le livre
'Les Parisiens Pendant l'Etat de Siège'
par Raymond Séris et Jean Aubry, 1915
Préface de Maurice Barres, de l'Académie Française

Paris en 1914

 

Préface

Sous le titre: Les Parisiens pendant l'état de siège, Raymond Séris et Jean Aubry publient une série de petits tableaux où ils se sont appliqués à montrer « la physionomie spéciale de Paris depuis la mobilisation jusqu'à la Saint-Albert, et à témoigner que l’esprit et le cœur du Parisien n'ont jamais faibli devant la menace allemande ».

Ce sont les expressions mêmes de mes deux confrères.

Ils ont raison. Les Parisiens se doutaient bien — ce que l'on a su depuis — que leurs hommes-drapeaux seraient jetés à terre et leur ville anéantie quartier par quartier. Mais ils ont gardé toute fierté et toute solidité.

Puisque les deux auteurs me demandent cordialement une préface, je ne puis mieux faire que de joindre mon témoignage aux leurs et de leur donner quelques notes, prises dans mes cartons, qui s'assortissent avec leurs pages.

7 septembre

Je suis allé, ce matin, me promener dans les Halles. Chacun est vaillamment à son poste. Au milieu de cette activité, on échange des nouvelles, des pronostics, des espérances. Nul endroit où l'on puisse mieux tâter le pouls de l'opinion. Paris est rempli de confiance.

Pourquoi? Parce que Paris possède un cœur solide, une âme bien chevillée au corps.

Les dames des Halles recueillent tous les bruits de la ville, toutes les rumeurs, parfois déraisonnables, mais qu'il faut écouter avec respect, parce que ces rumeurs sont invinciblement optimistes et témoignent d'un peuple qui a contracté le plus solide mariage avec la déesse Espérance.

On m'a dit, ce matin, comme on nous l'a raconté cent fois, que Turpin avait doté nos armées d'une invention foudroyante, que cent mille Japonais venaient de débarquer. Que sais-je encore? Et pour conclure: « Il y a deux officiers allemands qui sont entrés à Paris, déguisés en officiers anglais. Ils nous ont vus trop forts et trop résolus. Et c'est pourquoi les Allemands s'en vont. »

Vous souriez, vous dites qu'au départ des Allemands il y a d'autres raisons plus positives, plus tangibles. Je le crois avec vous. Avec vous je les entrevois. Mais, avant de les dénombrer, je salue cette puissance mystique d'un peuple sûr de sa durée et qui a vu Attila reculer devant sainte Geneviève, les envahisseurs devant sainte Jeanne d'Arc, le duc de Brunswick devant la sainte Liberté.

Cette confiance dans les forces surnaturelles de notre patrie est une magnifique condition morale du succès. Je m'incline avec émotion devant l'inébranlable foi de Paris et de la France en ses destinées immortelles. Il ne suffit pas à un peuple de fonder son espoir sur le rationalisme, il cherche à sa foi, à son besoin de croire, des justifications enveloppées de brouillard. Acceptons pieusement tout ce renfort moral.

8 septembre

Nous voudrions tous donner une issue à notre bonne volonté, témoigner notre gratitude, notre émotion, notre fraternité. On cherche. Les uns font célébrer des services funèbres; les autres apportent de l'argent, distribuent des soupes, offrent une place à leur table, un gîte meilleur, et ce que nous avons le mieux réussi, c'est notre élan de concorde. Après tant de disputes, nous atteignons à l'unité spirituelle. Chacun cherche ses ennemis pour se réconcilier. Avec combien plus d'ardeur nous voudrions envoyer nos vœux à nos sauveurs, les soldats et leurs chefs. Mais ils ne veulent pas nous livrer leurs noms. Le mot de ralliement, austère et plus beau que tout, c'est « France et Patrie ».

A qui Paris doit-il exprimer le sentiment profond qui remplit son âme? A la patrie, à la France, qui soutient, exalte, soulève et porte à la victoire nos généreux soldats.

24 septembre

Nul ne songe à reprendre les développements d'un Victor Hugo sur Paris, la ville sublime, centre du monde, sommet de la pensée, etc. Nul n'en aurait le souffle, et d'ailleurs aujourd'hui le public répugne au clinquant, à la rhétorique pompeuse, à tout ce qui peut sentir l'artifice. On a faim et soif de vérité. Les ordres du jour du général Joffre, d'une simplicité solide, donnent le ton à la pensée française. Mais constatons que Paris, à cette heure, offre un modèle admirable de fermeté et de sincérité. Tout y est paisible, sérieux, tourné vers les soins les plus nobles. Chacun s'associe au sort du pays, fraternise sans bassesse avec son voisin, entretient au fond de son cœur une émotion violente et se garde d'en faire étalage. Il n'est pas un de nous qui, dans cette minute, ne préfère nos soldats et la France à soi-même. Quelle rare dignité, dans une tragédie où rien n'est théâtral! Beaucoup de personnes ont pris, de bonne foi, les grandes foires mondiales, les expositions universelles, pour le plus beau moment caractéristique de Paris. Bien plutôt, c'est aujourd'hui que, réduite en nombre, épurée par l'épreuve et par les départs, la grande ville témoigne sa vraie qualité morale. Et, pour ma part, jamais avec tant de piété qu'aux minutes où les Barbares s'approchaient je n'ai senti mon attachement filial à notre cité, à ce dépôt d'esprit accumulé et unifié par les siècles.

Le soir, au jour tombant, je quitte le journal: je regagne Neuilly, à pied le plus souvent. Les boulevards sont à demi éclairés et animés; les Champs-Elysées, fort peu, et, passé les grilles de la Porte-Maillot, je trouve la plus noire solitude. Dans ce long parcours, chaque fois, j'éprouve la même émotion de voir devenue si grave la figure brillante de la ville. Je sens une âme, un véritable être, sensible, intelligent, mobile sous les vicissitudes de la guerre. C'est un foyer où les lumières sont voilées et les voix baissées, où palpite un seul cœur. Tous, nous formons une famille qui veille tard dans la nuit, et qui, bien des fois jusqu'au jour, va s'éveiller attentive, angoissée, confiante. Vienne le matin, qui nous donnera un bon « communiqué ». la lettre des absents. Dans toutes les maisons, à tous les étages, on ne vit que pour eux, pour leur demander de vaincre et de survivre. Paris, le cœur battant, le visage calme, s'inquiète de ses fils, s'en enorgueillit et les remercie.

Maurice Barrès,

de l'Académie Française.

 

L'Ordre de Mobilisation Générale

Le samedi 1er août, à 16 heures, un garçon de bureau sortit en courant de la Préfecture de police. Il tenait à bout de bras un carré de papier jaune qu'il agitait comme un drapeau. Devant la caserne voisine des pompiers il s'arrêta, choisit une bonne place sur le mur de la façade et y fixa son placard où étaient tracées, à la main, ces lignes formidables:

EXTRÊME URGENCE — CIRCULAIRE RECOMMANDÉE
ORDRE DE MOBILISATION GÉNÉRALE
Le premier jour de la mobilisation
EST LE DIMANCHE 2 AOUT

Des pompiers étaient sortis de la caserne pendant cette opération. Les passants vinrent peu à peu grossir leur petit groupe. Ils se bousculaient pour mieux lire l'affiche et semblaient frappés de stupeur.

Le matin, les journaux avaient annoncé la mobilisation générale en Autriche et en Russie, la proclamation de l'état de siège en Allemagne. Pourtant on espérait encore. On ne voulait pas, on ne pouvait croire à la guerre.

Des soldats passèrent, allant relever la garde du Palais de Justice. Un même cri jaillit de toutes les poitrines: « Vive l'armée! »

Quand cette explosion d'enthousiasme guerrier fut apaisée, des conversations animées s'engagèrent. Un vieux monsieur réclama un moment d'attention. Il portait une redingote noire dont le col était parsemé de pellicules, une longue barbe, des lunettes, un chapeau haut de forme. Ces marques extérieures de compétence lui valurent spontanément l'admiration respectueuse de la foule. « Ce placard me paraît suspect, dit-il d'un air grave. Les avis officiels sont imprimés sur papier blanc. On ne me fera pas croire que le Gouvernement n'a pas préparé ses affiches de mobilisation depuis longtemps. »

Haussant la voix, et le doigt tendu vers le manuscrit, il ajouta: « Pour moi, c'est une manœuvre d'espion à la solde de l'Allemagne. Ce soir, la nouvelle sera télégraphiée à Berlin. Pour s'assurer de la neutralité de l'Angleterre, Guillaume lui dira: « Voyez, c'est la France « qui a commencé. » Il conclut d'un ton péremptoire: « C'est un coup de l'Allemagne!... Souvenez-vous de la dépêche d'Ems. »

Il pérorait encore, quand une bande hurlante de camelots fit irruption sur le boulevard du Palais.

La Liberté, la Presse, l’Intransigeant, le Bonnet Rouge avaient rivalisé de vitesse pour annoncer aux Parisiens l'extraordinaire, l'effarante, la sensationnelle nouvelle. On s'arracha les journaux. En quelques secondes les porteurs furent dévalisés.

Des touristes anglais, debout sur leur automobile, crièrent: « Vive la France! » On les acclama.

Une tapissière portant deux nouveaux époux et tous les gens de la noce vint s'arrêter en bordure du trottoir. Les mâles de tous âges en descendirent pour lire le placard.

— Oh mince! soupira le marié tout pâle. Je suis mobilisable le premier jour.

— Alors, gouailla un jeune télégraphiste, rentre chez toi de suite. Tu as à peine le temps d'embrasser ta femme.

Sous son voile baissé la mariée pleurait.

Des placards semblables à celui de la caserne des pompiers avaient été posés à la Bourse, sur les façades des établissements de crédit, de toutes les mairies de Paris et de la banlieue.

La sortie des magasins et des ateliers fut particulièrement édifiante. Les jeunes gens marchaient d'une allure crâne, poitrine bombée, prunelles brillantes. Voici ce que l'on entendait en passant près d'eux:

— Je vais rejoindre dans l'Est et je pars en première ligne!

— Je suis de la classe de 1914. J'espère que nous devancerons l'appel!

— Est-ce que l'on acceptera les jeunes gens de seize ans?

— Moi je m'engage dès demain!

— Moi je suis réformé, mais je demande à partir comme brancardier.

Les jeunes hommes montraient des visages graves et résolus. Ils s'abordaient en disant:

— Quand partez-vous?

— Dans quatre jours; et vous?

— Le huitième jour.

Et refoulant, d'un sublime effort de volonté, regrets, plaintes et protestations qui montaient de leur âme et de leur chair, ils ajoutaient bravement: « Allons-y! puisqu'il le faut! »

Les ouvriers se rassemblèrent dans les rues ou chez les bistros voisins des ateliers.

Et les fortes têtes de l'antimilitarisme, les partisans de la grève générale en cas de guerre, les apôtres de la crosse en l'air, de la rébellion contre l'autorité militaire, les syndicalistes qui, la veille encore, dans un grand meeting de protestation contre un conflit armé, hurlaient l’Internationale, entonnèrent la Marseillaise et le Chant du départ.

Le lendemain, un journaliste anglais, décrivant cette explosion de l'enthousiasme patriotique chez un peuple aux tendances pacifistes, qui accomplissait de mauvaise grâce les obligations du service militaire, terminait par cette remarque:

« Les Français ne sont pas des soldats de caserne; c'est un peuple de guerriers! »

 

Une Affaire Capitale
Les Godillots du Mobilisé

Très judicieusement, les Parisiens mobilisés pensèrent d'abord à leurs pieds. La question des godillots se posa immédiatement et prit une importance capitale — si l'on peut dire!

Un bon soldat doit avoir le pied à l'aise. Tous les Parisiens voulaient être de bons soldats. Il faut donc voir, dans l'empressement que l'on mit à chercher des chaussures qui fussent à la hauteur des circonstances et à la mesure de chacun, la révélation éclatante d'un excellent état d'âme.

On s'abordait, un petit paquet sous le bras.

— Où allez-vous?

— A Toul, demain.

— Bravo! Moi à Belfort, après-demain.

Puis, après une tape amicale sur le petit paquet:

— Je vous présente mes godillots.

— Voici les miens.

— On ira loin avec ça.

— Ça vous rajeunit.

Les bottiers ne savaient plus où donner de la tête pour chausser tout ce monde.

En quelques jours, les godillots, les vrais, les purs godillots, furent enlevés.

Les bottines de chasse subirent le même sort. On dut bientôt se contenter de chaussures de ville que l'on renforça de toutes les manières.

— A la guerre comme à la guerre, répétait-on pour se faire une raison.

 

La ceinture de flanelle joua le second rôle. Certes, on n'avait pas besoin de se donner du cœur au ventre. Il s'agissait d'entretenir une douce chaleur. A ce point de vue, les femmes surtout veillèrent sur les préparatifs des mobilisés...

— Mon chéri, n'oublie pas ta ceinture!

C'était la recommandation des épouses et des mères. Quelques hommes haussaient les épaules:

— Tu exagères!

Mais la plupart se laissaient prendre le « tour de taille ».

Beaucoup constatèrent ainsi qu'ils avaient besoin de maigrir.

 

En dernier ressort, on alla chez le coiffeur, afin de réduire les cheveux à leur plus simple expression.....

 

 

Un Régiment Passe

Les boulevards sont peuplés, comme un après-midi de grande fête: des mobilisés ont revêtu leur uniforme. Officiers du service sanitaire, officiers de l'active, de la territoriale se promènent en famille. Les femmes n'ont de tendres regards que pour eux. Celles qui marchent au bras d'un militaire rayonnent de fierté.

Sur la chaussée, des manifestations patriotiques passent dans le bruit des acclamations.

Depuis deux jours, l'âme des Parisiens est secouée d'émotions nouvelles et sublimes; les nerfs vibrent jusqu'à la sensation douloureuse.

Une sonnerie de trompettes retentit, du côté de la rue Royale: un régiment de cuirassiers débouche sur les boulevards.

Le soleil d'août fait miroiter les armes. Les cavaliers, bien campés sur leurs selles, sourient à la foule qui les applaudit et crie: « Vive l'année! Vive la France! Vivent les cuirassiers! »

Uniformes et harnachements sont neufs et astiqués comme pour une revue. Les chevaux, de la belle race normande, excités par le bruit, tirent à la main, encensent et caracolent.

Voici que le régiment est assailli par une grêle de projectiles parfumés. Ils tombent des fenêtres en décrivant des paraboles; ils jaillissent de la chaussée. Les femmes courent vers les charrettes des marchandes de fleurs pour s'approvisionner de munitions. Les plus audacieuses s'approchent tout contre les chevaux, pour mieux viser le soldat qu'elles ont choisi.

Les mains des cavaliers sont embarrassées de bouquets. Ils en ont épingle à la toile grise qui voile l'éclat de la cuirasse, planté sur le pommeau de la selle, entre les sacoches; ils serrent des fleurs entre les dents; leurs chevaux en portent en guise de cocardes.

Il ne manque à ces guerriers, si galamment fleuris, que des jabots et des manchettes en dentelles, pour ressembler aux héros exaltés par le lyrisme vertigineux de d'Esparbés.

Enivrés de ce tumulte d'hommages, ils paraissent si beaux, si ardents, si vigoureux, qu'on ne peut les imaginer qu'invincibles.

L'enthousiasme des curieux est tendu jusqu'au délire. En ce moment, si l'autorité militaire voulait opérer une levée en masse sur les grands boulevards, tous les hommes, valides ou non, partiraient d'un même élan vers la gare de l'Est, et toutes les femmes les suivraient comme ambulancières.

 

Pour ne pas Manger du Rat

En 1870, ma chère, on mangeait du rat, et encore! Il ne fallait pas retomber dans une pareille nécessité. Toute bonne ménagère devait s'approvisionner abondamment. La foule se rua sur les « denrées qui se gardent ».

On prenait un numéro chez l'épicier dont la joie faisait plaisir à voir. On lui demandait même conseil. Il répondait sans hésiter.

— Je ne saurais trop vous recommander, Madame, ce jambon.

Les armoires se remplirent de boîtes de conserve. Combien de salons devinrent des garde-manger! Les maîtresses de maison en étaient fières.

— Venez visiter mes provisions. Il y a de tout: beurre fondu, sel, sucre, macaroni, légumes secs, langues fumées, bœuf pressé... et puis voici-des sardines, etc..

Et, là-dessus, on échangeait des compliments...

— Vous pensez à tout: vous êtes une admirable femme d'intérieur; votre mari partira tranquille, etc…

Plusieurs poussèrent la prévoyance jusqu'à élever chez elles des poulets, des canards et des lapins.

Certains immeubles des Champs-Elysées et du boulevard Haussmann abritèrent ainsi de véritables petites basses-cours.

On peut dire que, du moins sous le rapport de la nourriture, nous étions prêts...

 

Le Départ des Mobilisés

Une foule énorme avait envahi la place qui s'étend devant la gare de l'Est. On appréhendait des manifestations révolutionnaires, des fanfaronnades de braillards, des scènes déchirantes de séparations.

Aucune note discordante n'est venue troubler l'émouvante et grave dignité de ce départ.

Des femmes et des jeunes filles sont hissées sur les pierres de soutènement de la grille. Les portes de cette grille sont fermées. Des agents ne les entr'ouvrent que pour laisser passer les mobilisés porteurs de feuilles de route.

Ils arrivent par petits groupes. Très rares sont ceux que leurs parents accompagnent. Les adieux se sont faits dans l'intimité. Femmes et enfants sont restés au foyer pour y pleurer, sans témoins, le départ du chef de famille qu'ils ne reverront peut-être jamais.

A voir ces hommes si calmes, on se demande s'ils partent vers une guerre formidable, ou s'ils vont tranquillement à la caserne, pour y accomplir une période d'exercices militaires.

Les uns emportent de petites valises; d'autres des musettes gonflées à craquer; ceux-ci ont serré du linge dans un baluchon; ceux-là s'en vont les mains aux poches, comptant bien que l'Etat pourvoira à leur équipement complet.

Voici des officiers de la territoriale et de la réserve. Les képis, crânement inclinés sur l'oreille ou enfoncés jusqu'aux sourcils (à la Saumur), altèrent à peine la placidité de physionomies que, la veille encore, on eût pu contempler derrière un bureau-caisse ou un comptoir.

On assiste à un défilé d'uniformes démodés, ou trop larges ou trop étroits ou trop courts, la plupart fripés par un long séjour dans l'armoire, sous la naphtaline. Mais, qui oserait en sourire?

Des médecins-majors, un groupe d'infirmières de la Croix-Rouge qui se rendent aux avant-postes, fières de leur costume si noble et si seyant, évoquent des visions tragiques.

Une vieille dame et un jeune officier s'avancent jusqu'à la ligne de contrôle. Là, sans rien se dire, ils s'embrassent, puis se tournent le dos brusquement pour s'en aller en sens contraire. Alors, la vieille mère laisse jaillir ses larmes, sans même prendre soin de les cacher aux témoins de cette immense douleur.

Un couple élégant et jeune vient s'arrêter à la limite fixée à ceux qui ne font pas le voyage. Le soldat embrasse longuement sa compagne. Ils se séparent et elle s'en revient seule vers Paris, en souriant à quelque rêve de gloire.

Devant la grille, un fiacre dépose un territorial d'une trentaine d'années, sa femme et son bébé. Le soldat tient un moment à bout de bras l'enfant qui s'émerveille de son képi rouge, l'embrasse, le remet à sa mère, les embrasse encore tous deux.

— Allons, dit un agent de service près de la porte, décidez-vous!

Le mobilisé, suivant une inspiration subite, détache le petit bonnet du bébé et l'enfonce dans la poche de sa tunique.

— Je le garde, dit-il, comme fétiche, je le rapporterai après la guerre.

Trois prêtres traversent la cour de la gare d'une allure martiale, chapeau sur l'oreille, musette en bandoulière. Sur le seuil de la porte d'entrée, ils croisent un petit groupe d'ouvriers. Un « costaud » en casquette, sarrau bleu et pantalon de velours, s'avance les deux mains largement ouvertes:

— Sans savoir au juste pourquoi, dit-il, j'ai souvent gueulé: « A bas la calotte! » Mais, puisque nous allons risquer ensemble notre peau pour le pays, serrons-nous la main de bon cœur, et faisons connaissance.

Spontanément, ses camarades imitent son geste.

Sous le hall, c'est un tumulte de cris d'appel, de chants, de sifflements de locomotives, de halètements de trains qui démarrent. Des employés courent sur les quais, donnent des renseignements, casent les officiers:

— Par ici, mon capitaine, montez en 1re classe.

— Moi, dit le capitaine interpellé, je veux voyager au milieu de mes hommes.

Les soldats l'acclament et l'aident à monter avec eux dans un fourgon; dans les compartiments, bourgeois et ouvriers, prêtres et rabbins, braves gens et autres se tassent fraternellement.

Il y a des trains bondés sur toutes les voies; les mobilisés arrivent toujours. Le vacarme est indescriptible.

Dominant le tout, l'« Hymne national », poussé par des milliers de poitrines vigoureuses, et le cri de: « Vive la France! »

 

 

Petites Emeutes
Le Bon Lait Maggi

Le 3 août, vers 3 heures de l'après-midi, une vieille dame vêtue de noir, coiffée d'une capote ornée de roses et dunt les larges brides formaient un nœud sous le menton, s'approcha du laboratoire de la Société Maggi, rue Rochechouart. Levant un parapluie solidement emmanché, elle frappa de toutes ses forces une grande glace de la vitrine qui s'écroula. Le fracas des vitres brisées accrut sa surexcitation, et elle se mit à cogner à tour de bras en criant: « A bas les Allemands! »

Des badauds s'attroupèrent; les voisins sortirent des immeubles. Tout en continuant son oeuvre de destruction, la vieille dame expliquait: « Les directeurs de la Société Maggi sont des espions allemands! Hier, la police a surpris l'un d'eux à la gare du Nord au moment où il allait prendre le train pour Berlin en emportant une caisse contenant 8 millions en or. » Les assistants les plus proches, qui reçurent cette effroyable révélation, la transmirent aux autres en doublant le chiffre. Les 8 millions, rapidement capitalisés par des cerveaux échauffés, s'élevèrent à 40 millions.

Une douzaine de jeunes gens débouchèrent de la rue Condorcet. Ils chantaient la Marseillaise et conspuaient l'Allemagne.

La vieille dame leur communiqua son ardeur dévastatrice. Ils se mirent en quête de projectiles. Un tas de pavés et de pierres oublié sur le trottoir par des terrassiers leur en fournit en abondance. Les curieux s'en mêlèrent. En quelques instants, toutes les glaces de la vitrine furent fracassées. Les bocaux, flacons, éprouvettes et autres accessoires de laboratoire rangés à l'intérieur devinrent les buts d'un jeu de massacre.

Des agents arrivèrent, conduits par un officier de police. Au bout de trois heures de faction, ce dernier donna l'ordre du départ. Cinq ou six gardiens de la paix restèrent là pour maintenir une foule qui s'était rapidement grossie de tous les passants.

La manifestation reprit avec plus de violence. Par une des brèches ouvertes, un jeune homme pénétra dans le bureau du laboratoire et jeta au dehors fauteuils, chaises et table.

On en fit un tas au milieu de la petite place formée par le croisement des rues Rochechouart et Condorcet.

Les feuilles des livres de comptabilité de la maison servirent d'allume-feu.

Autour du brasier, hommes, femmes, enfants dansèrent une ronde en chantant la Marseillaise.

Dans la soirée et pendant la nuit, toutes les boutiques portant l'enseigne du « Bon Lait Maggi » subirent le sort du laboratoire. Il suffisait qu'un manifestant dise : « Voilà une maison allemande » pour qu'elle soit immédiatement saccagée. Des brasseries, des magasins servirent de cibles aux manifestants. Ils commirent, dans leur zèle, des erreurs regrettables.

Des pillards s'étaient mêlés aux gens qui agissaient par haine des Allemands.

La police intervint un peu tard, mais elle le fit avec une vigueur décisive.

Le lendemain, une affiche de la Préfecture de police avertissait les auteurs de pillage, cris ou chants séditieux qu'ils seraient immédiatement déférés au conseil de guerre.

Un deuxième placard collé à côté du premier faisait appel à l'esprit d'ordre et au patriotisme des habitants. Leurs effets combinés sauvèrent beaucoup de devantures amies et ennemies.

 

 

Paris Pavoisé
Inscriptions sur les Magasins

Le lendemain des pillages, Paris se trouva pavoisé. Les drapeaux français, russes, anglais, se mêlaient dans le même trophée.

Des commerçants enchérirent encore sur cette preuve de loyalisme en collant sur les panneaux de leurs façades des bandes de papier tricolore.

De nombreux magasins, cafés, boutiques se fermèrent. Sur leurs devantures on lisait des inscriptions explicatives: patriotiques, fantaisistes ou cocasses, apposées par les patrons. En voici quelques-unes:

Patrons et employés sous les drapeaux. Vive la France! — Maison fermée. Le patron est allé combattre les Allemands. — Le patron est capitaine au 24e d'artillerie; son fils sergent au 3e régiment d'infanterie coloniale. Vive l'armée! — Patrons et employés sous les drapeaux! — A nous la victoire! — Tous à la frontière! — Au revoir, à bientôt! — La France m'appelle, je pars.

Un boucher avait écrit sur une pancarte: Le patron est allé chercher la revanche de 1870 à Berlin. Le mot « revanche » était mal écrit et on lisait d'un premier coup d'œil: Le patron est allé chercher la viande de 1870 à Berlin.

Rue Papillon, sur la boutique de l'ami Collinet, commissionnaire: Boutique fermée, le patron ayant pris le train de plaisir pour Berlin. On prend des voyageurs.

Sur le rideau de fer d'un café-restaurant: Parti à la conquête de la choucroute et du Bas-Rhin.

Sur la devanture d'un libraire: Le patron est allé chercher à Berlin de beaux incunables qu'il revendra dans de bonnes conditions à sa clientèle, etc.

Sur les magasins, on lisait cet avis: Maison française ou Maison russe ou Maison belge ou Maison anglaise. Des maisons, dont la raison sociale a une consonance étrangère, avaient ajouté, à côté de l'indication: Maison française, un visa du commissaire de police. Rue Montmartre, à la devanture d'un tailleur qui portait ce nom terriblement suspect: YARF, une pancarte donnait cette explication inattendue: YARF est le nom retourné de M. FRAY, mobilisé dans l'armée française.

Au faubourg Montmartre, sur la boutique d'un bistro: La patronne est Bourguignonne; le patron, Auvergnat; on parle patois.

Sur la vitrine d'un magasin des grands boulevards, dirigé par deux Allemands de Dusseldorf, en lettres majuscules:

MAISON ESSENTIELLEMENT FRANÇAISE

 

Monnaie, S. V. P.

Avant même le premier coup de feu, l'or et l'argent rentrèrent dans les coffres comme des lapins dans leurs terriers.

Une foule de chercheurs d'or assiégea la Banque de France pour changer les billets.

On faisait queue depuis la rue Croix-des-Petits-Champs jusqu'à l'avenue de l'Opéra, par les rues La Vrillière, Radziwill, de Valois, de Beaujolais et de Montpensier, sous un soleil torride qui, par ironie, répandait à flots sur cette cohue avide l'or inutilisable de ses rayons.

Chacun avait son petit sac. Un service d'ordre rigoureux canalisait les impatiences.

Les grands magasins durent refuser des acheteurs.

Pour 75 centimes de ruban, on donnait à la caisse un billet de 100 francs, et l'on recommençait.

Dans les restaurants et cafés, quelques consommateurs abusèrent de la situation.

Un client commandait un menu de choix, arrosé de bon vin, puis, quand on lui présentait la note, il tendait princièrement un billet de 100 francs.

— Nous ne rendons pas de monnaie, faisait le garçon.

— Mais je n'en ai pas. Faites-en.

— Impossible.

— Alors?

— Alors, Monsieur, ce sera pour une autre fois. Et, ne pouvant rendre son déjeuner, le client s'en allait, avec son billet intact, l'estomac satisfait et la conscience tranquille.

Parfois, il laissait en garantie sa carte de visite, ou celle d'un ami.

Aussi les restaurateurs et les marchands de vin, avertis, exigèrent-ils que l'on montrât patte blanche — c'est-à-dire monnaie blanche — avant de consommer.

La Banque de France nous tira d'embarras en émettant les coupures de 20 francs et de 5 francs.

Ces billets de fortune — si l'on peut dire — rencontrèrent d'abord une certaine opposition.

— Du papier, peuh!

Mais on ne tarda pas à se familiariser avec eux et même à leur trouver du charme.

N'étaient-ils pas bleus, légers, maniables, simples et aimables? N'avaient-ils pas plus de prestige que la lourde thune et que le louis, précisément parce qu'ils étaient du papier?

 

Les Volontaires de la Croix-Rouge

Je veux être ambulancière. Toutes les Parisiennes annoncent résolument cette courageuse et noble ambition.

Elles vont à la « Société de secours aux blessés militaires », à l’« Union des Femmes de France », à l'« Association des Dames françaises », à la « Ligue patriotique des Françaises », offrir leur dévouement.

Rue François 1er, devant l'Hôtel de la « Société de secours aux blessés militaires », stationnent, en longue file, des automobiles de maîtres, des autos-taxis, des fiacres.

Du rez-de-chaussée à l'étage supérieur, l'immeuble est rempli de volontaires. Celles qui ne peuvent trouver place dans les salons d'attente, restent debout sur le palier et sur les marches de l'escalier.

Il y a des artistes, des mondaines, des bourgeoises, des patronnes de magasins et d'ateliers, des employées, des ouvrières et des femmes de chambre. Une même expression d'énergie vaillante embellit et ennoblit les visages.

En attendant leur tour d'être reçues, elles causent par petits groupes, sans se connaître, rapprochées par des préoccupations identiques.

Elles veulent se rendre utiles: servir la France. S'il est nécessaire, elles rejoindront les postes avancés de la « Croix-Rouge »: elles iront soigner les blessés sur les champs de bataille, sous les balles ennemies!...

On se montre deux jeunes filles vêtues de ce costume d'ambulancière aujourd'hui plus envié que les chefs-d'œuvre des grands couturiers.

Elles arrivent du Maroc et font de beaux récits qui stimulent encore les ardeurs de dévouement.

Les huissiers sont affolés. Des grappes de visiteuses se suspendent à leur habit, les tiraillent dans tous les sens, les supplient toutes à la fois de passer leurs cartes aux administrateurs ou aux secrétaires de l'œuvre.

Ces derniers se voyant menacés d'être submergés par cette abondance de volontaires, viennent dans les couloirs pour procéder à des éliminations collectives. Avec des airs navrés, ils déclarent que la Société ne peut plus recevoir un seul. engagement. Ses équipes d'ambulancières étaient déjà formées avant la mobilisation. Le personnel est au complet. Ils ajoutent que la direction ne repousse pas définitivement les bonnes volontés qui s'offrent. Elle y aura recours au fur et à mesure que des vides ou des défaillances se produiront. En ce moment, on n'accepte plus que les cotisations.

Cette nouvelle désastreuse provoque une consternation générale, mais pas une visiteuse ne consent à quitter la place. Elles veulent être reçues individuellement. Car les unes sont munies d'une carte ou d'une lettre de recommandation dont elles espèrent les meilleurs résultats; les autres comptent sur des moyens de persuasion personnels pour fléchir les administrateurs de l'œuvre.

Cependant, le concierge monte de volumineux courriers qui contiennent des demandes d'engagements ou des mandats.

Ce magnifique élan des femmes françaises ne se laissera pas décourager par une première déception. Elles s'ingénieront à se rendre utiles dans d'autres œuvres patriotiques: cantines de gares, ouvroirs, cantines populaires, distributions de secours; elles tricoteront pour les soldats. De la plus riche à la plus humble, elles participeront à la défense nationale dans la mesure de leurs moyens et de leurs forces.

 

Bien qu'il y eût pléthore dans les services des Sociétés de la Croix-Rouge, elles durent enrôler quelques volontaires sans connaissances ni aptitudes spéciales, sous peine de se brouiller irrémédiablement avec de puissants protecteurs de ces dames.

Vite, elles coururent chez leur couturière qui leur tailla des costumes délicieux dans de souples étoffes de soie.

Elles se rendirent assez régulièrement aux hôpitaux qui leur étaient désignés tant qu'ils ne reçurent pas de blessés. Elles assistaient à des cours professionnels, se divertissaient, sous la direction de galants médecins-majors, à enrouler des bandes de toile autour de bras et de jambes sains et bien lavés.

Le soir, elles faisaient leur promenade au Bois, en automobile, pour évaporer dans l'air subtil de l'allée des Acacias les odeurs de phénol, dont leurs étoffes étaient imprégnées.

Dans la rue, elles étaient un objet d'admiration et de scandale. Elles avaient de suite trouvé un retroussis de la robe discret et gracieux qui découvrait des chaussures fines et des bas à jour.

Les Parisiens, habitués pourtant aux plus ahurissantes excentricités de la mode, ne purent admettre que l'on donnât une coupe aguichante à des vêtements quasi religieux. Ils s'en plaignirent aux journaux, qui publièrent leurs protestations.

Quand de vrais blessés leur furent apportés du champ de bataille, couverts de sang et de boue, les belles ambulancières eurent des syncopes. Les médecins durent soigner leurs aides avant de s'occuper des malades.

Leur sensibilité trop délicate ne put supporter longtemps les spectacles et les besognes des hôpitaux. Les élégantes de la « Croix-Rouge » profitèrent de l'exode à Bordeaux, pour prendre la file. Elles s'avisèrent que leur présence en province était indispensable, et la Société n'essaya pas de les dissuader. Elles obtinrent facilement d'être envoyées à Biarritz, à Vichy, à Deauville, dans une station balnéaire ou thermale de leur choix, où elles passaient habituellement leurs vacances.

 

Hopitaux Auxilaries et Ambulances Privées

Les grandes catastrophes nationales ou locales mettent en mouvement les mêmes catégories de citoyens:

Les donateurs, qui commanditent les œuvres de solidarité sociale;

Les actifs qui les installent, les organisent, les dirigent et les servent;

Les généreux et les zélés, qui paient de leur poche et de leur personne;

Les critiques, qui regardent faire les précédents, dénigrent les manifestations de leur dévouement et le prétendent soutenu par l'ambition ou la vanité.

Parlez-leur des infirmières volontaires de la « Croix-Rouge », des « Femmes de France », des « Dames françaises », vous les verrez sourire dédaigneusement, hausser les épaules. Ils vous conteront des faits plus ou moins exacts touchant une demi-douzaine de ces dames et sur lesquels ils ont bâti une opinion défavorable à toutes. Si vous ne la partagez pas, c'est que vous avez des raisons d'ordre tout à fait intime.

On connaîtra plus tard par des exemples, des documents, la collaboration admirable et nécessaire que l'initiative privée offrit au service sanitaire de l'armée débordé par une abondance imprévue de blessés et de malades.

On dira qu'il n'eut que l'embarras du choix et ne profita pas assez des bonnes volontés (jui se mirent à sa disposition.

La liste des hôpitaux auxiliaires et des ambulances tiendrait trop de place ici. Le drapeau blanc à croix rouge flotte sur tous les points de Paris; on le voit aux fenêtres d'établissements d'instruction, de grands hôtels, d'hôtels particuliers, d'ateliers de grands couturiers, de cliniques dirigées par des chirurgiens et médecins célèbres, qui ont mis gracieusement tout leur personnel au service de la Société de secours aux blessés militaires.

Partout, les hospitalisés reçoivent des soins éclairés et dévoués. Les dames à blouse blanche et petite croix rouge sont d'excellentes infirmières. Pour nous décider à le déclarer audacieusement, il nous a suffi d'entendre faire leur éloge par les parents des soldats blessés et par les blessés eux-mêmes. Nous avons vu de beaux yeux regarder sans horreur des plaies hideuses, des mains délicates enlever avec des précautions infinies et sans trembler des bandes de toile dont la puanteur eût fait défaillir un cœur viril.

On pourrait reprocher à certaines de ces infirmières d'être trop jolies. Mais les médecins s'accordent à reconnaître que la vue de la beauté est un réconfort pour le malade et exerce une influence favorable à la guérison.

 

Les Brassardés

Dans le grand dictionnaire Larousse, nous trouvons au mot brassard:

1 Brassard, substantif masculin — Art militaire: pièce de l'ancienne armure qui couvrait le bras.

Ex.:

On ôta ses brassards avant que d'aller à la charge (D'AUBIGNE). La lance au poing, portant brassard et gantelet, Ferme sur l'e'trier et le fer en arrêt (DELILLE).

2 Par extension: tout ornement ou signe de reconnaissance porté au bras.

Ex.:

Le brassard blanc, frange d'or, d'un garçon qui va faire sa première communion.

Les commissaires préposes au bon ordre du bal portaient un brassard bleu au bras gauche.

Le brassard porté à Paris pendant la guerre a le second sens du mot, le sens « par extension ». C'était un ornement, un signe de reconnaissance. Il conviendrait même d'ajouter, à ce propos, un paragraphe au grand Larousse:

Brassard: insigne honorifique, fort à la mode en 1914, qui donnait à quelqu'un l'air de faire quelque chose et remplaçait l'uniforme militaire.

Ex.:

Papier au poing, portant brassard à son complet, Assis à son bureau et la plume en arrêt (D'après DELILLE). Il montra ses brassards avant que d'aller à la charge (D'après D'AUBIGNÉ).

Les porteurs de brassard étaient légion. Appelons-les, si vous voulez bien: les ronds- de-cuir de la guerre, ou, plus simplement: les brassardés.

Ils attiraient l'attention. D'abord on les admira. Puis, comme on en voyait partout, on s'y habitua, et le brassard ne tarda pas à perdre son prestige. Si bien que beaucoup de brassardés finirent par mettre dans leur poche l'insigne honorifique et distinctif...

Voici quels étaient les principaux brassards:

Le brassard blanc, avec foudres — les foudres de-guerre — celui de l’état-major du ministre de la Guerre.

Le brassard tricolore, avec des foudres également, de l'état-major du Président de la République.

Le brassard tricolore — bleu, blanc, rouge — des ministères: il était de soie, de drap ou de toile, selon l'importance du service auquel il était affecté, et les trois couleurs s'y associaient de différentes façons.

Le brassard bleu et rouge, brassard municipal — Fluctuât nec mergitur — porté par tous les employés des mairies parisiennes et par les agents des services publics.

Le brassard bleu, avec étoiles, indiquait une mission postale.

Le brassard blanc et vert du service des ravitaillements.

Le brassard rouge, avec un grand A... Saluez, c'est l'auto qui passe...

Les brassards des services des chemins de fer: rouges pour la traction, blancs pour l'exploitation, jaunes pour la voie et l'entretien.

Le brassard des services sanitaires, blanc avec croix rouge, le plus courant, signifiait que le porteur était protégé par la convention de Genève.

Il y en eut beaucoup d'autres, plus ou moins influents, plus ou moins fantaisistes, plus ou moins sortables. Si bien qu'il fallut une ordonnance de police pour en réglementer et en limiter l'usage.

On ne pourra plus dire que la France manque de bras.

 

Les Journaux

Les journaux nous ont fait cette surprise, de réduire le nombre de leurs pages et leur format. Les approvisionnements de papier vont devenir plus difficiles; leur personnel de rédacteurs et d'ouvriers se trouve fortement touché par la mobilisation, les contrats de publicité sont rompus, le bulletin financier a disparu le jour de la fermeture de la Bourse: les journaux vont être obligés de vivre sur leur vente.

Pour un sou, on vous remet une simple feuille. Seuls, l'Echo de Paris et le Temps ont gardé leur format habituel. Les rubriques qui n'ont pas de rapport direct avec la guerre n'existent plus.

Les grands quotidiens se sont assuré la collaboration d'officiers supérieurs en retraite, qu'ils ont chargés de commenter pour leurs lecteurs les opérations de la guerre.

Les feuilles de moindre importance ont confié la rubrique à un de leurs rédacteurs qui, du jour au lendemain, s'est révélé stratège, tacticien et critique militaire.

L'éditorial a lâché momentanément la politique. Il exalte les beaux sentiments sur le mode lyrique. Les querelles de partis se sont tues. Les journaux les plus révolutionnaires célèbrent les vertus guerrières. M. Gustave Hervé veut absolument prendre les armes. M. Anatole France, son plus illustre collaborateur, déclare que, si on ne lui permet pas de passer le Conseil de revision, il mourra de chagrin.

Les lettres des lecteurs arrivent chaque jour en telle abondance qu'il faut créer pour elles une rubrique spéciale. Elles apportent des opinions sur toutes les questions. Il y en a d'intéressantes et d'utiles.

On pourrait faire le journal entier avec les correspondances envoyées par des gens qui ont des idées et des loisirs.

Les libertés de la presse, si chèrement conquises, ont été étouffées par la censure militaire.

Avec le peu d'indépendance qu'elle leur a laissée, les journaux feront encore de bonne besogne. Ils rappelleront à la pudeur les commerçants trop enclins à bénéficier des circonstances; ils indiqueront les bonnes œuvres à créer, activeront l'organisation des services d'allocations, d'indemnités et de secours, stimuleront le zèle des administrations publiques, forceront les gens fortunés à délier leur bourse en leur désignant les gestes généreux et utiles à exécuter.

Quelques-uns, comme le Matin, le Figaro, le Gaulois, le Journal, l’Echo de Paris, la Liberté, transformeront leurs salles de rédaction en magasins d'approvisionnements gratuits pour les soldats. On y distribuera tabac, chaussettes, tricots, couvertures.

Dans les antichambres, on donne des consultations d'ordre juridique, économique, financier, militaire. Le lecteur s'est rapproché de son journal préféré. C'est à lui qu'il va confier ses ennuis, ses projets et ses réclamations.

 

Le Caviar

Les journalistes ont trouvé de suite un mot pour désigner les tranches de « blanc » que les rigueurs de la censure pratiquent dans les masses noires formées par les caractères d'imprimerie: le caviar.

Le Bureau de la Presse a exigé que les morasses, c'est-à-dire les épreuves de chaque page, lui fussent remises avant le tirage. Quand un article ou un passage d'article déplaît aux censeurs, ils en ordonnent la suppression immédiate. Cette mise en demeure arrive par téléphone au moi lient où les formes sont sous presse. On perdrait trop de temps à refaire où remplacer l'article. Un typographe gratte les caractères incriminés avec un échoppoir.

Le gouvernement militaire et les directeurs de journaux étaient tombés d'accord sur la nécessité d'une censure. Les directeurs craignaient d'être entraînés par des habitudes professionnelles à des commentaires sur les opérations et les positions des armées susceptibles de gêner le haut commandement. Ils tendirent eux-mêmes les mains à des chaînes qui se firent bientôt sentir très lourdement.

Pour être assuré que la censure s'exercerait avec rigueur, le Gouvernement l'a confiée à des journalistes militarisés. Elle ne se contente pas de sévir contre les informations et articles concernant les opérations militaires qui lui paraissaient dangereux; elle contrôle et suj)piïme, s'ils lui déplaisent, « tous articles susceptibles de discréditer les membres du Gouvernement au point de leur enlever ainsi l'autorité qui est nécessaire à leur contrôle ».

Il y eut des « caviars » injustifiés, ahurissants, inutiles, rigolos.

Les censeurs « caviardaient » dans un journal des m nivelles que d'autres publiaient, amplifiées.

Le lecteur mit longtemps à s'habituer au caviar. Il chercha les raisons de ces « blancs ». Les esprits inquiets soutenaient que le Gouvernement faisait sauter systématiquement les bonnes nouvelles; les méfiants criaient à la trahison! « On nous cache les victoires », affirmaient-ils. « Ou les défaites », soupiraient les alarmistes.

Jamais le public ne se doutera de la peine que causèrent ces larges taches blanches aux professionnels épris de belle mise en page.

Aujourd'hui, le lecteur exige des « blancs ». Il les remplit lui-même de critiques personnelles. Il lui faut son « caviar » quotidien. S'il ne le trouvait pas dans son journal, il l'accuserait de trop de soumission à la censure.

MODÈLE DE CAVIAR

Nous lisons dans le Phare, toujours si bien renseigné:

UNE PAGE D'HISTOIRE

La situation se précise. Dans la journée du..., la ...e compagnie du ..., débouchant de ..., parvint à ...

Nous ne relaterons pas en détail les exploits magnifiques de cette poignée de héros. Mais nous ne pouvons passer sous silence un fait d'armes qui éclaire d'une lueur éclatante toute une des plus belles pages de notre histoire. Que l'on en juge:

Après cela, on comprend mieux les difficultés de cette guerre formidable et le courage déployé par nos troupes pour obtenir de pareils résultats.

Nos lecteurs nous sauront gré de leur donner ces renseignements encore inédits et parfaitement authentiques.

 

 

Le Communiqué

Il a pris la première place dans les journaux.

Sachant que c'est lui que chercheront d'abord les regards impatients du lecteur, on l'imprime en caractères italiques ou en petites majuscules.

L'Etat-major communique un « choix » des dernières opérations militaires au Ministère de la Guerre, qui le transmet aux journaux par l'intermédiaire du bureau de la Presse.

Le communiqué est bref et net comme une circulaire militaire.

Le public le souhaiterait plus copieux et plus détaillé.

Tel qu'il est, il représente l'article le plus intéressant, le plus avidement parcouru, le plus émouvant du journal. Jamais « prochain numéro » d'un roman-feuilleton ne fut aussi fiévreusement attendu.

Le communiqué est lu et commenté aux enfants dans les écoles, aux malades et aux blessés dans les hôpitaux, aux soldats dans toutes les casernes.

C'est lui que cherchent d'abord les yeux anxieux du lecteur.

Dans les familles, on attend ses indications pour avancer où reculer les petits drapeaux sur les cartes de la guerre.

Nous nous étonnions de lire que, après des combats furieux, nos soldats avaient réussi à conquérir 50 mètres sur un point, 60 sur un autre. Des lettres du front nous ont informés du prix que coûtaient ces morceaux de terrain si péniblement conquis.

La censure a interdit aux journaux, une fois pour toutes, de parer le communiqué de titres sensationnels, de le faire suivre de commentaires. Il faut l'insérer crûment.

Le droit de contrôle des censeurs s'étend sur les livres. Si la forme du communiqué n'était pas absolument de notre goût, nous réserverions notre opinion pour des temps meilleurs, par crainte de cette arme terrible et irrésistible, le caviar.

 

Les Crieurs de Journaux

Les journaux, réduits à vivre de leur vente, font des éditions spéciales. Des feuilles disparues renaissent de leur poussière. Il s'en crée de nouvelles. Les rues s'emplissent des cris et des galopades des vendeurs. Les passants, avides de connaître le communiqué, se jettent sur le premier journal qui se présente. Cette curiosité impatiente stimule le zèle des grands quotidiens, qui luttent de vitesse pour |être dans la rue avant la concurrence.

Dans la rue du Croissant, où s'impriment quatre journaux du soir; dans le faubourg Poissonnière, contre l'hôtel du Matin; devant les hôtels du Petit Journal, du Journal, du Petit Parisien, c'est une cohue indescriptible de crieurs.

Le camelot professionnel est noyé dans le flot des « nouveaux ». Des employés, des ouvriers en chômage, des femmes, des jeunes filles, privés tout à coup de leurs moyens habituels d'existence, se sont improvisés vendeurs de journaux. Il y a de jolies filles qui obtiennent, par la seule 'grâce de leur sourire, des tours de faveur à la distribution des paquets de feuilles par les chefs de vente.

Les crieurs se tassent autour des guichets longtemps avant le tirage. A la sortie des journaux, des bousculades énormes se produisent.

On ne devient pas « crieur » du jour au lendemain. Il faut des jambes agiles, un larynx inaltérable et solide, des bronches et des poumons à toute épreuve. Les uns furent bientôt trahis par leurs forces, d'autres pris par la mobilisation: la police en rafla une bonne partie.

En prenant le portefeuille de la Guerre, M. Millerand supprima les éditions spéciales, causes de rassemblements, de désordres dans la rue, et qu'il accusait encore d'aggraver la nervosité de la population.

Le nombre des camelots se trouva réduit à des proportions raisonnables.

Les administrations de journaux vendaient 2 francs le paquet de 100. Comme tous les crieurs ne pouvaient aventurer cette somme dans le commerce, la spéculation s'en mêla. Les plus fortunés achetaient des paquets de mille et plus à la fois, ils les revendaient ensuite avec un bénéfice de 25 centimes par 50 feuilles.

La censure supprima les « manchettes » qu'elle accusait d'exagération. Puis elle interdit de crier le journal. Les vendeurs disaient aux passants: « Achetez-moi, Monsieur, le journal qu'il m'est défendu de crier. »

Comme le camelot parisien a autant d'ingéniosité que d'esprit, il se fit un brassard où était écrit en hautes majuscules le titre de l'organe dont il assumait la propagation.

 

Réquisitions

La place des Invalides est transformée en champ de foire aux automobiles. Les propriétaires se tiennent devant ou sur le siège de leurs voitures. Toutes les formes que peut prendre une carrosserie sont représentées ici. Il y a des voitures de luxe, de tourisme, de livraisons. Voici la limousine luxueuse, le landau solide et sans prétention qui, les beaux dimanches, transporte à sa maison de campagne le bourgeois aisé et sa petite famille. Et voici des taquots, combien démodés! que leurs conducteurs défendent contre les railleries des voisins mieux montés, en vantant des qualités insoupçonnées.

— Cette voiture-là, Monsieur, manque d'apparence, j'en conviens; mais, voilà dix ans qu'elle me sert. Je n'exagère pas en disant qu'elle a bouffé près de 100.000 kilomètres. Elle m'a rendu de fameux services!

— Avec ce taquot-là, en mettant à la quatrième vitesse, vous devez bien abattre du 10 à l'heure?

— Que dites-vous? Je veux coller à une 20 chevaux.

— Pendant 25 mètres?

La commission installée autour d'une table examine rapidement les voitures. Un officier fait les évaluations; des secrétaires inscrivent les prix d'achat.

— Combien voulez-vous de ça?

— Je l'ai payé 20.000, mon capitaine.

— 2.000, ça va?

— Oui, mais vous me mobilisez de suite sur ma voiture.

— Entendu.

Curieux effets de cet arrangement: à partir de ce moment, des propriétaires de voitures luxueuses monteront sur le siège et n'auront plus le droit de s'installer sur les coussins de l'intérieur jusqu'à la fin des hostilités. Ils feront plus ample connaissance avec leurs autos, sauront ce qu'elles ont dans le ventre; ils se rendront compte de ce qu'elles consomment exactement et apprendront ainsi certaines finesses du métier de chauffeur, dont ils n'avaient qu'une vague idée.

Nous verrons un gros banquier parisien amener chaque matin sa limousine à la porte d'un de ses caissiers, mobilisé comme lui, et se mettre à ses ordres: « Où faut- il vous conduire aujourd'hui, mon capitaine? »

Un officier supérieur du Trésor et des Postes aura la surprise de trouver au volant d'une belle voiture mise à sa disposition par l'autorité militaire, un artilleur qui fut son adversaire aux dernières élections législatives où il tirait sur lui à boulets rouges.

Un ministre socialiste et anticlérical acceptera pour chauffeur un prêtre militarisé qui occupera les loisirs des longues stations par la lecture de son bréviaire.

Certains de ces automobilistes volontaires agrémenteront leur tenue de gants beurre-frais et de guêtres vernies. Ils connaîtront mieux les plans de Paris et «le Bordeaux que les cartes d'Etat-major. Comme ils porteront un brassard brodé d'un A majuscule, des partisans de l'orthographe simplifiée croiront que cette lettre est la première du mot (( Ambusqué )). Hâtons-nous de dire que ces chauffeurs-là resteront en infime minorité.

Les autres accompliront, solliciteront même des missions périlleuses. Plusieurs d'entre eux, en pilotant des officiers jusqu'au front, succomberont glorieusement au milieu des débris de leur voiture.

D'autres encore quitteront volontairement le siège confortable d'une limousine ou d'un double phaéton pour celui d'une auto-mitrailleuse ou d'un auto-canon.

 

Les Chevaux

Les propriétaires de chevaux de tous âges furent invités à les mettre à la disposition de l'autorité militaire. Les officiers de réquisition s'occupèrent d'abord des meilleures bêtes pour en faire des chevaux de selle. Elle dépeupla les écuries de courses de leurs pensionnaires âgés de quatre ans et au-dessus. Des pur-sang qui s'étaient couverts de gloire sur les hippodromes parisiens devinrent des chevaux d'armes. De beaux chevaux de trait échurent au service de l'intendance et du train des équipages.

Après cette rafle, la Commission passa aux animaux de plus modeste condition: chevaux de fiacres, de camionneurs, de petits livreurs, etc.

Ils attendaient leur sort rangés en bordure du trottoir, tristes, pacifiques, le poil terne, volontairement mal soignés pour dégoûter d'eux les officiers réquisiteurs. Pitoyable spectacle pour les Parisiens amis des animaux.

Au cheval pris, le propriétaire et sa famille adressaient des adieux touchants avant de le livrer au soldat de service. Les enfants qu'il avait portés à califourchon ou promenés dans la banlieue l'embrassaient sur le museau en rappelant par son nom: « Au revoir, pauvre Coco, tu reviendras après la victoire. »

 

Sur les Grands Boulevards

On commença par supprimer les terrasses de café, le soir, les consommateurs étant exposés, en cas d'émeute, à voir leur consommation se retourner contre eux et retomber sur leur tête. Puis il fut décidé que les cafés seraient entièrement et rigoureusement fermés à 20 heures. On accorda un délai d'une heure et demie aux cafés-restaurants.

La physionomie nocturne des boulevards se trouva désavantageusement modifiée par cette mesure de police. Elle devait s'assombrir encore. Il fallut éteindre la moitié des réverbères, et toutes les enseignes lumineuses au-dessus du premier étage.

La Ville-Lumière ainsi éteinte, les passants allaient et venaient dans la nuit, tombant parfois sur un bec de gaz, ombres chinoises inquiètes qui s'entrecroisaient, se pourchassaient, se heurtaient, comme en d'étranges parties de cache-cache ou de chat-perché.

Malgré ces sacrifices, héroïquement consentis, les boulevards restèrent le centre des préoccupations et des curiosités parisiennes, l'endroit où l'on pouvait le mieux tâter le pouls de la capitale.

On continua d'y faire l'école buissonnière.

Au point de vue commercial, les camelots surtout firent des affaires sur le boulevard. On s'arrachait les « cartes postales pour la correspondance militaire », les photographies du roi des Belges, du Tsar, du roi d'Angleterre, du généralissime Jofïre, du grand-duc Nicolas, des généraux Pau, de Castelnau, Maunoury et Foch. M. Poincaré et les ministres se vendirent plutôt à Bordeaux. Il y avait aussi les estampes et les caricatures, pleines de bonnes intentions, le « testament » de Guillaume et du Kronprinz, le « billet d'aller et retour pour Berlin, choucroute comprise », le petit canon de 75, jouet national et « porte-bonheur », les insignes aux couleurs des alliés, les brevets d'embusqué, les diplômes d'honneur de froussard, et les prophéties de Mme de Thèbes.....

Mme de Thèbes annonçait la mort du Kaiser pour le 9 septembre. A cette date, Guillaume attrapa seulement un rhume. La célèbre chiromancienne, qui a, cependant, de l'esprit jusqu'au bout des doigts, s'était trompée: les prophéties de F. Johannès et de Mayence en profitèrent.

Les boulevards ne manquèrent jamais de prétextes à rassemblements.

Des artistes improvisés illustrèrent même les trottoirs. En quelques coups de craie ingénieux, ils traçaient sur l'asphalte des dessins plus grands que nature: un agent faisant circuler von Klùck, M. Poincaré boxant avec Guillaume, etc.. Les passants s'arrêtaient, et chacun disait son mot.

Et puis les petites affiches de circonstance, celle-ci par exemple, où le nom du généralissime s'étalait entre deux drapeaux tricolores:

JOFFRE

30 0/0 sur mes appointements à toute personne qui m'indiquera le moyen de les gagner. Ecrire à.....

 

Le vieux boulevardier fut toujours là. Que voulez-vous qu'il fit à Bordeaux?... Qu'il mourût?...

Il avait même rajeuni. Il avait retrouvé ses jambes de 1870.

En même temps que ses jambes, il avait retrouvé ses souvenirs de l'Année terrible. Et cela lui donnait un nouveau prestige. Les femmes qu'il suivait se retournaient volontiers pour lui demander de leur raconter une histoire du siège. Il y consentait de bonne grâce. On admirait ses beaux restes d'héroïsme.

Parfois, il ajoutait:

— Qu'on me donne un fusil, j'en descendrai encore quelques-uns.

Tout le monde l'écoutait respectueusement. Il était beaucoup plus considéré que les « gigolos », embusqués ou réformés.

Seuls, les soldats blessés qui se promenaient lui faisaient concurrence. Mais son patriotisme, plus fort que tout, l'empêchait d'en prendre ombrage. Il adressait à ces braves un petit signe d'intelligence et d'encouragement. Parfois même, il leur tendait la main.

Ses soirées étaient courtes. Il se couchait comme les poules.

En somme, le régime de l'état de siège conserva le vieux boulevardier.....

 

 

En Suivant les Opérations

Connaissez-vous les Morin? Si on avait posé cette question à un Parisien avant la guerre, il eût cherché dans ses relations plutôt que dans ses souvenirs géographiques.

Aujourd'hui, nous connaissons tous le Grand Morin et le Petit Morin. Nous savons que ce sont des affluents de la Marne, que le Grand naît à Sézanne, que le Petit traverse les marais de Saint-Gond, et que les deux se distinguèrent pendant nos premières victoires.

Nous connaissons de même les moindres cours d'eau, les moindres collines, les moindres vallées qui ont figuré dans un décor du théâtre de la guerre.

Nous retrouverions notre chemin sur toutes les routes du Centre, du Nord et de l'Est. L'Ouest et le Midi furent moins explorés par ceux qui n'allèrent pas à Bordeaux.

En suivant pas à pas nos petits soldats dans leurs marches héroïques, nous avons vu du pays et pris une magnifique leçon de géographie.

Dès le début, les Parisiens se munirent de cartes « pour suivre les opérations »: cartes Taride, cartes Campbell, cartes du Touring-Club, etc., tout ce qu'il faut pour voyager. Chaque jour, d'après les communiqués officiels, on établissait la situation des armées, à l'aide de petits drapeaux montés sur des épingles. C'était un jeu de patience. Les communiqués n'en disaient pas long; il fallait lire entre les lignes, et parfois même avancer ou reculer suivant sa propre inspiration.

Nous étions souvent trop pressés de planter nos petits drapeaux sur un point que nous jugions favorable. Nous allions plus vite que le généralissime. C'était si facile de faire la guerre avantageusement sur le papier et à coups d'épingles, dans la paix du foyer! Des discussions s'élevaient, cependant, on s'arrachait les petits drapeaux.

Un libraire qui avait exposé une vaste « carte des opérations », devant laquelle, chaque matin, les passants se rassemblaient, dut afficher cet avis:

« Ne touchez pas aux drapeaux: ils sont placés officiellement. Ceux qui les déplacent sont des semeurs de fausses nouvelles. »

Lorsque les Allemands menacèrent Paris, tous les Parisiens eurent devant les yeux un plan du camp retranché. Personne n'ignorait que tel fort était plus faible que tel autre. Mais on se sentait tout de même bien entouré.

Ces études et ces manœuvres nous faisaient mieux comprendre la France et mieux l'aimer.

On se penchait sur la carte comme sur la photographie d'un être cher. La France nous apparaissait embellie, grandie, les traits tirés par l'effort et la souffrance, mais souriante quand même et portant fièrement ses deuils.

En la parcourant, on s'arrêtait aux villages que l'envahisseur avait tenté d'effacer, les pauvres villages dont les maisons étaient sans toit et l'église sans clocher. On les évoquait. On se promenait pieusement parmi leurs ruines. Déjà nos pensées cherchaient à les ranimer en leur rendant l'ombre douce d'un clocher et l'abri des toits de chaume.

 

Le 15 novembre, jour de la Saint-Albert, d'aimables jeunes femmes, jeunes filles et fillettes, accompagnées par des boys-scouts eu grande tenue, se répandirent à travers Paris, malgré le mauvais temps, pour vendre, au bénéfice des trois sociétés de la Croix-Rouge, un million de cartes géographiques des régions du nord-est de la France, offertes avec un généreux à-propos par l'éditeur Taride.

— Pour suivre les opérations, disaient-elles aux passants en offrant une carte et en faisant sonner dans une tirelire les pièces d'or, d'argent et de bronze.

Et, si une hésitation se manifestait, elles ajoutaient:

— Pour nos blessés!

L'idée était délicate et touchante. Tous les Parisiens, pauvres ou riches, s'y associèrent et voulurent « suivre les opérations » au profit des blessés.

Le soir, chacun fixa ses yeux, ses pensées et son cœur sur la petite carte!, afin de retrouver, parmi toutes les lignes qui s'entre-croisaient et tous les noms du pays de France, la place occupée par les chers absents.

— Ils sont ici aujourd'hui.

— Vous voyez, ils progressent vers ce village.

— Leurs tranchées doivent être là.

— Voici la frontière.

— Elle sera plus loin, demain.

Et notre confiance et notre fierté dominaient nos tristesses.

 

Les Œuvres d'Assistance

Elles s’organisèrent dès le début des hostilités. Il ne fallait pas que les familles de ceux qui allaient combattre eussent faim. Les maisons de commerce, les ateliers se fermaient. Dans quelques jours, des milliers de Parisiens se trouveraient sans ressources. Les mairies créèrent des services spéciaux. Au premier appel des journaux les œuvres d'assistance privées fleurirent de toutes parts: assistance par le travail, œuvre du travail à domicile, vestiaire gratuit, service de placement et de rapatriement, cantines, garderies et placement d'enfants, services d'infirmières visiteuses, sociétés de secours mutuels, ateliers, ouvroirs, soupes populaires, sociétés de la Croix-Rouge, mutualité maternelle, assistance aux femmes enceintes, etc., etc.

Les femmes des mobilisés eurent droit a 1 f 25 par jour plus 50 centimes par enfant. Les cantines et les soupes populaires nourrissaient leurs clients pour 8 sous par jour copieusement. Il y eut des distributions gratuites de soupes et de lait.

Pendant plusieurs jours des files interminables de pauvres gens stationnèrent devant les mairies. Ils exhibaient leurs papiers, faisaient valoir leurs droits à l'indemnité. Une voix leur disait à travers le guichet:

— Attendez le résultat de l'enquête.

— Dans combien de jours pourrai-je passer?

— Je ne sais pas. Dans huit jours peut-être.

Car les pièces d'identité, la preuve du départ du chef de famille, ne suffirent pas. Il fallut une enquête sur chaque solliciteur pour convaincre la mairie. Ce service de contrôle s'exerça souvent très vite pour des personnes qui pouvaient attendre; beaucoup trop lentement pour celles que pressait la misère. Longtemps après la mobilisation, on vit errer dans les couloirs de quelques mairies des femmes et des jeunes filles qui n'avaient pu encore passer à la caisse.

Les journaux fulminèrent contre des services officiels mal organisés et trop lents. A la longue, les protestations des intéressés devinrent de plus en plus rares.

Aujourd'hui, les distributions se font régulièrement et avec ordre. Il n'y a plus d'encombrement devant les guichets. Pour préserver les assistés contre la tentation d'aller toucher des secours à plusieurs œuvres du même arrondissement, un carnet leur a été remis qu'ils doivent montrer au guichet où ils se présentent.

Dans beaucoup de mairies, toutes les œuvres de bienfaisance officielles et confessionnelles se sont groupées pour faire un emploi judicieux et rigoureusement contrôlé des fonds dont l'arrondissement dispose.

Les administrateurs de cette « Union centrale » tiennent des conférences où viennent s'asseoir côte à côte prêtres, rabbins, pasteurs, francs-maçons. Les premiers jours ils s'étonnèrent de ne pas prendre feu au contact les uns des autres. Ils firent peu à peu des découvertes étonnantes. Le catholique et le protestant constatèrent qu'on pouvait être juif et avoir des sentiments patriotiques et généreux.

Après avoir causé avec le prêtre, le libre-penseur se demanda si le sectarisme ne sévissait pas au moins autant dans les loges que dans les églises.

Persuadés que la charité ne peut être mieux faite que par soi-même, des gens fortunés ont voulu s'inscrire dans les comités de patronage. Dans quelques quartiers ils assurent eux-mêmes les services de contrôle et de distributions pour aller plus vite et plus sûrement. Aux cantines populaires on voit des femmes du monde aller le matin, dès la première heure, aux approvisionnements: surveiller la cuisine et servir la soupe de leurs mains fines.

Le dévouement, sous toutes ses formes, est la dernière expression du snobisme.

 

Les Midinettes

Certes, ce fut un mauvais moment à passer pour la rue de la Paix.

Cette rue, où l'on ne comprend que la guerre en dentelles, les poursuites aimables, les rencontres galantes, la poudre de riz et les coups de chapeau, cette rue avait perdu sa frivolité.

Les robes et les bijoux avaient disparu de nos préoccupations.

Mais beaucoup d'ateliers étaient ouverts quand même, où travaillaient, faisant la nique aux Prussiens, ces jeunes filles qui sont le sourire de Paris. Les midinettes étaient à leur poste.

Seulement, comme les belles clientes étaient plus rares, les midinettes travaillaient aussi pour les soldats. Ah! les bonnes chemises de flanelle, les excellentes chaussettes!

Et midi sonnait toujours gaiement l'heure d'aller prendre l'air, de se dégourdir, d'échanger des idées, de se donner, en déjeunant, du cœur au ventre.

La rue de la Chaûssée-d'Antin, notamment, aurait bien étonné les armées allemandes.

Tous les restaurateurs sont d'accord pour déclarer que jamais les midinettes n'eurent plus d'appétit.

Ça creuse, la guerre!

Elles étaient cependant un peu plus graves, parce que toutes avaient, pins ou moins, leur cœur sur la ligne de feu.

Et, sur leur corsage ou dans leurs cheveux, un insigne tricolore — la cocarde de Mimi Pinson — voisinant avec les couleurs des alliés, était là pour les rappeler à la réalité.

Midi! Qu'est-ce que les Prussiens prenaient pour leur rhume, dans les bouillons des midinettes! De fil en aiguille, nos petites ouvrières reconquéraient l'Alsace et la Lorraine et poussaient une pointe jusqu'à Berlin.

Et quels bons moments passaient avec elles, dans leurs sourires, les Russes, les Anglais, les Belges, les Serbes, les Japonais!

Elles en perdaient la tête et en jetaient, pour la patrie, leur bonnet par-dessus les moulins...

Mais leur gracieux visage se rembrunissait soudain, leurs yeux se couvraient, leurs lèvres s'arrêtaient quand elles pensaient que des raisons militaires les empêchaient d'aller, le dimanche, dans ces bois des environs d'où l'on revient avec des fleurs, des souvenirs et des rêves, de quoi remplir toute la semaine.

Le premier jour de la mobilisation, parmi les manifestations patriotiques, il y eut la part des midinettes.

Elles descendirent dans la rue avec des drapeaux et chantèrent comme ceux qui partaient. Paris trouva cela tout naturel.

Ce joli cortège ne dépassa pas les grands boulevards, mais il avait encouragé les hommes à continuer gaiement vers la frontière...

 

Fondé par M. Gustave Charpentier, en reconnaissance du succès de Louise — roman si joliment musical d'une ouvrière de Paris qui jeta son bonnet par-dessus les moulins de Montmartre — le « Conservatoire de Mimi Pinson » ratait destiné à distraire honnêtement les prisonnières de l'atelier, à les initier aux arts d'agrément, à leur faire vivre des heures heureuses, à ouvrir pour elles une fenêtre sur un horizon plus clair et plus large, à fleurir leur jeunesse en dissipant l'amertume, mauvaise conseillère.

Il se transforma pendant la guerre.

A quoi rêvait Mimi Pinson?

Elle rêvait de soigner les blessés et de remplacer par une croix rouge la rose de son corsage.

Le « Conservatoire de Mimi Pinson » interrompit ses travaux de musique, de danse et de comédie. Il devint une école de charité où l'on enseigna l'art de panser une plaie et de sourire à la souffrance.

Mimi Pinson se fit aide-infirmière. Elle voulut même aller jusqu'au front, pour le dérider... Mais le général Joffre s'y opposa.

Les Approvisionnements et les Halles

LA question des approvisionnements est de celles qui préoccupent le plus les Parisiens. Les souvenirs du siège leur font appréhender la famine. Pour les rassurer, le préfet de la Seine et le préfet de police ont convoqué, le premier, les maires des arrondissements parisiens et de la banlieue, l'autre, les mandataires et les commissionnaires des Halles. De ces consultations il résulte que les entrepôts sont pourvus de denrées suffisantes pour soutenir un investissement de la capitale. Pendant la durée de la mobilisation la banlieue parisienne peut suffire largement à ravitailler la population, diminuée d'un tiers, en attendant que la circulation des trains normalement rétablie permette d'amener les produits de la province.

L'année a été bonne; les récoltes en légumes et en fruits sont superbes.

Le lait, indispensable aux enfants, si précieux pour les estomacs délabrés, ne manquera pas.

Les commissionnaires en bestiaux ont fait parvenir au préfet de police une communication où ils lui affirment que leur concours lui est assuré pour faciliter l'alimentation de Paris. La pénurie des bestiaux n'est pas à redouter et rien ne justifierait une hausse prématurée de la viande.

Le préfet fait appel au patriotisme des commerçants détaillants pour les engager à ne pas majorer leurs prix. En cas de n'être pas compris de tous, il prévient que toute tentative de spéculation sera sévèrement réprimée.

Des épiciers trop intéressés ont vu leurs boutiques saccagées par le public, mesure blâmable certes, mais qui fut plus efficace que les avis et menaces officiels.

 

Aux Halles

Le marché de la matinée a changé de physionomie. C'est toujours la même animation, mais, aux acheteurs habituels, petits commerçants, restaurateurs, etc., est venue se joindre une nouvelle clientèle: officiers et soldats de l'Intendance militaire, Anglais chargés de l'approvisionnement de leur armée, infirmières des hôpitaux, des cantines de gares, religieuses, employés qui ont assumé le ravitaillement des soupes et cantines populaires.

Camions, automobiles, fourragères et fourgons du train des équipages, charrettes, tombereaux sont rangés le long des trottoirs de l'allée centrale.

Entre ces lourds véhicules circulent les petites voitures des marchands des quatre- saisons. Elles se sont multipliées depuis le début des hostilités. Employés, ouvriers, privés de leurs occupations habituelles par l'arrêt brusque des affaires, se sont improvisés colporteurs.

En temps normal, les marchands à la petite charrette s'approvisionnaient exclusivement de légumes et de fruits.

Aujourd'hui, ils promènent dans les rues, en outre des primeurs, des mottes de beurre, de la viande de boucherie, des poulets, des lapins écorchés, de la triperie, du riz, des paquets de sel, etc.

Dans les rues se tiennent de véritables marchés, sous l'œil bienveillant des agents de police.

Sous les pavillons, les ménagères s'associent pour s'approvisionner à la vente en gros. Elles font ensuite le partage. Rue de Vauvilliers, un spécialiste s'est installé, qui, pour une rémunération minime, découpe et pèse le morceau acheté en commun. Il en distribue les parts, en toute équité.

Des combinaisons de ménagères se forment également pour l'achat en gros des volailles, du beurre, des poissons.

Jusqu'aux premiers jours de novembre les arrivages quotidiens de marchandises de toute catégorie dépassèrent souvent les chiffres du temps normal. Il y eut des légumes verts en telle quantité que les maraîchers en abandonnaient sur le carreau, Des pauvres gens les ramassaient, pour leur propre consommation, mais plus souvent pour les revendre dans les quartiers populaires.

L'Hippodrome de Longchamp transformé en Parc à Bestiaux

PARIS fait ses approvisionnements de siège. L'hippodrome de Longchamp est devenu un parc à bestiaux. Des équipes de travailleurs y sont occupés à planter des piquets où ils fixent des treillages qui limiteront la place des animaux.

L'hippodrome est fermé au public. Dans des guérites neuves, des sentinelles veillent sur cette pelouse célèbre que piétinait la foule anxieuse et pittoresque des joueurs et des marchands de tuyaux.

Des charrettes amènent des chargements de paille et de foin. On voit des bœufs lourds et lents paître sur la piste où galopaient les pur-sang.

En face des tribunes du pesage dont les galeries et les balcons de pierre ont gardé leurs parures de fleurs et de plantes vertes, des vaches laitières promènent leurs robes pie.

L'hippodrome de Longchamp présente l'aspect d'une prairie après la fenaison. Des moissonneurs en képi rouge et longue blouse blanche élèvent des meules qu'ils tassent en carrés symétriques. Les uns passent le foin à bout de fourches à leurs camarades debout sur les meules; d'autres dorment au pied de l'édifice, pour compléter sans doute ce tableau champêtre.

Des Parisiens viennent contempler cette transformation sacrilège et si imprévue de leur plus beau champ de courses.

Ils échangent des réflexions mélancoliques.

— J'ai perdu sur cette piste plus de pièces de cent sous qu'il n'y a de têtes de bétail.

— Ce n'est pas encore cette saison que vous les rattraperez.

— Cochons de Boches!

 

Les Vaches Laitières

Par ordre du gouverneur militaire, quelques centaines de vaches laitières furent brusquement arrachées à leurs pâturages et conduites dans la banlieue de Paris. Elles descendirent des wagons, mugissantes d'angoisse.

Après avoir repris leurs sens, quand elles voulurent examiner l'endroit où elles se trouvaient, au lieu des grands peupliers au feuillage argenté qui bordaient les prairies natales, elles virent de hautes et noires cheminées d'usines.

Des barrières en planches remplacent ici les haies peuplées d'oiseaux, une herbe maigre et jaunâtre pousse entre des cailloux et des papiers graisseux.

Quels étranges gardiens! Et combien différents des pâtres bucoliques! En place de fouet ou d'aiguillon, ils tiennent un fusil. Ils sont vêtus différemment et avec une fantaisie imprévue. Celui-ci porte un képi, un veston gris et un pantalon garance; celui-là un chapeau de paille, une capote de fantassin et un pantalon à carreaux; cet autre, une chéchia, un pardessus beige et des culottes de zouave.....

Par une attention délicate de la municipalité, ces « déracinées » ont été placées au bord des voies ferrées, pour qu'elles puissent s'offrir à satiété leur divertissement favori: regarder passer les trains.

Par réciprocité d'admiration, les voyageurs se penchent aux portières pour les mieux voir et poussent tous à la fois ce même cri: « Des vaches! »

Les Parisiens purs, ceux qui ne se risquent jamais au delà de la banlieue, sont ravis de pouvoir contempler enfin de vraies vaches, qu'ils ne connaissaient que de réputation.

 

Ces braves bêtes voulaient bien fournir du lait à la population, mais à la condition expresse que des gens compétents vinssent les traire. Grave problème qui nécessita la création d'une commission spéciale. Elle offrit 5 francs aux hommes et 4 francs aux femmes sachant tirer le lait. Les candidats se présentèrent en telle abondance qu'il fallut procéder par voie de concours.

Des Parisiens des deux sexes, connaissant par habitude le pouvoir des références officielles, firent attester par leurs députés et conseillers municipaux qu'ils étaient admirablement aptes à traire les vaches.

A l'épreuve, ils obtinrent des résultats dérisoires. Leurs gestes maladroits eurent le don de faire sortir de leur caractère, des animaux normalement pacifiques. Les vaches se livrèrent à des manifestations de mécontentement sans gravité.

Des réfugiés de Belgique et des départements français du Nord firent preuve, dans ce concours, d'une impressionnante virtuosité.

Parmi eux fut recruté le nouveau personnel.

 

 

Hip, Hip, Hurrah!

Gavroche de Paris constate aujourd'hui hautement que « les Anglais sont décidément de chics types ».

Et, pour manifester ses sentiments nouveaux, il s'exerce à prononcer, avec l'accent convenable, les mots anglais qu'il considérait jadis comme des intrus et que son argot écorchait tout vifs.

Les Anglais sont décidément de chics types qui gagnent beaucoup à être connus en dehors de l'agence Cook.

Leur manière de nous donner un coup de main fut tout à fait cordiale, et Paris s'y montra particulièrement sensible.

Malgré la discrétion de sa couleur, l'uniforme kaki s'imposa immédiatement, par sa coupe et son caractère confortable, à la considération des Parisiens. On s'habillera kaki, en France, après la guerre.

Les simples soldats étaient tirés à quatre épingles; les officiers se promenaient, la canne à la main.

A leur allure dégagée, à leur entrain, à leur bonne mine, ils paraissaient venir pour quelque passionnant match de foot-ball. Ils étaient gentlemen et sportsmen. jusque dans la guerre.

Nous ne tardâmes pas à apprendre qu'ils se rasaient tous les matins, et que jamais la grosse artillerie allemande ne parvenait à interrompre leur toilette ni à faire trembler le rasoir dans leur main.

Ils soignaient leur peau pour aller à l'ennemi, ce qui est une coquetterie du courage.

Quand ils avaient « donné » quelque part, cela se reconnaissait aux pots de cold- cream, savonnettes et autres produits de beauté qui jonchaient le champ de bataille.

Nous savions aussi qu'ils prenaient le thé dans les tranchées et que parfois, dans une charge à la baïonnette, ils s'arrêtaient un instant pour bourrer leur pipe.

De chics types, en vérité: le chic anglais!

Et si bons vivants entre deux batailles!

Ils faisaient plaisir à voir et à entendre, dans les rues de Paris.

— Very well, very well, disaient-ils aux gens qui se pressaient autour d'eux.

Leur appétit et leur soif suffisaient d'ailleurs à nous donner confiance.

Ils avaient toujours le sourire. Et les Parisiennes le leur rendaient bien. Les Ecossais, si mâles dans leur petite jupe, achevèrent de jeter le trouble au cœur de Paris.

Les premiers au feu, nos alliés étaient aussi les derniers à souffler la chandelle. Ils n'en avaient jamais assez et ne paraissaient pas trouver le temps long.

Et quels beaux joueurs de bridge!

 

Les Volontaires Etrangers

Dès les premiers jours de la mobilisation, Russes, Belges, Slaves, Roumains, Grecs, Serbes résidant à Paris, demandèrent à prendre du service. La France les avait hospitalisés pendant plusieurs années, ils y vivaient, ils voulaient contribuer à sa défense.

Ils organisaient des manifestations publiques, ils parcouraient les rues, drapeaux en tête, en chantant leur hymne national et la Marseillaise. Les groupes les plus importants tinrent des réunions où ils décidèrent de s'organiser, de se compter avant de se mettre à la disposition de l'autorité militaire.

Les Belges installèrent leur permanence au café Ludo, avenue de Saint-Ouen. Les listes d'engagement se couvrirent très vite de signatures. Tous les hommes valides accouraient, pleins d'enthousiasme. Au bout de quelques jours, le Comité pouvait offrir à l'armée française des milliers de braves.

Les Tchèques se réunissaient 9, rue de Valois. Leur impatience de combattre l'ennemi héréditaire, le Germain, était telle que pour activer leur préparation militaire, ils résolurent de sïnitier, avant même de savoir s'ils seraient enrôlés, à tous les exercices du soldat sans armes.

Chaque jour, sous la conduite d'un officier tchèque, Wenceslas Dostal, ils manœuvraient pendant des heures dans le jardin du Palais-Royal. Il y avait dans leurs rangs des jeunes gens de dix ans et des hommes de cinquante.

Leur moniteur les commandait avec une sévérité toute militaire. Ils recommençaient le même exercice, sans se lasser, sans protestations, disciplinés déjà comme des soldats. Les habitués du Palais-Royal s'émerveillaient de leur application et de la rapidité de leurs progrès.

Le départ des engagés fut l'occasion d'une émouvante manifestation. Tous les membres de la colonie les accompagnèrent à la gare. Rendez-vous avait été pris au Palais-Royal.

Ils se formèrent en colonne pour gagner les grands boulevards. En tête, marchaient les membres du Comité, trois drapeaux dominaient leur petit groupe. Puis venaient les volontaires, coupés par plusieurs rangs de femmes et d'enfants.

Ils avançaient d'une allure souple, résolue, bien cadencée. Des fleurs tombaient des fenêtres sur leurs épaules. Les curieux les acclamaient: « Vivent les Tchèques! »

Déjà leur beau geste recevait une première et magnifique récompense.

Ils s'étaient enrôlés dans notre armée pour bien prouver qu'ils ne voulaient pas être confondus avec les Germains, oppresseurs séculaires de leur race. Et voici que des Français les reconnaissaient publiquement pour des Tchèques, c'est-à-dire, des enfants libres, quand même, de la Bohême annexée.

Le Slave exècre le Germain. Ce sentiment pénètre en lui avec le sang de sa race: il est cultivé dans les familles, comme un principe de foi, alimenté comme un foyer d'énergie morale. En se développant, il prend la force d'un instinct.

Cette croisade des peuples civilisés, pour l'extermination des Barbares, tous les Slaves de Pologne et de Bohême l'ont accueillie comme une guerre sainte.

Ceux qui habitent la France s'y sont associés avec l'espoir de mériter après la victoire le prix de leur vaillance, c'est-à-dire la délivrance, pour leur pays, du joug germanique.

Les volontaires cadençaient leur marche sur les couplets de l'Hymne slave d'un lyrisme pittoresque entrecoupé de jurons, d'accents farouches, par où s'exhalent la haine tenace d'un peuple indomptable contre son oppresseur et un désir véhément d'indépendance.

En voici la traduction:

Réveille-toi Slave, notre langue vit et vivra aussi longtemps que battra le cœur de notre race.

L'âme slave vit, vit toujours et vivra éternellement.

Tonnerre et Enfer! La haine allemande ne nous domptera jamais.

Dieu nous a donné notre langue, le Dieu tout-puissant. Ni l'Allemand perfide, ni personne sur la terre ne peuvent nous la ravir.

Même s'il y avait autant de Germains sur la terre que de diables en enfer, nous serions sans crainte, car le Russe est avec nous; qui est contre nous, sera balayé par les Français.

Que la plus effroyable tempête nous menace! Que les rochers se brisent! Que les chênes soient déracinés! Que la terre même tremble! nous resterons plus fermes que les murs d'une citadelle.

Que l'enfer engloutisse ceux qui reculent et qui trahissent!

Faut que nous serons fiers, aucun Allemand ne fera courber nos têtes. Unissons nos courages et nos forces pour marcher au combat. Avec une intrépidité et une ténacité de tous les diables, détruisons tous les Germains.

Raidissons nos muscles!

Raidissons nos bras!

Nous serons les rochers et les gardiens de la nation du Lion, dont la devise est: Liberté.

Les passants couraient pour les voir de plus près et formaient une haie triomphale. Les femmes leur souriaient en battant des mains. Les hommes saluaient avec émotion ces braves qui s'en allaient vers des destinées glorieuses et tragiques.

Des vieilles dames les contemplaient à travers leurs larmes et gémissaient : « Pauvres petits, pauvres petits! »

 

Les Moyens de Transport

En vingt-quatre heures, autobus, taxi-autos et fiacres avaient disparu comme par enchantement.

Les chauffeurs, presque tous mobilisés, filaient à vide, le drapeau du compteur levé, consacrant leur dernière essence à leurs propres visites d'adieu.

Il ne restait que les voitures impropres au service. On se les arrachait.

Le vieux cocher retrouva son autorité d'antan. Aux « pss't » de détresse, répondait une moue dédaigneuse ou un arrogant claquement de fouet.

Ou bien:

— Impossible, il faut ménager Cocotte.

Soyons indulgents pour les vieux cochers qui sont bons pour les animaux!

Il y eut d'ailleurs deux poids et deux mesures. Les vieux cochers « chargèrent » les mobilisés avec une patriotique bienveillance:

— Allons, montez, les gars!

Quelques-uns même firent à la patrie le sacrifice de leur pourboire.

Certains tramways ne cessèrent jamais de fonctionner. Le Métro arrêta momentanément quelques lignes, et la circulation reprit, le 18 octobre, sur tout son réseau. Pour faire marcher tramways et Métro, les femmes, les sœurs et les filles des employés mobilisés prêtèrent leur gracieux concours. Tout alla comme sur des roulettes.

Au moment le plus critique, les Parisiens connurent un sport nouveau: la voiture à bras, pousse-pousse, si vous voulez, ou encore: homomobile.

Jusqu'alors, c'était l'équipage du commissionnaire du coin. Dans ces petites voitures — la plus noble conquête du cheval — on entassait les bagages, les meubles et, par-dessus, les femmes et les enfants. Les hommes s'y attelaient et tiraient tant bien que mal, selon qu'ils étaient plus ou moins entraînés à tirer le diable par la queue.

La principale et plus douloureuse station de ces véhicules fut celle de la gare du Nord.

Il y avait là plusieurs centaines de petites voitures qui attendaient, levant au ciel leurs brancards, tandis que les « hommes de trait », assis sur le bord du trottoir, échangeaient des idées.

Jamais ces « homomobiles » ne commirent d'excès de vitesse.

Quant aux autobus, appelés sous les drapeaux pour servir à l'approvisionnement des troupes, ils étaient tous partis au feu... des cuisines militaires.

Nous devions les revoir, de temps en temps, passer sans s'arrêter sur le boulevard.

Ils venaient se « refaire » un peu à Paris.

Rien n'indiquait plus leur parcours.

Etait-ce « Madeleine-Bastille », « Clichy-Odéon » ou un autre? Problème.

Chacun de nous croyait reconnaître son autobus habituel.

Mais, à la poussière qui les recouvrait, on comprenait qu'ils arrivaient de la guerre et qu'ils avaient rempli leur devoir d'autobus.

Nous les trouvions héroïquement culottés.

Et puis, ils nous apportaient des nouvelles. Sur leurs vitres et sur leurs parois poussiéreuses, des doigts de soldat avaient tracé des inscriptions:

« Bonjour, Chariot » — « Ça va, ça boulotte » — « Bonjour au boulevard », et même, avec un cœur: « Si tu rencontres mes amours, tu leur diras qu'on vit toujours. »

Nous savions ainsi que tout allait bien sur la ligne de feu. C'était le principal.

Nous trouvions que les ronflements de leur moteur indiquaient le contentement de revenir parmi nous, sans doute, mais aussi l'impatience de repartir, et peut-être encore la satisfaction malicieuse de nous passer sous le nez.

Ils rejoignaient leur poste, en toute hâte, pleins de boules de son et de quartiers de viande.

D'un signe, où il n'y avait rien d'une demande d'arrêt, les Parisiens, résignés à marcher, saluaient le passage de ces bonnes grosses voitures qui jamais cependant ne leur parurent plus désirables ni plus rapides.

En l'absence des autobus, un service de tapissières à deux ou quatre chevaux relia la Madeleine à la Bastille.

 

Drapeaux Allemands

Le Kaiser avait dit à ses troupes: — Il y a un bon dîner à faire à Paris.

C'était avoir les yeux plus gros que le ventre, et ignorer qu'entre la coupe et les lèvres notre canon de 75 ferait avaler quelques pruneaux indigestes.

Mais, à défaut des « Boches » eux-mêmes, les drapeaux du Kaiser sont entrés à Paris, triomphalement, entre nos mains.

Ainsi présentés, nous les accueillîmes par des manifestations enthousiastes et nous trouvâmes qu'ils étaient les bienvenus parmi nous.

Ce fut d'abord un drapeau bavarois (croix de Saint-André blanc et noir sur fond rouge, avec couronnes).

Il avait été enlevé au combat de Saint-Biaise, en Haute-Alsace, le 14 août, par le 10e bataillon de chasseurs à pied qui, déjà à Solférino, en prenant un drapeau autrichien, s'était distingué au point d'obtenir la croix de la Légion d'honneur pour le drapeau des chasseurs à pied.

Apporté au ministère de la Guerre et exposé à la façade de l'hôtel du ministre, dans la cour d'honneur de la rue Saint-Dominique, le trophée se laissa présenter ensuite au Président de la République, ancien « vitrier » lui-même.

Puis, le 18 août, une compagnie de la garde républicaine le transféra solennellement aux Invalides, où le général Niox le reçut en présence des dix derniers invalides hospitalisés. Et, au son de la Marseillaise, porté par Louis Dumont, invalide à la jambe de bois, il alla prendre place dans notre collection nationale de trophées.

Quelques semaines devaient s'écouler avant que le drapeau bavarois se retrouvât en pays de connaissance.

Cinq autres drapeaux allemands tombèrent entre les mains de nos soldats, mais on les envoya, par politesse, à Bordeaux où, soucieux de sa sécurité personnelle et de nos intérêts généraux, le Gouvernement s'était transporté sans tambours ni trompettes.

Lorsque la situation militaire lui permit de... progresser jusqu'à Paris, M. Poincaré, qui ne voulait pas nous revenir les mains vides, mit dans ses bagages les cinq drapeaux conquis et nous les montra. Le 7 octobre, ils rejoignaient aux Invalides le drapeau bavarois.

C'étaient des drapeaux de landwehr, déchiquetés par les balles.

Mais le Président de la République ne faisait que passer. De retour à Bordeaux, un septième drapeau lui parvint. Drapeau de luxe, celui-là! Il appartenait au 46e régiment poméranien, un des plus fameux régiments de Prusse.

Tout en soie blanche, traversé par une croix de Malte noire, marqué aux quatre coins des initiales de Guillaume II, il porte à une de ses extrémités l'aigle de Prusse dans une couronne de laurier, avec la devise: Pro gloria et patria. Sa hampe, cravatée de noir et blanc, est décorée de la « Croix de Fer ». Sur la poignée, le numéro du régiment, la date 1900, et l'indication: Emeut unter Kœnig Wilhelm II (Renouvelé sous le roi Guillaume II).

Nous le connûmes le 30 octobre, au cours d'un nouveau passage de M. Poincaré. Quoique moins éprouvé que les six autres par la bataille, il a grand air aujourd'hui dans la chapelle des Invalides, devant l'orgue.

 

Les « Tauben » Survolent Paris

Les exhibitions organisées par l'aviation allemande en l'honneur de Paris commencèrent le dimanche 30 août vers midi. Le lieutenant von Heidssen jeta sur la ville trois bombes et une banderole. La première bombe tomba rue des Récollets, la seconde rue des Vinaigriers et la troisième quai de Valmy. Celle de la rue des Vinaigriers blessa une concierge et tua une passante. A la banderole était cousu un sachet qui contenait une invitation que le lieutenant von Heidssen adressait aux habitants: « Parisiens, rendez-vous: les Allemands sont à vos portes. » On ne saurait être plus prévenant...

Le lundi 31 août, entre 5 et 7 heures, un autre aviateur allemand évolua au-dessus de la Bourse, des Halles et de l'Opéra. Il se contenta de lancer quelques prospectus insignifiants. Le poste de la Banque de France lui donna le baptême du feu, et un agent verbalisa contre lui en ces termes: « Un inconnu ayant déposé des immondices sur la voie publique..., etc.. »

Le mardi 1er septembre, plusieurs vols furent exécutés à grande hauteur. Quatre bombes: rue de La Condamine sur une parfumerie, rue de Moscou (à l'angle de la rue de Berlin comme par hasard) sur une épicerie, rue Joubert sur un immeuble en démolition, et rue de la Michodière entre deux maisons closes. La première répandit quelques parfums, la seconde tua une marchande de journaux, la troisième commença l'ouvrage de l'entrepreneur, et la quatrième ne cassa rien.

Le mercredi 2, les oiseaux allemands volèrent plus discrètement.

On ne devait plus les revoir pendant quelque temps, le général Galliéni, gouverneur militaire de Paris, ayant décidé que la chasse était ouverte et qu'une escadrille d'avions français ferait désormais la police du ciel.

Il fallut attendre jusqu'au 27 septembre. Ce jour-là,, un beau dimanche d'automne ensoleillé, le lieutenant von Decker déposa poliment sa carte: « Parisiens, attention: voici le salut d'un aéroplane allemand, avec six bombes.

Une bombe tomba dans l'avenue du Trocadéro où elle tua un notaire, M. Hocquet, et mutila une fillette, Denise Cartier. Celle-ci fut héroïque à sa façon. Aux agents qui la relevaient et la transportaient à l'hôpital, elle recommanda:

— Surtout, ne dites pas à maman que c'est grave! Aussi beaucoup d'enfants brisèrent-ils leur tirelire pour offrir à la petite Denise Cartier une poupée d'honneur.

Le 11 octobre, bouquet: vingt bombes. Quatre personnes tuées, dix-huit blessées.

Deux bombes incendiaires tombèrent sur Notre-Dame de Paris. Mais ça ne prit pas.

Le 12 octobre, bombe d'adieu, sur la gare du Nord.

— Ouvrez vos ailes, et montrez-vous, dit aux oiseaux de France le général Hirschauer, redevenu directeur de notre aéronautique militaire.

 

Les évolutions et les pétarades des aviateurs allemands au-dessus de Paris rompaient la monotonie de l'état de siège. Sans oser l'avouer, les Parisiens y prenaient goût.

Faute de grives, on mange des Tauben!

Le Taube était devenu l'apéritif-Taube ou le five-o'clock-Taube.

Au moment critique, tout le monde descendait dans la rue et se promenait, le nez en l'air, cherchant à voir le vilain oiseau qui venait d'Allemagne : l'oiseau « boche ».

— Le voilà, le voilà.

On le reconnaissait aussitôt.

Boum! boum!... il se soulageait.

Alors, tandis que les soldats tiraient dessus, les passants désarmés lui montraient le poing. Et les petites femmes ne lui envoyaient pas dire ce qu'elles pensaient.

— Descends donc, hé! grand lâche...

— En voilà une façon de faire la bombe!

— Garde tes confettis...

— Tu n'es pas un aigle, va... Etc.....

Les gamins, ces moineaux de Paris, le criblaient de coups de bec.

Il prenait de la hauteur.

— Tenez, Madame, regardez... là, dans ce petit nuage rose, disait un agent qui en oubliait de faire circuler.

On se passait des lorgnettes, on entrait en relations les uns avec les autres, à propos de lui. Des idylles s'ébauchèrent. C'était charmant!

Le plus drôle, c'est que le Taube croyait avoir semé la panique.

 

L'Exode

Les Allemands approchent. On signale des corps de cavalerie à 40 kilomètres de Paris.

Ceux des habitants pour qui la situation n'est plus tenable se décident à une prompte retraite, après s'en être bien démontré à eux-mêmes l'absolue nécessité.

Le Gouvernement est parti pour assurer, à bonne distance du territoire envahi, la défense nationale.

Chefs de cabinet, directeurs de service, chefs de division et de bureau, serrés autour de leurs ministres, ont pris la résolution de les suivre jusqu'au bout, jusqu'à Bordeaux.

Les députés de la majorité sont partis pour renforcer le Gouvernement contre les menées de l'opposition; les députés de l'opposition pour défendre le Gouvernement contre les combinaisons inquiétantes de quelques radicaux-socialistes.

Les banques se sont hâtées de mettre leurs hauts fonctionnaires, leurs numéraires et leurs dossiers en lieu sûr.

Les directeurs de compagnies d'assurances, pressés d'assurer leurs propres personnes contre tous risques, ont supplié le gouverneur militaire de faire chauffer pour eux un train spécial.

Une liste d'otages, imaginée à propos, a permis à des personnages plus ou moins notoires, qui s'y prétendaient inscrits, de filer à toute vapeur, non par crainte d'être fusillés, certes! mais pour jouer un bon tour aux Prussiens, s'ils rentrent à Paris.

Si les grands bourgeois ont quitté la capitale pendant les mois d'été, c'est pour se conformer à une règle mondaine dont ils ne peuvent s'affranchir sous aucun prétexte.

M. Dupont va faire sa cure annuelle à Vichy par ordre formel de son médecin.

— Que l'on me donne un fusil et je reste à Paris, s'écrie M. Durand, tandis que ses yeux s'illuminent d'une flamme héroïque. Mais rester désarmé en face de l'envahisseur! Nom de Dieu!... Chauffeur! vous passerez par la porte d'Orléans!

— Je ne crains ni les balles allemandes, ni les bombes des Tauben, confie M. Dupont à un ami qui l'aide à charger ses bagages. Mes plus beaux jours sont passés et j'envie les morts glorieuses. Mais puis-je exposer à des atrocités possibles ma femme et mes enfants?

— La Patrie n'a pas voulu de mes services, soupire M. Lévy, réformé n 2; je me dois à ma famille et je pars avec elle.

Ils trouvent aussi de solides arguments pour justifier leur fuite, ces milliers de voyageurs tassés dans la cour et contre les grilles des gares, luttant sauvagement de force et de ruse pour s'approcher des guichets défendus par une triple barrière d'agents. Leurs prunelles agrandies, leurs mines abattues étalent les ravages d'une fatigue pleine d'angoisse.

— Oui, Madame! partout où ils passent, ils violent les femmes et massacrent les petits enfants! confie une femme à sa voisine.

— Mon vieil oncle se meurt en province, gémit un grand gaillard: je cours à son chevet. Il faut vraiment un réel courage pour s'engager sur des voies ferrées encombrées de trains militaires. Et la Compagnie ne garantit pas l'arrivée!

Les gouvernants leur ont ouvert la marche. Pour encourager les Parisiens à fuir, les mairies distribuent à profusion billets gratuits ou à prix extrêmement réduits. Des bruits de trahison, de massacres, de famine imminente circulent librement dans la ville...

Des camelots apportent des éditions spéciales. On leur arrache les journaux, pour lire le communiqué:

« L'ennemi avance toujours; on se bat maintenant autour de Meaux, à 36 kilomètres de Paris. »

Alors ce sont des ruées formidables contre les portes. Soldats et agents de service s'arc-boutent contre ces masses mouvantes et les refoulent après de terribles efforts.

« Vous bousculez pas, crient les employés de la gare, vous ne partirez que dans vingt-quatre heures. »

La foule vaincue reprend ses positions de campement sur le trottoir. Les uns sont assis tout au bord, les pieds dans le ruisseau; les autres se calent entre leurs bagages. Chacun s'arrange pour passer la nuit. Des boutiquiers ingénieux envoient par leur personnel des victuailles.

Le hall et les salles d'attente ressemblent à des asiles d'émigrants. C'est la cohue! Et quelles figures! Un cri de « Voilà les Boches », tombant sur ces nervosités surexcitées, provoquerait d'effroyables écrasements.

Jamais employés aux bagages ne firent plus fructueuses recettes, ne furent plus ardemment cajolés. Leurs poches se gonflent de pourboires.

Par les portes de Paris s'ouvrant vers le Midi, passent jour et nuit des automobiles en file ininterrompue.

Pour rassurer les Parisiens qui restent, malgré tout, le général Galliéni faisait afficher, le 3 septembre, la proclamation suivante:

HABITANTS DE PARIS

Les membres du Gouvernement de la République ont quitté Paris pour donner une impulsion nouvelle à la défense nationale.
J'ai reçu le mandat de défendre Paris contre l'envahisseur.
Ce mandat, je le remplirai jusqu'au bout.

 

Paris-Sport

Noblesse oblige! Il était à prévoir que la plus noble conquête de l'homme, le cheval, ferait son devoir. Le pur-sang, qui est la fine fleur de cette noblesse, ne pouvait pas décemment rester parmi les embusqués: sa place était sur le front.

Lord-Loris, vainqueur du dernier grand steeple-chase de Paris, donna l'exemple. Il fut réquisitionné dès les premiers jours de la mobilisation et tué à l'ennemi.

On vit des chevaux d'une valeur de 50.000 francs partir pour cinquante louis. Et leur propriétaire avait bien aussi quelque mérite. L'écurie de M. Camille Blanc s'engagea ainsi, comme un seul homme. Fini le temps où l'on gagnait son avoine « dans un fauteuil »!

Lorsque les Allemands entrèrent à Chantilly, ils y trouvèrent encore cependant quelques chevaux trop jeunes.ou trop vieux, et s'en emparèrent.

Mais les braves bêtes désarçonnèrent l'ennemi et s'échappèrent dans la forêt. Elles revinrent bientôt se mettre à la disposition de l'armée franco-anglaise, comme en témoignèrent les inscriptions tracées aux portes des box vides par des officiers français ou anglais pour renseigner et rassurer les entraîneurs sur le sort de leurs pensionnaires disparus.

Les jockeys mobilisés ne se comportèrent pas moins noblement. René Sauvai monta la garde à Maisons-Laffitte, Barat alla plus loin, et, plus loin encore, E. Hardy et Alec Carter tombèrent au champ d'honneur.

Alec Carter, le crack jockey, qui, s'il avait voulu, pouvait, par l'influence de ses relations, aller tout simplement caracoler à Bordeaux, Alec Carter mérite une mention dans le livre d'or de la guerre.

Quel Parisien n'a pas joué la monte d'Alec Carter?

C'était l'homme de la course d'attente. Il savait mieux que tout autre ménager un cheval et en tirer parti au bon moment. S'il s'attardait pendant la course, ses partisans ne désespéraient jamais. On connaissait sa « pointe finale ».

A la dernière haie, il amenait son cheval irrésistiblement, l'enlevait, le portait, pour ainsi dire, et venait « coiffer sur le poteau » celui qui paraissait gagner.

Le rush de Carter!

Bien élevé, joli garçon, très élégant, il fut la cravache à la mode et n'en abusa pas. Certes, il n'avait plus la timidité du temps de la casaque blanche et de la toque verte (écurie Aumont) de ses débuts, mais il était toujours discret, réservé, ne prodiguant pas les « tuyaux ».

Il se disputait avec Parfrement l'honneur du plus grand nombre de « montes gagnantes » en courses d'obstacles. Il a, pendant la guerre, dépassé de cent coudées son rival.

Sa dernière monte fut pour la France, sous l'unfîorme de dragon. Lui qui avait franchi victorieusement tant d'obstacles sur les champs de courses, il tomba, dans une charge, au champ d'honneur.

Le « rush » suprême et glorieux d'Alec Carter...

 

Le pari mutuel avait donc fermé ses baraques; rien n'allait plus!

Imaginez-vous la portée considérable de cet arrêt des jeux.....

Combien de gens ne se trouvaient plus de raisons d'être!

Ceux-là — que nous appellerons, si vous voulez, des « sans-culottes malgré eux » — tournaient et retournaient inconsolablement entre leurs doigts leurs derniers écus.

Oh! ne plus entendre crier Paris-Sport!

Beaucoup en firent une maladie.

De désespoir, d'autres se jetèrent dans la manille.....

 

Paris Ville de Province

Cette rumeur continue qui montait de la rue s'est tue. On ne voit plus d'autobus; des tramways passent à longs intervalles. Où sont ces milliers d'autos-taxis trop rapides, effroi des piétons? Les fiacres sont moins rares; mais quelles tristes haridelles les traînent! Les meilleurs chevaux sont partis vers les champs de bataille; eux qui pensaient exhaler leur dernier souffle sur le pavé parisien, entre deux brancards.

Bref, l'armée a fait le vide dans les rues. La chaussée et les trottoirs paraissent plus larges. Les passants peuvent traverser les carrefours en lisant leur journal, sans crainte d'écrasement. Ils circulent sans se bousculer. On voudrait s'écrier: « Ah! qu'il fait bon vivre à Paris en ce moment! » Mais la terrible obsession de la guerre étrangle dans la gorge toute expression de contentement égoïste. Une boutade, un trait d'humour passeraient pour une inconvenance.

On ne remarque plus chez les gens cette vivacité de mouvement, cette allure accélérée propres au Parisien pressé par de multiples courses ou visites à faire dans sa journée. Ces promeneurs du boulevard, à la démarche lente, désœuvrés, font penser à des provinciaux en balade, le dimanche, sur le cours Gambetta.

C'est bien cela! Paris a pris l'aspect d'une grande ville de province. Et voici, derrière la glace de ce café, un groupe bien connu: le commandant de gendarmerie, le conseiller de préfecture, le receveur de l'Enregistrement et M. Dupont, le riche industriel. Ces messieurs sont assis autour d'une table de marbre, au pied du comptoir. L'officier, à l'aide de pyrogènes, d'allumettes et de soucoupes, reconstitue les phases de la guerre, d'après les brèves indications du dernier communiqué. Il corrige le plan du général Joffre. Il s'écrie: « Qu'attend-il pour faire une poussée sur le centre P » Et, ralliant sur un point la masse des allumettes, il opère dans les lignes ennemies une trouée victorieuse. Ses auditeurs approuvent cette tactique audacieuse et heureuse. Puis, le généralissime de brasserie et son état-major s'attaquent vigoureusement à la manille.

Sur les seuils des portes, les concierges fraternisent avec les locataires et les boutiquiers voisins. Ils se serrent en groupe sympathique pour lire et commenter le dernier communiqué.

Dans les immeubles, des réconciliations et des rapprochements spontanés s'opèrent. Autrefois, on se connaissait, pour s'être rencontré dans l'escalier. « Pardon, monsieur », « Faites, madame », étaient les seules paroles qu'on avait échangées pendant des années de cohabitation. Et voici que tous les locataires se recherchent et causent ensemble, longuement, sur les paliers, dans la cour, d'une fenêtre à l'autre. Le monsieur du troisième était à couteaux tirés avec la dame du quatrième qui lui secouait des tapis sur la tête. Le ménage du second ne s'endormait jamais sans vouer aux pires catastrophes ses voisins de palier qui faisaient de la musique avec une redoutable passion. Ces petites rancunes ont fondu sous le coup de massue des réalités présentes.

On s'inquiète des colocataires mobilisés:

— Avez-vous des nouvelles de votre mari?

— Oui, j'en ai reçu hier.

— Est-il toujours à B...?

— Oh! non, son régiment occupait T... depuis huit jours et il vient de recevoir l'ordre de partir pour V...

— Vous voilà donc contente et renseignée sur son sort.

On sait que les locataires du premier, qui menaient grand train avant les hostilités, vont se trouver sans ressources par l'arrêt des affaires. On s'apitoie sur le sort des femmes de la maison que les départs des maris ou des enfants plongent brusquement dans la misère.

Les gens qui disaient: « Moi, je ne m'occupe jamais de mes voisins », ne peuvent plus se passer d'être renseignés sur ce qu'ils font, sur ce qu'ils comptent faire.

On potine du rez-de-chaussée au sixième étage, mais le potin s'émousse et s'attendrit de sympathie sincère ou affectée.

Le soir, on ne sort plus puisque théâtres et cafés sont fermés. Les rues vides et mal éclairées sont vraiment trop lugubres.

Si vous demandez à une Parisienne: « Que faites-vous de vos soirées? » elle répond: « Je me couche à 9 heures, comme une petite poule. »

La ville est si calme que les cloches des églises s'entendent distinctement. Elles appellent par-dessus les toits les fidèles aux offices.

Les déracinés tendent l'oreille à ces voix familières et cherchent ce qu'elles chantent, au fond de leurs mémoires. Elles doivent avoir les mêmes accents dans tous les clochers de France:

Voici l’Angélus!... Et voici la prière pour les morts!

 

Montmartre Mobilisé

Nous avions sonné et frappé en vain à la porte de certains humoristes de Montmartre, chansonniers, dessinateurs, boute-en-train notoires: Fermé pour cause de mobilisation.

— Si vous voulez de leurs nouvelles, nous dit une concierge obligeante, allez chez Arthur.

Chez Arthur — à la Pomponnette — c'est un petit café perché sur la Butte, à mi- côte. Arthur, le patron, est mobilisé, mais on consomme quand même, à la santé des absents.

Suspendue au mur, bien en évidence, une « Pelle de Boche, recueillie sur le champ de bataille de la Marne », et rapportée par Arthur lui-même. Dans le fond, un buste du général Joffre. Au-dessus du comptoir, une mèche de cheveux blonds attachés par un ruban tricolore, don d'un humoriste mobilisé, qui, le premier soir de la mobilisation, fit en grande pompe le sacrifice de ses cheveux. Tout cela crée une atmosphère.

Assis sous la « Pelle de Boche », un caporal rédige une lettre. C'est Allard, un des plus sympathiques enfants de bohème, qui n'a jamais, jamais connu de lois, Allard, retour du front.

— Blessé?

— Il paraît. Une balle dans le coffre. Ce n'est pas encore cela qui le remplira. Mais oublions-nous et parlons des autres. Poulboc est infirmier; les deux Falké, Gentil, Avelot, Warnod, Puechmagre, Laborde, Hamann. Guy Arnoux. Dorgelès, Mirande, se battent comme des lions qui n'auraient jamais été en cage. Mac Orlan est blessé. Montmartre a donné, avec le sourire.

« Si vous voulez vous en rendre compte, jetez un coup d'œil rapide et indiscret sur cette correspondance. »

Allard nous montre, affichées au mur, les lettres et les cartes postales que les amis ont envoyées au petit café.

Poulbot a la carte postale brève et confiante:

« Ça va, ça va. »

Ou:

« Ça va être bientôt fini. »

En voici qui s'étendent davantage:

« Nous sommes dans un amour de petit village qui fait 200 mètres de long sur 100 mètres de large. Les femmes et les jeunes filles recousent nos boutons et font des points à nos capotes. Il y en a de fort gentilles, et personne ne songe pourtant à la bagatelle. Tout le monde les considère comme des alliées. »

« Le château où je villégiature actuellement, écrit un autre, est rempli à souhait de vieux tableaux avec lesquels il n'y a rien à faire. La partie principale — la cave, puisqu'il faut l'appeler par son nom — n'est pas plus intéressante que les salons. C'est le vin qui manque le plus. »

Et celui-ci:

« Aujourd'hui le cuisinier a fait un bœuf bourguignon dans une lessiveuse. Il y a même eu de la compote de fruits. Pends-toi, Arthur. Et tout cela, à l'œil. »

Et celui-là:

« Ma parole, c'est aujourd'hui le jour du terme. Je n'ai jamais tant pensé à mon propriétaire. »

Notons encore:

« On se croirait en mars. Ce sont des giboulées: obus, balles, shrapnels nous arrosent copieusement. Avec cela, pas de parapluie. Aucune poule mouillée, cependant. »

Etc., etc.

— « Vous voyez, nous dit le caporal Allard, les communiqués sont bons.

« Je vous assure, d'ailleurs, qu'il y a souvent de quoi rire. A la bataille de la Marne, par exemple. J'étais à côté d'un jeune acteur du Moulin-Rouge, aussi brave qu'un autre. Mais il ne pouvait pas sentir les gros obus allemands, ce garçon. Instinctivement, il baissait la tête quand ça passait. Un jour, à l’improviste, une marmite ronfle au-dessus de nous... Mon voisin tombe à plat ventre. Façon de faire la révérence! C'était trop plat. J'avais un bâton à la main. J'en assène un coup énorme sur le sac de mon camarade, histoire de le retaper! Le pauvre crut que c'était la marmite qui lui dégringolait sur le dos. On en a ri toute la journée. »

Le bon chansonnier de Bercy arrive chez Arthur et se mêle à la conversation. Il nous annonce:

— Gaston Secrétan, de la Pie-qui-Chante, est garde-voie, et il écrit: « Je garde également la mienne (ma voix) pour chanter bientôt à Berlin une « bochade » en « quat’astrophes »; Jacques Ferny est adjudant de place à Vernon; Dominique Bonnaud est attaché au cabinet du Préfet de Nancy; Lucien Boyer, Bataille (Henri), Baltha Martini et Jean Jame sont sous les armes, chacun selon ses moyens; Fursy est infirmier; Paul Weil est scribe à la mairie d'Eaubonne; Botrel est chansonnier de bivouac; Falot est artilleur. Quant à Paco, il est espagnol. »

— L'esprit de nos troupes est excellent, conclut le caporal Allard.

 

Les Semeurs de Fausses Nouvelles et de Panique

Comme il fallait s'y attendre, les fausses nouvelles abondent. Elles jaillissent d'une source mystérieuse et se répandent dans la ville avec une incroyable rapidité. Elles ont remplacé le « tuyau » de course. Chacun veut avoir son renseignement sur la marche des armées, sur les positions qu'elles occupent, sur leurs opérations, sur les projets du généralissime, sur la durée de la guerre.

On vous glisse le dernier « tuyau » chez le coiffeur, au restaurant, à la brasserie, partout où vous conduisent votre désœuvrement ou vos occupations. A force de l'entendre, vous l'adoptez et le passez pour paraître informé d'événements que ne donnent pas les journaux.

D'abord il y eut des fausses nouvelles cocasses et inoffensives. On disait: « Vous avez remarqué les panneaux de publicité de la maison Maggi? Eh bien, il paraît que des espions allemands ont tracé sur l'envers un plan de Paris avec les indications des principaux établissements financiers, entrepôts de marchandises, de vivres, etc.. Si les soldats de Guillaume rentrent à Paris, ils n'auront qu'à retourner ces panneaux pour être immédiatement renseignés.

« Méfiez-vous des cubes de bouillon Kub, ils sont empoisonnés. »

Des racontars furent mis en circulation, d'autant plus dangereux qu'il était impossible d'en contrôler immédiatement l'exactitude:

« L'armée était en pleine débandade, après Charleroi. Nous étions fichus.

« Des grands chefs étaient passés en conseil de guerre. L'un d'eux avait été fusillé, l'autre s'était suicidé. »

Des bruits de trahison circulaient et trouvaient du crédit:

« Les Allemands seraient à Paris le 15 août, comme ils l'avaient annoncé.

« La capitale n'était pas défendue, l'ennemi allait entrer comme dans du beurre. »

Des gens louches s'approchaient des groupes, y lançaient la fausse nouvelle et filaient en laissant leurs auditeurs la commenter, l'amplifier pour aller la répandre ensuite, en toute bonne foi.

Le paniquard aidait la besogne de l'espion.

Le paniquard est un esprit chagrin, soupçonneux, facile à troubler, qui s'ingénie à faire partager son pessimisme aux autres. Il sévit en tous temps, mais constitue un véritable danger pendant les grandes crises.

Tout événement heureux lui paraît suspect. Il s'arrangera de façon à jeter le doute dans rame de ceux qui s'en réjouissaient. Si l'ennemi recule, il dira que c'est pour mieux avancer. S'il se fait battre sur un point, il soutiendra que c'est une feinte, tendant à nous attirer là pour mieux nous attaquer ailleurs.

Le paniquard ne voit que les qualités de l'adversaire et ne signale que nos défauts. Il avoue son admiration pour le plan des Allemands, la façon dont il est conduit, et ne trouve que des critiques pour nos opérations et le haut commandement des armées alliées. Dans son aberration, il en arrive à souhaiter la défaite de nos troupes, pour donner une consistance à ses ruminations morbides et semer plus sûrement la terreur autour de lui. Il est plus dangereux qu'un espion, car celui-ci ne fait que passer, tandis que l'autre déploie à démoraliser ses compatriotes une incroyable ténacité.

Quelques jours après la bataille de la Marne, pendant que les alliés s'efforçaient de déloger les Prussiens de leurs tranchées, une nouvelle, combinée, lancée dans la circulation, amplifiée, soutenue avec une ingéniosité diabolique, occupa les Parisiens, déborda dans la banlieue et s'étendit jusqu'en province.

D'abord on annonça que le généralissime venait d'avertir le Gouvernement qu'il était assuré de la victoire. Il demandait quarante-huit heures pour jeter les Allemands au delà de la frontière.

Ce n'était déjà pas mal. Deux jours après, ce fut beaucoup mieux. « Le général von Klûck était à bout de résistance. Il avait manifesté l'intention de se rendre, mais sous certaines conditions que notre grand Etat-major avait repoussées. »

Bientôt on donna la capture de von Klûck et de son armée comme un fait acquis. L'ennemi était en pleine déroute.

Les gens renseignés, c'est-à-dire presque tous les Parisiens, attendaient les communiqués avec une impatience frémissante. Ils s'irritaient d'y trouver cette formule déconcertante: « Nous avons légèrement progressé sur quelques points, sur d'autres la situation est inchangée. »

Pourquoi la censure militaire s'obstinait-elle à cacher la grande victoire, puisqu'elle était connue de tout le monde? C'était odieux et absurde!

On achetait des drapeaux, des lampions: le bruit courait que la Ville avait commandé des feux d'artifice pour célébrer la retraite définitive de l'envahisseur.

Cette exaltation des esprits, qui ne reposait malheureusement sur nulle réalité, prit de telles proportions que le Gouvernement militaire crut devoir intervenir et mit les choses au point dans un communiqué catégorique où il menaçait de poursuites judiciaires les propagateurs de fausses nouvelles.

Depuis, les « tuyauteurs » et les « paniquards » continuent à sévir, mais avec plus de circonspection. Les Parisiens accueillent avec le même sang-froid les nouvelles bonnes ou mauvaises. Quand on leur annonce « confidentiellement » une grande victoire imminente, ils ne courent plus acheter des lampions.

 

Le Pot-au-feu des Théâtres

Sans doute, nous n'avions pas le cœur à nous amuser, et rien ne pouvait distraire notre attention du drame sublime et douloureux dont nos petits soldats étaient les héros.

Mais tout de même, sans excès, avec la mesure et la discrétion que les deuils de la France imposaient, ne pouvait-on pas lever un peu, en faveur des artistes, la rigoureuse consigne de l'état de siège?

Les théâtres faisant relâche, c'était, pour les artistes, la maison fermée, le rideau de fer tombé sur leur vie, le pain qui manque.

Aucune peine n'est plus poignante que la peine de ceux qui ont le métier du plaisir. La misère en rose, dont les larmes coulent derrière une façade de joie, est d'une amertume singulière. Et c'est précisément celle que la pitié oublie le plus souvent.

Le secours national n'allait pas aux artistes.

Quelques associations de théâtre organisèrent cependant des cantines. Notamment an « Jardin de Paris », ouvert par M. Oller, comme un refuge, à toutes les cigales en détresse.

Pauvres cigales qui n'avaient pas chanté cet été, et pour qui la fourmi n'est pas prêteuse! Pas le plus petit morceau de mouche ou de vermisseau!

Et la bise cruelle commençait à souffler... Il ne fallait pas laisser les cigales mourir de silence et de faim. N'aurons-nous pas toujours besoin de chansons?

La cantine du « Jardin de Paris », établie par les directeurs de théâtre, fonctionna, sous la surveillance cordiale de M. Sebille, caissier du Vaudeville, avec le concours charitable de Mmes Astruc, Quinson et Chariot.

Les artistes y trouvèrent le pot-au-feu.

Par une délicate attention, la charité s'efforçait de se déguiser et de ne pas avoir l'air d'être une charité. On « recevait » au Jardin de Paris. C'était une façon de se rencontrer entre camarades, et de causer devant une assiette de soupe.

Tous ceux qui vivent du théâtre: artistes, machinistes, ouvreuses, souffleurs, etc., étaient invités.

Entre les repas, les femmes se réunissaient en un ouvroir où l'on travaillait pour les pauvres.

La conversation dépassait les feux de la rampe: elle enveloppait d'angoisse, d'admiration et d'amour tous les « pays » qui étaient au feu.

— Un tel est mort, un tel est blessé, un tel est cité à l'ordre du jour, disait-on.

Et on ajoutait:

— Quels beaux rôles!

 

Quelques jours seulement avant son retour de Bordeaux, le Gouvernement consentit à accorder aux théâtres, aux concerts et aux cinémas l'autorisation d' « entr'ouvrir » leurs portes. Il tenait sans doute à ce que la physionomie de Paris s'éclaircît pour sa rentrée.

Les affaires reprirent en partie avec les théâtres. C'est une des lois de la vie parisienne.

Les couturiers, par exemple, virent leurs clientes revenir et rappelèrent leurs ouvrières.

Mais, de même que les couturiers eurent le bon goût et le tact d'exclure de leur collection ces toilettes tapageuses qui, en temps de paix déjà, commençaient à nous faire pousser les hauts cris — les jupes et les corsages furent fermés... pour cause de mobilisation — de même les directeurs comprirent qu'ils devaient composer un programme discret, mesuré, respectueux des sentiments dont vibraient les Parisiens en ces heures d'épreuve nationale.

Notre cœur se serait soulevé aux chansons grivoises, les éclats de rire auraient sonné faux.

Peut-être les étrangers se seraient-ils amusés comme à l'ordinaire. Mais comment nous auraient-ils jugés si nous leur avions fourni l'occasion de rire aux larmes parmi nos deuils?

Paris est le cœur de la France: saignant fièrement de toutes les blessures françaises, il devait se faire respecter.

Les théâtres et les concerts puisèrent dans le répertoire patriotique et familial.

Le coq gaulois, tout à ses cocoricos héroïques, ne songeait plus à la gauloiserie.

 

 

Les Réfugiés Belges

Ils débarquent à la gare du Nord en troupeaux, effarés, lamentables. Tout ce qu'ils purent sauver de leurs biens, tient dans un carton à chapeau ou dans une serviette nouée. On leur a donné quelques minutes pour fuir leurs habitations. Les voies ferrées étaient coupées. Ils durent fuir par la route sur des voitures, sur des charrettes; à pied, portant ou traînant les enfants, soutenant la marche pénible des vieux parents. Ils ont fait ainsi près de 50 kilomètres avant de trouver un train, en terre française.

Les curieux entourent ces étrangers, devenus des amis et des alliés. Cet accueil sympathique les rassure. Une légère coloration monte à ces visages livides, les yeux perdent leur douloureuse expression d'angoisse.

Les voyageurs parlent maintenant en toute confiance. Ils content l'irruption soudaine des troupes allemandes, les atrocités commises, l'exode tragique.

Une jeune fille a vu son père fusillé, sa sœur entraînée par des uhlans. Un commerçant laisse derrière lui un magasin livré au pillage: un riche fermier n'a pu sauver ni sa récolte ni les animaux dont ses étables étaient remplies. Dans la précipitation de leur fuite, des ouvriers, des paysans qui avaient réalisé quelques petites économies ont laissé titres et argent dans leurs armoires. Du jour au lendemain, la plupart de ces braves gens se trouvent totalement ruinés.

Derrière eux, les maisons brûlaient. Les Prussiens tiraient les fugitifs à la course, comme lapins fuyant de leurs terriers.

Parmi ces voyageurs se trouvent des habitants du village de Chatelet, qui furent pris entre deux feux. Les soldats allemands s'avançaient vers un pont qu'ils voulaient faire sauter, en s'abritant derrière une troupe affolée de quatre cents civils, hommes, femmes et enfants qu'ils offraient aux balles françaises.

Des mères serrent contre elles des bébés qu'elles ne prirent pas le temps d'emmailloter. Une vieille dame dont les yeux clairs ont une expression de tendresse puérile, porte dans ses bras, avec une sollicitude touchante, une poupée. Elle a tout laissé pour emporter ce jouet, de crainte que sa perte ne fût trop cruelle à sa petite- fille.

Des tapissières, des automobiles de tourisme viennent prendre les réfugiés et les emmènent vers des abris provisoires: la caserne de la Nouvelle-France et le Cirque de Paris.

Ceux qui n'ont pas pu prendre place dans ces véhicules suivent à pied. Rue Lafayette, une jeune femme, épuisée de faim et de fatigue, s'assied au bord du trottoir. Elle tient un bébé qu'elle n'a pu allaiter depuis vingt-quatre heures. Des passants courent chercher un litre du précieux liquide. L'un d'eux hèle un auto-taxi et fait transporter la mère et l'enfant auprès de leurs compagnons de voyage.

Ceux-ci sont arrivés devant la caserne de la Nouvelle-France, faubourg Poissonnière. Les habitants du quartier accourent pour les voir. Ils s'émeuvent de leur face minable. Les réfugiés avouent qu'ils sont affamés. Vite, les Parisiens se cotisent entre eux pour leur permettre d'acheter quelque nourriture. Une boulangère, dont la boutique est en face de la caserne, vide entre les mains des Belges amis toutes les marchandises étalées sur ses rayons: pains, brioches, gâteaux, sans vouloir toucher la moindre rétribution.

Des assistants se disputent la faveur d'hospitaliser chez eux les familles les plus dignes d'intérêt.

Au Cirque de Paris est organisé un vestiaire où les malheureux, arrivés dans le plus complet dénuement, peuvent se rhabiller. Il y a un réfectoire, des dortoirs.

Mais ce que la générosité publique ne peut procurer aux réfugiés, c'est le calme moral.

Ces familles ne sont pas complètes. La plupart pleurent des êtres chers, les uns tombés sur les champs de bataille, les autres disparus dans la cohue d'un départ précipité.

Ces compatriotes des héros de Liège font preuve d'une belle énergie. Ils ne veulent pas être à charge à leurs protecteurs et demandent à gagner leur vie en travaillant. On les place, selon leurs aptitudes, comme ouvriers d'industrie, ouvriers agricoles, domestiques, etc., etc.

Jusqu'en novembre, le Cirque de Paris, le Vélodrome d'hiver, la caserne de la Jeune-France ont hospitalisé, pendant des périodes plus ou moins longues, plus de soixante mille réfugiés de Belgique et des départements français du Nord.

Une des œuvres les plus intéressantes, créée et entretenue par l'initiative privée, fonctionne au séminaire de Saint-Sulpice. Les réfugiés qu'elle hospitalise y sont l'objet de soins dévoués. Elle est administrée par un officier de paix, M. Peltier, surveillée par des agents de police qui sont en même temps gardiens et bienfaiteurs de leurs pensionnaires, puisque, sur leur maigre traitement, ils prélèvent une part pour les réfugiés.

 

 

Les Blessés en Balade

IL s'agit des blessés qui pouvaient se promener en ville.

Les belles promenades!

Ils allaient, la tête enveloppée de linges, le bras en écharpe ou traînant la jambe, éclopés superbes et prestigieux.

Tout le monde avait envie de les saluer. Combien les femmes étaient fières de les accompagner, de les montrer et de les soutenir gracieusement!

Paris gâta surtout les Sénégalais, les Turcos, les Marocains et les Hindous qui lui en faisaient voir de toutes les couleurs. Il les combla de petits cadeaux, et se plut, pour les remercier de leur concours, à les initier à tous les avantages de la civilisation.

Les Sénégalais ne donnaient jamais d'idées noires. Ils riaient, comme on rit quand on a de belles dents.

— Y a bon, y a bon, répétaient-ils à tout propos.

Et ils avaient une façon de dire: « Gentille, la Madame », qui achevait d'attendrir à leur profit la sensibilité des Parisiennes.

Les Turcos étaient les bons démons de la guerre. Sur les boulevards, ils paraissaient avoir la nostalgie de la charge à la baïonnette. Dès qu'on leur montrait une caricature de « Boche », ils faisaient mine de s'élancer et d'entrer dedans, avec des cris rauques qui transportaient d'aise les badauds.

Les Marocains parlaient peu, mais ils avaient un geste favori très éloquent. D'un simple coup de main, ils indiquaient qu'ils savaient trancher la tête à quelqu'un.

Cela valait mieux que des phrases et coupait court aux explications.

Quant aux Hindous, ils étaient plus réservés encore: ils avaient l'attrait du mystère impénétrable et refusaient même une cigarette.

 

 

La Défense de Paris

Avant la guerre, les rues de Paris étaient de vastes et profondes tranchées. Nous allions de trou en trou. Si bien que, lorsque l'équilibre européen leur permettait encore de songer aux vacances d'été, nombre de Parisiens avaient résolu de rester dans leur bonne ville qui offrait à leur curiosité tant d'excursions à faire à travers les sites les plus pittoresques, les plus imprévus et les plus accidentés.

— Pourquoi, se disait-on, pourquoi aller chercher au loin vallées, précipices, plages de sable ou de galets, quand nous avons à notre portée un si joli choix de « petits trous pas cher » qui s'ouvrent à nous, mis gracieusement à la disposition du contribuable par une administration attentionnée?

Et, en contemplant avec satisfaction ces tranchées béantes, nous ajoutions:

— Les Allemands peuvent venir, ils ne passeront pas.

Or voici que, nous ne savons comment, tous ces trous se sont trouvés bouchés, au moment où les besoins de la défense de Paris leur donnaient un nouvel intérêt.

La place Clichy notamment, dont la statue du général Moncey atteste l'importance stratégique, et qui, pendant tout le reste de l'année, avait été fortifiée au point que la circulation y était devenue dangereuse pour les piétons parisiens, la place Clichy fut dégagée comme par miracle.

N'exagérons pas, cependant, et ne cherchons pas dans cette inopportune réfection de notre voirie quelque coup de maître de l'espionnage allemand.

Quoi qu'il en soit, il fallut recreuser des ouvrages défensifs.

Mais on fit moins bien les choses. On plaça des planches entre les grilles des portes de la ville, en laissant des ouvertures pour laisser passer les fusils. Devant les portes on réunit des pavés, on ébaucha des tranchées et des remblais, on abattit des arbres, on disposa des fils de fer barbelés.

C'était très curieux. Les Parisiens allaient voir cela, le dimanche.

Mais les enfants profitèrent de ces fortifications pour jouer à la guerre, et ils ne tardèrent pas à les démolir.

 

Interview avec le Charmeur d'Oiseaux

Il n'est pas parti à Bordeaux. Nous l'avons vu, aux heures les plus critiques, distribuer aux oiseaux leur pain quotidien.

Il paraissait très calme.

A notre approche, les moineaux et les pigeons s'éloignèrent un peu, par simple discrétion.

Nous le félicitâmes.

— Il n'y a pas de quoi me féliciter d'être resté parmi les miens, fit-il, c'est si naturel!

« Les moineaux et les pigeons de Paris sont déjà assez malheureux. On ne pense plus à eux dans les jardins. Ils maigrissent et s'ennuient de ne plus voir jouer les enfants.

« Regardez-les bien. Vous ne trouvez pas qu'ils ont l'air plus posés, un peu déplumés?

« Ce n'est pas le moment de les quitter. Que deviendraient-ils, les pauvres petits, si jamais les Allemands entraient à Paris?

« Les coups de canon ne leur font pas peur, parce qu'ils y ont été habitués par les visites des souverains. Mais je suis sûr qu'ils se cacheraient dans les arbres, derrière les feuilles, au premier uhlan. Jamais un Allemand ne saurait charmer un oiseau de Paris.

« Vous me direz qu'ils n'ont pas besoin de sauf-conduit et peuvent s'envoler où ils veulent, et qu'il y a toujours dans les arbres de province la place de faire un nid.

« Oui, mais les moineaux et les pigeons parisiens ne sont pas très entraînés au vol. Ils n'ouvrent pas leurs ailes à tout propos comme des oiseaux de passage. Ce sont des oiseaux pot-au-feu. En dehors de leur petit tran-tran habituel, ils ne circulent guère. Demander à un moineau des Tuileries d'aller au Luxembourg, ce serait comme si vous demandiez à un vieux boulevardier de se promener boulevard Saint- Germain.

« Je dois donc rester ici avec eux. En 1870, j'ai déjà passé par les émotions de la guerre. Mais, en ce temps-là, j'avais l'âge de porter un fusil et je ne connaissais pas les oiseaux. Et je vous prie de croire que je ne jetais pas ma poudre aux moineaux.

« Aujourd'hui, je ne suis plus bon, hélas, qu'à être un charmeur! Chacun fait ce qu'il peut, n'est-ce pas?

« Je viendrai tous les matins ici, quand même, et, bien que je ne sois pas riche, il y aura toujours du pain pour mes oiseaux. »

Les moineaux et les pigeons s'étaient rapprochés. Ils semblaient vouloir se mêler à la conversation. Le vieux charmeur étendit les bras et, tout de suite, il y eut autour de lui un joyeux frémissement d'ailes.

 

Le Tricot de Laine

Homère a chanté les vertus conjugales de Pénélope, reine d'Ithaque, qui, en attendant le retour d'Ulysse, son mari, faisait fidèlement de la tapisserie...

Espérons qu'il se trouvera un poète pour chanter le tricot de laine que les Parisiennes tricotèrent pendant la guerre. Le tricot de laine a mérité de devenir poétique.

Nulle part, dans l’Odyssée, nous ne découvrons la trace du moindre coryza.

Les héros modernes sont plus humains et s'enrhument. Leur délicatesse ajoute à leur héroïsme.

Pour combattre le rhume, les femmes françaises se mirent à l'ouvrage. Ce fut un peu leur façon d'être sous les drapeaux.

Les riches abandonnèrent les travaux de luxe et de fantaisie. Des ouvroirs se fondèrent où l'on vit de belles dames manier l'humble laine sans en rougir. On y potinait bien un peu, mais les doigts avaient tant de bonne volonté et remuaient de si bon cœur.....

Et les pauvres, après leur dur travail quotidien, veillèrent pour un tricot de laine.

Du Bois de Boulogne au Bois de Vincennes, du parc Monceau au parc Montsouris, du salon à la mansarde, c'était la mobilisation générale: les mères, les sœurs, les épouses, les fiancées, les petites amies — armée active, réserve et territoriale — et les vieilles demoiselles, des services auxiliaires, tricotaient pour nos armées.

Nos soldats sentirent ainsi, à la chaleur du tricot de laine, que toutes les femmes pensaient à eux.

Mais, pour faire parvenir sur le front tant d'envois bienfaisants, la poste, déjà débordée par la correspondance militaire, ne suffisait pas.

Deux grands journaux, l'Echo de Paris et la Liberté, prêtèrent généreusement le concours de leur influence à cette œuvre vraiment nationale.

Notons l'hommage rendu au tricot de laine par un petit soldat sentimental qui écrivait à sa femme:

« J'ai maintenant un bon tricot. Ça me permet de bien dormir entre deux batailles, et je rêve que je suis dans tes bras. »

Le vêtement confectionné avec tendresse n'apportait-il pas, en effet, dans la chaleur de sa laine, la caresse des affections lointaines? N'avait-il pas la force et la douceur d'une étreinte?

Souvent, sur le paquet envoyé sans adresse individuelle, quelques mots étaient tracés d'une main fière ou tremblante: « Avec nos vœux de bonne chance et de bonne santé. » —

« Pour aller plus chaudement au feu... » —

« Loin de nos yeux, près de notre cœur. » —

« Couvrez-vous bien »... etc..

Des mots qui complétaient et surchargeaient l'envoi!

 

Nous ne saurions fermer décemment ce chapitre sans dire un mot du caleçon de laine des highlanders.

On sait que la partie inférieure de la robuste personne d'un highlander est exposée à tous les vents.

Le « kilt », sorte de tutu guerrier, protège seulement contre les regards indiscrets dont il excite la curiosité. L'uniforme écossais pèche par la base.

Or, si bien bâti qu'il soit, l’highlander peut avoir froid..... où vous pensez, et ce refroidissement suffit à l'empêcher de se sentir dans son assiette.

Il fallait aviser.

Lord Kitchener, ministre de la Guerre anglais, adressa un appel aux Écossaises, les exhortant à tricoter en vue de défendre contre les intempéries la partie exposée de leurs hommes. Les Ecossaises entendirent cet appel dont elles saisissaient le sens commun et les bonnes intentions. D'où le caleçon de laine du highlander.

Quoiqu'elles ne fussent pas directement intéressées à la chose, les Parisiennes s'émurent aussi d'une situation qui méritait bien leur attention compatissante.

Et les highlanders ne s'enrhumèrent plus du cerveau.....

 

 

Une Cantine de Gare

Le syndicat de la Presse a pris sous son patronage les cantines des gares, mais l'initiative et la réalisation de cette œuvre généreuse et si utile reviennent à Mme Georges Berthoulat. Elle l'a fondée, organisée, dirigée, mise en train.

Pendant les batailles de la Marne, des convois de blessés et de malades arrivaient au Bourget, choisi comme gare de triage et d'évacuation. Les malheureux soldats restaient pendant deux ou trois heures à la station. Ils avaient faim et soif et ne trouvaient pas à se ravitailler; ils étaient déprimés par la fatigue et la souffrance, on ne leur offrait aucun réconfort.

Quelques dames de la localité s'efforçaient de leur venir en aide. Elles distribuaient du pain, du bouillon, du café, du chocolat, du tabac. Disposant de moyens insuffisants et sans organisation sérieuse, elles n'arrivaient pas à servir les milliers de blessés apportés par les trains sanitaires.

Mme Berthoulat apprit cette situation et s'en émut. Il était scandaleux que, si près de Paris qu'ils venaient de sauver de l'invasion, les combattants blessés ne pussent trouver chez les habitants quelques marques de reconnaissance.

Il y avait là une indifférence coupable à réparer sans plus attendre.

Mme Berthoulat administrait déjà, au petit lycée Condorcet, une cantine pour enfants qui l'occupait beaucoup; cette nouvelle tâche plut à son étonnante activité et à son ardeur de dévouement.

Avec ses propres fonds, elle installa une première cantine de gare. Le produit d'une souscription ouverte par la Liberté permit par la suite de l'approvisionner.

Cette cantine fonctionne à la station d'Aubervilliers-La Courneuve, sous une tente prise aux Allemands pendant la bataille de la Marne. Le personnel est composé de trois équipes.

MMmes la colonelle Rousset, Montazel, Petitot, Ollendorski, Baltha, Jacobson, secondent Mme Berthoulat dans la direction du service.

Des volontaires appartenant à toutes les catégories sociales se disputent l'honneur de préparer, dans trois vastes marmites montées sur leurs fourneaux, le bouillon et le café qu'ils distribueront à leur intéressante clientèle.

Des gentilshommes, des femmes du monde, des artistes, des modistes, des couturières, s'appliquent à éplucher des carottes, des navets, des poireaux, des pommes de terre que le chef cuisinier plongera dans l'eau de la marmite autour de superbes morceaux de bœuf.

Notre confrère M. Thiébault-Sisson, qui fait partie d'une équipe, excelle dans la préparation du café.

Un train sanitaire entre en gare: le personnel de la cantine a déjà pris ses dispositions pour servir tous les voyageurs souffrants et affamés dans le minimum de temps. Les portières s'ouvrent, les soldats tendent leurs quarts, qui se remplissent de bouillon, puis de café.

Il y a même des repas plus solides pour ceux qui peuvent les supporter.

Quand un blessé est trop faible, la « cantinière » se penche, soulève le corps brisé:

— Buvez ça, mon ami, c'est chaud, ça vous soutiendra.

Et elle lui sourit, pour le ragaillardir, de ce sourire qui est la coquetterie et la force de la charité féminine.

Des remerciements enthousiastes, des expressions de gratitude émouvantes récompensent les servants bénévoles de la cantine, de tout le mal qu'ils se donnent.

Ce n'est pas une mince besogne que les équipiers ont assumée; elle n'est ni commode ni divertissante. Elle fit fléchir beaucoup de bonnes volontés qui se présentèrent au début du fonctionnement de l'œuvre.

Il arrive, trop fréquemment, que la même équipe distribue pendant la durée de son service, des milliers de tasses. Le personnel de nuit dispose pour tout mobilier de deux lits de camp, de bancs et de chaises. Les repos sont coupés par les arrivées de convois. Il faut sortir de la tente chauffée, pour prendre son poste sur le quai où sévissent le vent, le froid, la pluie.

Aux fatigues physiques viennent s'ajouter les émotions douloureuses que donne le spectacle des fiévreux aux yeux trop brillants, aux faces hâves; des rhumatisants auxquels les moindres chocs arrachent des cris lamentables, des blessés si grièvement atteints qu'ils n'ont même plus la force de se plaindre.

Aucun des équipiers ne faiblit, et, après quelques heures de repos, chacun revient prendre le service à son tour, avec le même entrain et le même dévouement.

Dans cette même gare d'Aubervilliers, le service sanitaire de l'armée procède au triage des grands blessés, des petits blessés, des éclopés et des malades. Les premiers sont transportés à Paris dans des autos d'ambulance; on refait les pansements des seconds avant de les expédier en province, avec les malades, par des trains qui contournent Paris.

 

La Rentrée et les Modes Nouvelles

Comment sont-ils revenus? Ils ont dû débarquer de nuit, car on ne les vit pas traverser les rues dans des voitures chargées de bagages. Les Parisiens restés pendant la crise s'aperçurent un jour que les rues étaient plus animées, plus peuplées. Ils dirent simplement: « Tiens! on rentre! » Ils accueillirent les fugitifs, comme ils les avaient laissés partir, sans railleries. D'ailleurs, ceux-ci prévenaient l'ironie par des récits de voyages pitoyables. Leurs trains avaient mis quatre jours pour les transporter à 500 kilomètres. Arrivés à destination, ils avaient trouvé difficilement à se loger. Tout était horriblement cher en province et on s'embêtait ferme. Encouragés par l'indulgence de leurs auditeurs, quelques-uns essayèrent de démontrer qu'il y eut de leur part un réel courage à quitter Paris dans de telles conditions. Il fallut les rappeler à la pudeur.

Les grands magasins revoient leur clientèle féminine.

Elle choisit, marchande, mais achète peu. Les affaires essaient de reprendre. Un nouveau syndicat s'est formé tout exprès pour leur donner le coup de pouce.

Les vitrines des magasins, où s'affirme l'inimitable maîtrise des étalagistes parisiens, ont mêlé à leurs marchandises habituelles des articles militaires: gilets doublés de laine, tricots, chandails, passe-montagnes avec trous pour les oreilles, plastrons en flanelle ou en papier, vêtements, sacs de couchage imperméables. Les grands magasins de confection offrent des modèles d'effets militaires « spéciaux à la maison ». Les cordonneries mettent en bonne place des godillots de fantaisie, qui tentent surtout les civils.

Les armuriers, que l'autorité militaire a totalement désarmés, ont imaginé d'exposer derrière leurs vitrines des casques prussiens, des fusils Mauser avec leurs chargeurs, des sabres, des baïonnettes pris à l'ennemi. Il y en a qui mettent en vente des cuirasses, des cottes de mailles, comme si nos soldats ne dédaignaient ces pssantes armures, d'ailleurs illusoires.

La littérature et l'art militaires occupent la première place aux étalages des libraires, des antiquaires et des marchands de musique.

Voici des titres de livres: Colette Baudoche, L'Appel des Armes, L'Avant-Guerre, L'Impérialisme allemand, Les Chants du Soldat, Albert 1er et son armée, Mon Village, par l'oncle Hansi, Haut les Ailes, Pour la Patrie, L'Armée allemande, L'Evolution de l'Armée allemande, Pourquoi nous serons vainqueurs.

Chez les marchands de tableaux, les peintures impressionnistes, symbolistes, cubistes ont disparu. A leur place renaît un art tombé en désuétude: Charges de cuirassiers, Ulhan exhalant son dernier souffle sous le talon vainqueur d'un soldat français, Infirmière soignant un blessé au milieu de la mitraille.

Les Boutigny, les Perboyre, les de Fichster, tirent l'œil du passant. La peinture épisodique de la guerre de 1870 nous prépare à celle de la guerre de 1914. Les curieux se disent que, si le talent de nos artistes est à la hauteur de l'héroïsme de nos soldats, nous aurons de belles expositions de chefs-d'œuvre.

Et voici pour la musique: Le Régiment qui passe, Le Clairon, la Marseillaise, l'Hymne russe, le Chant du départ, La Revanche, Marche Française, Le Rêve passe, C'est un oiseau qui vient de France. Comme partitions: La Fille du tambour-major et La Fille du régiment occupent les premières places.

Les modistes ont réalisé de délicieux bonnets de police, des toques écossaises avec jugulaire, des chapeaux à bord relevé comme en portent les volontaires canadiens. Cette concession faite à la fantaisie, elles exposent dans la même vitrine des chapeaux très simples à formes discrètes, blanc sur noir; et surtout, hélas! des chapeaux garnis de crêpes noirs descendant en longs voiles.

Aux étalages des tailleurs pour dames et des maisons de confection, les costumes affectent des airs d'uniformes de soldats. La jupe étroite a fait son temps. Avec le bonnet de police et la toque, il faut l'allure militaire; les femmes ne pourraient continuer à trotter menu avec des ondulations de croupe imitées du Tango. Elles jouent des rôles utiles dans cette guerre; elles reprennent donc la liberté de leurs mouvements.

Les étoffes sont bleu foncé, noires. Ici encore beaucoup de modèles de deuil.

Beaucoup de Parisiennes porteront surtout leurs costumes des saisons dernières, par économie ou par nécessité.

 

Le Tabac du Soldat

J'ai du bon tabac dans ma tabatière, j'ai du bon tabac, soldat, tu en auras! fredonnons-nous aujourd'hui en corrigeant un peu une vieille chanson française.

Il faut du tabac à fumer pour ceux qui sont au feu.

Les femmes, qui mêlent à toute chose un brin de poésie, prétendent que le soldat retrouve dans la fumée bleue les chères images de ses affections, et que la pipe ou la cigarette sont pour lui une façon de rêver.

On peut chercher d'autres explications à l'influence du tabac sur le moral du combattant. Mais cette influence est indéniable.

Sa pipe ou la cigarette à la bouche, le soldat supporte mieux le froid, la faim, toutes les privations, toutes les souffrances, et il brave mieux le danger. Le tabac est le bon compagnon de bivouac et de tranchée. Il vous suit même dans la charge à la baïonnette.

La mort peut vous siffler aux oreilles et vous frôler, il n'y a pas de mal si votre pipe ne s'éteint pas.

Je fume, donc je suis.

— « J'ai vu, nous racontait un chef de bataillon, j'ai vu un de mes hommes se tramer à quatre pattes pendant deux heures, sous une rafale de mort, pour tracer la ligne d'une tranchée... en fumant sa bouffarde.

« De temps en temps il se redressait, rebourrait consciencieusement la pipe et se rallumait; puis il continuait. Et, lorsqu'il eut accompli sa tâche périlleuse, l'héroïque fumeur envoya une bouffée de satisfaction. Ça lui valut la médaille militaire. »

 

— Il nous faut du tabac, n'en fût-il plus au monde! c'était le refrain qui, du front, parvenait aux oreilles de Paris.

Et Paris répondit:

— J'ai du bon tabac dans ma tabatière, j'ai du bon tabac, soldat, tu en auras.

On ajouta le bon tabac aux envois de tricots de laine. C'était la surprise.

Un jour, un caporal trouva dans un paquet de... maryland ce charmant billet d'un petit Parisien:

Cher soldat,

Je vais tâcher d'avoir beaucoup de bons points pour avoir d'autres sous pour vous acheter un autre paquet. Je vous embrasse bien fort, de tout mon cœur, et je prie bien pour tous les soldats.

Informé de cette trouvaille, le capitaine la porta lui-même à la connaissance de toute sa compagnie et la communiqua au journal Le Matin.

Et les soldats fumèrent de bon cœur le tabac si gentiment offert.

Le « Comité national d'aide et de prévoyance en faveur des soldats », qui siège à la Chambre de commerce de Paris, organisa « l'œuvre du bon tabac ». On plaça dans les principaux bureaux de tabac des boîtes destinées à recevoir l'offrande des fumeurs non combattants, et ces boîtes se remplissaient vite. Les cigares, les cigarettes, les cahiers de papier à cigarettes, les briquets et les boîtes d'allumettes ainsi récoltés étaient expédiés sur le front.

Il y eut la mobilisation du tabac.

N'était-ce pas une manière d'entretenir le feu sacré de nos soldats?

 

Les Péniches-ambulances

Maudoin, professeur à la Faculté des Lettres de Poitiers, a présenté à l'« Union des Femmes de France » un projet de création de péniches-ambulances pour l'évacuation des blessés. Il n'est pas l'inventeur de ce genre de transport. Pour ne pas éveiller les susceptibilités de ses prédécesseurs immédiats, notons de suite que le Dr. Félix Rochard, en 1871, soumit un projet d'hôpitaux flottants qui fit l'objet d'un rapport favorable du baron Larrey, inspecteur et médecin en chef de l'armée.

En 1855 déjà, pendant la guerre de Crimée, le même Dr. Rochard avait proposé l'emploi de bâtiments-hôpitaux mobiles.

Indiquons enfin que pendant les campagnes d'Afrique, du Mexique et d'Italie, des services de canots furent utilisés pour les transports des malades et des blessés.

L'idée de M. Audoin a plu à l’« Union des Femmes de France », la première péniche- ambulance aménagée par les soins de la Société est amarrée près du pont de la Concorde.

L'entrepont est divisé en deux dortoirs contenant chacun une vingtaine de lits parallèlement rangés. La salle entière mesure 38 mètres de long sur 5 mètres de large. On peut facilement circuler devant et entre les couchettes. Le plancher a été raclé et ciré, les cloisons blanchies à la chaux. Des vasistas pratiqués au plafond, laissent entrer l’air et la lumière. Des poêles entretiennent dans la pièce une température toujours égale.

La difficulté de prendre à quai un blessé allongé sur un brancard, a été très heureusement résolue. Une grue solide et de construction très simple est placée sur le pont. Des cordages qu'elle promène en tons sens, viennent cueillir à quai le brancard et son précieux fardeau, pour l'enfoncer doucement, sans la moindre secousse, dans l'entrepont et le poser sur le plancher de la salle.

Au milieu du pont se trouvent isolées les cabines du médecin chef et des infirmières de service.

Le projet suppose des trains composés chacun de cinq péniches et tirés par un remorqueur. Un des bateaux sera réservé pour la cuisine et le réfectoire. On y pourra installer des couchettes pour le personnel au repos.

Par l'Oise, la Somme et les canaux du Nord, ces trains iront à proximité des champs de bataille, chercher les blessés pour les transporter à Paris.

Dans les endroits où les péniches ne pourront pas accoster, elles enverront à quai de petits canots, des « montluçons », qui prendront les malades pour les emmener à bord.

On imagine sans peine les nombreux et précieux avantages que présenteront ces ambulances allant, avec un personnel et un matériel complets, recueillir nos blessés aussi près que possible de l'endroit où ils seront tombés.

Elles apporteront le repos et des soins immédiats au soldat déprimé par les fatigues de cette rude campagne, enfiévré par sa blessure.

Les risques d'infection et d'aggravation diminueront, grâce à l'intervention rapide du médecin.

C'est le voyage entre les rives silencieuses, dans la bonne tiédeur des draps blancs, sans heurts, sans arrêts brusques, sans trépidations, sans fracas de ferrailles ébranlées.

Ces convois flottants peuvent faire 50 kilomètres par jour. Actuellement, les trains sur rails ne vont pas plus vite. Et qu'importe la vitesse pour les premiers, puisque les malades voyageront dans une véritable ambulance?

L'installation d'une péniche revient à une somme infime, 2.500 francs. Celle du pont de la Concorde présente les deux qualités essentielles: confort et propreté. D'autres seront sans doute plus luxueusement meublées et décorées.

La Société a décidé que chaque péniche entièrement aménagée par un donateur, porterait son nom inscrit sur le plat-bord: délicate pensée qui est moins un encouragement à bien faire qu'un témoignage de reconnaissance.

Les journaux attirèrent l'attention des personnes généreuses sur ce projet de péniches-ambulances. Deux jours après, l'abondance des souscriptions parvenues à M. Charrier, secrétaire général de l’« Union des Femmes de France », permettait à la Société de transformer cinq bateaux en hôpitaux flottants.

Ces appels à la générosité publique ne restent jamais sans résultat. Il suffit qu'un journal signale un projet. S'il est démontré que sa réalisation peut être utile à nos soldats, apporter la moindre amélioration à leur sort, les bonnes volontés se manifestent. Les gens fortunés délient leurs bourses. Ceux qui ont des loisirs, offrent leur activité et leur dévouement.

C'est ainsi que, dans cette population admirable, chacun contribue pour sa part et selon ses moyens à la défense nationale.

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Franchise Militaire = 20 gr

Une pauvre femme s'approche du guichet des affranchissements dans un bureau de poste. Elle tend un petit paquet soigneusement ficelé.

— Échantillons? demande l'employé.

— Si vous voulez, Monsieur...

L'employé prend le paquet et le met dans la balance:

— 500 grammes... 60 centimes, Madame.

— Mais, Monsieur, c'est un tricot que j'envoie à mon fils soldat. La franchise militaire...

— Il faut payer comme tout le monde, fait l'employé, qui daigne donner des explications. 15 centimes les 50 premiers grammes, et 5 centimes par 50 grammes supplémentaires. La franchise militaire ne s'accorde qu'aux lettres, et encore faut-il qu'elles ne pèsent pas plus de 20 grammes.

— C'est bien, murmure la pauvre femme; envoyez-le tout de même.

Et elle cherche dans son porte-monnaie. Tant pis! elle se privera davantage.

L'employé a raison: la franchise accordée aux petits soldats de France, qui paient si généreusement de leur personne, se pèse et ne va pas au delà de vingt grammes.

Une balance, en pareil cas!

C'était un joli mot cependant, la franchise militaire, et qui sonnait bien à nos oreilles.

Franchise militaire: le droit à deux sous de bonheur! Nos soldats valaient davantage, mais la poste a des raisons que le cœur ne connaît pas.

Si, du moins, ces deux sous de bonheur avaient été fidèlement et régulièrement distribués!

 

— On s'écrira.

C'était, le jour du départ, la principale recommandation.

S'écrire, c'est se rapprocher les uns des autres, se suivre les uns les autres dans le bonheur et dans la souffrance. Il fallait cela.

Avec quelle émotion le soldat attendait le courrier, au matin d'une bataille! Et, quand il y avait une lettre pour lui, quelle joie de la lire, de la relire, de s'en pénétrer et de s'en réchauffer! Les siens pensaient à lui, il sentait passer sur lui leur souffle: il irait plus gaillardement au feu...

Et le soir, après la bataille, avec quelle fierté il leur répondait!

Mais attention, petit soldat héroïque! Ne laisse pas trop aller ton cœur et ta plume... 20 grammes, pas un gramme de plus, ou, si ta lettre arrive, ceux qui la recevront devront payer la surtaxe.

La correspondance militaire s'attardait, s'oubliait, avait des erreurs et des absences, elle qui portait, de la frontière au cœur du pays, le meilleur de notre âme. On ne savait pas veiller sur elle, on lui cherchait chicane, on la marchandait. Et la poste entretenait l'angoisse au lieu d'apporter l'espérance.

Cette pauvre franchise de 10 centimes accordée aux soldats avait l'air d'abuser des boîtes et des guichets postaux, qui auraient dû s'ouvrir si largement à elle et l'accueillir pieusement.

Cependant, l'opinion publique, énergiquement soutenue par la presse — autant que le permettaient les bâillons de la censure — s'irritait de cet état de choses.

De tous côtés, on réclamait, on protestait, on s'indignait, on se plaignait.

Mais, retranchée derrière ses grilles, l'Administration répondait par des haussements d'épaule qui indiquaient l'impuissance ou l'indifférence.

Il fallut bien pourtant qu'elle s'émût des colères qui grondaient. Elle fit des promesses et parut s'employer à l'amélioration de certains services.

— Patience, patience, vous allez voir...

On patienta.

Soyons justes: on essaya quelque chose.

Un « bureau central des colis postaux militaires » fut organisé le 13 octobre. On y recevait les paquets destinés aux militaires sur le front ou dans les forts de l'Est. Trente soldats, appartenant aux 20e et 22e sections de l'Etat-major, assuraient ce service, avec la régularité et la rapidité désirables.

Mais c'était trop beau. Des ordres supérieurs rappelèrent que tous les envois devaient passer par les dépôts avant d'arriver au front, sauf ceux adressés aux officiers sans troupe et aux soldats des régiments coloniaux.

Et les colis retombèrent dans les complications de la petite vitesse administrative.

Quant aux lettres, lorsqu'elles n'étaient pas recueillies par un automobiliste complaisant, par un employé de chemin de fer ou par un autre intermédiaire de bonne volonté, elles continuèrent à faire d'invraisemblables détours et à mettre, pour gagner leur destination, autant de temps qu'il en fallait à un blessé pour trouver un lit d'hôpital.

Lorsqu'elles arrivaient enfin, quelle fête! On les lisait en s'arrêtant à chaque phrase, afin de bien la pénétrer, la retenir, la savoir par cœur, en cherchant entre les lignes, entre les mots; puis on se les passait les uns aux autres, en famille, car il y avait dedans une pensée et un baiser pour chacun.

Elles apportaient un souffle de tendresse, parfumé d'héroïsme, que l'on respirait avidement.

On les commentait:

— Il a l'air de nous sourire pour nous rassurer.

— Comme il est brave!

— Pourvu qu'il ne se refroidisse pas.

— Pourvu qu'il ne s'échauffe pas trop!

— Pourvu qu'il ne fasse aucune folie!

— Je suis sûre qu'il a maigri.

— Mais non, grand'mère, tu vois bien qu'il mange comme quatre.

— Il ment peut-être.

— Il nous promet de nous rapporter une coiffe d'Alsace.

— La bonne lettre!

— Il faut la montrer au cousin X... et la copier pour l'oncle Y...

On les gardait, ces lettres du soldat, comme si elles contenaient de la gloire pour toute la maison. On les mettait dans le tiroir aux bijoux. En les lisant, on était fier d'être de la famille et de la France...

Parfois on les communiquait aux journaux. Mais la censure leur faisait expier alors leur « franchise militaire ».

 

L'Hôpital du Grand Palais

Tandis que la Croix-Rouge, l'Union des Femmes de France et d'autres sociétés privées attendaient impatiemment, dans les hôpitaux et ambulances admirablement agencées, des blessés qu'on persistait à ne pas leur envoyer, le Service sanitaire voulut étonner les Parisiens par une création grandiose. Il transforma le Grand Palais en hôpital militaire.

L'architecte du monument, M. Deglane, se mit à la besogne. Un mois suffit à l'exécution des travaux.

 

l’Inauguration

Le général Février, inspecteur général du Service sanitaire, préside cette cérémonie. On a invité les journaux. Le gouvernement militaire, le préfet de la Seine et le préfet de police, le Parlement, la municipalité parisienne sont représentés.

Le médecin chef de l'hôpital, M. Coppin, ouvre la marche: puis viennent Je général Février et un petit groupe de généraux; M. Doumer; le doyen de la Faculté de Médecine, M. Landouzy; quelques sénateurs et députés de la Seine, etc., etc.

Les visiteurs s'émerveillent du résultat obtenu. C'est un hôpital modèle qu'on a fait là, avec installation complète, présentant les conditions de confort et d'hygiène désirables.

M. Coppin nous apprend que les cloisons des salles, qui semblent passées au blanc ripolin, présentent une curieuse particularité. Des toiles d'emballage adhèrent aux planches; elles furent préalablement trempées dans une dissolution de chaux et d'huile de lin. Les cloisons ainsi protégées ne craignent pas l'humidité. On admire comme il sied cette intéressante innovation.

Les larges fenêtres du Grand Palais laissent entrer l'air et la lumière à profusion.

Les dortoirs immenses contiennent de longues enfilades de couchettes parallèlement rangées. Les objets mobiliers, les accessoires d'ambulance ont la propreté du neuf. Planchers, tables, chaises, ont été frottés, cirés comme pour une revue.

Des blessés se tiennent debout au pied de leur lit, d'autres sont assis sur des bancs. Quel douloureux spectacle! De tout jeunes soldats exhibent, sous l'étoffe de la capote ou du pantalon épingle, des moignons de bras ou de jambes. Celui-ci a la tête enveloppée de bandages, un éclat d'obus lui a enlevé le côté gauche de la face. Un autre a reçu dans le ventre une balle qui l'oblige à se tenir courbé comme un vieillard.

M. Doumer joue au Petit Caporal.

Il s'approche des malades et demande familièrement:

— Où as-tu été blessé?

— A Charleroi.

— Ah! ah! ça chauffait dur, là-bas!

Il pince le bout d'une oreille, tape sur une épaule; il sourit à un blessé, serre la main à un autre.

Derrière lui, M. Landouzy satisfait sa curiosité de médecin.

— Et vous, mon ami, où avez-vous été atteint?

— A la poitrine.

— La balle est sortie de l'autre côté, n'est-ce pas?

— Oui, Monsieur.

— Ah! très bien. Vous avez dû cracher le sang?

— Beaucoup, Monsieur.

— Très bien, très bien, ça ne sera rien.

Les blessés se plairont dans cet asile. Des poêles y entretiennent une température égale. Les tables de milieu sont couvertes de publications illustrées et de journaux quotidiens. Ils pourront se promener dans les couloirs. On se dispose à transformer la rotonde en jardin d'hiver.

Toutes les pièces sont spacieuses et bien aérées: réfectoire, magasin d'approvisionnements, cuisine, réserves, laboratoire, pharmacie.

Et quel heureux choix d'infirmières; elles sont presque toutes ravissantes.

Le médecin chef présente : la colonelle G..., la comtesse de B..., Mme de S.....: des noms qu'en des temps meilleurs les chroniqueurs mondains notaient dans les comptes rendus des galas de l'Opéra, des grandes réunions sportives, des « premières » sensationnelles.

C'est le gratin du Tout-Paris, uniformisé par la blouse blanche constellée de la petite croix rouge.

 

 

La Moisson Douloureuse

Cette année toutes les fleurs de France ont été cueillies pour nos morts et se sont fanées sur des tombes. Toutes, depuis les humbles fleurs des champs dont se paraient les croix de bois dressées sur les champs de bataille, jusqu'aux fleurs des villes qui s'unissaient en gerbes ou en couronnes. La terre de France devait se dépouiller de ses fleurs en l'honneur de ceux de ses enfants qui, pour la faire plus belle, l'avaient arrosée de leur sang.

C'était la moisson de leur héroïsme.

Et toutes ces fleurs avaient la même expression d'hommage, le même parfum de tristesse. La fleur du pauvre en disait autant que celle du riche, car elles étaient cueillies l'une et l'autre avec des sentiments égaux et dans une communion d'âmes.

Il fallait des fleurs pour tous.

Il en fallait au petit soldat que l'on n'avait pas eu le temps de ramener au clocher de son village et qui mourait dans un hôpital de Paris, perdu parmi nous, dépaysé pour son dernier regard et son dernier soupir. Combien en avons-nous vus passer de ces enterrements, escortés seulement par le prêtre, les gardes municipaux, les sergents de ville, une religieuse, une infirmière et quelques passants attendris!

La famille attendait peut-être encore là-bas celui qui gagnait ainsi le coin d'un cimetière parisien. Un drapeau couvrait le cercueil. Et les fleurs ajoutaient quelque chose qui adoucissait...

Grâce au « Souvenir Français », à l’« Association des Vétérans des armées de terre et de mer », aux sociétés de la Croix-Rouge et à quelques autres initiatives, tous les soldats morts à Paris reçurent l'hommage des fleurs.

Et puis, quand passait le cortège, des gens couraient à une petite voiture de fleurs ou chez la fleuriste voisine et revenaient avec un bouquet.

— Donnez-le-lui, disaient-ils à un des gardes municipaux qui rendaient les honneurs.

Presque toujours, les marchandes de fleurs s'associaient elles-mêmes à ce joli geste, et, spontanément, sacrifiaient de leur marchandise.

Lorsqu'un des blessés soignés à l'hôpital établi place Saint-Georges, sous le patronage de l'Institut de France, succombait malgré les soins dont il avait été entouré, on pouvait voir un membre de l'Académie Française apporter les premières fleurs et conduire le deuil, pieusement. M. Frédéric Masson, administrateur de l'hôpital, fut le plus souvent désigné pour cette mission d'honneur.

Dans le journal La Liberté, une jeune femme insinua généreusement:

— Pourquoi, en ces derniers jours d'automne, alors que le soleil fleurit encore nos jardins publics, la Ville de Paris ne réunirait-elle pas les chrysanthèmes, les dahlias et les roses du Luxembourg sur les tombes de nos soldats?

La Ville de Paris ne renonça pas à ses plates-bandes. Mais, à l'occasion des fêtes de la Toussaint, elle éleva, dans les cimetières de Bagneux, de Pantin et d'Ivry, un monument très simple, où le général Gallieni vint déposer une couronne de fleurs.

La fête de la Toussaint, que les Parisiens consacrent à entretenir les tombes de leurs nécropoles, ne fut jamais plus douloureusement belle que cette année.

Elle donna lieu à d'émouvantes manifestations silencieuses.

Une foule innombrable envahit les cimetières. Chacun accorda une visite, une prière et une fleur au coin d'honneur où dormaient les soldats. Les sans-famille eux-mêmes se sentaient en deuil.

Le Conseil général, le Conseil municipal, la préfecture de la Seine, la préfecture de police, la Ligue des Patriotes, les boys-scouts et les vétérans apportèrent des gerbes et des palmes, sans discours.

Le gouvernement militaire avait déconsigné la garnison de Paris afin de permettre aux hommes d'aller s'incliner devant les frères d'armes qui manquaient à l'appel.

Jamais nos morts ne furent mieux entourés.

Et voici un détail qu'il faut noter, car il est tout à l'honneur de l'âme française, chevaleresque et généreuse: au pied des croix noires dressées sur les tombes allemandes qui se trouvaient à l'écart, froides et nues, beaucoup de passants, comprenant que toute haine doit s'apaiser devant la mort, laissèrent tomber des chrysanthèmes de pitié...

Le ciel même n'était pas un ciel de Toussaint ordinaire. Il avait rejeté le voile de crêpe que lui imposent les brumes des saisons mauvaises.

Il s'était fait une douceur et une sérénité bleues, comme pour un nouveau printemps, comme pour donner à nos deuils un horizon d'espérance...

Et le souffle de l'automne avait à peine la force d'arracher aux arbres leurs feuilles mortes...

 

Jeux d'Enfants

Quatre heures, l'heure où les camelots attendent la sortie des journaux du soir. Au coin de la rue du Croissant et de la rue Montmartre, deux gosses sont arrêtés.

L'aîné, douze ans, est camelot et vient de recevoir sa part de journaux. Mais, avant de courir les rues, il prend un journal et dit à son frère, quatre ans au plus, dont il a la garde pendant que la mère travaille et que le père est sur le front:

— Ecoute, je vais te lire le communiqué.

Et il lit lentement:

« A notre aile gauche, etc.. »

Le petit, qui semble échappé d'un dessin de Poulbot, écoute de toute son attention et ouvre le plus possible ses yeux clairs. Il ne comprend pas très bien le communiqué officiel. Mais il s'y intéresse d'instinct et s'efforce de grandir sa pensée pour voir des choses au-dessus de son âge.

— Les nouvelles sont bonnes, déclare le camelot. Et il entraîne son frère qui, sans rien dire, retourne dans sa tête les termes du communiqué: « A notre aile gauche, etc.. »

 

 

Jeux de Mains

Aux Champs-Elysées, sept petits garçons décident de « jouer à la guerre ». Ils ont écarté les filles, sous prétexte que ce n'est pas un jeu pour elles.

— Oui fera les « Boches »?

Aucun ne veut être « Boche ». Il faut tirer au sort. On désigne trois Boches et trois turcos. Le septième sera le général Joffre. Mais on convient que la partie recommencera, de façon à satisfaire les ambitions de tous.

— Vous, les filles, regardez.

Sur un coup de sifflet du général Joffre, la partie commence.

Il s'agit de déloger les Boches qui se sont fortifiés derrière des chaises renversées. Les turcos s'élancent.

Mais les Boches tiennent bon.

Furieux, le plus petit des turcos va trouver le « général Joffre ».

— Ils trichent, fait-il en désignant l'ennemi. Ils doivent céder puisqu'ils sont les « Boches ».

Le « général Jofïïe » approuve et donne un ordre aux « Boches »:

— Sauvez-vous. Le premier touché sera prisonnier.

Fuite des « Boches ». Au cours de la poursuite, un gamin tombe, et, le genou écorché par les cailloux, se met à pleurer.

Alors, les filles s'approchent, entourent le « blessé », le relèvent et le consolent.

Vous voyez bien que nous pouvons jouer à la guerre, proclame fièrement la plus autorisée d'entre elles.

 

La Confession d'une Wagnérienne
Lettre d'une Parisienne à une Amie de Province

Paris, 15 novembre 1914

Ma Chère Amie,

J'ai appris que votre mari avait été blessé légèrement dans des conditions glorieuses, et qu'il était en convalescence près de vous. Je vous en félicite et vous prie de me rappeler à son bon souvenir.

Vous allez être contente aussi de moi. Je brûle ce que j'ai adoré, j'adore ce que j'ai brûlé. Mes oreilles se sont ouvertes: je ne suis plus wagnérienne.

Parsifal, les Maîtres Chanteurs, Lohengrin, la Valkyrie, toute cette musique boche qui nous avait tourné la tête, comme cela paraît loin déjà, perdu dans la brume des souvenirs que l'on ne veut pas reconnaître.

Et pourtant il faut que je me souvienne pour que ma confession soit complète et méritoire.

Parsifal! le dernier cri de notre snobisme. Quand je pense que nous nous étions résignées à dîner à l'heure où vous dînez en province et à ne pas entrer dans la salle pendant un acte!

Heureusement, les ballets russes sont venus chasser de notre Académie nationale de Musique ces opéras envahisseurs. Vivent les Russes!

Pauvre Faust, envers lequel nous nous montrions si injustes, si ingrates! Nous méprisions la musique française, sous prétexte qu'elle était trop facile. Nous lui préférions le tintamarre confus de Wagner, qui entrait par une oreille et sortait par l'autre sans rien laisser, mais qui nous permettait de bavarder et de flirter dans nos loges.

Je ne saurais plus, désormais, écouter un opéra boche ni flirter à sa musique. Il me semblerait entendre les obus de 420, le bombardement des cathédrales, le tumulte de la bataille, les cris d'appel de nos blessés.

J'aurais froid au cœur.

Je suis revenue, toute confuse de mon erreur, à la musique française. Etais-je assez folle de la juger trop simple et, presque, d'en rougir, parce qu'elle éveillait des échos dans mon âme et avait des airs de chez nous!

J'y retrouve maintenant, avec émotion, le souffle de ma douce France, le murmure de nos ruisseaux, la voix du pays, le gazouillement de nos oiseaux, le son des cloches de nos clochers, tout ce que j'aime, tout ce qui me chante...

Je ne la quitterai plus, et, afin de me faire pardonner de l'avoir trahie, je la cultiverai passionnément.

Quand j'irai vous voir, chère amie, je vous accompagnerai au piano pour toutes les vieilles chansons que vous savez. Je ne sourirai plus de leur naïveté charmante... Mais voici qu'il me vient des larmes aux yeux... Je vous embrasse avant de les essuyer.

Gilberte.

 

 

La Saint-Albert

Les Belges ont célébré cette année la fête de leur Roi sur le sol de France, sous les drapeaux de leur nation meurtrie confondus avec nos drapeaux dans une épreuve commune et pour le même idéal.

« C'est la fête de l'honneur que célèbre aujourd'hui le monde civilisé en rendant hommage au roi de Belgique, Albert 1er », écrivait M. Grosclaude dans le Journal.

Dans le Petit Journal, M. Stephen Pichon proclamait:

« En la personne d'Albert 1er, auquel il faut associer sa noble épouse, s'incarne, pour tous les pays où la notion de l'honneur subsiste, l'idée du droit et de la justice qui domine, victorieuse et impérissable, tous les misérables calculs des oppresseurs de l'humanité. »

Et, dans la Liberté, M. Berthoulat:

« Jamais la Saint-Albert n'aura été célébrée en France comme cette année. C'est la fête du noble souverain de Belgique. C'est donc pour tous les citoyens de la République Française une fête nationale. » Et M. Paul Bourget, dans l’Echo de Paris: « Évoquons de nouveau l'admirable Belgique et son admirable prince, pour recevoir d'eux une autre de ces leçons de choses que l'héroïsme nous donne à tous, rien qu'en agissant. »

Le Matin, le Gaulois, l’Action française, l’Intransigeant, le Figaro, tous les journaux, saluèrent le Roi soldat et lui élevèrent des colonnes flatteuses. La Guerre sociale même en oublia d'être révolutionnaire.

Il n'y a pas un Français qui, le jour de la Saint-Albert, ne se soit senti un peu le sujet du roi des Belges et dont la pensée n'ait été, pieusement, tendrement reconnaissante et fraternelle, vers les misères de la Belgique.

Paris pavoisa noir, jaune et rouge, et son hôtel de ville se para des couleurs belges en l'honneur de l'hôtel de ville de Bruxelles réduit au silence par l'invasion barbare.

D'innombrables vœux furent adressés au roi à Sainte-Adresse: 80.000 lecteurs du journal l’Intransigeant les exprimèrent par cartes postales.

L'église de Charonne célébra un service solennel devant une foule considérable. Toute la journée, malgré le mauvais temps, la population alla fleurir le buste de S. M. Albert 1er, exposé par l’« Œuvre belge du travail » dans un local de l'avenue des Champs-Elysées.

Et l'on gâta davantage les réfugiés belges, pour consoler leur roi. Au Cirque de Paris, il y eut distribution de vivres, de gâteaux, de cigares, et représentation cinématographique.

La « Société de secours aux blessés militaires » offrit à la reine Elisabeth — reine de grâce et de charité — un hôpital destiné seulement aux blessés belges.

Cueillons encore ce billet dans la Liberté:

« Une amie de votre journal recevra à déjeuner, dimanche prochain — fête du roi Albert — une famille de pauvres réfugiés belges, le père, la mère et les trois petits (en souvenir des trois enfants du groupe héroïque).

« Je suis sûre que si seulement une sur cent de vos lectrices imitait ce modeste exemple, il n'y aurait plus dimanche un seul réfugié abandonné devant la gare du Nord. »

La Saint-Albert eut ainsi le caractère d'une immense fête de famille, intime et grave, dans une famille agrandie par une belle alliance d'inclination.

 

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