- du livre dOran à Arras
- 'de la Méditerranée
- aux Champs de Bataille de la Marne'
- par Henry dEstre 1916
Impressions de Guerre dun Officier dAfrique
troupes coloniales en gare
à Travers Paris
26 août. Il est 9 heures quand le bâtiment accoste dans le port de Cette. Déjà d'autres navires y sont arrivés avant nous, chargés eux aussi de troupes qui débarquent en ce moment. Il y a là tous les spécimens de l'armée de l'Afrique du Nord: des zouaves, des tirailleurs, des Marocains et aussi des chasseurs d'Afrique et des spahis. Les chevaux, descendus au moyen du cabestan et à l'aide d'une sangle les prenant sous le ventre, sont tout étonnés de se sentir de nouveau sur le sol stable. Ces pauvres bêtes, émues encore d'une traversée pénible pour beaucoup d'entre elles, n'osent croire à leur bonheur et elles tàtent la pierre du sabot avant de hasarder quelques pas. Mes montures Tartarin et Boulet n'ont pas trop souffert, de même que celles qui ont fait la traversée sur le pont. En revanche, les chevaux qui ont voyagé dans les profondeurs de la cale s'en ressentent et il leur faudra un jour ou deux pour se remettre de la secousse. Sur le quai, une foule énorme et bariolée, comme celle de tous les ports méditerranéens, contemple le spectacle, déjà souvent renouvelé pour elle, du débarquement des soldats d'Afrique. Nous remarquons que parmi tous ces gens les jeunes hommes sont rares. C'est là une première manifestation de l'état de guerre.
Nos sentinelles ont peine à tenir le monde à distance, et déjà les vendeurs de journaux apportent les dernières dépêches, que nous parcourons avec avidité. N'étant ni bonnes ni mauvaises, l'impression demeure anxieuse. Mais il faut d'abord nous occuper de caser notre monde, de l'établir au cantonnement.
Jeudi 27, 6 heures du soir. Je viens d'arriver à Narbonne avec le train spécial trans- portant le deuxième échelon du quartier général (force publique et services). Le premier échelon est déjà ici depuis ce matin, car il paraît que nous y séjournerons quelques jours, ignorant encore notre destination définitive. Peut-être dépendra-t-elle de l'issue des grandes batailles qui se livrent en ce moment dans l'Est et dont nous commençons à percevoir l'écho. Des camarades restés au dépôt de Narbonne, et venus nous dire bonjour à la gare, nous parlent de sanglants combats en Alsace, auxquels prit part le régiment d'infanterie en garnison ici.
La ville est d'ailleurs très animée. Outre quelques unités de notre division, arrivées au- jourd'hui et les jours précédents, nous y trouvons de nombreux territoriaux.
Samedi 29. L'ordre de partir est arrivé cette nuit et aux premières lueurs de l'aube le train transportant le quartier général s'est ébranlé pour une destination inconnue, du moins de la plupart d'entre nous. Nous faisons route vers le Nord. Dans le wagon- couloir où ont pris place les officiers des différents états-major et services, on achève de faire connaissance.
Vers midi, notre convoi stationne à Toulouse. Ayant une heure devant nous, le chef d'état-major, un camarade et moi, nous nous rendons au restaurant réputé du S.... Bien que le temps soit splendide, la capitale du Languedoc, si animée d'ordinaire, semble morte et l'immense salle où nous déjeunons est presque vide de convives. Cette solitude imprime à notre repas un caractère de tristesse qu'accroît encore la nouvelle de mauvaises rumeurs qui circulent en ville. Quand nous revenons à la gare, elles se sont précisées: il paraîtrait que dans le Nord tout n'irait pas parfaitement, et le commandant G..., chef de la commission de réseau que je retrouve ici, me confirme ces bruits fâcheux.
Durant toute l'après-midi, le convoi, observant la sage allure des trains militaires, traverse lentement les campagnes fertiles du Languedoc et de la Guyenne, encore très vertes à cette époque. Les arrêts sont fréquents et, à chacun d'eux, d'accortes jeunes filles se précipitent aux portières avec des paniers pleins de fruits odoriférants qu'elles nous distribuent à profusion. D'ailleurs la récolte doit être bonne cette année, car tous les arbres que nous apercevons ploient littéralement sous leur charge. Nos spahis, gens du Sud, peu habitués aux aspects verdoyants, n'en reviennent pas. « La France, kif kif un jardin, » répètent-ils inlassablement. Leur chef, le lieutenant Bel A..., un Arabe cultivé, qui parle notre langue avec une pureté et une aisance remarquables chez un indigène, partage leur enthousiasme. Vieux soldat, sous un aspect resté jeune, ayant guerroyé durant toute sa carrière, il en est à son premier voyage en France et toute cette verdure le surprend et le charme, lui aussi. Puis, il a d'autres motifs d'être satisfait. Commandant l'escorte et désirant se rendre plus digne encore de cette haute mission, il a emporté ses plus somptueux uniformes, aussi nombreux que variés. Aujourd'hui, pour traverser la France, il a arboré sa plus belle tenue, oh! combien magnifique! Il est en bottes de maroquin rouge, en jupon-culotte bleu très souta-ché, en gilet et en boléro écarlates, chamarrés sur toutes les coutures, et porte en outre une splendide ceinture en soie multicolore. Autour de sa tête énergique s'enroule un fin haïk et plusieurs écheveaux de corde en poils de chameau. Ainsi paré, il sème l'admiration autour de sa personne et à chaque arrêt, où il ne manque régulièrement de descendre sous prétexte d'inspecter ses hommes, il disparaît littéralement dans un cercle de gracieuses jeunes filles et de grasses commères qui n'ont d'yeux que pour lui. Et lui, soldat superbe, doublé d'un homme du monde blasé sur la vanité des succès féminins, demeure calme devant ces manifestations admiratives. Mais peut-être ce flegme n'est-il qu'apparent, car à diverses reprises notre camarade manquera de rater le train, si bien que le chef d'état- major, -craignant de le laisser en route, devra le rappeler à l'ordre.
Ces arrêts répétés rompent un peu la monotonie du voyage, et les heures se passent sans trop d'ennui. La nuit nous surprend comme nous dépassons Cahors. Nous étant levés à l'aube, chacun ne tarde pas à s'endormir. Quand je me réveille il fait grand jour, le train est garé et presque tous mes camarades sont déjà descendus sur la voie. Nous sommes à la station halte-repas de Saint-Sulpice et des dames de la Croix-Rouge nous invitent gracieusement à prendre le café. Un autre train est là près de nous, transportant des blessés. Ce sont les premiers que nous voyons et leur aspect ne laisse pas de nous impressionner un peu. Dans un wagon, que gardent des territoriaux, se trouvent aussi des prisonniers allemands et on entrevoit, par la portière d'un compartiment de première classe, les silhouettes hautaines de deux officiers. L'un d'eux, monocle à l'il, nous dévisage même assez impertinemment.
Notre convoi reprend sa marche, avec une lenteur désespérante. On fait du vingt à l'heure. Les jolis paysages de la Creuse nous charment un instant. Quel contraste avec le bled oranais, et que nos yeux ont de plaisir à se reposer sur ces sites gracieux! Mais on finit par se lasser de tout, et nous voici discutant de la guerre.
Certains voient déjà les Russes à Berlin et les Français sur le Rhin. Nul ne doute de la victoire finale, d'autant que nous sommes encore sous l'impression des succès d'Alsace, où le général Pau a poussé jusqu'au delà de Mulhouse une hardie offensive, dont nous ignorons l'arrêt déterminé par notre recul en Belgique. La plupart d'entre nous croient à une campagne très courte, de quelques mois tout au plus, d'aucuns même disent de quelques semaines. L'idée que j'émets, qu'elle pourrait durer un an, hypothèse basée sur la guerre de 1870 où il fallut six mois aux Allemands pour triompher de notre résistance, pourtant improvisée, soulève l'incrédulité générale. Pour un peu on me traiterait d'insane. Ainsi que toute discussion, celle-ci se termine en laissant chacun sur ses positions et je reste sur les miennes. Faisant litière des pronostics financiers et éco- nomiques appuyés sur des calculs qui me semblent inapplicables à l'état de guerre, je vois en cette lutte le plus gigantesque conflit de forces morales de tous les temps. Comme elles ont à leur service la plus prodigieuse accumulation de moyens de résistance physique (en hommes et en matériel) que le monde ait encore connue, il faudra que le parti qui veut être vainqueur détruise à peu près complètement ceux-ci, avant que cèdent celles-là. La chose demandera un certain temps, d'autant que le vaincu, sachant qu'il sera saigné à blanc, résistera évidemment jusqu'à son dernier soldat et son dernier maravédis.
Puis la traversée des vastes plaines du Berry donne à la conversation une autre tournure. Notre camarade indigène, le lieutenant Bel A..., s'émerveille de ces splendides pâturages où paissent de magnifiques troupeaux. Nous avons tout le temps de les admirer, car ce sont sans cesse de nouveaux arrêts. Invariablement, les habitants massés aux barrières acclament les soldats d'Afrique, tandis que dames et jeunes filles déversent dans nos wagons fruits et fleurs. Sur les quatre heures, le convoi effectue, aux Aubrais, un interminable stationnement. Dieu! que ce voyage est long, et combien il nous tarde d'en voir la fin; or nous ignorons encore, même par approximation, le point où l'on doit nous employer. Sera-ce dans l'Est et combattrons-nous en Alsace ou en Lorraine? Ou bien irons-nous rejoindre en Belgique les camarades partis d'Afrique quinze jours avant nous? Ce doute est angoissant, et les hypothèses faites pour tenter de l'élucider soulèvent de nouvelles discussions qui, si elles n'aboutissent pas, nous aident du moins à atteindre la nuit. Elle nous surprend à Juvisy, où nous marquons un nouvel arrêt et apprenons enfin le premier terme de notre voyage. Ce sera le camp retranché de Paris; de ce fait, notre train s'engage sur le chemin de fer de ceinture pour s'arrêter à Ivry. Deo gratias!
30 août, 10 heures du soir. Ivry. Nos wagons viennent de se ranger à quai dans la gare des marchandises où doit s'effectuer notre débarquement. Lestement hommes et chevaux, entraînés par six jours de route, descendent en silence à la lueur des quinquets qui diffusent une lumière jaune et parcimonieuse. Le ciel sans étoiles est sombre; il a dû pleuvoir ici, car le pavé est encore tout mouillé. Au delà de la gare, règne une demi-obscurité dans laquelle on distingue les hautes maisons de la ville, décor de banlieue qui n'a rien de gai.
Notre débarquement, très ordonné, très rapide, sera donc plutôt triste, d'autant que nous sommes fatigués au physique par ces quarante heures ininterrompues de chemin de fer. En tête, avec ses gendarmes, le capitaine G..., le sympathique commandant de la force publique. Derrière suivent les spahis, frileusement enveloppés dans leurs grands manteaux écarlates; puis viennent, couverts de leurs capotes bleues, les chasseurs d'Afrique (sous-officiers-estafettes et ordonnances), la plupart conduisant des chevaux de main, car beaucoup d'officiers ont préféré gagner à pied le cantonnement très proche. Derrière cette troupe de cavaliers, marchent, mousquetons en bandoulière, les secrétaires d'état-major et les cyclistes. Enfin la longue file des chars indispensables à un quartier général: automobiles, fourgons, voitures de l'intendance, du service de santé et de la trésorerie et des postes.
Comme il est bien tard pour s'installer au cantonnement, et que nous devons du reste partir au petit jour pour Bourg-la-Reine, nous allons bivouaquer à quelques pas de la gare, dans un terrain vague près du parc municipal. Là nos voitures, rangées à la queue-leu-leu, constituent une sorte d'enceinte, au centre de laquelle les chevaux sont mis à la corde par catégories. Ils forment ainsi autant de cercles distincts, pas toujours sympathiques les uns aux autres, car, durant la nuit, ceux de nos spahis échangeront d'énergiques coups de pied avec les montures de la maréchaussée.
Pas très brillante, notre installation à ciel ouvert. Les hommes couchent sur le sol, garni d'ailleurs d'une paille très abondante envoyée par la municipalité; les officiers, eux, s'organisent tant bien que mal dans les voitures diverses. Je gîte pour ma part dans une limousine avec le camarade S..., qui, ronfleur tenace, ne tarde pas à claironner bruyamment, en dépit de mes coups de coude. Néanmoins le sommeil me gagne.
31 août, 5 heures du matin. Le trompette des spahis, un grand gars,, svelte et élancé, magnifique type d'Arabe des grandes tentes, vient de sonner le réveil. Chacun s'étire, se secoue, bat la semelle, car la nuit a été fraîche et il n'est encore que 5 heures. Déjà nos hommes sont allés au jus et nous apportent le café préparé sur des foyers improvisés. Mais, des mercantis sont là qui leur font concurrence, nous offrant pour vingt-cinq centimes une décoction de chicorée à laquelle certains se laissent prendre, et qui ne vaut pas, loin de là, notre cavoua.
Quelques habitants d'Ivry, des ouvriers se rendant à l'usine, des gamins que notre pré- sence insolite a tirés prématurément de leurs lits, nous examinent à la façon d'animaux exotiques et il y a vraiment de quoi exciter leur curiosité. Tout en nous détaillant des pieds à la tête, ils échangent entre eux des réflexions, souvent saugrenues, mais dont l'une pourtant n'est pas dépourvue de sel.
« Tiens, un cirque! » remarque un bambin d'une dizaine d'années, qui, un doigt dans le nez, semble prodigieusement intéressé par le spectacle de notre troupe multicolore, d'autant qu'elle est précisément installée sur un emplacement habituellement réservé aux forains. Son observation ne manque d'ailleurs pas entièrement de justesse. On conçoit que pour cette jeune cervelle, ignorante des troupes d'Afrique, nos spahis accroupis en cercle, à la mode arabe, pour déguster leur café, évoquent assez les exé- cutants de quelque numéro sensationnel, par exemple « les huit Abdallah dans leurs exercices équestres ». Nos cyclistes, assis autour de leurs machines formées en faisceaux, doivent lui apparaître comme des virtuoses de la pédale, et nos chasseurs d'Afrique avec leurs carabines en bandoulière, comme des émules du grand Cody, le célèbre casseur de pipes. Le chef d'état-major, qui, enveloppé de sa peau de bique, promène des regards scrutateurs sur notre bivouac, en désordre à cette heure, est évidemment, pour l'enfant, le directeur de ces nomades. Quant aux voitures des différents services, où somnolent encore nos camarades, le drôle croit certainement, tant il les regarde avec curiosité, qu'elles recèlent des phénomènes rares entre tous (telle la femme sans tète et l'homme-tronc), attractions que la direction cache soigneusement au public pour ne pas les déflorer avant la représentation.
Mardi 1e septembre. Bourg-la Reine. Nos destinées se sont précisées hier, la division est maintenant rattachée à la garnison du camp retranché de Paris, dont le général Galliéni vient de prendre le commandement. Notre quartier général est installé à Bourg-la-Reine, dans une des nombreuses villas de ce joli coin de banlieue; comme les propriétaires en sont absents et qu'ils nous ont fait remettre les clefs, nous sommes chez nous.
Les troupes, qui ne sont pas encore toutes débarquées, cantonneront ici et dans les localités environnantes, à Arcueil, Fresnes, Sceaux, Fontenay-aux-Roses, etc.. Le ciel étant splendide, je monte à cheval de bon matin pour me rendre, tout en me promenant, dans quelques-unes de ces localités.
C'est vers Fresnes, du côté de la célèbre prison, modèle du genre, paraît-il, que je me dirige tout d'abord. Je me laisse aller à la curiosité d'en franchir la grille et je pousse ma monture dans les allées larges et fleuries qui séparent les uns des autres les vastes et symétriques bâtiments de ce tranquille asile de la pègre. Je remarque qu'il est situé dans un coin verdoyant et joli à plaisir; on ne pouvait certes trouver mieux... ou plus mal. Cette visite me laisse tout ébahi. Nul doute que l'espoir d'habiter cet Éden ne doive inciter plus d'un malandrin, et hélas t aussi plus d'un pauvre diable en quête de gîte et de pain, à faire de son mieux pour mériter d'y passer une saison. Souvent, au cours de l'hiver, quand je visiterai les tranchées, tantôt affreusement boueuses, tantôt gelées, je songerai à la somptueuse prison de Fresnes.
Comme j'en sors, des fusiliers marins manuvrent dans la campagne environnante et ce spectacle me rappelle les jours si pénibles de la défense de Paris en 1870, à laquelle leurs aînés prirent une belle part. Hélas I c'est pour le même objet qu'ils sont de nouveau ici; l'arrêt significatif de notre division au sud de la capitale laisse croire, ainsi que la rumeur en eourt, à l'approche des Allemands. D'où de tristes pensées que je m'efforce de chasser de mon esprit.
Mais voici sur la large chaussée qui s'ouvre devant moi une tache bleuâtre et mouvante. Sans doute une colonne en marche, mais il semble, à cette distance, que ce soit quelque limpide rivière qui se serait soudain frayée accès au beau milieu de la route. Un temps de trot me fait reconnaître le N de marche de tirailleurs, troupe superbe à la tête de laquelle j'ai le plaisir de saluer le colonel de B..., que j'ai connu quelques semaines avant la guerre, lors des évolutions de division alors effectuées au camp de Saint-Leu, près d'Oran. A côté de ce brillant chef de corps chevauche le commandant de la brigade, le général Q..., un des héros de la conquête du Soudan, accompagné de ses deux officiers d'état-major, capitaines tous deux, l'un dans l'active, l'autre dans la réserve. Ce sont S..., un chasseur d'Afrique, moustachu et plein d'allant, et G..., un Méridional exubérant et tonitruant. Belles et sympathiques natures que celles de ces deux vaillants camarades. Le second, ingénieur des ponts et chaussées à T..., en Algérie, dispensé de rejoindre au titre de ses fonctions, mais mis en congé sur sa demande, a quitté femme et enfant pour venir faire campagne. En sa qualité d'ingénieur, il est naturellement officier du génie et il s'est fait confectionner au dernier moment, avec le drap qu'on a pu trouver à T..., une superbe vareuse bleue, d'où pour lui un aspect aussi peu sapeur que possible. Aussi, quand d'aventure il se trouvera en compagnie de ses camarades des armes savantes, il produira parmi eux l'effet d'un morceau de ciel d'Afrique égaré par temps de brouillard. Le général, qui l'apprécie à sa juste valeur, sourit de cette fantaisie imposée par les circonstances. Elle révélera d'ailleurs plus tard dans notre camarade un précurseur des nouveaux uniformes.
Après avoir fait conduite un instant à ces futurs compagnons de guerre, je franchis la grande route de Paris à Orléans et gagne Sceaux, où cantonne le Ne chasseurs d'Afrique. J'y compte un camarade de promotion, que je n'ai vu depuis ma sortie de Saint-Cyr, et auquel je serais heureux de pouvoir serrer la main.
Ces chasseurs, dont je rencontre quelques pelotons menant leurs chevaux à la promenade, sont de magnifiques soldats. Arrivés directement du Maroc, rompus à la vie de bivouac, aguerris par deux ans de campagne, leur aspect essentiellement guerrier évoque le souvenir de leurs aînés de la conquête de l'Algérie et de la campagne du Mexique.
Il est 7 heures à peine quand j'arrive à la vaste propriété où cantonne l'escadron de mon ami. L'habitation est sise au milieu d'un parc magnifique et quelques chevaux, n'ayant pu trouver place dans les écuries, sont installés sous de grands arbres. Onques ces Bucéphales, habitués des steppes calcinées et caillouteuses delà région d'Oudjda, n'ont été à pareille fête. Les hennissements dont ils saluent l'arrivée de ma monture Boulet et celle de Tartarin, qui ont servi l'un et l'autre aux chasseurs, disent toute leur satisfaction.
La plupart de ces chevaux sont blancs, ainsi qu'il en est fréquemment des arabes. Cette couleur, sans inconvénients en Afrique, dans un pays poussiéreux où l'on combat un adversaire le plus souvent mal armé, demeure, en dehors des temps de neige, peu avantageuse en Europe, les conditions y étant tout autres. Comme l'uniforme bicolore de nos chasseurs, bleu clair et rouge vif, est de son côté aussi voyant que possible, l'ensemble du cavalier et de sa monture revêt à distance l'aspect d'un drapeau tricolore, visible d'une lieue. C'est évidemment fort joli, mais bien peu pratique pour combattre les Allemands. Nos fantassins, tant d'Afrique que de la métropole, sont d'ailleurs, exception faite des chasseurs à pied, vêtus à la même enseigne, de sorte qu'après quelques mois de campagne il faudra modifier, à grand renfort de millions et après des pertes dues souvent à l'excès de visibilité, l'ensemble de l'uniforme.
Ce fait révèle l'erreur, non de nos couleurs, à la fois si peu salissantes et si seyantes, mais celle de n'avoir pas, à l'exemple de nos adversaires et de presque toutes les grandes nations européennes, un double jeu de vêtements militaires, constituant tenue de ville et tenue de campagne. Notre système, qui sous prétexte d'économies s'est révélé si onéreux en définitive, consiste à donner à nos soldats un habillement de drap destiné à tous les usages. Ii nous a valu d'avoir, en temps de paix, l'armée la plus mal ficelée de toute l'Europe et, en temps de guerre, celle qui le fut tout d'abord de la façon la plus désastreuse. On ne peut, évidemment, n'en déplaise aux utopistes, avoir un costume à la fois très seyant et très pratique et nul, dans le civil, n'a jamais songé à réunir ces conditions, car elles s'excluent le plus souvent. L'armée, qui, en temps de paix, se compose surtout de jeunes gens ayant la coquetterie de leur uniforme, a besoin d'une tenue de ville brillante plaisant au soldat et favorisant à ce titre les engagements. Les opérations, elles, nécessitent au contraire des vêtements amples, de teinte neutre et possédant de nombreuses poches. Vouloir réunir tous ces avantages est prétendre résoudre le problème de la quadrature du cercle!
Mais je reviens à mon ami, qui, me déclare son ordonnance, doit être encore couché. Je le trouve effectivement dans une fort belle chambre, garnie d'un vaste lit de milieu aussi élégant que confortable, mais dont il n'a pas fait usage. Déshabitué du confort européen par trente mois de chevauchées ininterrompues dans le bled, accoutumé à vivre sous la tente à la mode arabe, il s'est enroulé dans ses couvertures et a ainsi trouvé un sommeil qu'il aurait en vain cherché entre deux draps. Et comme je lui en témoigne ma surprise:
« Tout, me déclare-t-il en se dressant, est question d'accoutumance. » Parole très juste., dont la vérité m'apparaîtra sans cesse au cours de la campagne.
Mercredi 2 septembre. Je marquerai à jamais d'une pierre noire ce jour, quarante- quatrième anniversaire de Sedan, car il sera pour moi, comme pour beaucoup de mes camarades d'ailleurs, le prélude d'un abominable et heureusement très court calvaire, terrible prodrome des journées à jamais glorieuses de la Marne.
Le matin, j'ai été faire une promenade à cheval, cette fois sur la grande route de Paris à Orléans. Les voitures de toutes dimensions, de tous ordres, grandes ou petites, somptueuses ou misérables, à traction automobile, animale, voire même humaine, mais toutes surchargées à l'excès, s'y succédaient sans interruption l'une derrière l'autre. C'était l'exode parisien, l'exode de ce Paris qui, pendant tant de siècles, a dominé le monde de tant de façons et toujours de si haut.
Sous mes yeux stupéfaits, la gigantesque et magnifique capitale se vidait de dizaines de milliers d'habitants fuyant devant la menace étrangère. Sans arrêt, une heure durant, c'est-à-dire aussi longtemps que j'ai pu supporter ce spectacle à la fois très pénible et très curieux, un flot de chars de toutes dimensions a roulé sans interruption vers le sud. Les plus rapides doublaient la colonne et filaient à toute allure, comme s'ils eussent déjà eu les uhlans à leurs trousses. Et c'est le cur meurtri que je suis rentré à notre villa. Le chef d'état-major m'y attendait, pour m'envoyer à Paris remplir une corvée qui m'a valu de nouvelles et pénibles sensations.
Il s'agit d'aller chercher rue de Grenelle, au Service géographique, le lot de cartes nécessaires à la division que les événements vont peut-être appeler à combattre sous Paris. Je file à 9 heures en auto, longe de nouveau jusqu'à la porte d'Orléans le flot toujours grossissant des émigrants, réussis non sans peine à franchir la barrière, gagne le Lion de Belfort, puis par le boulevard Raspail et la rue de Grenelle, voies à peu près désertes, j'atteins les vastes locaux du Service géographique. Comme j'arrive, son directeur, le général X..., préside au départ du matériel, que l'on entasse à la hâte dans des tapissières géantes.
Déjà le gouvernement est parti pour Bordeaux, mesure de haute sagesse, renouvelée de celle prise en semblable circonstance lors des invasions de 1814 et de 1870. Je me présente au général et lui explique l'objet de ma mission. En quelques mots que souligne un geste désolé, il m'invite à aller me servir moi-même dans la salle où sont enfermées les collections dont j'ai besoin.
L'embarrassant est que toute cette paperasse, indispensable pour nantir des feuilles nécessaires tous nos officiers et chefs de section, pèse plusieurs centaines de kilos et il me faudra deux voyages pour la ramener.
C'est à midi seulement que je rejoins le quartier général. Mes chefs et camarades sont à table, et bien que nous déjeunions à l'ombre d'une charmille, dans un jardin ensoleillé, notre repas est triste et morne.
Les Allemands, qu'hier matin encore nous croyions loin de la capitale, seraient déjà à Senlis, et G..., qui rentre précisément du gouvernement de Paris, où il a été en liaison, nous apporte avec force détails la confirmation de cette marche foudroyante. Nous allons nous lever, quand le colonel d'A...,, commandant notre artillerie divisionnaire et qui n'avait pas encore rejoint, vient se présenter. On le met au courant de la situation, qu'il ignorait jusqu'alors, et quelques instants après il se retire avec, lui aussi, les paupières gonflées de larmes.
C'est un vieux soldat, ayant pris sa retraite quelques mois avant la mobilisation. Chacun aura bientôt le loisir d'admirer ses grandes qualités de chef et ses vertus d'homme. Gentilhomme de haute roche,, portant un nom connu, svelte et droit au moral comme au physique, il se révéla sur le champ de bataille un véritable type d'officier français du temps de la monarchie, brave et chevaleresque comme pas un, et chrétien à la façon d'un compagnon de Godefroy de Bouillon. Nous le perdîmes, à quelques semaines de là, sous Sois-sons, où il fut grièvement blessé. Tel Bayard, il était sans peur et sans reproche.
Après déjeuner, je vais mettre en dépôt, au fort de ..., proche de notre cantonnement, l'ancien lot de cartes touché lors de notre arrivée en France et devenu sans emploi. Je rentre à la nuit tombante au quartier général que je trouve en plein déménagement. Les secrétaires achèvent d'entasser dans les fourgons ïe matériel, et les ordonnances apportent les cantines. Je me hâte de faire la mienne, car déjà, dans les rues de Bourg- la-Reine, les troupes formées derrière les faisceaux sont prêtes à partir au premier signal. Un ordre du gouverneur nous envoie en effet au Bourget, de l'autre côté du camp retranché. A 20 heures, notre premier bataillon franchit les fortifications pour gagner la route de Flandre par l'avenue d'Orléans, la rue Denfert, les boulevards Saint- Michel, du Palais, Sébastopol, de Strasbourg, le faubourg Saint-Martin et la rue de Flandre.
L'état-major avec l'escorte est en tête de ce ruban de troupes long de plus de dix kilomètres qui, durant toute la soirée et une partie de la nuit, se déroulera dans la capitale. Jusque vers l'Observatoire, notre marche, effectuée dans une demi-obscurité, est quasi silencieuse, mais au delà une foule innombrable, attirée par la rumeur du passage des troupes d'Afrique venant défendre la capitale, s'entasse sur notre itiné- raire. Combien accueillante, sympathique et vibrante, mais aussi parfois combien importune!
A certains carrefours et en dépit des agents cyclistes qui nous accompagnent, notre colonne a peine à se frayer passage au travers de la foule, tant elle est dense. Celle-ci, se glissant dans les intervalles existant entre nos unités de marche, les coupe à différentes reprises. Mais, les plus gênants de ces spectateurs enthousiastes sont, sans contredit, les personnes qu'un zèle indiscret pousse à vouloir, à tout prix, nous rendre service. Le bruit s'étant répandu que nous allions vers le Nord, elles ont compris: gare du Nord, et quand, à hauteur de la gare de l'Est, elles voient les fractions bifurquer à droite pour gagner la rue de Flandre, nombreux sont les badauds qui interviennent avec insistance pour les ramener soi-disant dans la bonne direction. Je dois me fâcher tout rouge pour obliger certains braves bourgeois à s'occuper de leurs affaires et à nous laisser aux nôtres.
C'est au milieu de la nuit que les derniers éléments de la division franchissent de nouveau les barrières, laissant maintenant Paris derrière eux. Durant cette longue traversée, les hommes, surtout les tirailleurs, et entre tous les spahis, ont été bourrés de cadeaux de toutes espèces. Sans cesse, ils ont rempli leurs poches, musettes et sacoches, d'oranges, de chocolat, de tabac, de cigares et de cigarettes. Certains spectateurs, même, ont glissé des gros sous et des pièces d'argent dans les mains des indigènes, qui les acceptaient sans trop se faire prier. Tous tenaient à échanger des poignées de main avec leurs défenseurs, et nous avons littéralement défilé entre deux rangées de bras tendus, à la recherche d'une étreinte.
Naturellement, c'est le beau sexe, prépondérant à Paris depuis la mobilisation, chez le- quel l'enthousiasme était le plus grand et il fut délirant dans les quartiers populaires. La prévôté eut grand'peine à écarter de nos rangs des jeunes femmes par trop empressées. Certaines, longeant la colonne, nous suivirent jusqu'au Bourget. Mieux! une semaine plus tard, en pleine bataille de la Marne, on découvrira, costumée en zouave et cachée dans une voiture, une sorte de fille du régiment, qui ne figurait pas sur les feuilles de présence. Il fallut expulser manu militari et remettre à la prévôté de l'arrière cette volontaire par trop zélée.
Mais quels qu'aient été les inconvénients passagers de ces manifestations tumultueuses, où l'âme de la population parisienne, exaltée par l'approche de l'ennemi, se montrait dans toute sa passion, il nous en resta le souvenir réconfortant de la confiance du peuple en ses soldats, de ce peuple qui, refusant d'abandonner ses lares et ses dieux, avait montré par là qu'il croyait encore au retour de la victoire. De ce fait, il en était digne.
Son accueil inoubliable demeura gravé au plus profond du cur des soldats d'Afrique qui en furent témoins. Bien des mois après, quand j'en causais avec les survivants de nos bataillons décimés, dont la plupart des braves dorment à cette heure aux champs de la Marne, sous Meaux; de l'Aisne, sous Soissons; de la Scarpe, sous Arras; de l'Yser, sous Ypres, les vieux tirailleurs ou spahis, traduisaient ainsi leurs impressions:
« Paris, sch'beb (1). Maisons, beseff (2). Parisiens, bono (3). Moukères (4) parisiens, m'ier (5). » Cela signifiait en leur sabir: Paris est une ville merveilleuse et immense. Les Parisiens sont d'excellentes gens et les Parisiennes sont encore meilleures.
Et c'est sur cette impression, don cordial de la grande capitale à ses humbles défenseurs arabes et kabyles, que beaucoup d'entre eux s'endormirent à quelques jours de là, sur les plateaux dominant Meaux, du profond sommeil des champs de bataille. Le sourire de Paris, pour qui ils tombèrent, illumina leurs derniers moments.
- (1) Beau.
- (2) Beaucoup.
- (3) Bons.
- (4) Femmes.
- (5) Encore meilleures.