- de la revue Bulletin des Armées - Histoire de la Guerre no. 1
- 'La Vie à Paris'
Dans la Capitale
La Vie à Paris
26 août. Pluie. Les cafés et débits ferment à huit heures du soir; les restaurants à neuf heures et demie. Paris, alors, tombe dans le silence, et les boulevards ont l'aspect qu'en temps ordinaire ils présentent à deux ou trois heures du malin. A partir de huit ou neuf heures, où vont les Parisiens, les noctambules de Paris, ceux qui se croiraient déshonorés s'ils rentraient chez eux en sortant du restaurant? Allez aux Champs-Elysées: vous les trouverez installés par milliers sous les arbres. Sur les bancs, sur les chaises, toutes occupées, des groupes se forment; dans la fraîcheur du soir, on s'entretient des dernières nouvelles de la guerre.
Dans la journée, les enfants jouent aux Tuileries, au Luxembourg, laissé à l'abandon. Papiers, chiffons n'y ont pas été ramassés depuis trois semaines; les feuilles couvrent les allées.
Au Bois, si désert maintenant, les ouvriers plantent des piquets et entourent de toiles métalliques certaines pelouses. Une bonne odeur de foin coupé monte des pistes de Longchamp et d'Auteuil. Dans quelques jours, tout sera prêt pour recevoir les milliers et milliers de « bestiaux » qui assureront le ravitaillement en viande de Paris. Des autos filent, rapides, le petit fanion tricolore à l'avant...
27 août Temps frais, pluvieux et orageux
Depuis la mobilisation, c'était le calme des grandes têtes ou des grandes grèves: plus de bateaux-mouches; plus de remorqueurs; les chalands rangés les uns contre les autres sommeillaient le long des quais silencieux, et l'eau, que rien ne troublait plus, était redevenue unie comme un miroir. Mais graduellement le grand fleuve reprend vie: voici de nouveau les longs hurlements des sirènes, les trains de bateaux qui se croisent, les tombereaux que l'on charge et décharge.
Les mariniers flamands, que l'on voyait sur les berges, hàlés et osseux, des anneaux d'or aux oreilles, se sont remis au travail, et leurs grands chalands noirs et rouges se pavoisent aux couleuis belges et françaises. Les bateaux-mouches ont repris leur va-et-vient; vers sept heures ils se remplissent toujours de commerçants, d'employés, de fonctionnaires, de bonnes gens qui regagnent Auteuil. Les journaux du soir à la main, on y bavarde autant qu'autrefois, mais sur quoi, sinon de la guerre, surtout lorsque apparaissent dans le ciel du bois les faisceaux lumineux des projecteurs se cherchant et se croisant au-dessus de la tour Eiffel. P.
29 août, Beau temps.
Coup d'il en arrière. Samedi 1er août. Paris, fiévreux, s'énerve; c'est toujours la vie normale, mais hâtive, pressée, inquiète. Quatre heures du soir. En autobus, à l'angle de la caserne de la Tour-Maubourg, bordée d'une longue queue de mobilisables, attendant, livrets à la main. Quelle est donc cette grande affiche blanche qu'achèvent de coller deux soldats? Ordre de mobilisation, générale. Sur la plate-forme de l'autobus, on devient grave: « Cette fois, ça y est! On est fixé, tant mieux! »
Le premier et le deuxième jour. Quels changements formidables dans Paris! Les abords des gares sont noirs de la foule des partants, qui se pressent contre les grilles pour entrer comme goutte à goutte dans la grande cour vide, gardée militairement. Rue d'Amsterdam, dans ce quartier si pimpant, si féminin, entre la rue de la Paix et Montmartre, c'est une descente compacte vers le Nord-Sud pour la gare de Lyon, de rudes gaillards aux figures brunies, appelés d'on ne sait quelles régions lointaines. Dans le déchirement des adieux, malgré les larmes et les pauvres yeux rougis, Paris est admirable de sérieux et de confiance.
Troisième et quatrième jour. Décidément, les réservistes veulent partir « avec le sourire », et quitter en gaieté la vie civile. Il y en a même qui exagèrent; quelles bombes, mes amis, dans certaines rues! Devant la gare Saint-Lazare un grand Breton, adossé à un réverbère, sa valise à terre, pleure comme un petit enfant parce qu'une vieille dame lui a pris le fiacre qu'il appelait et qu'il n'arrivera jamais à temps à Bercy-Ceinture. Très sagement le Préfet de police fait fermer à huit heures les bistros.
Maintenant. Les réservistes et les territoriaux sont partis: le charcutier du coin a fermé, il est à Verdun; le crémier d'en face aussi, il est à Langres. Les femmes cousent sur le pas des portes; les enfants jouent à grands cris. Le soir, les voisins se réunissent, on sort toutes les chaises, on s'assoit même sur le trottoir. On se communique les lettres trop rares qui viennent du front, pendant que s'éloignent de leur souple galop les camelots qui hurlent. la Presse.
30 août. Soleil. Chaleur.
On continue à rencontrer dans Paris des chars à bancs et de grandes automobiles de touristes américains et anglais!
Rien n'arrête ces amateurs. Il semble au contraire que cette année leur curiosité de Paris et leur sympathie se soient accrues.
Mais les musées et la plupart des monuments étant fermés, que leur montre-t-on?
Paris, tout simplement; un Paris inconnu, un Paris historique non moins intéressant que le Paris monumental: les vieux hôtels si beaux du Marais et de l'île Saint-Louis, les anciens collèges de l'Université du XVIIe siècle, les jardins ignorés et charmants qui se cachent au cur de la ville et dont les propriétaires ouvrent amicalement les portes à nos hôtes. Et ceux-ci découvrent ainsi chez nous une cité nouvelle que leurs devanciers n'ont point connue.
31 août,. Soleil ardent, forte chaleur. Nous vivions, avant la guerre, dans le tumulte des autobus, des tramways, des voitures et des mille bruits de Paris, à ce point que nous avions perdu le sentiment du son des cloches. Il fallait aller à la campagne pour entendre cette musique et en goûter le charme.
Le silence des rues presque désertes nous l'a rendue. Comme aux champs, maintenant nous entendons les cloches à Paris.
De très loin nous distinguons la voix grave de la Savoyarde et la basse profonde du bourdon de Notre-Dame, qui, le dimanche surtout, dominent par intervalles le concert des mille cloches de nos églises de quartiers.
Dimanche c'était une envolée de chants vers le ciel bleu, et il semblait que le chur de toutes ces cloches bavardes disait aux Parisiens d'espérer.
1er septembre. Soleil. Chaleur.
Promenades. Tout est calme autour des Champs-Elysées, qui semblent plus larges et que l'on peut traverser sans crainte. Les grands platanes sont d'un vert éclatant; les marronniers prennent de jolies teintes rousses et laissent déjà voir leurs branches.
Le quai, qui aux premiers jours d'août était sillonné d'énormes autos lancées comme des trombes, encombré de longues fdes de chevaux de réquisition, le quai dans sa courbe splendide du Trocadéro à la Concorde, est tranquille comme au plus fort des vacances.
Parfois, devant la manutention militaire, d'immenses files de voitures stationnent, énormes camions à vapeur, voitures de livraison des grandes épiceries et des magasins de nouveautés, chargées de vivres, embaumant le pain frais. Une compagnie de territoriaux passe à petits pas bien cadencés. Au Grand-Palais, près du pont Alexandre, un poste de fusiliers marins est de garde. Quelques passants s'arrêtent, attentifs, sérieux, et tâchent de distinguer, par le porche béant, dans la profondeur embrumée de l'immense hall, la foule des braves Bretons au col bleu, qui se presse tout là-bas aux balcons intérieurs.
2 septembre. Très beau temps. La pureté du ciel et la légèreté de l'air inclineraient à de paresseuses rêveries, si nos âmes n'étaient tout entières tendues par l'attente. Des automobiles, couvertes de poussière et de boue, emportent des officiers belges ou anglais, qui sont l'objet d'ovations enthousiastes. Les Belges y répondent par un cordial salut. Les Anglais, eux, se lèvent et, sous un tonnerre d'applaudissements, lancent fièrement un all right retentissant.
Mais le soir, quelle grâce nouvelle n'a pas Paris, silencieux sous la vapeur d'argent de la lune! « Y a bon gagné la lune », comme disent les Sénégalais. L'astre montre sa bonne figure penchée dans le quartier Sud du ciel. On rentre à, pied chez soi. Çà et là un cycliste passe comme un trait. Au loin, au détour d'une avenue, brille un feu vert, comme cette émeraude que les bateaux portent à tribord. O nef sacrée de Paris!