de la revue 'l'Illustration' no. 3929 de 22 juin 1918
'Journées de Juin 1918 à Paris'

la Guerre Continue

scenes à Paris

 

Berthas le jour, gothas la nuit, le canon du front grondant sourdement sans relâche, et les uhlans à moins de « cinq étapes » des boulevards... voilà pour Paris, semble- t-il, une bien tragique atmosphère!... quel peut être l'aspect d'une ville soumise à d'aussi rudes émotions et entourée de telles menaces? Les imaginations ont beau jeu pour brosser, en pensée, un sombre décor d'horreur el d'épouvante, pour évoquer une humanité terrifiée, une population conduite à vivre dans les catacombes et à ramper dans les tunnels. Spectacle poignant des mes abandonnées, des maisons vides, des magasins fermés; plus de femmes, plus d'enfants; quelques hardis permissionnaires ou quelques auxiliaires résignés traversent seuls les carie- fours déserts, sautant d'entonnoir en entonnoir, et enjambant les décombres de la hambre des députés en ruines ou de l'Opéra pulvérisé...

C'est, évidemment, sous ces couleurs réconfortantes que le crédule Berlinois aperçoit la Babylone moderne, à travers les récits de ses journaux; c'est ainsi qu'il se représente, écrasée par le feu du ciel, la coupable cité, héritière de Sodome et de Gomorrhe!

Sans tomber dans ces ridicules exagérations, plus d'un de nos amis lointains n'est-il pas douloureusement effleuré, en ce moment, par des pensées analogues à celles qui font la joie de nos ennemis? Dans les pays neutres, dans nos provinces même, des âmes compatissantes ne s'attendrissent-elles pas un peu trop sur la « grande pitié » de la capitale de la France?

C'est pour apaiser leur émoi que nous publions ici quelques scènes croquées sur le vif ou photographiées dans les rues de Paris, ces jours derniers, au plus fort de la menace allemande. On pourra s'y convaincre du sang-froid et de la sérénité des habitants de ce prétendu cercle de l'enfer! On verra que, loin de mériter le reproche de pusillanimité, le Parisien n'est coupable que d'une impassibilité voisine de l'imprudence. Juin demeure pour lui le mois de la « grande saison », le mois des élégances de la rue, le mois des flâneries au Bois, le mois où l'on baptise des roses. Il n'a plus le grand-steeple, mais il a la victoire de « Los Angeles ». Et ce juin fut ennobli d'un ciel si pur et d'un soleil si fidèle qu'on ne saurait se montrer sévère pour ceux qui n'ont pas su résister à ses sollicitations.

La vie a donc continué, la vie de tous les jours, la vie vécue sans forfanterie ni faiblesse. On a fait toilette pour franchir la porte Dauphine, on a paré coquettement les fdlettes pour les conduire aux Champs-Elysées ou au parc Monceau; amazones et cavaliers ont repris le chemin des Acacias; malgré les villégiatures anticipées de quelques familles timides, rien n'est changé dans l'aspect extérieur de nos rues. Les terrasses de cafés regorgent de consommateurs; les midinettes, qui ont 'travaillé toute la matinée dans le joyeux soleil, sans vouloir admettre qu'un obus puisse entrer par leur fenêtre ouverte, continuent à remplir les boulevards de leur frais babil, à l'heure du déjeuner, et à choisir leur dessert chez la marchande des quatre- saisons; aux Halles, on se bouscule pour acheter des fleurs; les restaurants sont pleins; les magasins de comestibles, admirablement approvisionnés, of-fient aux regards des passants les plus luxuriantes natures mortes qui puissent ravir lés peintres ou les gastronomes; aux Tuileries, les amateurs de tennis n'ont pas renoncé à leur jeu et l'on peut toujours admirer l'élan de souples corps de jeunes filles, promptes à renvoyer gaiement, d'un coup de raquette symbolique, le projectile qui leur tombe, du ciel; devant leur poite, le soir, concierges et commerça.nts du quartier se réunissent par petits groupes autour d 'un stratège à cheval sur une cliaise et commentent le communiqué en attendant l'alerte quotidienne. Et, manifestation suprême du calme et de la philosophie supérieure, cette semaine, les pêcheurs à la ligne ont fêté l'ouverture avec leur zèle coutumier, ne s'occupant du supercanon qu'à titre purement professionnel, pour déplorer son influence néfaste sur le moral du goujon trop circonspect.

Tel est notre Paris de guerre: on ne peut relever dans son attitude ni trouble, ni nervosité, ni affectation de bravoure. Il donne l'exemple d'une parfaite maîtrise de ses nerfs et d'un solide équilibre de pensée. Peut-être néglige-t-il un peu trop facilement les conseils des gens prudents et les recommandations d'une administration prévoyante, mais c'est par une sorte de fatalisme souriant plutôt que par une inutile bravade. Il faut le dire, car rien ne serait plus douloureux à son amour-propre que d'exciter une pitié qu'il ne demande pas et d'être entouré d'une commisération qu'il interpréterait comme une offense!...

 

Back to French Articles

Back to Paris at War

Index