tout de suite, les Russes, vis à vis des Allemands. Un de leurs officiers, le généralMar-tos, avait été pris par l'ennemi, qui, sous un prétexte dénué de toute valeur, prétendait le faire passer en conseil de guerre comme espion. C'était la mort.

L'État-major russe fit aussitôt avertir l'Etat-major allemand, que si un cheveu du général Martos tombait, par représailles immédiates, cent officiers allemands seraient fusillés. Il ne fut plus question de molester le général Martos. Voilà, avec ces gens-là, comment il faut parler et agir. Ge sont des brutes, et la pire espèce de brutes, celle qui raisonne sa brutalité et prétend la justifier. De telles espèces ne se mènent qu'à coups de triques ou à coups de pieds, comme ils mènent leurs soldats.

Autre exemple: Un prince médiatisé allemand tombe grièvement blessé à Esternay, au moment où la ville venait d'être frappée, sans aucune autre raison que le bon plaisir de l'envahisseur d'une contribution de guerre de cent soixante-quinze mille francs. Dans la ville se trouvait un chirurgien réputé. Les Allemands l'amènent au chevet de l'auguste blessé. Il faut l'opérer séance tenante. Le chirurgien accepte la responsabilité de la grave opération. On lui demande son prix: cent soixante-quinze mille francs, le montant de l'indemnité de la ville. On se regarde. Mais c'est à prendre ou à laisser. Il faut payer, ou s'exposer à voir mourir le prince. On paye. Le chirurgien opère, et la ville rentre dans son argent.

M. Maurice Maeterlinck a donc eu raison lorsqu'il a clans son article: Les villes otages, osé dire ce que nous pensions tous: pour Bruxelles si on y touche, Berlin. Pour Bruges, Nuremberg, et sans barguigner, rasées les villes, sans qu'un vestige en reste comme ces cités mortes du centre de l'Afrique recouvertes par le sable du désert, et dont on cherche sur la mer mouvante du Sahara les traces disparues.

Il ne faut pas hésiter à nous faire des cœurs de barbares. Nous devons savoir devenir durs, si nous voulons mettre un terme aux monstruosités de nos ennemis. Les Allemands ont de la mémoire. Aux touristes, qui se promenaient dans les ruines du château de Hcidel-berg, le portier, en uniforme, disait d'une voix rude:

— Brûlé par les troupes françaises, lors des incendies du Palatinat.

Ils se souviennent donc encore, au bout de deux cents ans, du mal que leur a fait sur l'ordre de Louvois, M. le maréchal de Turenne. Eh bien! Il faudra, quand nos troupes vont entrer en Allemagne, meubler la mémoire des peuples d'Outre-Rhin, de quelques souvenirs cuisants et douloureux. La férocité des Bavarois ne le cède pas à la brutalité des Saxons. Dresde et Munich doivent expier les atrocités de Termonde et de Louvain.

Mais quoi! En aurons-nous jamais le courage? Quand nous verrons les femmes et les enfants sortir de leurs maisons, en pleurant, nous ne trouverons plus la force de faire des besognes de bourreaux. Nous n'avons pas des cœurs d'allemands. Malheur à ceux qui nous résisteront pendant la bataille. Mais, après le combat, quand les fusils sont déchargés, et les sabres au fourreau, frapper des populations sans défense, détruire des villages, assassiner des magistrats et des prêtres? Qu'on n'attende pas cela de nos soldats. Ils ne le feront jamais. Et c'est leur honneur.

Les brutes allemandes une fois de plus, recevront de nous l'exemple nécessaire. Ils ricaneront, sans doute, incapables de comprendre notre générosité, et nous appelleront les don Quichottes de l'Europe. Si l'on veut. Il y a des raffinements et des propretés qui ne sont pas à la portée de tout le monde.

 

C'est un spectacle extrêmement curieux de ne plus voir en automobile que des soldats. Les belles madames qui montraient, dans le cadre de leurs limousines de luxe, fleuries de bouquets, leurs beaux chapeaux sur leurs jolis visages, sont dépossédées de tous leurs torpédos, et vont à pied ou en taxi. Mais les soldats roulent dans Paris, à des vitesses vertigineuses, se dirigeant vers des buts inconnus, que l'on voudrait espérer importants. Ils, ont en tout cas, eux, l'air important, et cela est déjà quelque chose.

Mais, pour ma part, j'aimerais bien ne pas voir autant de voitures à drapeaux, immatriculées pour le ravitaillement, stationnant à la porte des cafés. Il y a là des ravitaillements de bière brune ou blonde, qui attirent fâcheusement l'attention sur les embuqués qui y procèdent. Tous ces gros gaillards-là, si bien portants, feraient une admirable figure dans les régiments qui combattent. Leur inaction doit commencer enfin à leur peser. Si on les y envoyait?

On trouverait facilement des gens de cinquante ans pour conduire leurs voitures. Cette question des embusqués, qui a tant fait couler d'encre, depuis le début de la guerre, est de celles qui défient la patience des plus tenaces d'entre nous. M. Clemenceau, auquel on ne résiste guère, y a émoussé ses griffes de tigre.

M. Chenu, ancien bâtonnier, a demandé qu'on formât deux corps d'armée, avec tous les embusqués qui étaient, dans des emplois de tout repos, des pectoraux et des biceps d'hercules forains. Rien n'y faisait. Les embusqués semblaient indé- busquables.

Brusque changement au tableau. Un tout petit ordre émanant du ministre de la guerre, porte en quelques lignes, la désolation dans le cœur de tous ces héros, qui faisaient la guerre sur le pavé de bois, et se dévouaient corps et âme à leur Patrie, dans le périmètre du camp retranché. Tous les hommes du service armé, occupant dans les dépôts, états-majors, services et établissements de région, des emplois susceptibles d'être tenus par les hommes du service auxiliaire, vont être remplacés par ces derniers, tandis qu'ils rentreront dans le rang. Quelle affaire! Quelle histoire! Quelle révolution! Ce Millerand est un homme terrible! On ne peut pas dormir tranquille avec lui.

Pauvres secrétaires d'État-major, pauvres ouvriers des régiments, infirmiers, commit et autres embusqués, à brassards multicolores, il va falloir porter sérieusement l'uniforme. Mais cessons de les plaindre. Nous devons croire que ce sont de braves garçons qui accueilleront l'ordre qui les envoie au service combattant, avec satisfaction.

Ils auront encore le temps de se bien conduire. Mais ils auront, tout de même, échappé aux hécatombes de ces premiers trois mois de guerre pendant lesquels l'armée a appris à combattre.

Au début elle savait mourir, maintenant elle sait tuer. Et c'est là le grand art que vingt ans de guerre avaient appris aux grenadiers de Napoléon. Ils savaient donneret ne pas recevoir, ce qui, comme chacun sait, est la bonne méthode d'escrime que son professeur enseignait à M. Jourdain, le Bourgeois gentilhomme.

Toutes ces recrues vont trouver dans le rang des camarades qui leur montreront la manière de se bien défiler, de se montrer à temps, et de frapper juste. C'est tout le secret de la réussite dans les batailles. Et nous connaissons ce secret-là. Nous l'avons retrouvé. C'était une vieille recette de famille, qui avait fait qualifier le troupier français, de débrouillard. Débrouillons-nous, mes amis. Depuis le général en chef jusqu'au dernier fantassin, il faut savoir se débrouiller. Et on s'y applique.

 

Paris est plein de soldats anglais qui se promènent, d'un pas délibéré, dans leur élégant costume vert, avec leurs bufïleteries fauves, leurs belles bottes, leurs larges casquettes, la main armée d'une petite canne de bambou. Ils ont un chic extraordinaire. On les prendrait tous pour des gentlemen, et il y a certainement parmi eux une majorité de gens appartenant aux classes moyennes. Leur propreté est excessive. Ils sont rasés, pommadés, brossés. On croirait qu'ils débarquent d'Angleterre. Et beaucoup ont déjà vécu dans les tranchées. La curiosité des Parisiens les suit toujours d'un regard amical. Les Ecossais, surtout, avec leur kilt gris, leurs genoux nus et leurs bonnets ornés du chardon emblématique,

Qui s'y frotte s'y pique

attirent particulièrement l'attention des midinettes qui restent hypnotisées devant ces grands gaiflards aux enjambées décidées.

Aux devantures des libraires, les photographies du maréchal French, et de lord Kitchener ontun grand succès. Kitchener, avec sa mâchoire violente et son front autoritaire, contraste avec French, d'aspect débonnaire et patriarcal. Mais il paraît qu'il ne faut pas s'y fier et que c'est un homme terrible. Dans l'action il ne lâche jamais. C'est un caractère à la Wellington. On sait la belle réponse de l'Iron Duck, à la bataille de Waterloo, au moment ou le plateau de Mont Saint-Jean était envahi par les charges furieuses de notre cavalerie, conduite par Ney. Comme son chef d'Etat- major lui demandait:

— Sir, si vous être tué, que faudra-t-il faire?

— Rester là, comme moi, et mourir!

Le maréchal French est un soldat de cette lignée. L'homme qui a livré les combats de Mons et du Gâteau, avec quarante mille hommes, contre des forces quintuples et qui n'a cédé que parce qu'il était débordé sur sa gauche a donné toute sa mesure à la bataille de la Marne, où il a pris une glorieuse revanche de la retraite dont il enrageait. Damnée retraite, monsieur! Mais qui avait coûté cher à l'ennemi. « Méprisable petite armée anglaise », qui faisait raison à son Roi, de cinq fois son nombre d'hommes! Et qui n'a pas fini d'étonner les Allemands par sa vaillance, sa bonne humeur, et son ardeur aux coups.

Tous ces boys, mènent la guerre, comme une partie de foot-ball. Il s'agit de gagner, mais la partie finie, on aimerait à déjeuner ou à dîner, tous ensemble, vainqueurs et vaincus. Et, avec stupéfaction, ces fiers garçons ont vu leurs adversaires commettre des atrocités qui détruisaient l'estime qu'on voudrait avoir pour ceux contre lesquels on vient de se battre. Quels rapports avoir avec des incendiaires, des voleurs et des assassins?

Nos alliés pouvaient faire là une étude de mœurs internationales et voir, eux, anglo- saxons si longtemps portés par des affinités de-race, vers les choses de Germanie, la différence qui existe entre le caractère des Français et celui des Allemands. La loyauté française opposée à l'hypocrisie allemande, et la mégalomanie brutale et déréglée de nos ennemis, comparée à notre modération mesurée et cordiale.

Il n'est rien de tel, a-t-on dit, que de voyager ensemble, pour se bien connaître. Faire la guerre, et marcher côte à côte, pendant des mois, n'est-ce pas le comble du voyage? Les Anglais et les Français seront plus unis, par cette fraternité de lutte et de peine, que par cinquante ans de relations amicales.

 

On nous avait bien dit que les représentants de l'administration dans les départements envahis, n'avaient pas tous montré un héroïsme complet. Les journaux ont enregistré quelques destitutions ou révocations de sous-préfets et de maires, pour avoir abandonné trop rapidement leurs administrés au moment où leur présence eût été le plus nécessaire. Je ne veux nommer aucun de ceux qui sont frappés. Je me ferais un plaisir de citer ceux qui ont fait leur devoir, s'ils n'étaient pas si nombreux. Presque tous les inaires ont fait preuve de courage, de présence d'esprit et de dévouement, dans des circonstances très graves. Car, le caprice d'un officier allemand irascible, ou mal informé, pouvait disposer de la vie d'un homme.

Des atrocités ont été commises, qui n'ont pas fait hésiter les braves gens de qui dépendait le sort d'une ville et de ses habitants. M. Langlet, maire de Reims sous le bombardement, alors que la cathédrale était en flammes, n'a pas hésité à faire plus que son devoir. Tant de sang froid, dans le danger, et de vaillance ne rachètent-ils pas les faiblesses de quelque petit sous-préfet, disparaissant, avec la rapidité du zéphyr, à l'approche de l'ennemi, et laissant sa préfecture, ses administrés, se débrouiller comme ils pourraient avec l'envahisseur?

On ne lui avait pas donné une place de tout repos, avec un bel uniforme brodé, et des plumes blanches à son chapeau, comme en ont les généraux en chef, pour qu'il fût brusquement exposé aux pires vicissitudes. Sous-préfet, quand toute l'occupation consistait à toucher des appointements, à tourmenter, pour se distraire, les conservateurs de l'arrondissement, et à faire le coq, les jours de cérémonie, en lorgnant les jolies femmes des châtelains d'alentour. Mais s'exposera être pris comme otage, et malmené par les uhlans, qui passent pour brutaux? Voyons! Était- ce pour de telles fins qu'il était entré dans l'administration? On l'avait trompé! On l'exposait à risquer sa vie. Il ne voulait pas entendre parler de se compromettre dans de telles aventures. Et il avait pris le chemin de fer. Soyons très indulgents pour ce pauvre petit sous-préfet. On aurait dû le prévenir qu'il n'y avait pas que des bénéfices, et qu'il pouvait y avoir des risques.

A côté de ceux qui avaient l'obligation de tenir tête à l'envahisseur, et qui ne l'ont point fait, il y a eu ceux qui se sont révoltés en apercevant le symbolique uhlan, précurseur de l'invasion. Tel fut Albéric Magnard, fils de notre ancien confrère du Figaro, Francis Magnard, qui avait été un des journalistes les plus brillants de la fin du siècle dernier. Spirituel, mais méchant, comme la peste, il se répandait en propos acerbes, à propos de tout et de tous. Un jour que je lui disais:

— Mais, Magnard, pourquoi avez-vous la dent si dure?

— Moi? fit-il, je ne dis du mal que des gens que je n'aime pas! Il est vrai que j'exècre la nature entière!

Anarchiste et libre penseur, il eut un fils enthousiaste et passionné. Albéric Magnard était un musicien de grand mérite, qui travaillait à l'écart, dans la retraite. Il ne se prodiguait pas en productions rapides, et mûrissait les œuvres qu'il composait avec une patience et un soin extrêmes. Il avait donné à la scène, une Bérénice qui avait été favorablement appréciée par la critique, et que le public avait applaudie pour sa haute probité artistique.

Albéric Magnard habitait une propriété située à Baron, près de Nanteuil-le-Haudoin. Un matin, il avait vu deux uhlans s'arrêter à sa porte, et s'apprêter à entrer chez lui. Sans hésiter, le compositeur avait pris son fusil de chasse, et avait tué les deux allemands. Rien de plus inattendu que ce geste farouche d'un artiste enfermé dans son rêve musical, et qui en sort pour tuer les deux soldats qui s'arrêtent à sa porte, et qui représentent pour lui, l'invasion. Il est, en un instant, arraché à ses pensées, et se trouve en face d'une réalité terrible. Il n'a qu'à fermer sa fenêtre, à se remettre à son travail. Les deux soldats passeront, comme ils sont déjà passés, dans cent villages, pillant ça et là, mais assez conciliants avec ceux qui leur ouvrent leur porte. Une colère soudaine emporte Albéric Magnard. Nul ne lui impose d'agir comme il le fait. Il est libre de se résigner à l'invasion. Il se révolte, et il tue.

Dans cet acte isolé, il y a de la grandeur. Un peuple qui se défend contre l'envahisseur, est digne de l'indépendance. Et Albéric Magnard, en mourant pour son foyer, est mort pour son pays. La fin de l'aventure est banale. L'escadron, dont les deux uhlans n'étaient que les éclaireurs, est arrivé à Baron, s'est emparé d'Albéric Magnard, l'a fusillé, a brûlé sa maison, et, par-dessus le marché, le village.

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