de la revue 'l'Illustration' No. 3919, 13 avril 1918
'Paris en Tenue de Bombardement'

Paris 1918

 

Depuis le jour où l'on entassa, hâtivement, quelques sacs de terre devant certains monuments de la capitale pour protéger leurs sculptures trop fragiles, Paris a eu le loisir d'organiser plus méthodiquement la défense de ses rues. La ligne de feu passant aujourd'hui par les grands boulevards, et la guerre étant déclarée aux civils, il a fallu appliquer au domicile privé l'art du retranchement, songer à la protection du salon et de la mansarde, fortifier le café et le théâtre, blinder la boutique du boulanger et le magasin de nouveautés. La brutale vague d'air de la bombe et de l'obus mettant en péril toutes les vitres de la ville, Jenny l'Ouvrière et Paméla, marchande de frivolités, ont rivalisé d'ingéniosité pour se défendre contre la stupide balourdise de la grosse Bertha, grande briseuse de vaisselle!

Nous avons donc vu, peu à peu, nos maisons revêtir un uniforme de guerre. Uniforme assez fantaisiste, d'ailleurs, et dont le type définitif n'est pas encore fixé. Paris a toujours eu sa coquetterie et son amour-propre. Il se cuirassera, puisqu'il est versé dans le service armé, mais il veut choisir avec soin les pièces de son armure. Il entend que sa tenue de guerre soit élégante et bien coupée, et c'est pour cela qu'il se livre en ce moment, sous nos yeux, à de patients et minutieux essayages.

 

 

Lorsque fut proclamée l'efficacité du réseau de papier, remplaçant le fil barbelé, pour permettre aux cloisons de verre de repousser victorieusement l'assaut des vagues ennemies, chacun s'empressa de placarder sur ses fenêtres une croix de Saint-André, en papier d'emballage, pour éviter d'avoir recours, le lendemain, aux bons offices du vitrier.

Mais, bientôt, ce dispositif de fortune cessa de contenter les assiégés et gâta leur horizon quotidien. Il fallait trouver mieux. Avec du papier, des ciseaux et de la colle, on peut faire des merveilles: nos petits artisans parisiens nous en ont donné cent fois la preuve. Ils ne devaient pas, dans la circonstance, se montrer inférieurs à leur réputation. On ne tarda pas à observer une évolution caractéristique du grillage protecteur. Du stade pratique et utilitaire il s'éleva, peu à peu, à un idéal artistique et désintéressé. Une préoccupation décorative guida les dessinateurs de ces frêles architectures. La croix de Saint-André céda la place à l'encadrement, au cloisonnement, au rinceau, au feston et à l'astragale. Et l'on se lança, bientôt, à corps perdu, dans la plus audacieuse fantaisie. La grande glace des vitrines offrait un terrain d'expériences particulièrement fécond. Ses vastes dimensions permettaient l'essor des plus ambitieuses conceptions. De plus, le souci de ne pas nuire au bon aspect de l'étalage et le désir légitime de ne pas se montrer inférieur à un concurrent, créèrent entre commerçants une émulation bienfaisante. Certains magasins ont ainsi réalisé d'assez curieuses compositions défensives. De la ligne droite on sut passer à la courbe, du trait à la silhouette, du papier blane à toutes les ressources de la couleur. On découvrit la perspective, on utilisa la lettre, on rechercha l'allégorie et l'emblème. Plus d'un commerçant avisé y trouva le prétexte d'une adroite publicité supplémentaire. Un nouvel art graphique venait de naître!

Etait-il vraiment aussi nouveau? A-t-on réfléchi qu'il n'y a là qu'une application parti- culière de l'art du treillagiste ? Dans la décoration de nos façades, des murailles nues ou des clôtures de parcs, le treillage de petites lattes de bois peint a donné lieu à de très intéressantes recherches, et a, pour ainsi dire, engendré un style. Il y a là tout un accord de lignes légères et aériennes qui peut aboutir à une heureuse harmonie. On semble l'avoir un peu oublié en créant le croisillon de papier. C'est ainsi que l'on a généralement négligé de proportionner la largeur des bandes et le volume de la composition aux dimensions de la vitrine ou même de l'immeuble. Tout cela manque de recul. On a, trop souvent, construit de lourds grillages de prison au lieu de s'inspirer de la science délicate de certains maîtres ferronniers qui tressaient le dur métal avec une dextérité de dentellières. De fins arceaux, de sveltes entrelacs courant sur une haute baie vitrée et prolongeant l'architecture des portes ou des fenêtres peuvent ajouter à la beauté d'une façade, lui donner plus d'unité et de caractère.

 

 

Au fond, les exigences commerciales des boutiquiers modernes pour qui une vitrine n'est jamais assez vaste, assez haute et assez transparente pour faire valoir les marchandises exposées et induire le passant en tentation, ne sont pas toujours favorables à la belle ordonnance du « visage » de nos maisons. Ces énormes trouées béantes gâtent les traits des plus belles demeures. Le croisillon de papier peut leur rendre une physionomie plus aimable, plus avenante,- plus accueillante. Par lui, la fenêtre retrouvera ce caractère d'intimité qui marque si fortement l'architecture du moyen âge et qu'on rencontre encore dans les monuments flamands. Nous retournons ainsi au meneau et au plomb de vitrail. Question de climat: comme les peuples du Nord, avant l'invention du chauffage central, le Parisien de 1918 se calfeutre sous son ciel inclément d'où neigent des obus et des bombes et toute sa demeure en prend un aspect nouveau.

C'est ainsi qu'inconsciemment se constitue, dans nos rues, un style architectural de guerre. Nous en sommes encore, évidemment, à la période des tâtonnements et des essais, mais, déjà, des progrès s'affirment. Il faut les encourager. Certes, nous sommes plus au temps de la guerre en dentelles, mais ces coquetteries ne sont pas méprisables. Il ne faut pas que la férocité de nos adversaires leur procure la satisfaction d'avoir contraint Paris à s'enlaidir. A ce lâche bombardement nous ne pouvions faire une plus spirituelle réponse: toutes ces recherches, toute cette ingéniosité dépensée témoignent ici de l'excellent moral de la ville que les artilleurs du canon monstre se flattaient de terroriser. Il est instructif de conserver cet aspect fugitif de notre Paris de guerre: ces photographies prouveront, mieux que de longs discours, que les Parisiens supportèrent avec une parfaite philosophie l'arrivée des obus de Saint-Gobain et que leur grande préoccupation, pendant ce bombardement, fut d'organiser, sur leurs fenêtres et leurs vitrines menacées, avec les bandelettes de papier qui devaient servir à les consolider, un petit concours d'art décoratif!

 

 

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