conférence prononcée à la Société des Conférences, 20 mars 1915
'La Parisienne et la Guerre'
par Maurice Donnay
de l'Académie Française

La Vie Feminine à Paris Pendant la Guerre

 

Mesdames, Messieurs,

La dernière grande fête parisienne à laquelle j'ai assisté, avant la grande guerre, ce fut le gala Antoine à l'Opéra. Cet événement apparaît si lointain maintenant que je vous rappellerai, en quelques mots, ce dont il s'agissait.

Après quelques années de direction à l'Odéon, Antoine se trouvait dans une situation embarrassée et, pour qu'il pût s'en aller, créanciers payés, chez les Turcs où il voulait améliorer le Conservatoire, ses amis avaient organisé ce qu'il est convenu d'appeler un gala. Si je vous parle de ce gala, c'est parce que, pour un spectateur averti, mais sans être blasé, qui n'aurait été ni snob, ni sauvage, pour un Parisien ni trop mondain, ni trop immondain, la salle de l'Opéra contenait ce soir-là de sûrs avertissements et d'inquiétants enseignements. Il yavait là des femmes de la ploutocratie, de l'aristocratie, de la grande et petite bourgeoisie; des comédiennes, des demi-mondaines, des tout-Ie-mondaines, des courtisanes de haute, de moyenne, bref de diverses volées. Et des diamants, des pierreries, des perles, des panaches, des aigrettes! A cette époque, on pouvait lire dans les journaux spéciaux, au bas de suggestives gravures, des indications comme celles-ci: « jupe en brocart d'argent avec perruque bleue... manteau de velours noir broché d'or, cheveux poudrés d'or. » Ces excentricités et ces magnificences, le Parisien dont je vous parle, averti sans être blasé, ni trop mondain ni trop immondain, osait à peine croire à leur réalité. Ce soir-là, il en voyait quelques-unes et, cependant, ce n'était pas une chambrée effrénée, comparable à certaines chambrées des Ballets russes où l'on vit, non pas sur la scène, mais dans la salle, une dame les pieds nus et peints dans des sandales de laque, une autre personne dans une gaine de drap d'or fendue jusqu'aux genoux, et des perruques bleues, vertes el violettes. Pourtant, au gala Antoine, des femmes, dans les loges, avaient sur la tête des éventails de plumes qui leur donnaient l'air de guerriers indiens. Une perruque blanche excusait un jeune visage; une perruque beige accusait un visage moins jeune.

Beaucoup de femmes avaient des robes et surtout des corsages tout à fait sommaires, et qui semblaient justifier cette phrase qu'elles disent toutes pour toutes les circonstances: « Je n'ai rien à me mettre! » La plupart des hommes qui accompagnaient ces femmes et soutenaient, entretenaient ce luxe de bijoux et de toilettes, en étaient flattés dans leur amour-propre et dans leur vanité. C'étaient les signes extérieurs de leur puissance et de leur richesse; mais, avec leur habit noir, uniforme sans gloire, ou plutôt livrée sans éclat, symbole de coupables abdications, ces hommes avaient l'air de domestiques chargés de servir ces femmes au banquet de la vie; ils avaient l'air d'employés des pompes mondaines. Il y avait là des financiers, des politiciens, de grands commerçants, de grands industriels, et plus d'un semblait ennuyé, inquiet. Tout dernièrement, un ministère avait été renversé, le jour même de la déclaration ministérielle devant la Chambre, et ce fut vraiment le record du parlementarisme, le hideux record. Cependant qu'un député, fraîchement élu, me disait: « La situation est très grave... nous sommes à deux doigts de la faillite... il n'y a pas de majorité, etc.. » je regardais une jeune femme à côté de laquelle j'avais dîné quelques jours auparavant chez des amis, et qui m'avait énuméré tous les endroits de Paris où l'on faisait la fête, et qui connaissait Montmartre mieux que moi! Elle dansait le tango, la maxixe, le two-step, la furlana et le lu-lu-fado à Magic-City, avec n'importe qui, sous les yeux d'un mari sans tyrannie; elle avait douze flirts, et aimait son mari nonobstant, et son mari l'aimait; somme toute, une brave et honnête petite femme, mais qui, comme tant d'autres, était la trépidante victime d'une oisiveté qui ne lui laissait pas une minute de repos.

Il n'y avait pas longtemps qu'un orage effroyable avait grondé sur Paris; une pluie torrentielle avait fait éclater les égouts; la mince croûte s'était crevée sur laquelle roulaient, avec une intensité incroyable de circulation en certaines places, les voitures de toutes sortes; en plusieurs endroits, de véritables gouffres s'étaient ouverts sous les pieds des passants; les conduites de gaz avaient été rompues, des flammes s'élevaient hautes comme les maisons, et tout cela, au milieu des éclairs et des tonnerres. C'était,au xxesiècle, comme un avertissement biblique. Sur la place, devant Saint-Augustin, un taxi rouge avait été englouti et, pendant quelques secondes, au-dessus de l'eau boueuse, on avait vu s'agiter une petite main gantée de blanc; ce soir-là, en voyant mille mains gantées de blanc qui agitaient les éventails, je pensais à la main désespérée de cette malheureuse. Tout, à cette époque, sentait la catastrophe prochaine.

A ce gala Antoine, on nous avait donné la nouveauté d'un ballet alsacien. Après le premier tableau, pendant l'entr'acte, dans les couloirs, un journaliste de gouvernement grogne: « J'ai cru qu'ils allaient nous sortir le drapeau tricolore.., ce n'est pas encore ça qui nous rendra l'Alsace et la Lorraine. » (20 juin 1914 I) Après le ballet, Edmond Rostand vient haranguer le public. Mon confrère Edmond Rostand, on le sait, a de belles relations parmi les mots et les images. Il exprime son mécontentement qu'Antoine soit obligé d'aller chez les Turcs, chez nos amis les Turcs! — Ils étaient alors nos amis! — Et, quand il a parlé, toute la salle applaudit et réclame Antoine pour l'acclamer; il faut qu'il paraisse, et Antoine paraît. Il vient, le dos rond, avec un air à la fois bougon, ému et narquois. Sur cette salle aigrettée, empanachée, emperlée, endiamantée, son œil rond jette un regard à la fois étonné, triste et blagueur, et il salue, vaincu auquel on fait un triomphe. Mais son regard, son salut, un peu lourd, fatigué, tout cela veut dire (ah! comme je l'ai compris): « Oui, vous êtes bien gentils ce soir, parce que vous avez payé vos loges cinquante louis et vos fauteuils cent francs. Et puis, on vous a dit que c'était une manifestation d'art, alors vous marchez et, des applaudissements, vous m'en donnez pour votre argent. Certes, je suis très, mais pas jusqu'au fond, touché; c'est les autres soirs qu'il fallait être gentils, quand mes fauteuils ne coûtaient que huit francs et que je vous donnais, dans de beaux décors, des spectacles au moins aussi intéressants que ce qu'on vous donne aux boulevards.

Seulement l'Odéon n'était pas chic; l'Odéon était loin et vous faisiez sur l'Odéonie, pays désertique, les mêmes plaisanteries qu'on faisait avant le métro et les autos, les mêmes blagues qu'on faisait au temps de Villemessant et d'Aurélien Scholl, car, lorsque vous tenez une blague, vous autres Parisiens, vous ne la lâchez pas. Vous n'alliez pas à l'Odéon, parce que ce sont vos femmes qui vous mènent au théâtre, vous ne faites que les suivre; et ce n'est pas à l'Odéon qu'on peut voir et montrer des toilettes. Elles préfèrent aller dans les autres théâtres où le rideau se lève à neuf heures, neuf heures et demie, où tous, directeurs, acteurs, auteurs et spectateurs, obéissant à la loi du moindre effort, donnent les uns le moins de temps, le moins de peine, le moins de cerveau, et les autres apportent le moins d'attention possible pour le plus d'argent possible. Il n'y a qu'à l'Opéra que vous arrivez à six heures pour entendre Parsifal;alors vous êtes exacts. Vous dînez au théâtre, vous y coucheriez si le snobisme et les héritiers Wagner l'exigeaient.

« Vous êtes incapables de réflexion; l'ombre d'une idée vous épouvante. Vous n'aimez plus que la pièce niaise ou la pièce mufle, et vous croyez que c'est la pièce sentimentale ou la pièce forte; vous n'aimez plus que le cinéma, les revues toutes nues; mais par-dessus tout vos femmes aiment les endroits où elles dansent ou voient danser le tango, la maxixe, le two-slep, la furlana et le lu-lu-fado.

« Voilà pourquoi je vais chez les Turcs. »

Ainsi aurait parlé Antoine, je le jure, s'il avait pris la parole.

Mais, m'objecterez-vous, cette salle de l'Opéra ne contenait pas toutes les Parisiennes, ce soir-là, et il ne convient pas de styliser quelques extravagantes pour les besoins de votre conférence. J'entends bien. Paris était déjà étrangement grand du temps de Molière, il est devenu immense; Paris compte trois millions d'habitants et, en admettant qu'il y ait autant de femmes que d'hommes (les statistiques établissent qu'il y en a davantage), cela fait quinze cent mille femmes, et sur ces quinze cent mille femmes, on peut en compter douze cent mille, Parisiennes de naissance, de race ou Françaises naturalisées Parisiennes par un plus ou moins long séjour dans la capitale. Eh bien, toutes ne sont pas légères, frivoles, élégantes, oisives; évidemment toutes ne dansent pas le tango, la maxixe, le two-slep, la furlana et le lu-lu-fado. Parmi ces douze cent mille Parisiennes qui vivent à Paris et y meurent, qui en vivent et qui en meurent, il y a plusieurs classes, plusieurs genres, et bien des variétés. Il y a d'abord, nombreuses, les femmes du peuple, les femmes d'ouvriers, ouvrières elles-mêmes, laborieuses, vaillantes qui, la vie étant chère et le salaire de l'homme insuffisant, travaillent pour subvenir aux besoins du ménage et élever les enfants: les prolétaires sont prolifiques! Il y a des ouvrières de toutes sortes, employées à des travaux rudes ou légers; il y a des mécaniciennes et des modistes, mains calleuses et petites mains.

Parmi les femmes qui ont besoin de gagner leur vie, il y a encore les petites fonctionnaires; des sténographes, dactylographes, des employées de banque, de commerce ou d'industrie: et puis les intellectuelles, les éclaireuses dont le nombre grossit de jour en jour, qui veulent être indépendantes ou, du moins, ne plus être sous la dépendance de l'homme, qui veulent gagner leur vie elles-mêmes, la gagner dans les professions libérales, dans les domaines de l'intelligence longtemps réservés aux seuls hommes. Et, en dehors des éclaireuses, féministes ou non, il y a des Parisiennes qui lisent, se cultivent, sont curieuses de littérature, de philosophie, d'histoire, d'idées. Etablissez si vous voulez deux grandes classifications: les femmes qui travaillent et celles qui ne travaillent pas, les femmes du monde, les bourgeoises grandes et petites.

Mais ces douze cent mille femmes, ce sont des Parisiennes. Alors, qu'entend-on par la Parisienne? Pour la plupart des gens, ce qu'ils entendent par la Parisienne c'est un être de luxe, d'élégance, de grâce, de charme, de chic; ce nom évoque des robes, des chapeaux, du linge, des fleurs, des parfums. La Parisienne, c'est une créature privilégiée par la nature, la fortune, la naissance ou l'aventure; c'est une divinité du Bois, de la scène ou des salons; surtout c'est la prêtresse de la Mode, c'est la femme selon laquelle des milliers de femmes, dans le monde entier, vont s'habiller demain comme des sonnettes ou comme des parapluies.

La Parisienne, pour Henry Becque, c'est une femme au cœur changeant, séduisante, coquette, spirituelle, sensuelle, perverse, qui trompe son mari et son amant: c'est Clotilde du Mes-nil. Combien de gens, dans l'ordre sentimental, imaginent la Parisienne avec l'observation d'Henry Becque. La Parisienne, pour ces gens là, c'est un oiseau brillant, chanteur et enchanteur, du ramage et du plumage; mais c'est aussi de la légèreté, de l'inconstance, une cruauté qui consiste à ne pas être cruelle; c'est en réalité ou en puissance, l'héroïne de toutes les comédies et de tous les drames de l'amour; c'est une midinette arrivée, une bourgeoise troublée, une grande dame déclassée. Et, pourtant il y a des midinettes vertueuses, des bourgeoises fidèlement conjugales et admirablement maternelles, des grandes dames honnêtes; il y a bien des femmes mariées qui n'ont pas d'histoires; ce n'est pas toujours une preuve qu'elles soient heureuses; du moins est-ce une preuve de sagesse et de tranquillité. Seulement, la vertu ne fait pas de bruit; elle ne fait pas parler d'elle. « Braves gens! disait un auteur dramatique en sortant de dîner chez d'excellentes personnes; mais au théâtre, ils ne feraient pas un sou. » Le vice, au contraire, du moins celui qui a cette vertu de ne pas être hypocrite, le vice a de l'éclat, fait parler de lui. Un scandale défraie la chronique et la conversation. Au théâtre et dans le livre, le flirt, l'amour, l'adultère, le vol par amour, même le crime par amour, font de l'argent. Or, c'est par le journal, le livre et le théâtre que l'étranger, la province et môme Paris jugent la Parisienne. Il faut dire que parfois une Parisienne môme vertueuse, même honnête, par ses propos, par ses allures, fait tout ce qu'elle peut pour qu'on ait une mauvaise opinion d'elle.

Toutes ces réserves et distinctions étant faites, on peut constater qu'en ces dernières années, la Parisienne est devenue par trop le jouet et l'esclave de la mode. Alors que vis-à-vis des traditions, des lois, des préjugés, de toute sorte d'autorité, elle est entrée dans le mouvement d'indépendance et d'insoumission qui entraîne la France entière, vis-à-vis de la mode, au contraire, elle est d'une souplesse étonnante, d'une docilité parfaite; elle est disciplinée à toutes ses fantaisies, elle obéit sans murmurer à tous ses caprices, à ses sautes brusques. Selon que la grande modiste ou le grand couturier l'adécidé, elle passe du grave au doux, du plaisant au sévère, de la fleur à la plume, du collant au bouffant. Du jour au lendemain, le tout petit chapeau enfoncé jusqu'aux yeux remplace le trop grand chapeau, perché sur le haut de la tête; la jupe large succède à la jupe entravée. Dans tous les autres actes de la vie, la Parisienne raisonne, discute; elle est même capable de s'indigner ou de se révolter , surtout, elle ne supporterait pas d'obéir sans comprendre; mais s'il s'agit de robes, sans critique, sans contrôle, sans libre examen, elle revêt les décisions et les injonctions du couturier; elle se drape dans les inventions bizarres et les élucubrations grotesques de ce professionnel qui, parfois, est venu tout exprès d'Allemagne ou d'Autriche pour lui apprendre à s'habiller. Tout de même, c'est excessif! Celle mode coûteuse et souvent ridicule change tout le temps; elle ne s'arrête jamais, elle est pour ainsi direhaletante. Gela tientà ce que, dès que la rue de la Paix ou la place Vendôme a créé une nouveauté, robe ou manteau, les grands magasins s'en inspirent, la copient, en revoient des poupées à tète de cire, grandeur nature, et tentent ainsi les passantes. Aussi, on lit dans les feuilles spéciales des phrases comme celle-ci: « Sa vogue (il s'agit de la cape) est trop générale et trop rapide pour durer. Dans moins de quinze jours, nos élégantes ne voudront plus en entendre parler... » ou bien (il s'agit d'un corsage): « Cette nouveauté durera bien une semaine... » ou bien: « Chaque jour apporte une création; on ne peut plus suivre, il y a encombrement. » Oui, c'est de l'encombrement, du vertige, de la folie. Chose significative, la femme qui a remplacé la grande courtisane ou l'étoile, pour les hommes qui ont de la vanité, c'est le mannequin. En vérité, quand il s'agit de sa toilette, la Parisienne devient folle. Tout ce qui touche à sa peau, à ses cheveux, à ses sourcils, à ses ongles, à sa forme, à son corps périssable, prend un caractère mystérieux, ésoté-rique, sacré et même universitaire. Il y a des instituts de beauté, des académies de teinture, des écoles normales de manucures.

Toutefois, si elle a du goût, si elle sait s'y prendre, une Parisienne peut être élégante sans ruiner son mari, sans semer des désastres et des catastrophes autour d'elle. Mais au-dessus de la mode, dans l'ordre ou, plutôt, dans le désordre somptuaire, il y a le désir, le besoin de paraître. Là, nous entrons dans l'échevellement, dans la démence, dans la furie. Représenter, paraître, éblouir, éclabousser, soulever de la poussière, faire plus qu'on ne peut, c'est, avant la grande guerre, le mal dont nous mourons. C'est un luxe insensé, inouï, effréné. Les plus récentes époques de corruption apparaissent idylliques au prix de la nôtre. Cela tient sans doute à ce que, dans une démocratie, les mœurs de cour se vulgarisent. Quand le peuple est souverain, la cour est partout, dans les rues et dans les cours. Le second Empire avait quelques diamants, la troisième République a trop de perles. Elles furent d'abord grosses comme des grains de cassis, elles sont maintenant grosses comme des noisettes. Les colliers furent d'abord à un rang, ils sont maintenant à trois rangs, cinq rangs, six rangs, serrez les rangs! Ils deviennent sautoirs, sautent en effet jusqu'aux genoux, et môme, ayant fait le tour de la taille, descendent jusqu'aux pieds, quo non descendam! Telle femme dont le mari ayant des idées et surtout des paroles démocratiques, parle sans cesse de plus de bien-être à donner au peuple, de plus d'égalité dans la répartition des biens, et fulmine contre la folle dépense des armements, cette femme a des perles dont chacune représente le prix de plusieurs habitations ouvrières ou bien d'un canon de 75! Peu importe... par la toilette, par les bijoux, il faut paraître, et aussi par l'appartement, l'ameublement. Il faut que le salon soit un musée: meubles, gravures, tableaux anciens sont recherchés à n'importe quel prix; le moindre bibelot est payé cent fois sa valeur, et les antiquaires, parmi lesquels on trouve, comme par hasard, quelques Allemands, plus ou moins naturalisés, se frottent les mains. Ce besoin de paraître, ce goût du grand et gros luxe, il est d'abord né dans la ploutocratie, de là il est passé dans l'aristocratie, dans la grande bourgeoisie et, enfin, dans la petite. Mille grenouilles veulent se faire aussi grosses que le bœuf; le moindre tacot veut se muer en une quarante chevaux. Et puis les mondes sont singulièrement mêlés; chacun veut s'échapper de son milieu; on fréquente des gens plus riches que soi, on dîne chez eux. Alors, on est bien obligé de rendre ces dîners.

Dans tel ménage riche ou modeste, c'est l'homme qui, le premier, a été at-teintdu mal etqui aentraînéla femme; d'autres fois aussi, c'est bien la femme qui a entraîné l'homme; d'autres fois encore l'homme et la femme se sont entraînés l'un et l'autre et, dans une joyeuse complicité, font du paraître à deux. Or, ce besoin de paraître rend égoïste, dur, aveugle, indifférent aux misères d'autrui; il empêche d'y penser... il peut même rendre indélicat. Quoi qu'il en soit, constatons que trop de Parisiennes, ces dernières années, sont emportées dans ce mouvement somptuaire qui nous emporte lui-même vers on ne sait quoi, mais vers quelque chose, une révolution ou une guerre.

Ce fut la guerre. Alors, soudain, du jour au lendemain, du haut en bas de l'échelle mondaine ou sociale, la Parisienne va être transformée ou, plutôt, elle va se retrouver, et, avec courage et tendresse, elle va faire son devoir, tout son devoir. Le désordre, l'indépendance, l'égoïsme, l'aveuglement, tout cela devient ordre, discipline, altruisme et lucidité. Parmi ces Parisiennes, il y a des femmes qui, elles, se sont préparées à la guerre. La guerre de 1870, comme l'a exposé une femme d'intelligence et de cœur, Mme Siegfried, avait trouvé les femmes sans préparation.

« Elles y jouèrent un rôle excessivement effacé. Ce n'est pas parce qu'elles ne voulaient pas travailler, c'est parce qu'elles ne le pouvaient pas. Leur instruction rudimentaire, l'habitude qu'elles avaient prise de se taire dans leur famille, lorsque des discussions d'ordre politique ou religieux éclataient, l'aumône qui était dans ce temps-là la seule préoccupation philanthropique des femmes de bien, tout cela ne les préparait pas à jouer pendant la guerre un rôle prépondérant. Leur cœur de mère, de femme, d'amie souffrit profondément. Mais, à cette époque, les hommes qui partaient à l'armée étaient rares, et un grand nombre de familles restaient indemnes. »

En quelques lignes, deux situations sont admirablement exposées, quant à la femme, celle de 1870 et, par contre, implicitement, celle de 1914.

Pendant le siège de Paris, quelques Parisiennes avaient apporté aux chirurgiens et aux médecins une bonne volonté sans savoir ni méthode. Après la guerre, des sociétés furent formées dans toute la France, autour de la Croix-Rouge de Genève; et, à Paris, des centaines de Parisiennes étaient entrées dans ces sociétés, avaient suivi des cours pour être auprès des médecins et des chirurgiens, quand le moment serait venu, des aides instruites, compréhensives, utiles. Chacune avait son poste désigné d'avance, soit à Paris, soit en province. Dès que l'ordre de mobilisation est affiché, chacune va rejoindre son poste et court servir. Mais, à côté de ces femmes préparées, nombreuses sont les femmes et les jeunes filles qui, tout à coup, se découvrant la vocation de soigner les blessés, veulent se croiser, prendre pour signe cette croix rouge, couleur du sang versé pour la pairie. Aussitôt, elles suivent des cours partout organisés. En quelques jours, elles acquièrent les connaissances nécessaires... en quelques jours, parce que l'heure est grave, le temps presse; parce qu'elles travaillent avec quelle ardeur! avec quelle conscience! et aussi parce que ce n'est pas en vain que depuis un demi-siècle, surtout depuis une dizaine d'années, l'instruction de la jeune fille est plus élargie et plus approfondie, que l'on y applique des méthodes nouvelles. Oui, parce qu'il y a des intellectuelles, des étudiantes, des professeurs, des agrégées, des avocates, des doctoresses, l'esprit féminin, d'une façon générale, en a profité; le niveau s'est élevé. Et puis, si en des temps ordinaires, plats, jouisseurs, l'élite risque d'être absorbée dans la masse, en des temps tragiques, douloureux et dangereux, c'est au contraire la masse qui s'élève, attirée vers l'élite.

Donc, en quelques jours, des centaines de volontaires sont prêtes et dans les hôpitaux attendent les blessés. Il faudrait, certes, plus de temps que l'heure dont je dispose, pour dire tout, ce qu'ont fait, seulement à Paris, les Dames blanches.

La physiologie de l'infirmière, ce serait une étude émouvante! Sous les voiles blancs, il y a des cheveux gris ou blancs: celles-là, ce sont les mamans. Elles ont un ou des fils au front, dans les tranchées, et chaque blessé qu'on leur amène, c'est leur enfant. Elles ont pour lui des soins et un dévouement maternels, ce qui faisait dire à un petit qui avait trois blessures: « Que voulez-vous, on est bien abîmé! Heureusement qu'il y a partout en France des mamans pour le soldat! » Parfois une de ces mamans est en train de présenter une tisane, ou bien d'écrire à une autre mère pour lui donner des nouvelles: « Il va mieux, il va bien, il est guéri. » On vient la chercher, on lui apprend que son fils à elle, que son fils a été tué. Elle s'en va; elle revient deux jours après, et elle reprend sa place auprès de ses blessés.

J'en connais une qui est revenue dans ces conditions. Comme c'était son tour de garde, elle a voulu passer la nuit auprès d'un cas grave, une amputation du bras à la suite d'une gangrène gazeuse. Le pauvre petit qui va mourir appelle sa mère que l'on n'a pas pu prévenir, qui demeure trop loin, qui arriverait trop tard. « Je veux que maman m'embrasse. — Oui, mon petit, elle est en route; dès qu'elle arrivera, on te l'amènera. — Maman! Maman! » La voix se casse, le regard s'éteint, la sueur baigne son corps, inonde son front. Alors l'infirmière, qui vient de perdre son fils, s'incline sur le front brûlant et moite, et y pose ses lèvres longuement, jusqu'à ce que le cœur du jeune héros ait cessé de battre; mais, sous ce baiser, l'enfant avait encore dit: « Maman, Maman! » avec un vague sourire!

Oui, elles sont sublimes, ces mères. Toutes sont capables de répéter le mot de la mère de saint Louis: « J'aimerais mieux voir mon fils mort, que coupable d'un péché mortel », et en ce moment, le péché mortel pour un jeune Français, ce serait de ne pas combattre pour la France, de ne pas défendre la France. Au lieu de fils, mettez époux, frère, amant, c'est la pensée de toutes les femmes françaises, épouse, sœur, amie: J'aimerais mieux le voir mort que coupable du péché mortel!

Parmi ces volontaires de la Croix-Rouge, toutes les conditions sont représentées, les plus modestes et les plus fortunées; des étudiantes, des institutrices, des commerçantes; des femmes fêtées dans le monde, des artistes adulées acceptent toutes les besognes sans défaillance, sans répugnance, aident à panser des plaies horribles, béantes, lavent les pieds, changent les draps, vident les seaux hygiéniques. Sous les voiles blancs de l'infirmière, il y a souvent de jeunes visages, de jeunes et jolis visages; ce sont les sœurs et les amies. Une surveillante, fine psychologue, a divisé son équipe en deux parties, selon les nerfs et les aptitudes: les panseuses et les cajoleuses, je ne dis pas les enjôleuses. Ne nous étonnons pas si, entre le blessé et son infirmière, un sentiment va naître. Quelques personnes le déplorent ou bien en plaisantent; moi, je le comprends et je n'ai pas d'envie d'en plaisanter, .le ne cherche pas à le définir et je l'appelle tout simplement le sentiment. Il y entre, de part et d'autre, de la reconnaissance, de l'admiration, de la fraternité, car le soldat blessé comprend bien que l'infirmière combat à sa façon: elle combat contre la maladie, la fièvre, la gangrène, la mort. Elle est le soldat de la science qui guérit, contre la science qui tue. Elle n'abandonne pas son poste; elle est là du matin au soir, et, depuis sept mois, elle tient. Elle a la plus haute idée de son devoir. Une d'elles, malade, horriblement grippée, est obligée pourtant de rester quelques jours à la maison, pour se soigner; pendant son absence, un de ses hommes meurt. Elle ne s'en console pas; elle a un véritable remords. « Je n'aurais pas dû partir. Si j'avais été là, cela ne serait pas arrivé! »

La dame blanche, elle aussi, court des risques: une piqûre anatomique est vite attrapée; la fièvre est contagieuse. Plus d'une fois, elle s'est montrée héroïque; d'aucunes, dans les provinces, ont été citées à l'ordre du jour, décorées. Elles ont soigné les blessés dans l'ambulance arrosée d'obus; et, dans les départements envahis, plus d'une, avec un courage el une autorité admirables, a tenu tête à l'ennemi qui passait son seuil; elle a dit à la brutalité, à la bestialité, à la férocité, à l'atrocité, en un mot à la kultur allemande: « Tu n'entreras pas ici. » Ce que ses compagnes ont fait dans les formations de province et ce que d'ailleurs ont fait certaines Parisiennes, mobilisées près du front, la Parisienne l'eût fait, à l'occasion, dans les hôpitaux de Paris. Le soldat blessé comprend bien tout cela. L'infirmière, elle, s'attache à ses hommes, en raison du mal qu'ils lui donnent, du bien qu'elle leur fait: elle leur est reconnaissante de son dévouement; elle admire surtout leur courage, courage à s'être bien battus, courage à supporter la souffrance, l'opération, l'amputation sans plaintes, sans récriminations. Elle les admire d'être gais, malgré tout; elle s'émerveille que, pour elle, ces guerriers soient doux comme des enfants. A chaque instant, on rencontre dans les rues quelque frêle jeune fille qui conduit une douzaine de convalescents, des poilus de toutes armes, zouaves et chasseurs, chacals et vitriers, des grands diables bronzés, Sénégalais, Marocains, tirailleurs algériens.

Reconnaissance, admiration, et aussi, pourquoi pas? une nuance de coquetterie et de galanterie françaises, oui, c'est de tout cela qu'est fait le sentiment. Et les soldats, pour l'exprimer, ce sentiment, ont parfois des mots charmants, et aussi des mots de poète et de chevalier. Il arrive que ce soient des ouvriers et des paysans qui trouvent ces mots-là.

Une infirmière prend quarante-huit heures de congé. Après six mois, ce n'est pas excessif. Quant elle revient, un petit dragon lui dit: « La salle est grande, quand vous n'êtes pas là. » Un tirailleur algérien, guéri, va rejoindre son régiment. En partant, il dit à la dame qui l'a soigné: « Si moi blessé encore, reveni près de toi; si moi mouri, mouri pou toi! » Et, prenant la main de la dame, il la porte à son front.

Et il s'en va!

Dans une petite ville du Calvados, aux bords de la mer, une Parisienne a parmi ses blessés un acrobate; il n'avouait pas sa profession et s'était fait inscrire comme journalier; mais ses camarades avaient bien vite reconnu dans ce Parisien, enfant de Montmartre, le clown extraordinaire. La dame est adulée de ses hommes, car, comme toutes ses semblables, elle a un dévouement entier et une puissance de consoler merveilleuse. Dernièrement, elle a perdu une vieille parente qu'elle chérissait. Pour lui témoigner sa sympathie, le clown est venu, avec la famille, le jour de l'inhumation, à l'église et au cimetière, emmenant avec lui les autres blessés de l'ambulance, tous ceux qui pouvaient marcher, brossés et astiqués de leur mieux et tout décontenancés de voir pleurer celle qui les console si bien. Alors, quelques jours après, ils ont voulu la distraire et, dans la salle de leur grande amie, ils ont organisé une petite fête.

Chacun à son tour est venu chanter une romance: les Mains de femme, la Robe blanche, Ferme tes beaux yeux, etc. Ils disaient: « C'est pour que vous gardiez de nous un souvenir. » N'est-ce pas charmant? Pour finir, le clown, qui aime à voir rire la dame, a exécuté des danses inouïes et, malgré son deuil, la dame avoue qu'elle a ri de bon cœur. Quel décor! une salle d'hôpital, au dehors la plainte triste de la mer. Et les personnages! des blessés, des amputés, des béquilles, desbrasenécharpe, des têtes bandées, des pansements qui font une tache blanche sur les capotes sombres, une blanche infirmière, et ils rient. Ah! dans tout cela, comme il y a du sentiment. Oui! c'est encore une manifestation du sentiment et, si j'insiste sur ce sentiment, c'est qu'il est plein de signification et tout gonflé du plus bel espoir. Par les femmes, des classes qui s'ignoraient ont appris à s'estimer, à se respecter, à se connaître, à s'aimer. Des femmes riches, privilégiées, apprennent à connaître le peuple; elles découvrent son intelligence, son esprit, son cœur, sa bonté, sa générosité, qu'on leur avait cachés, comme tant d'autres choses. Elles sont émues et émerveillées. A leur reconnaissance, à leur admiration s'ajoute la plus noble pitié. Tout cela ne sera pas perdu.

Toutes les Parisiennes ne peuvent pas être infirmières; elles sont trop... il n'y a plus de places dans les hôpitaux, et certains hôpitaux militaires n'en veulent point. En outre, il y faut une certaine qualité de nerfs, de la santé, des aptitudes, parlons net: une vocation. Mais celles qui ne sont pas auprès des blessés ne sont pas pour cela demeurées inactives. Ce n'est pas en vain non plus que depuis un demi-siècle et, surtout, depuis une vingtaine d'années, l'étude des questions sociales a pris un grand développement, et que la préoccupation de l'aide sociale s'est manifestée en quantité d'œuvres. Nombreuses sont les femmes qui, à Paris, avant la guerre et selon l'amusante expression de l'une d'entre elles, « font de l'œuvre et du patronage ». Celles-là sont préparées, entraînées; elles continuent ou bien, au fur et à mesure des besoins, des nécessités, elles créent des œuvres nouvelles. D'autres femmes, dans ce domaine encore, se découvrent de la bonne volonté et de l'aptitude. Elles se révèlent organisatrices généreuses. Venir en aide aux combattants, en venant en aide à leurs femmes et à leurs filles, non pas en distribuant des aumônes, mais en rémunérant du travail, c'est le but patriotique et social que, dans beaucoup d'œuvres, on se propose. Dans tous les arrondissements, dans tous les quartiers, des ouvroirs sont installés où l'on fabrique des vêlements chauds, du linge, pour envoyer au front ou dans les hôpitaux. Ainsi, des centaines d'ouvrières peuvent être employées. D'autres œuvres, au contraire, ne vivent que par les dons. 11 faut s'occuper des blessés, des convalescents, des réformés, des éclopés. Comme la fonction crée l'organe, la spécialité crée les spécialistes. Ce sont souvent des Parisiennes qui, avant la guerre, n'avaient aucune spécialité, qui avaient pris pour but de leur vie l'inutilité; mais bien vite, avec la double intelligence de l'esprit et du cœur, elles se sont adaptées à l'utilité. Elles sont actives, et patientes, et consciencieuses; elles apportent non seulement de l'argent, mais encore de la présence réelle; patronnes ou simples employées de charité, elles sont exactes à leur bureau, c'est-à-dire au vestiaire, à l'ouvroir, comme leurs sœurs sont exactes à l'hôpital el à l'ambulance. La guerre est longue, mais elles tiennent. Elles sont ache- teuses, vendeuses, quêteuses; elles font tous les métiers. Surtout, quand elles veulent quelque chose, elles le veulent bien; elles sont tenaces, ardentes, passionnées, parce qu'elles ont la foi. Il y a quelques semaines, un matin, une jeune fille arrive chez un de mes amis: elle est du monde, elle est riche, elle a de l'initiative; elle a pris en main ou plutôt en cœur la cause lamentable des éclopés; elle veut qu'à celle cause tous s'intéressent. Elle convainc, elle persuade, elle a un zèle aposlolique, elle est illuminée: « Monsieur, faites des articles, faites une conférence. Le public ne sait pas; il faut quil sache: ils sont cent mille, une armée qui est perdue, si on ne la réconforte pas. Venez les voir, venez visiter un dépôt. » Et elle emmène mon ami à Aubervilliers. Il y a là un millier de ses protégés; elle leur parle; elle s'informe de quoi ils ont besoin; elle réclame; elle trouve que ça ne va pas assez vite; elle parle aux chefs; elle ne connaît ni obstacles, ni censure, ni galons, ni hiérarchie. Il faut la retenir, elle se ferait coffrer. Mais quelle ardeur magnifique!

Elle ne supporte pas la demi-mesure, encore moins la tiédeur et la veulerie. Elle se donne tout entière à son entreprise, et elle réussit. Cette jeune Parisienne, c'est une figure entre mille.

D'autres se sont occupées des réfugiés de Belgique et de nos départements du Nord. Ce fut, on le sait, un exode effroyable. Ils arrivaient par milliers, dénués de tout. Dans les gares, malgré les locomotives qui sifflaient que tout cela se passait au vingtième siècle, c'était un spectacle qui vous rejetait aux époques lointaines de l'humanité. Ces pauvres gens, on les entasse au Cirque de Paris. Là encore, la Parisienne s'émeut et s'emploie. Il faut procurer à ces malheureux le pain, l'asile, le vêtement. La dame pour réfugiés, du matin au soir, pendant des journées entières, voit défiler devant ses yeux toute la détresse humaine. C'est une femme qui s'est enfuie avec un petit être enveloppé dans un châle et qui après quelques kilomètres de marche éperdue, s'est aperçue que ce n'était pas son enfant; c'est un homme dont la mère très âgée est morte d'émotion en voulant s'enfuir, et qui demande un paletot, et qui ajoute humblement: « noir, de préférence »; c'est une pauvre famille venue à pied de Belgique, le père, la mère et cinq petits enfants dont un est mort en route; et tous ces gens-là font des récits de meurtres, d'incendies, de viols, de tortures; il y a de quoi succomber sous le détail de l'horreur. Telle Parisienne pourtant qui, avant la guerre, ne pouvait pas voir un cheval tomber dans la rue sans défaillir presque, entend tous ces récits de sang, de deuil et de misère. Elle est brisée, mais elle ne succombe pas. Sa vie, on peut le dire, est toute baignée de pleurs, elle vit au milieu des lamentations, des douleurs gémissantes, hurlantes, des douleurs silencieuses, plus pathétiques encore. Elle console, elle donne, elle demande, et tous ces gens se trouvent logés, habillés, nourris.

Dans toutes les classes, d'ailleurs, la Parisienne fait de l'excellent travail: les intellectuelles, les éclai-reuses, étudiantes en médecine, doo toresses, agrégées, licenciées, institutrices, sont dans les hôpitaux, les lycées, les écoles primaires où elles remplacent les professeurs et les instituteurs qui combattent.

Beaucoup d'artistes femmes s'occupent de leurs camarades, hommes ou femmes, moins fortunés. Elles organisent des cantines, nouent autour de leur taille un tablier blanc et servent les chômeurs et les chômeuses du théâtre et du café-concert. Elles vont dans les matinées de charité, se prodiguent, disent des poèmes patriotiques qui font vibrer, des poèmes douloureux qui font pleurer et aussi des choses gaies, vers ou chansons: il faut bien rire. Mais oui, on peut rire un peu, pas trop et d'un certain rire: il ne faut pas que Paris s'ennuie. Ces comédiennes, ces chanteuses, elles font un bon service. C'est ce qu'avait bien compris l'une d'elles qui, entrant dans mon cabinet, un matin de décembre, me disait: « J'ai quitté mon ambulance; j'ai organisé une ambulance en province; elle va bien et, des infirmières, il y en a tant qu'on en veut; mais j'apprends que certains théâtres vont rouvrir, qu'on donne des matinées et qu'on est dans le train de chanter et de réciter dans les hôpitaux. Alors je suis accourue. Oh! je ne tiens pas à jouer, ni surtout à gagner; je ne voudrais même pas aller auprès des soldats blessés... ceux-là on s'en occupe, mais je voudrais aller auprès des pauvres femmes, des jeunes filles dont on ne s'occupe pas, de ce point de vue-là... Je voudrais les réunir, leur dire de belles choses et leur apporter du courage, de l'enthousiasme, de l'espérance et de l'idéal. » Vraiment, cette artiste avait une juste et haute idée de sa fonction.

Partout, dans le peuple, sous forme d'acceptation, de patience, de travail et môme de charité, on trouve des concours à l'œuvre nationale. Des femmes, qui touchent l'allocation de 1 fr. 25 par jour, n'entendent pas que ce soit seulement une aide: on leur fournit de la laine, des tissus; elles tricotent, elles cousent, elles travaillent pour le plus modique salaire, empressées à contribuer au bien-être de nos soldats. Des petites téléphonistes payent la main-d'œuvre d'un ouvroir pour lequel elles travaillent elles-mêmes. Dès le début de la guerre quantité de midinettes se sont proposées pour garder des enfants de combattants et des vieillards. A Montmartre, il y a une cantine organisée et entretenue de leurs deniers par des jeunes femmes, marchandes de leur corps, qui nourrissent ainsi les malheureux de leur quartier. Avec le prix de leur jeunesse et de leurs charmes, elles trempent la soupe et font bouillir la marmite. Ne sourions pas; ces petites Parisiennes ont leur vertu.

Parisienne aussi, cette petite Denise Cartier, fille d'une concierge, qui est grièvement blessée par la bombe que jette du haut de son taube un noble et vaillant officier aviateur allemand, et dont les premières paroles aux personnes qui viennent la relever, sont: « Ne dites pas à maman quec'estgrave, pour ne pas l'effrayer. » Parisienne, celte jeune fille de quinze ans, pensionnaire à Neuilly, qui s'habille en fantassin, se rend à Versailles et trouve moyen de se glisser dans une auto militaire.

Si les femmes en France, comme en Angleterre, pouvaient être enrégimentées pour les services actifs de l'armée, si elles pouvaient être ravi-tailleuses, pourvoyeuses, brnncardiè-res, nul doute que Paris ne fournit un beau régiment. Et même quelques- unes, comme certaines femmes russes, seraient bien capables de faire le coup de feu.

Évidemment, toutes les Parisiennes d'hier, je parle des élégantes et des oisives, ne sont pas dans les ambulances, les hôpitaux, les ouvroirs, les vestiaires, les cantines. Il en faut bien pour assister aux matinées données au profit d'œuvres de toutes sortes; il en faut bien pour assister aux conférences. Si elles ont des enfants, des garçons, le père n'étant pas là, elles s'occupent non seulement de leur éducation, mais aussi de leur instruction; elles tricotent, et, sans nuire aux ouvrières dont le travail doit être rémunéré, elles s'ingénient à trouver des modèles élégants et pratiques, veulent que l'agréable soit mêlé à l'utile et varient les couleurs pour que le cache-nez ou le passe-montagne soit plus joli. Elles se réunissent, tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, pour tricoter. Elles parlent des absents qui, pour celte fois, n'ont pas tort; elles commentent le communiqué. La conversation est toute pleine d'aperçus, de prévisions, de tuyaux sur la guerre; nulle critique, nulle impatience: elles disent « notre Joiïre » comme les soldats. Les préoccupations sont telles qu'il n'y a pas place dans la causerie pour les potins et la rosserie. La Parisienne a tout de suite compris, senti ce qui est guerre et ce qui n'est pas guerre. Or le débinage, la méchanceté « ne sont pas guerre », on n'éprouve pas du tout le besoin de dire du mal de son prochain; on a bien assez du mal à dire des Allemands; mais l'Allemand n'est pas notre prochain, il n'est le prochain de personne. Elles tricotent, elles cousent, elles causent...; les mots honneur, patrie, devoir, courage, espoir, endurance, schrapnell, marmite, destroyer, dreadnought, périscope, ravitaillement, munitions, Boches et poilus leur sont familiers. Pour servir, elles ne sont pas enrôlées, attachées dans les services actifs: ce sont les auxiliaires de la charité, les indépendantes, les francs-tireuses du bien.

Elles n'ont pas une âme collective, leur cœur a peur de la foule; il n'est pas disposé pour contenir beaucoup de monde; elles s'occupent surtout des gens qui sont dans leur entourage, dans leur rayon; mais elles sont capables de prolonger ce rayon. Apprennent-elles que des blessés, dans les hôpitaux, sont tristes et pleurent les jours de visite parce que personne ne vient les voir? elles se font visiteuses. Si on leur signale des soldats au front qui jamais ne reçoivent de nouvelles, parce qu'ils n'ont pas de famille ou bien parce que leur famille est restée dans les départements envahis, chacune veut avoir un de ces braves gens; elle entre en correspondance avec lui: « Vous avez une amie qui s'intéresse à vous; de quoi avez-vous besoin? Dites ce qui vous ferait plaisir. » Et, selon la réponse, elle envoie du chocolat, des cigarettes, des livres, des douceurs ou des salaisons. Elles donnent volontiers la chambre inoccupée pour les réfugiés...; volontiers elles donnent leur vieux linge et leurs vieux vêtements, pas très vieux cependant. Elles ont garni les arbres de Noël, elles rempliront les œufs de PAques. En outre, elles font quelque chose de très bien: elles s'habituent à la simplicité. D'abord, par raison, elles l'ont acceptée; puis elles s'y sont adaptées, et elles ont fini par en avoir le goût et presque l'ivresse. Beaucoup de Parisiennes, parmi celles qui étaient les plus agitées autrefois, découvrent un grand et véritable charme à la vie simple qu'elles sont forcées de mener, depuis bientôt huit mois. Oui, si la guerre n'en était pas la cause, si l'obsédante pensée de la guerre n'enveloppait pas et ne pénétrait pas cette vie simple, elles s'en réjouiraient. En tout cas, elles la reconnaissent préférable à la vie des dernières années, luxueuse et misérable, trépidante et stagnante. Elles se demandent comment elles ont pu mener cette vie-là; elles disent: « On ne savait plus quoi inventer. D'une manière ou de l'autre, il fallait que cela finît. » Elles reconnaissent qu'elles étaient folles.

Elles ne font plus assaut de toilettes, mais d'économies. Comme elles ont donné leur vieux linge, leurs vieux vêtements, elles n'ont vraiment plus rien à se mettre, au sens strict du mot. Alors, pour aller et venir, comme elles disent encore, elles se commandent un pratique « tailleur » de couleur sombre, neutre, bleu horizon, kaki, un drap qui les rend invisibles et qui ne fait pas pourtant qu'elles passent inaperçues!

Des Parisiennes qui n'étaient jamais descendues dans les profondeurs du métro ont appris à utiliser les voies souterraines. Elles y sont foulées, pressées; mais elles trouvent qu'elles ont une bonne presse et s'en amusent. Quelques amies se réunissent, en petit comité, pour dîner, Mme X... est arrivée à l'heure exactement, bien qu'elle demeure tout près; c'est qu'elle n'a plus son auto; tout s'explique. Dès le potage, la maîtresse de la maison prévient, s'excuse: « Vous savez, c'est un tout petit dîner, un repas de guerre; il n'y a que deux plats et vous serez indulgents pour le service. Je n'ai qu'une bonne; mon domestique est dans les tranchées... Il écrit d'ailleurs des lettres admirables! » Oh! qui ne s'accommoderait ce soir et les autres soirs d'un tout petit dîner, alors que tant de gens ce soir et les autres soirs mangent strictement pour vivre et, même, pour ne pas mourir? Allons! la maîtresse de la maison est tout excusée. Plus d'une juge sévèrement les tralalas et les balthazars d'antan, ces festins sans innocence qui mènent à la dyspepsie, à l'artério-sclérose, au ralentissement général, où tant d'argent est sottement et inutilement dépensé: car la majeure partie des invités s'abstient, suit un régime, et les autres, ceux qui ne s'abstiennent pas, le précèdent. On projette de fonder, après la guerre, la Ligue des deux plats; oui, deux plats seulement quand on recevra ses amis à dîner, mais une cuisine sans sophismes: un seul vin, mais sincère.

La table n'est pas couverte d'orchidées, ni d'œillets, ni deroses. Eh bienl

s'il n'y a pas de fleurs, on aura plus de place pour y mettre, moralement, ses coudes. On se réunit pour causer, pour se confier, pour échanger des idées et des nouvelles, parfois des idées nouvelles. On a besoin de cordialité, d'amabilité, d'amitié.

C'est grâce à la Parisienne d'aujourd'hui que Paris a cette physionomie spéciale, sévère et douce, ce sourire grave qui fait qu'on aime la grande ville plus qu'on ne l'a jamais aimée. Nos ennemis, sur la foi des espions répandus parmi nous, ont pu attribuer un temps celte physionomie de Paris à je ne sais quelle angoisse, à je ne sais quelle tristesse. Ils se sont trompés, lourdement, mais peuvent-ils se tromper autrement? Ils n'ont pas compris que Paris a de la pudeur, qu'il ne fait pas la fête quand on se bat, quand on meurt. Alors que Berlin illuminait pour de prétendues victoires, Paris n'a pas illuminé après la bataille de la Marne, après la bataille de l'Yser. Dans chaque lampe électrique, dans chaque flamme de gaz, les Parisiennes auraient cru voir brûler l'âme d'un soldat mort pour la patrie.

Donc les Parisiennes sont entrées dans la simplicité; qu'elles y demeurent, qu'elles y entraînent leurs maris, et la question sociale sera, dans une de ses parties, résolue. Elle le sera encore d'une autre façon.

Parmi toutes les autres femmes qui s'occupent plus activement de faire le bien, qui se sont dévouées, consacrées à faire le bien, interrogez celles qui, avant la guerre, ne faisaient rien, toutes vous répondront qu'elles ne sauraient, après la guerre, reprendre une vie banale et mondaine, sans utilité, sans but; elles se demandent comment elles ont pu vivre autrement. C'est qu'elles sont allées dans le peuple... Les Dames blanches auprès des blessés, les dames d'oeuvres auprès des ouvrières, des enfants, des orphelins, des veuves, des vieillards ont pris contact avec la misère, la souffrance, la détresse, mais aussi avec le courage, la résignation, la générosité de cet admirable peuple. Des femmes riches et des femmes pauvres ont espéré, souffert et pleuré ensemble. Mères,épouses, sœurs, elles ont eu les mêmes deuils: elles se sont reconnues égales devant la douleur.

Tout cela ne sera pas perdu; dans les réactions sentimentales, comme dans les réactions chimiques, rien ne se perd. Plaignons donc ceux qui prédisent et semblent désirer, après la guerre des nations, la lutte des classes, une lutte qui peut être sanglante et fratricide. Plaignons ceux qui sont prêts à tendre à nos ennemis une main fraternelle et qui, au besoin, exciteraient les uns contre les autres des Français qui se seront battus pendant des mois côte à côte, des frères d'armes, de misère, d'héroïsme et de victoire. Certes, après la guerre, il y aura bien des maisons à reconstruire, des victimes à indemniser, des veuves, des invalides à pensionner; il faudra faire beaucoup pour le peuple, et les riches devront consentir de gros sacrifices. Mais grâce aux femmes et aux soldats, espérons dans l'accord, la compréhension, la pénétration des classes. Reconnaissance, estime, admiration réciproques, charité et pitié, de tout cela doit sortir non plus la haine, mais l’amour, cet amour qu'il y a deux mille ans prêchait, parmi les hommes, un grand et pur socialiste.

 

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