de la revue ‘Bulletin des Armées’ - ‘Histoire de la Guerre’ no. 7
'Le Paris Nouveau'
par Maurice Donnay de l'Académie française

Dans la Capitale

 

24-27 Janvier 1915

Les Parisiens ont une admirable faculté d'adaptation. Beaucoup de citoyens, parmi ceux qui étaient les plus agités autrefois, découvrent un grand charme à la vie simple qu'ils sont forcés de mener depuis bientôt six mois; si la guerre n'en était pas la cause, si l'obsédante pensée de la guerre n'enveloppait pas et ne pénétrait pas cette vie simple, ils s'en réjouiraient. En tout cas, ils la reconnaissent préférable à la vie parisienne des dernières années, luxueuse et misérable, trépidante et stagnante.

Des personnes qui n'étaient jamais descendues dans les profondeurs du Métro ont appris à utiliser les voies souterraines. L'autre jour, j'ai rencontré, entre Opéra et Europe, M. Jules Cambon, foulé, broyé par des voyageurs élégants qui ne se doutaient pas que leur compagnon de route et de presse était notre dernier Ambassadeur à Berlin, dont les Allemands ont protégé le départ de la manière allemande — et c'est tout dire — que l'on sait. Mais cet Ambassadeur, grand brave homme mêlé à d'autres braves gens dans le Métro, cela apparaissait comme un signe des temps nouveaux, un présage de la République future, qui sera plus démo que ploutocratique, il ne peut pas en douter.

Les femmes se sont adaptées tout de suite à la simplicité: elles ne font plus assaut de toilettes, mais d'économies; elles ne rivalisent plus d'élégance, mais de charité. Qu'elles se réunissent tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, pour tricoter des vêtements chauds destinés à nos soldats, ou bien qu'elles aillent visiter les blessés, les convalescents, les éclopés, qu'elles se rendent dans les ouvroirs ou les cantines, elles ont adopté le pratique « tailleur » coupé dans un drap de couleur sombre, neutre, un drap qui rend invisible, et, pour faire le bien, elles veulent passer inaperçues.

Quelques amis se réunissent, en petit comité, pour dîner. Mme X... est arrivée, à l'heure, exactement: elle n'a plus son auto; tout est là. Dès le potage, la maîtresse de la maison prévient, s'excuse: « Vous savez, c'est un tout petit dîner, un repas de guerre; il n'y a que deux plats,- et vous serez indulgents pour le service. Je n'ai qu'une bonne; mon domestique est dans les tranchées... Il écrit d'ailleurs des lettres admirables! »

La conversation est toute pleine d'aperçus, de prévisions, de tuyaux sur la guerre; nulle critique, nulle impatience, et l'on dit « notre Joffre », comme les,,, soldats. Les préoccupations sont telles qu'il n'y a pas de place, dans la causerie, pour les potins et la rosserie. Paris a tout de suite senti ce qui « était guerre », et ce qui « n'était pas guerre ». Or, le débinage, la méchanceté « ne sont pas guerre ». On n'éprouve pas du tout le besoin de dire du mal de son prochain; on a bien assez du mal à dire des Allemands; mais l'Allemand n'est pas notre prochain: il n'est le prochain de personne.

La guerre est longue, mais Paris ne s'ennuie pas. On l'a dit avec raison: il n'y a que les imbéciles qui s'ennuient. Or Paris est spirituel; il l'a été trop quelquefois; mais, en ce moment, il est spirituel comme il faut l'être. Dès les premiers jours de l'été dernier, il a connu que les Allemands étaient un peuple d'espions et d'assassins: il sait maintenant que c'est, en outre, et même dans la guerre, un peuple de raseurs. Dans barbare, le philologue parisien découvre bien vite qu'il y a barbe.

Maurice Donnay de l'Académie française

 

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